1945
HISTOIRE
LA FIN DE LA GUERRE LE DÉBUT D’UN MONDE NOUVEAU
Les enfants déportés racontent
ET AUSSI AU XVII E SIÈCLE, L’AFFAIRE DES SORCIÈRES DE LOUDUN
Europe, les ultimes batailles Hiroshima, le choc atomique Allemagne année zéro La fuite des nazis
M 01839 - 20 - F: 6,90 E - RD
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TÉMOIGNAGES
1945
BEL : 7,50 € - CH : 13 CHF - CAN : 14 CAD - D : 11 € - ESP : 8 € - GR : 8 € - LUX : 7,50 € - ITA : 8 € - Port. cont. : 8 € - DOM Avion : 11 € - Bateau : 7,50 € – MAY : 11 € - Maroc : 85 DH - Tunisie : 9,5 TND - Zone CFA Bateau : 6 000 XAF - Zone CFP Bateau : 1 100 XPF.
E S e t rè s RT pe ap CA u ro q u e f l i t L’E cif i con Pa e le l
AV R I L - M A I 2 0 1 5 NO 20
Découvrez la nouvelle collection qui mêle histoire sombre et humour FOLLE HISTOIRE revient sur les affaires oubliées et les personnages extraordinaires du passé en proposant un savoureux mélange de recherches historiques et d’humour. Dans chaque tome, retrouvez des récits drôles et saugrenus, sous la plume d’historiens passionnés. Le 2ème tome LES GRANDES HYSTÉRIQUES met en avant ces femmes rendues célèbres par leurs crimes extraordinaires. Meurtrières, manipulatrices, furies : des destins incroyables !
Sous la direction de Bruno Fuligni, historien et auteur d’ouvrages à succès.
Toujours disponible, le n°1, Les Aristos du Crime
Des livres disponibles en librairies et rayons livres - 192 pages -17,50 €
ÉDITO
Bulent Kilic/AFP Photo
La question, maintenant, s’ouvre de savoir comment garder vivante cette mémoire-là. Il reste environ 300 survivants des camps en France, une trentaine d’entre eux porte encore témoignage dans les écoles, les colloques et les médias. Dans quelques années, les vidéos prendront le relais, les films, les musées, les mémoriaux… Suffiront-ils à transmettre aux jeunes générations ce que beaucoup de témoins ont longtemps considéré être du domaine de l’im-pensable, de l’in-croyable, de l’in-racontable ? L’horreur des camps, mais aussi la force de vie des survivants, leur capacité de résilience, leur «résurrection». 1945, après avoir été l’année épilogue des destructions massives (Dresde, Berlin, Hiroshima, Nagasaki) fut aussi «l’année zéro» de la reconstruction, celle qui ouvrit le monde occidental vers une longue période de paix. Au moment de clore cette édition, nous avons vu paraître sur nos fils d’actualité ce cliché pris par un photographe de l’AFP, à Kobané, en Syrie (photo ci-contre). Une photo qui rappelle… Cologne ou Dresde en 1945. Le parallèle peut aisément nous faire désespérer de l’Histoire, celle qui repasse les plats, ou nous faire céder à la dangereuse anesthésie de l’indifférence, celle du mal si banal. C’est là qu’il faut écouter Henri Borlant, matricule 51 055. En juillet 1942, enfant, il avait dû monter dans un train à Angers, direction Auschwitz. Pour rassurer sa mère, il avait griffonné une lettre qu’il avait jetée sur la voie. En 1945, Henri retrouva sa mère, qui… avait reçu la missive. «Quelqu’un, se souvient-il, avait mis un timbre sur l’enveloppe.» ERIC MEYER, RÉDACTEUR EN CHEF
Walter Hahn/AKG-images
Kobané, en Syrie, le 30 janvier 2015 (en haut). Dresde, février 1945 (en bas). Un parallèle qui fait réfléchir…
C
’est mon tout premier souvenir de journaliste, une image, peu de mots. Un homme, pour lequel un journal régional m’avait demandé de tracer le portrait à l’occasion de son grand âge. J’avais 17 ans. L’homme avait remonté la manche de sa chemise et découvert les chiffres marqués sur son avant-bras, le numéro matricule que les nazis avaient tatoué sur sa peau à Auschwitz. Il y avait dans ce mouvement de la tristesse et de la fierté. La guerre était finie depuis plus de trente ans, au lycée, on nous en enseignait les causes et les conséquences, mais ce professeur-là est de ceux qui ne s’oublient jamais. Son geste surtout, cette manche relevée. «C’est le moment glaçant, celui où tu réalises que tout ce qu’il vient de te raconter prend corps», s’exclame Cyril Guinet, notre reporter qui, avec le photographe Eric Bouvet, s’est entretenu avec cinq anciens déportés, qui ont vécu dans les camps de concentration lorsqu’ils étaient enfants. Derrière l’anonymat des chiffres inscrits sur la peau se cache à chaque fois une histoire humaine, dont l’exposé, sans fard, sans emphase, raconte la guerre mieux que les grandiloquents récits de batailles.
Derek Hudson
Une manche relevée sur un tatouage
GEO HISTOIRE 3
www.geo.fr
SOMMAIRE 6
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PANORAMA
Guerre et paix Sept photos marquantes qui illustrent l’épilogue de la Seconde Guerre mondiale.
LA FIN DE LA GUERRE
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LA BATAILLE DU PACIFIQUE
Okinawa, l’archipel des kamikazes L’ultime étape avant l’invasion américaine du Japon. Les soldats nippons, fanatisés, jettent leurs dernières forces dans le combat.
L’ARME NUCLÉAIRE
L’apocalypse en quatre actes Après avoir conçu la bombe atomique, les Américains anéantissent Hiroshima et Nagasaki, au Japon.
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FOCUS
Le dernier voyage du Wilhelm Gustloff En janvier, ce paquebot allemand fut coulé par les Soviétiques : 9 000 passagers périrent.
DOCUMENT
Dachau, les couleurs de l’enfer Un reportage poignant réalisé par un officier américain lors de la libération du camp, en avril 1945.
LES RESCAPÉS
«Nous n’étions que des enfants» Ils avaient entre 9 et 15 ans. Ils ont connu le froid, la faim, la mort omniprésente, l’horreur… Aujourd’hui, les survivants poursuivent leur mission sacrée : raconter.
LES DÉBUTS DE LA PAIX 68
Interfoto / La Collection
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LES COMBATS EN ALLEMAGNE
Au cœur des dernières batailles Dans une Allemagne dévastée, Hitler joue son va-tout. Et la guerre du Pacifique atteint son paroxysme.
RECONSTRUIRE
Allemagne année zéro Des bâtiments détruits, des milliers de morts et de réfugiés, une administration anéantie… Le Reich n’est plus qu’un champ de ruines.
En couverture : Mont Suribachi sur l’île d’Iwo Jima. Le drapeau américain est hissé par des marines du 28e régiment, le 23 février 1945. Crédit photo : Joe Rosenthal/RDA/Rue des Archives. Abonnement : Encart Welcome pack ADD/ADI. Encart multi-féminin pour une sélection d’abonnés, et encart Club Histoire posés sur la 4e de couverture.
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Rue des Archives
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United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of colonel Alexander Zabin
The Art Archive / Imperial War Museum
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LA DETTE
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LA FUITE DES NAZIS
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LES SAVANTS D’HITLER
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LA VIE QUOTIDIENNE
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L’ENTRETIEN
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L’ATLAS D’UN MONDE REDESSINÉ
Quand la France occupait l’Allemagne L’ancien Reich fut divisé en quatre zones d’occupation, dont l’une sera confiée aux Français. Des bourreaux sur la route de l’exil Des milliers de nazis ont tenté de commencer une nouvelle vie sous d’autres dictatures. Opération Paperclip : la chasse aux cerveaux Quand les Américains écumaient l’Allemagne à la recherche des scientifiques du Reich. Des lendemains difficiles Les nazis partis, la joie et l’espoir renaissent. Mais les Français sont bientôt confrontés à de nouveaux défis. «A Yalta, il n’y a pas eu de partage du monde» L’historien Maurice Vaïsse revient sur les malentendus qui ont entouré le célèbre sommet.
De l’Europe au Pacifique, les nouvelles frontières dessinent les contours d’une guerre froide imminente.
UNE ÈRE QUI S’OUVRE 106 LA DÉCOLONISATION
Nouveau monde, nouveaux visages Des leaders émergent avec la ferme intention d’échapper à la tutelle des empires et de prendre en main leur destin national.
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POUR EN SAVOIR PLUS
Notre sélection de livres, DVD et une exposition sur la Shoah.
LE CAHIER DE L’HISTOIRE
W. Eugene Smith / Magnum Photos
120 RÉCIT Ce numéro est vendu seul, à 6,90 €, ou accompagné du DVD La Traque des nazis, pour 8 € de plus. Vous pouvez vous procurer ce DVD seul au prix de 8 € (frais de port offerts pour les abonnés/ 2,50 € pour les nonabonnés) en envoyant vos coordonnées complètes sur papier libre accompagnées d’un chèque à l’ordre de GEO à: GEO - 62066 ARRAS Cedex 09. Offre limitée à un exemplaire par foyer, valable en France métropolitaine, dans la limite des stocks disponibles.
Les possédées de Loudun En 1632, des religieuses affirmèrent être habitées par le démon. L’Eglise désigna un coupable, le curé de Loudun. L’un des scandales les plus retentissants du XVIIe siècle.
130 À LIRE, À VOIR
Un beau livre sur l’émancipation des Françaises, le DVD de C’est eux les chiens, un essai sur le djihad, etc.
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PANORAMA
GUERRE
ET PAIX Fin de la bataille du Pacifique, bombar-
dements atomiques, retour des prisonniers en Europe… En 1945, le temps est venu de compter les morts et de juger les coupables.
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LE NUAGE DE LA TERREUR 6 août 1945, 8 h 15. Little Boy, la bombe atomique américaine à l’uranium 235 explose dans le centreville d’Hiroshima, libérant une énergie équivalente à 15 000 tonnes de TNT. Aspirant la poussière et les débris, on voit ici le champignon atomique débuter son ascension de plusieurs kilomètres. Malgré la désolation et les morts (on estime à 140 000 le nombre de disparus), l’empereur Hirohito refuse toujours de capituler. Il faudra un nouveau bombardement, trois jours plus tard à Nagasaki, pour mettre
Album / AKG-Images
un terme à la guerre.
PANORAMA
LE TEMPS DU RETOUR Juin 1945, en Allemagne. Des Français et des Belges, anciens travailleurs forcés du STO, quittent le camp de transit de Dessau (Saxe) pour rejoindre leur pays après cinq années loin de leur famille. Ils transportent avec eux quelques bagages et un portrait de Staline. Tous ont été libérés par l’Armée rouge au début de l’année. Ostracisée avant la guerre, l’URSS ressort du conflit avec un nouveau prestige. Malgré les 10 millions de soldats russes tombés au combat, 1945 marque le triomphe du communisme soviétique et de son leader.
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Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos
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UA / Rue des Archives
PANORAMA
UN CHAMP DE RUINES A Berlin, face au Reichstag anéanti. Comme s’il avait trouvé un trésor, cet homme débite une souche avec une hache. Ce soir, il aura enfin du bois pour se chauffer. A Berlin, en juin 1945, on manque de tout. Après les bombardements et quinze jours d’une bataille féroce opposant l’Armée rouge aux derniers soldats d’Hitler, la capitale du Reich est méconnaissable. Celle que les Allemands ont euxmêmes baptisée «année zéro» vient de commencer : tout est désormais à reconstruire sur les cendres du IIIe Reich.
PANORAMA
L’AUTRE DÉBARQUEMENT La victoire est à portée de main. Pour le commandement américain, la prise de l’archipel d’Okinawa constitue l’ultime étape avant l’invasion du Japon. Sur la plage de l’île principale, les premiers soldats arrivent à bord des LCT (Landing Craft Tank), les mêmes barges qui ont servi pour le débarquement en Normandie, un an auparavant. Au loin, la Task Force 58 de l’US Navy aligne 1 300 bâtiments, dont 18 porte-avions et 10 navires de ligne. Ils seront 102 000 militaires de l’US Army et 81 000 Marines à participer à la dernière bataille du Pacifique.
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BCA / Rue des Archives
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PANORAMA
LES ALLEMANDS FACE À L’HORREUR Le 17 mai 1945, sur ordre de l’armée américaine, la population civile allemande est forcée de regarder les dépouilles d’anciens prisonniers du camp de Dachau, comme cette femme sur la photo. Malgré le remarquable travail de mémoire accompli depuis par les Allemands, la culpabilité est encore vive. «Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz. La mémoire de l’Holocauste demeure l’affaire de tous les citoyens», a déclaré le président Joachim Gauck lors d’un discours au Bundestag
Ullstein Bild / Roger-Viollet
en janvier 2015.
PANORAMA
LE CADAVRE DU DUCE MIS EN SCÈNE Le lendemain de son exécution, le 28 avril 1945, le cadavre de Benito Mussolini (à gauche) est pendu par les pieds et exposé à la foule sur la place Loreto à Milan. A droite, sa maîtresse Clara Petacci, Alessandro Pavolini, ancien ministre de la Culture, et Achille Starace, autrefois secrétaire du Parti national fasciste. 1945 ne marque pas pour autant l’avènement de la démocratie et la fin des dictatures. En Espagne, au Portugal et bientôt dans les pays d’Europe de l’Est, des régimes autocratiques vont perdurer encore
Süddeutsche Zeitung / Rue des Archives
des décennies.
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PANORAMA
LES NAZIS FACE À LEURS CRIMES Les écouteurs sur les oreilles, les 24 hauts dignitaires du Reich comparaissent au tribunal de Nuremberg pour complot, crimes de guerre, crimes contre la paix et crimes contre l’humanité. Hermann Göring (à l’extrême gauche, avec des lunettes noires) garde un sourire crispé, tandis qu’à sa gauche Rudolf Hess semble ailleurs et que Joachim von Ribbentrop garde les bras croisés. Débuté le 20 novembre 1945, le procès s’achèvera le 1er octobre 1946, et sera l’emblème d’une nouvelle justice internationale.
Adoc-photos
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LA FIN DE LA GUERRE
AU CŒUR
DES DERNIÈRES
Yevgeni Khaldeï/Soviet Group/Magnum Photos
Début 1945, la guerre est loin d’être terminée. Dans l’Allemagne en ruine, Hitler joue son va-tout. Et durant l’été, la guerre du Pacifique atteint son paroxysme avec l’arme nucléaire.
Derniers combats en Allemagne P. 20 Okinawa, la bataille majeure du Pacifique P. 28 L’apocalypse : Hiroshima et Nagasaki P. 36
BATAILLES
Le 2 mai 1945, des soldats brandissent l’étendard soviétique à Berlin, marquant la fin d’une bataille qui aura causé la mort de 80 000 Russes et 50 000 militaires allemands.
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E
n France, l’euphorie de la Libération s’est dissipée. Durant ce début d’année 1945, on affronte dans la pénurie l’un des plus froids hivers du siècle. On en oublierait presque que la guerre continue à l’est. Une dernière contre-attaque allemande vient en effet d’échouer dans les Ardennes. Les Alliés s’apprêtent à passer le Rhin. A la fin janvier, l’Armée rouge, ayant submergé la Pologne, puis la Prusse orientale, atteint les rives de l’Oder, dernière barrière naturelle à l’est de Berlin. Dans une Allemagne dévastée, prise en tenaille par l’ennemi, le jusqu’auboutisme du Führer – «Il n’y aura pas de nouveau 11 novembre 1918», proclame-t-il, en faisant référence à l’armistice – s’appuie sur la conviction d’une bonne partie de la population, entretenue par la propagande, «qu’une victoire des Soviétiques signifierait l’extinction du peuple allemand et de chaque individu». Il y a aussi la conscience obscure de l’énormité des crimes nazis – clairement exprimée par Goebbels dans son journal – qui oblitère tout espoir d’une solution négociée. L’Allemagne, au sens propre comme au figuré, a coupé les ponts avec le reste du monde. La rage de se battre s’en trouve décuplée, ainsi que l’intolérance envers ceux qui faiblissent. En 1944-1945, les exécutions pour désertion, lâcheté ou simple défaitisme se comptent par milliers. Tandis que les fronts se referment sur le Reich, la terreur que les nazis ont répandue dans toute l’Europe rejaillit sur leur propre peuple.
A Dresde
UN BOMBARDEMENT POUR L’EXEMPLE �13�14 FÉVRIER 1945�
En février, les 640 000 habitants de Dresde, voyant venir la fin de la guerre, se Dresde félicitent d’avoir échappé au sort de tant d’autres villes allemandes. La splendide capitale baroque de l’ancien royaume de Saxe, cette «Florence de l’Elbe», avec ses trésors artistiques et archi-
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tecturaux, n’a pas l’activité industrielle des villes de la Ruhr, l’intérêt stratégique du port de Hambourg, ni l’importance politique de Berlin ou Munich. Trois raisons, cependant, motivent la décision du commandement britannique de soumettre cette ville d’art à un raid aérien qui va devenir emblématique de la Seconde Guerre mondiale : venger les destructions de Varsovie, Rotterdam, Coventry ; terroriser la population allemande et la dresser contre Hitler ; supprimer un important nœud ferroviaire pour gêner l’acheminement des troupes allemandes contre l’allié soviétique. Mais il s’agit aussi – alors que la conférence de Yalta vient de se clore et qu’apparaissent déjà les prémices de la guerre froide – d’impressionner les Russes par une démonstration de force occidentale. Dans la nuit du 13 au 14 février, deux attaques successives, aux explosifs et aux bombes incendiaires, d’une intensité inouïe, transforment alors la ville en enfer. L’horreur est d’autant plus grande que la cité est surpeuplée. Le nombre d’habitants y a été multiplié par deux avec les milliers de réfugiés fuyant l’avance soviétique. On campe dans les parcs, sur les trottoirs et dans la gare centrale. La journée a été belle, le ciel dégagé. N’étant pas une cible militaire, Dresde est quasi dépourvue de défense antiaérienne. La première attaque dure 20 minutes. Les bâtiments sont soufflés comme des châteaux de cartes, leurs habitants aspirés par des tornades de feu. Un sauveteur, accouru juste après ce raid, découvre dans ce qui fut la gare «de tous côtés, dans les passages et les salles d’attente, des quantités horrifiques de cadavres et de corps mutilés. Personne n’en est ressorti vivant». La deuxième attaque, par des bombes incendiaires au phosphore, étend ensuite l’incendie à tout Dresde. C’est l’apocalypse. Une tempête de feu provoque dans la vieille ville des températures atteignant 1 600 °C. Les victimes sont aspirées dans des murs de flammes par un souffle si puissant qu’il renverse des wagons. Dans la panique, des centaines d’enfants meurent les pieds englués dans
Richter/Ullstein Bild/Roger-Viollet
LA FIN DE LA GUERRE | Les combats en Allemagne
17 février 1945. Trois jours après les bombardements alliés qui ont transformé Dresde en champs de ruines, un officier des Waffen SS supervise le rassemblement et l’incinération des cadavres.
le goudron et l’asphalte en fusion. Des milliers de personnes sont prises au piège de leurs abris. Les sauveteurs ne trouveront plus que de la chair humaine fondue et des os. L’incendie se voit à 80 kilomètres à la ronde. Le lendemain, à la mi-journée, un nouveau raid massif, cette fois des Américains, achève de réduire Dresde en cendres. Au total, quinze heures de pilonnage, 7 000 tonnes de bombes, ont détruit la moitié des habitations, 70 églises, 19 hôpitaux, un quart de la zone industrielle. On dénombre 25 000 morts. Goebbels, accusant les Alliés de barbarie, ajoute délibérément un 0 au chiffre officiel : le bilan de 250 000 morts qu’il publie quelques jours plus tard gonfle une réalité déjà atroce aux dimensions du mythe. Et la noire ironie de l’histoire a voulu que cette catastrophe se soit abattue sur Dresde en plein mardi gras, alors qu’on tentait d’y oublier les horreurs de la guerre dans un carnaval improvisé…
A Remagen
LE PONT DU MIRACLE (7-17 MARS)
Les Américains cherchent à franchir le Rhin. Mais Remagen tous les ponts ont été détruits. Au début de l’aprèsmidi du 7 mars, des éléments avancés de la 9 armée blindée américaine atteignent les hauteurs dominant la petite ville de Remagen, au sud de Bonn. Quelle n’est pas leur stupeur de voir à leurs pieds, majestueux et tranquille, enjambant le fleuve, intact, le pont Ludendorff ! Cette découverte inespérée est restée dans les annales de l’armée américaine comme le «miracle de Remagen». Les GI’s se ruent jusqu’à ce pont ferroviaire construit par Guillaume II lors de la Première Guerre mondiale pour acheminer vers le front ouest hommes et matériel. Les hommes du génie coupent fébrilement tous les fils reliés aux explosifs sur le pont. L’ouvrage a en effet été piégé. L’officier allemand qui en a la responsabilité a reçu l’ordre de le protéger le plus longtemps pos-
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sible afin de favoriser la retraite de la Wehrmacht. Mais au lieu des 600 kilos d’explosifs à usage militaire qu’il a réclamés, il n’a reçu que 300 kilos de donarite, une substance bien moins puissante. Tandis que les Américains approchent de la rive orientale, quelques charges explosent. Le pont frémit, mais tient bon. Les forces allemandes – 36 hommes seulement – sont vite maîtrisées. En vingt-quatre heures, 8 000 soldats alliés passent sur la rive est. Eisenhower s’écrie : «Ce pont vaut son poids en or !» Il ordonne au général Bradley de transférer autant d’hommes que possible. Dix-huit bataillons alliés, en dix jours, passent sur l’autre rive. Les Allemands lancent une contre-attaque insignifiante, le
9 mars, puis tentent de bombarder le pont avec des V2. En vain. L’édifice, très endommagé, ne s’effondre que le 17 mars (causant la mort de 28 soldats américains). Bien trop tard pour Hitler. Fou de rage, il fait juger et exécuter quatre officiers pour «lâcheté» et «manquement au devoir». Le maréchal von Rundstedt est démis de ses fonctions de commandant en chef du front de l’Ouest, et remplacé par le maréchal Kesselring. Le Führer a beau hurler et tempêter, la barrière naturelle de l’Allemagne occidentale vient d’être franchie. Le 25 mars, les Anglo-Américains tiennent toute la rive est du fleuve. Ils y ont établi de solides têtes de pont, et les chars du général Patton roulent dorénavant vers Francfort.
Mars 1945. Ce soldat américain surveille le pont de Remagen depuis une colline. Pour les GI’s, il faut impérativement sécuriser ce passage
Rue des Archives/Tallandier
vers la partie occidentale de l’Allemagne.
Allemands – se rendre non aux Soviétiques (qui promettent, au mieux, un aller simple pour la Sibérie) mais aux forces occidentales. Ce projet échouera… par manque de carburant. Les Allemands reprennent Bautzen (après de durs combats et la destruction d’un tiers de la ville), et quelquesunes de leurs unités tiendront Dresde, en ruine, jusqu’au lendemain de la capitulation, le 9 mai. Bautzen peut donc être considérée comme la dernière victoire tactique des Allemands. Comme leur prouesse n’a guère ralenti la progression des forces soviétiques vers l’ouest, les historiens communistes se sont hâtés d’oublier les énormes pertes qu’y subirent les Polonais (4 900 morts) pour en faire la victoire de leur général.
A Torgau
LA JONCTION ENTRE RUSSES ET AMÉRICAINS �25 AVRIL�
A Bautzen
LE DERNIER COUP D’ÉCLAT ALLEMAND �21�26 AVRIL�
Le nom de Bautzen évoque surtout une victoire de NaBautzen poléon, en 1813, contre une coalition de Russes et de Prussiens. On a oublié que cette ville de Saxe et ses environs immédiats furent le théâtre, fin avril 1945, d’une des dernières batailles de chars du front de l’Est. Cent mille hommes du 1 front ukrainien – commandé par le maréchal Koniev et par le général Swierczewski, à la tête d’une armée populaire polonaise intégrée à l’Armée rouge – y affrontent le maréchal Schörner et ses 50 000 hommes, soutenus
par deux divisions de panzers. Les Allemands se replient vers le sud. Les Soviétiques établissent une ligne de front aux environs de Bautzen. C’est alors que le général Swierczewski, contrevenant aux ordres du maréchal Koniev, se met en tête de marcher sur Dresde. L’initiative de ce chef notoirement incompétent, alcoolique invétéré, peu soucieux de la vie de ses hommes (mais communiste de la première heure et ami de Staline) disloque le front, ouvre une brèche dans laquelle les Allemands, contreattaquant, s’engouffrent aussitôt. Leur but : freiner l’avancée du front ukrainien et porter secours à la 9 armée allemande piégée aux abords de Berlin. Mais aussi – et c’est l’un des grands enjeux de la résistance acharnée des
L’après-midi du 25 avril, le lieutenant Albert Kotzebue, Torgau de la 69 division (1 armée US du général Hodges), mène une patrouille aux abords de l’Elbe. Il a soudain comme une vision, un étrange cavalier monté sur un poney – un Russe ! L’homme lui apprend que son unité (appartenant au 1 front ukrainien du maréchal Koniev) se trouve sur l’Elbe. Le lieutenant entraîne aussitôt ses hommes vers le fleuve, trouve une barque et traverse. Il découvre sur l’autre rive un spectacle désolant : sur des centaines de mètres, des carrioles renversées, des bagages et des vêtements éparpillés, des cadavres de civils, hommes, femmes, enfants, sans qu’il puisse deviner la cause de
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LA FIN DE LA GUERRE | Les combats en Allemagne
ce massacre ni qui l’a commis. Les Allemands ? Les Soviétiques ? On ne saura jamais. Peu après, Russes et Américains se saluent – froidement. Pas d’embrassades, ni de tapes dans le dos. On se regarde, on se serre la main… Il est 13 h 30. Alliés occidentaux et orientaux viennent de faire leur jonction dans la petite ville de Strehla. Un peu plus tard, à 16 h 40, à environ 30 kilomètres au nord, à Torgau, sur l’Elbe, le lieutenant William D. Robinson, également de la 69 division, rencontre d’autres soldats russes. Il en ramène quatre à son quartier général. C’est cette rencontre, filmée et photographiée, que la postérité retiendra pour illustrer le «Jour de l’Elbe», la jonction officielle entre Russes et Américains. Nous sommes à un peu plus de 100 kilomètres au sud de Berlin. Hitler y est encerclé. Ce sont les Russes qui lui porteront l’estocade. «Berlin n’est plus un objectif militaire», a décidé, le 14 avril, le haut commandement allié (contre l’avis de Churchill). L’Allemagne, elle, est désormais coupée en deux, sur l’Elbe, entre Magdebourg et Dresde. Eisenhower n’a qu’une hâte : foncer vers le sud-est pour empêcher toute résistance allemande dans la région des Alpes et pour sauver l’Autriche des Soviétiques. Une préfiguration du futur Rideau de fer.
A Berlin
L’ASSAUT FINAL �16 AVRIL�2 MAI�
La bataille de Berlin commence le 16 avril, à 4 heures du matin, à 60 kilomètres à l’est de la capitale, par un immense tir de barrage de l’artillerie soviétique. Les Russes, pour ce dernier acte, ont rassemblé une puissante armée. Le 1 front biélorusse du maréchal Joukov, sur l’Oder, est épaulé par le 2 front biélorusse de Rokossovski qui se prépare à attaquer depuis la Poméranie : en tout, 1,4 million d’hommes auxquels se joignent, au sud, les 1,1 million de combattants du 1 front ukrainien du maréchal Koniev. En face, sous le haut commandement du général Gotthard Heinrici, les Allemands regroupent moitié moins d’hommes et de matériel. Ce déséquilibre est aggravé par le fait que nombre de ces soldats sont de jeunes recrues peu entraînées. Et ils ne peuvent plus compter sur les avions de combat, cloués au sol par manque de carburant. Leur seul avantage tient aux trois anneaux concentriques de fortifications qui entourent la capitale. Après deux jours de féroces combats et de lourdes pertes dans les deux camps, Joukov s’empare des hauteurs fortifiées de Seelow, dernière barrière naturelle défensive de la périphérie de Berlin
Berlin, culminant à 100 mètres au-dessus de la vallée de l’Oder. La 9 armée du général Theodor Busse, à qui est confiée la défense des abords de la ville, se voit contrainte, coupée en trois, de se replier au nord, au centre et au sud du front. Koniev ayant refoulé les défenseurs au sud, vers Dresde, remonte rapidement vers le nord et menace les arrières de l’armée de Busse. Le 20 avril, le 1 front biélorusse a forcé le cercle défensif extérieur de Berlin. Au sud de la ville, Koniev atteint Jüterbog, le grand dépôt de munitions de l’armée allemande et marche sur Zossen, son centre de communication, près de Potsdam. Joukov pénètre, à Bernau, dans les faubourgs nord de la capitale. Staline, qui suit les opérations au téléphone et sur des cartes à Moscou, presse le mouvement en jouant de la rivalité entre les deux maréchaux : gloire à celui qui s’emparera le premier du Reichstag. Au même moment, protégé de cette réalité dans son bunker enterré à 18 mètres sous la chancellerie en ruine, Hitler reçoit les hommages des hauts dignitaires pour son 56 anniversaire. Comptant sur l’illusoire secours de la 12 armée du général Wenck, hâtivement constituée sur l’Elbe, il n’a pas encore décidé s’il restera à Berlin ou s’il gagnera son réduit alpin de l’Obersalzberg, comme l’en conjurent ses proches. Ce même jour, les canons de Joukov ouvrent le feu sur Berlin. Deux millions de Berlinois sont réfugiés dans le métro, dans les abris ou les caves. Mille d’entre eux disparaissent dans l’inondation d’une partie du métro, causée par un impact de bombe. Le 25 avril, les troupes soviétiques, avec toute l’expérience qu’elles ont acquise à Stalingrad, se lancent à la conquête du centre-ville. Les obstacles sont balayés les uns après les autres dans des
Le 27 avril 1945, à Torgau, l’accolade William E. Poulson/US National Archives
d’un lieutenant américain et d’un Soviétique masque mal les tensions entre alliés de circonstance.
Fin avril 1945, les chars soviétiques s’approchent de la porte de Brandebourg : à la fin de la bataille de Berlin, deux tiers des constructions
Bilderwelt/Roger-Viollet
du centre-ville seront détruites…
rues que les monceaux de décombres et les attaques de milliers de jeunes hitlériens fanatiques transforment en pièges mortels. Les troupes d’assaut soviétiques, en action 24 heures sur 24, détruisent ces poches de résistance à l’artillerie lourde, dans le vrombissement de leurs Katiouchas à tir continu. Le 28 avril, elles atteignent le quartier des ministères. Le 30, alors que le Führer se suicide, les troupes de Joukov montent à l’assaut du Reichstag. Il leur faut dix heures pour dégager les étages supérieurs. A 22 h 50, le drapeau soviétique flotte sur Berlin.
A Itter
LES«VIP» LIBÉRÉES (4-5 MAI)
«Ce fut un drôle de truc», se souviendra Jack Lee, le Itter héros américain de ce qui fut la dernière et la plus étrange bataille de la Seconde guerre mondiale. Elle s’est déroulée au château d’Itter, dans le
Tyrol, près d’Innsbruck. Dans cette forteresse construite au XIII siècle sont passés quelques empereurs, mais aussi des artistes comme Wagner et Liszt. A partir de 1943, les responsables nazis (Heinrich Himmler, Albert Speer) la transforment en prison pour «VIP» – une sorte d’annexe luxueuse de Dachau. Ici sont détenus quelques hauts dignitaires français, des personnalités aussi différentes que les anciens présidents du conseil Paul Reynaud et Edouard Daladier, la sœur aînée de Charles de Gaulle, Marie-Agnès Caillau, et son mari, le général Gamelin, chef d’état-major au début de la guerre, son successeur, le général Weygand, et son épouse, le colonel de la Roque, ancien des Croix de feu (mais aussi résistant), Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, et sa maîtresse. C’est dire l’ambiance : on s’ignore quand on ne s’injurie pas. Mais avec la montée des périls, les querelles s’effacent peu à peu.
L’effondrement du III Reich rend les SS encore plus féroces. Début mai 1945, leurs détachements fanatisés sillonnent le Tyrol. Les geôliers d’Itter s’étant enfuis, ce sont le cuisinier et l’électricien du château, deux anciens déportés de Dachau, qui prennent sur eux d’aller chercher du secours. L’un tombe sur le capitaine Jack Lee et son bataillon de chars, l’autre sur Josef Gangl, un major dissident de la Wehrmacht, lié à la Résistance autrichienne. L’Américain et l’Allemand montent ensemble au château, entre-temps assiégé par les Waffen-SS, afin de sauver les Français. Paul Reynaud joue de la mitrailleuse. Edouard Daladier pactise avec ses défenseurs allemands. Les dames au salon refusent de descendre à la cave. L’armée américaine intervient juste à temps. On ne trouve aucun autre exemple, pendant toute la guerre, de cette alliance entre Américains, résistants allemands et Fran� çais pour abattre l’hydre nazie… JEAN-BAPTISTE MICHEL
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LA FIN DE LA GUERRE | La bataille du Pacifique
Le 11 mai 1945, au large de Kyushu, le porte-avions USS Bunker Hill s’embrase après une attaque de deux avions-suicides japonais. Ce jourlà, le bâtiment perd 400 hommes.
OKINAWA
L’ARCHIPEL DES KAMIKAZES La conquête de ces îles du Pacifique marque l’ultime étape avant l’invasion américaine du Japon. Mais les soldats nippons, fanatisés, vont jeter leurs ultimes forces dans la bataille… JAPON
BCA/Rue des Archives
Okinawa
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LA FIN DE LA GUERRE | La bataille du Pacifique
11 aôut 1940 Une section américaine progresse sous la protection d’un char : depuis le 1er avril 1945, 50 000 soldats ont débarqué sur l’île principale d’Okinawa. Il leur faudra trois jours avant de faire face aux premières lignes japonaises.
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W. Eugene Smith/Magnum Photos
LA FIN DE LA GUERRE | La bataille du Pacifique
W. Eugene Smith/Magnum Photos
11 aôut 1940
Trois soldats américains se protègent du feu ennemi. Au fur et à mesure de leur avancée, les GI’s ont vu s’intensifier les attaques-suicides des Japonais.
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LA FIN DE LA GUERRE | La bataille du Pacifique
DES JAPONAIS DÉSESPÉRÉS SE SUICIDENT À LA GRENADE
16 mai 1945 Le sud de l’île principale abrite de nombreuses galeries dans lesquelles soldats et civils viennent se réfugier. Sur cette photo, deux GI’s les délogent cache après cache, à la grenade.
chipel d’Okinawa, le 26 mars, le Japon avait jeté ses dernières forces dans la bataille. Aucun Marine n’est prêt d’oublier les attaques des kamikazes Kikusui («chrysanthème» en japonais), une unité de 355 avions : deux fois par jour, plusieurs d’entre eux se fracassaient sur les navires, porte-avions et unités US, créant un climat de tension permanente. Les trois amiraux en charge du 3 corps amphibie, épuisés, durent être relevés fin avril. Le débarquement sur l’île principale d’Okinawa ne laissa pas plus de répit aux troupes. A la tête des soldats nippons, le général Ushijima savait
BCA/Rue des Archives
L
e silence se fait enfin sur Okinawa. Au soir du 21 juin 1945, après deux mois et demi de combat, l’armée japonaise est décimée : plus de 100 000 morts pour seulement 8 000 prisonniers. Chaque jour, on découvre de nouveaux corps, ceux de soldats ou de civils qui se sont suicidés afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Après la terrible bataille d’Iwo Jima en mars, les Américains s’attendaient à un combat difficile. Mais peut-être pas à tant d’horreur… Dès l’arrivée de la flotte américaine au large de l’ar-
qu’il n’était plus en position de force : il s’agissait moins de stopper la progression américaine que de faire payer la moindre avancée de l’ennemi. Attaques-suicides, champs de mines, tireurs isolés… Tout était fait pour transformer l’île en enfer. Avec toujours la même litanie pour les GI’s : à la fin des combats, la découverte de nouveaux suicidés… Mais ce 21 juin, malgré les morts, malgré la fatigue, le général américain Roy Geiger peut souffler. Son nom passera à la postérité : il est le seul Marine à avoir commandé une armée de 300 000 soldats après avoir remplacé le général Buckner – tué par des éclats d’obus trois jours auparavant. Pour l’état-major américain, le bilan est aussi très lourd : 18�� 900 de ses hommes ont perdu la vie dans ce qui restera comme l’une des batailles les plus sanglantes du Pacifique. Enfin conquis, l’archipel d’Okinawa pourra maintenant servir de tête de pont à l’invasion du Japon. Nom de code : opération Downfall. �
27 juin 1945 La bataille est terminée. Ici, à Okuku, des prisonniers sont pris en charge. Le commandement nippon ayant appelé au suicide, très peu d’hommes ont été capturés vivants.
FRÉDÉRIC GRANIER
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LA FIN DE LA GUERRE | L’arme nucléaire
L’APOCALYPSE EN QUATRE JAPON
Hiroshima Nagasaki
Le 6 août 1945, dans un quartier d’Hiroshima dévasté par des murs de flammes, quelques rares survivants tentent d’échapper à la catastrophe.
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Interfoto/La Collection
ACTES
Après avoir conçu la bombe atomique dans le plus grand secret, les Américains anéantissent Hiroshima et Nagasaki, au Japon, en août 1945. Mais ils feront tout pour cacher la vérité sur les effets du feu nucléaire.
LA FIN DE LA GUERRE | L’arme nucléaire
Acte 1
LA COURSE À L’ATOME EST LANCÉE
A
à 5 h 30 du matin, le 16 juillet 1945, une intense lumière embrasa le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique. C’était «comme si quelqu’un avait allumé le soleil en pressant un bouton». Cette description de l’ingénieur Otto Frisch, l’un des artisans de la bombe, témoigne du mélange d’émerveillement et de frayeur qui dut saisir ce jour-là les 250 témoins du premier essai nucléaire. Le monde venait de basculer dans une nouvelle ère. La bombe atomique est le résultat d’un demi-siècle d’avancées scientifiques et le fruit de la collaboration de dizaines de savants internationaux. Tout commence entre 1895 et 1898, quand le Français Henri Becquerel, puis la Polonaise Marie Curie constatent que certaines substances émettent naturellement de l’énergie. L’explication de ce phénomène, appelé radioactivité, est donnée par deux physiciens, le Néo-Zélandais,
Le site d’Oak Ridge (ici en 1945) participa à l’élaboration de la bombe atomique. L’opératrice Gladys Owens (à droite) expliqua, après la guerre, qu’elle ignorait à quoi servaient les boutons qu’elle mani-
Emilio Segre Visual Archives/American Institute of Physics/SPC/AKG-Images
pulait, en raison du secret absolu.
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Ernest Rutherford et l’Anglais Frederick Soddy : l’énergie libérée provient de la désintégration du noyau de l’atome. Ce processus est théorisé par Albert Einstein en 1905. Il démontre qu’une infime quantité de matière détruite peut générer une énergie considérable (c’est la fameuse équation E = mc2). Le fonctionnement de la radioactivité naturelle est désormais connu, mais l’homme est encore incapable de produire de l’énergie à partir de la matière. En 1931, la recherche fait un bond en avant : le Britannique James Chadwick révèle l’existence du neutron, une particule qui possède la capacité de pénétration du noyau de l’atome. Cette découverte essentielle en entraîne d’autres dans son sillage, et à la fin des années 1930, l’Italien Enrico Fermi et le Hongrois Leo Szilard mettent au point la réaction en chaîne qui permet de démultiplier l’énergie libérée par la rupture du noyau. Personne ne l’envisage encore, mais tous les éléments sont là pour imaginer une bombe d’une puissance colossale.
Le déclenchement de la guerre en septembre 1939 marque un tournant. De nombreux scientifiques européens se réfugient en Angleterre et aux Etats-Unis. Leo Szilard est de ceux-là. Récemment immigré en Amérique, il est le premier à envisager les conséquences militaires des découvertes récentes sur l’atome. Craignant que l’Allemagne nazie cherche à développer une arme nucléaire, le physicien fait appel à Albert Einstein, dont l’autorité scientifique est bien établie, pour alerter les autorités américaines. Le 2 août 1939, convaincu par le savant hongrois, Einstein adresse un courrier au président Roosevelt. Il l’informe de la possibilité de fabriquer des bombes d’une puissance dévastatrice : «Une seule bombe de ce type, transportée par un navire et explosant dans un port, pourrait en détruire toutes les installations ainsi qu’une partie du territoire environnant.» L’intervention du grand physicien convainc le président des Etats-Unis qui décide aussitôt de lancer un programme de
Roger-Viollet
recherche. Le 19 octobre 1939, Roosevelt crée un Comité consultatif de l’uranium. Les fonds sont faibles, à peine 6 000 dollars la première année, et les infrastructures inexistantes. Mais les Etats-Unis concentrent désormais sur leur sol la plus grande communauté scientifique européenne. La crainte de voir Hitler maîtriser le premier l’énergie atomique a raison des réticences de ces savants à travailler pour l’armement. Les progrès ne se font pas attendre. Les physiciens découvrent l’uranium 235. Extrait de l’uranium naturel, une dizaine de kilos suffirait à la fabrication d’une bombe de forte puissance. En mai 1941, c’est le plutonium 239, encore plus puissant, qui est isolé. Mais ces découvertes restent théoriques, les physiciens sont encore loin de maîtriser la fission. C’est la guerre, une nouvelle fois, qui va précipiter les événements. Après le bombardement de la base américaine de Pearl Harbor, en décembre 1941, les Etats-Unis entrent en guerre contre le Japon, puis contre le Reich, allié de l’Axe. Pour les militaires américains, l’atome devient une priorité. A l’été 1942, dans le plus grand secret, Roosevelt lance un vaste programme destiné à développer l’arme nucléaire : le projet Manhattan. Le programme est placé sous la responsabilité de l’armée et la direction en est confiée au général Leslie Groves. La direction scientifique est attribuée à un physicien, Robert Oppenheimer. Les retombées de cette mobilisation se concrétisent en quelques mois. Le 2 décembre 1942, l’Italien Enrico Fermi teste le premier réacteur atomique sous les gradins du stade de Chicago. L’expérience est un succès, Fermi et ses collaborateurs réussissent à provoquer la première réaction en chaîne… et à la stopper. L’homme maîtrise désormais l’énergie nucléaire. Le message codé délivré à Washington est le suivant : «Le navigateur italien vient d’atteindre un nouveau monde.» Leo Szilard, présent lors de l’expérience, est plus circonspect : «J’ai serré la main de Fermi en lui disant que ce jour resterait comme un jour sombre dans l’histoire de l’humanité», écrira-t-il par la suite.
D’une longueur de 3 mètres pour
Le projet Manhattan peut désormais passer à sa phase industrielle. Au cours de l’année 1943, trois cités nucléaires secrètes sont construites dans des régions isolées du territoire américain. Le site d’Oak Ridge (appelé site X), dans le Tennessee, accueille un laboratoire chargé de la séparation de l’uranium 235. Bâti sur 23 000 hectares, il compte 75 000 résidents en 1945. L’uranium naturel est importé du Congo belge. Hanford (site W), dans l’Etat de Washington, accueille, sur 16 000 hectares, le site de production du plutonium. Il est composé de trois réacteurs. En 1945, 50 000 personnes travaillent à Hanford et 99 % d’entre elles ignorent dans quel but. Le dernier site (site Y) est Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Sur 22 000 hectares, c’est une véritable ville au cœur du désert. Dès 1943, elle réunit les plus grands scientifiques du monde qui travaillent à l’assemblage des différents composants de la bombe. Au total, le programme nucléaire militaire emploie 150 000 personnes. Grâce à ses moyens colossaux, au printemps 1945, les Etats-unis sont en mesure de fabriquer trois bombes atomiques.
Acte 2
FEU VERT POUR L’ENFER
L
a crainte de voir les puissances de l’Axe développer une arme atomique est l’un des fondements de la mission Manhattan. Le Japon n’a ni les ressources industrielles ni les ressources scientifiques nécessaires pour mener à terme un tel projet. En revanche, en Allemagne,
un diamètre de 0,7 mètre, Little Boy, la bombe d’Hiroshima, pesait 4 tonnes. Il s’agit ici d’une réplique de cette arme réalisée après la guerre.
des scientifiques nobélisés comme Werner Heisenberg ou Otto Hahn contribuent largement aux avancées de la recherche nucléaire. C’est pour cette raison que le programme américain comporte un volet de contreespionnage, la mission Alsos. Sous la responsabilité du physicien Samuel Goudsmit, une centaine de militaires et de scientifiques ont donc travaillé dans le sillage des troupes américaines en Europe, voire parfois derrière les lignes, pour évaluer les progrès de l’ennemi. Et dès la fin de l’année 1944, il apparut évident que la recherche nucléaire ne faisait plus partie des priorités d’Hitler. Au point que, dans ses mémoires, Samuel Goudsmit se demande si les Américains «n’ont pas dépensé plus d’argent dans la mission de renseignement que les Allemands ne l’ont fait pour l’ensemble de leur projet.» Cette découverte ôte à la mission Manhattan sa justification idéologique. Une fois de plus c’est le Hongrois Leo Szilard qui prend l’initiative. Il rédige un rapport, cosigné par des scientifiques du projet, dans lequel il expose à Roosevelt les dangers de l’utilisation de la bombe et suggère d’arrêter sa fabrication. Mais le président meurt le 12 avril avant d’en avoir pris connaissance. C’est
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LA FIN DE LA GUERRE | L’arme nucléaire
après la première révélation au monde entier que nous possédons des armes nucléaires, débutera un réarmement général. D’ici dix ans, d’autres pays pourront posséder à leur tour des armes nucléaires, et chacune, sans atteindre le poids d’une tonne, pourra détruire une ville de 10 kilomètres carrés.» La conclusion du rapport préconise d’utiliser la bombe dans un endroit désert de manière à intimider les Japonais. Mais la Maison Blanche ne réagit pas à ces mises en garde. Au contraire, une pression supplémentaire est mise sur Los Alamos pour que les bombes soient prêtes avant l’été. Début juillet, c’est chose faite. Les quantités d’uranium 235 et de plutonium sont suffisantes pour fabriquer trois bombes susceptibles d’être transportées par avion. Si les ingénieurs sont assurés du bon fonctionnement de la bombe à uranium, des doutes subsistent sur l’arme au plutonium et son dispositif de déclenchement. Un essai s’avère nécessaire. Sous le nom de code Trinity, une explosion est donc programmée dans le désert, à 350 kilomètres de Los Alamos, à Alamogordo. Au même moment, Truman est à Potsdam, en Allemagne, en compagnie de Winston Churchill et de
Interfoto/La Collection
désormais à son remplaçant, Harry Truman, qu’incombe la responsabilité de la décision. Aussitôt informé du projet, Truman crée un comité chargé de trancher la question. Dirigé par Henry Lewis Stimson, secrétaire à la Guerre et l’un des principaux acteurs du projet Manhattan, le comité est secondé par une commission de quatre scientifiques. Entre-temps, le 8 mai 1945, l’Allemagne a capitulé. La victoire sur les nazis n’empêche pas le comité de rendre son avis, le 1 juin : il recommande l’utilisation de la bombe atomique sur le Japon «sans avertissement préalable, sur une cible à haute densité de population et à caractère militaire, de façon à obtenir le maximum d’effets psychologiques». Cinq cibles sont désignées : Kyoto, Hiroshima, Kokura, Niigata et Nagasaki. Stimson, cependant, retire Kyoto de la liste en raison de son patrimoine historique. Le groupe de Szilard réagit et tente d’alerter le président en rédigeant le rapport Franck (du nom de James Franck, le physicien qui présidait cette commission). Le texte met en garde les décideurs contre les effets à long terme de l’usage de la bombe A : «Il est certain que, immédiatement
Joseph Staline pour fixer le sort des vaincus. Il attend le résultat des tests. Le matin du 16 juillet, lui parvient ce message : «Les bébés sont nés normalement.» Trinity est un succès. L’explosion du premier engin nucléaire, d’une puissance équivalant à 20 000 tonnes de TNT, a déployé son souffle jusqu’à plus de 100 kilomètres du point d’impact. A l’issue de la conférence de Potsdam, le 26 juillet, un ultimatum est adressé au Japon exigeant une capitulation sans conditions, sans quoi il «subira une destruction rapide et totale». Aucune allusion n’est faite à la véritable menace qui pèse sur ce pays. Le lendemain de l’ultimatum, à Tokyo, le Premier ministre Suzuki, pressé par les journalistes de donner son sentiment, emploie le terme mokusatsu, mot ambigu, qui peut être traduit par «ignorer» ou «sans commentaire», voire par «traiter avec mépris». C’est cette dernière interprétation, un refus catégorique et méprisant, que les agences de presse américaines vont relayer. Et c’est ainsi que le reçoit Washington. On ne saura jamais si les Japonais demandaient un délai de réflexion ou s’ils repoussaient purement et simplement l’injonction américaine. Le croiseur Indianapolis, qui transportait les composants de Little Boy, la bombe à uranium, et de Fat Man, la bombe au plutonium, avait quitté San Francisco deux heures à peine après la réussite de l’essai d’Alamogordo. Quand, le 30 juillet, Truman donne l’ordre de larguer les bombes, celles-ci sont déjà en train d’être assemblées sur la base américaine de Tinian dans l’archipel des îles Mariannes. Le sort du Japon est scellé.
Le 5 août 1945, le colonel Paul Tibbets (ici, au centre, avec son équipage), baptisa son bombardier Enola Gay, en hommage à sa mère, pour que l’avion soit placé «sous une bonne étoile».
Roger-Viollet
En octobre 1945, trois mois après
Acte 3
LA PUNITION ATOMIQUE
C
e matin-là, au-dessus d’Hiroshima,le ciel était clair. C’était une journée comme les autres, l’activité de la ville battait son plein. Les radars japonais avaient bien détecté quelques avions volant à haute altitude, mais leur nombre était trop faible pour que l’alerte soit donnée. Des bombardements comme ceux de Tokyo ou d’Osaka impliquaient des centaines d’appareils. Il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Les avions repérés par les radars japonais étaient trois bombardiers Boeing B-29 comportant chacun à leur bord 12 membres d’équipage. Ils avaient décollé de la base américaine de Tinian, dans l’archipel des Mariannes, à 2 h 45 dans la nuit du 5 au
6 août. L’un d’entre eux, Enola Gay, piloté par le commandant Paul Tibbets, transportait à son bord Little Boy, la première bombe à uranium. Les deux autres, The Great Artist et Necessary Evil étaient chargés d’opérer des relevés et de filmer l’explosion. Kokura, Niigata et Nagasaki avaient également été survolées le matin même. Compte tenu de la couverture nuageuse, Hiroshima, 350 000 habitants, était la seule cible possible. Sur ordre du colonel Tibbets, le capitaine de marine William Parsons arma la bombe, tandis que le major Thomas Ferebee visait le pont Aioi, en plein cœur de la ville. A 8 h 15, heure locale, la bombe fut larguée. Après une chute d’une quarantaine de secondes, Little Boy explosa à 600 mètres au-dessus de l’hôpital Shima, à 300 mètres du point visé.
l’explosion, les Japonais qui circulent sur cette route d’Hiroshima, au milieu des ruines, ignorent qu’ils s’exposent à la radioactivité mortelle.
L’enfer venait de s’abattre sur Hiroshima. Au sol, les habitants n’entendirent pas le bruit de l’explosion. Ils furent aveuglés par un flash lumineux, puis ce fut l’obscurité. La température au point d’impact avait atteint plusieurs milliers de degrés. Des vents incandescents se propagèrent à une vitesse de 1 000 kilomètres à l’heure, balayant tout sur leur passage. En un éclair, il ne resta rien de la ville dans un rayon de 2 kilomètres, et 70 000 personnes furent instantanément
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Acte 4
FACE À L’HORREUR, LA CENSURE
S
eize heures après le premier bombardement, Truman annonce la destruction d’Hiroshima comme celle d’«une base militaire» et occulte le fait que la ville était peuplée en grande majorité d’ouvriers, de femmes et d’enfants. Le lendemain, le terme «bombe atomique» fait son apparition à la une de toute la presse internationale. Le constat est souvent froid : «Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon» (Le Monde), parfois surréaliste : «Une découverte sensationnelle, la plus formidable machine de mort que le génie humain ait inventée» (France-Soir). Mais aucune image ne transparaît, aucun détail sur les dévastations occasionnées par l’explosion. La censure se met en place. Les régions concernées sont déclarées «zones militaires fermées» par les autorités américaines. Témoignages, jour-
Roger-Viollet
rayés de la surface de la terre. Les survivants tentèrent de se réfugier vers les collines et les rivières. Leurs vêtements et leur peau étaient en lambeaux. Soixante-dix mille d’entre eux allaient mourir de leurs brûlures dans les heures et les jours qui suivirent. Au total, l’explosion fit 140 000 victimes, la moitié de la population de la ville. Depuis les avions, les équipages virent une gigantesque boule de feu de plusieurs centaines de mètres de diamètre s’élever vers le ciel, comme un soleil surgissant de la terre. En jetant un dernier regard au chaudron incandescent qu’était devenu Hiroshima, Robert Lewis, copilote d’Enola Gay, ne put s’empêcher d’avoir un sursaut d’effroi : «Mon Dieu, qu’avons-nous fait ?» Puis les militaires reprirent la route de Tinian où ils purent fêter la réussite de leur mission et recevoir leurs décorations. Selon l’ordre de mission, les bombardements devaient se poursuivre tant que le Japon ne s’était pas rendu. L’objectif suivant était Kokura, ville du sud du Japon abritant un puissant arsenal. Le 9 août, à 10 h 20, le bombardier Bockscar, commandé par le major Charles Sweeny, survola la ville avec à son bord Fat Boy, une bombe au plutonium de 4,5 tonnes semblable à celle utilisée lors de l’essai Trinity. Mais le ciel trop couvert rendait le largage impossible. Sweeny se replia alors sur Nagasaki, centre industriel le plus proche. Les nuages étaient denses, mais à 11 h 02, une percée permit au capitaine Kermit Beahan de larguer la bombe. Trois jours après Hiroshima, Fatman rasa la moitié de la ville de Nagasaki, causant la mort de 80 000 personnes. Cette fois, le Japon accepta les conditions de la reddition. Dans Le Monde nucléaire (éd. Armand Colin), Pascal Boniface et Barthélémy Courmont soulignent le caractère encore plus inutile de cette deuxième explosion. Selon les auteurs, après Hiroshima, l’empereur et le Premier ministre Suzuki s’étaient mis d’accord pour cesser les hostilités sans chercher à obtenir des conditions plus favorables. Un conseil de guerre était convoqué pour entériner la décision. Il devait se dérouler le 9 août.
naux, photographies, films sont classés «secret défense». La plupart de ces images ne sortiront de l’ombre que vingt ans plus tard. Tenus à distance, les journalistes doivent se contenter des déclarations officielles. Quelques-uns d’entre eux vont cependant franchir les barrages. George Weller, du Chicago Daily News, est le premier reporter présent à Nagasaki, un mois après l’explosion. Il y décrit ce qu’il nomme la maladie X : «Des hommes, des femmes et des enfants sans blessures apparentes meurent chaque jour à l’hôpital, certains étant persuadés, après trois à quatre semaines, d’avoir échappé [à la bombe].» Son papier est confisqué par la censure, il ne réapparaîtra qu’en 2006. Un journaliste australien, Wilfred Burchett, s’infiltre à Hiroshima. Il est rapidement expulsé et toutes ses photographies disparaissent. Mais son article est publié à Londres le 6 septembre dans le Daily Express. Les lecteurs découvrent l’existence d’un mal inconnu que Burchett
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nomme «la peste atomique» : plusieurs semaines après le bombardement, les gens continuent de mourir «d’une mort mystérieuse et horrible». L’Occident entend parler pour la première fois des retombées nucléaires. Mais une propagande soigneusement orchestrée ôte tout crédit aux affirmations du reporter. Des journalistes à la solde du gouvernement américain font paraître des démentis. C’est notamment le cas de William Laurence, journaliste officiel du projet Manhattan. Le 12 septembre, il publie un article en première page du New York Times dans lequel il se réjouit de voir s’ouvrir une «nouvelle ère pour la civilisation». Il nie l’existence de radiations sur les sites des explosions et assimile toute déclaration contraire à un mensonge : «Les Japonais continuent de répandre leur propagande pour faire croire que nous avons injustement gagné la guerre, essayant ainsi de s’attirer la sympathie de l’opinion publique.» Son article lui vaut le prestigieux prix Pulitzer.
Les conclusions des experts envoyés sur place par le général Groves sont largement diffusées : aucune contamination radioactive sur Hiroshima et Nagasaki. Quelques rares radiations ont pu être émises au moment de l’explosion mais, comme le défend Groves en novembre 1945 devant le Congrès américain, la mort par radiation ne provoque aucune «douleur excessive» et serait même une «façon très agréable de mourir». Peu à peu, des failles apparaissent dans la propagande. Le 31 août 1946, un article du New Yorker signé John Hersey fait le récit de l’anéantissement d’Hiroshima. Sur l’intégralité des pages du magazine, pour la première fois, la parole est donnée à six survivants du cataclysme. «Quelques blessés pleuraient. La plupart vomissaient. Certains avaient les sourcils brûlés, et la peau pendait de leur visage et de leurs mains. D’autres, à cause de la douleur, avaient les bras levés comme s’ils soutenaient une charge avec leurs mains. Si on prenait un blessé par la main, la peau se détachait à grands morceaux, comme un gant...» L’atrocité s’affiche à la face du monde. Les certitudes sont ébranlées. Fallait-il bombarder Hiroshima et Nagasaki ? Les arguments de Truman et de la Défense américaine étaient qu’en «abrégeant l’agonie de la guerre», ces bombes avaient permis de «sauver la vie de milliers de jeunes Américains». Pour appuyer leurs dires, ils se basaient sur l’éventualité d’un débarquement américain au Japon, opération qui, selon eux, aurait coûté la vie à 500 000 Américains. Ces chiffres avaient été exagérés pour convaincre les militaires encore réticents à l’utilisation de l’arme nucléaire. Des hommes comme Eisenhower ou Mac
Entassés dans des unités de soins à Hiroshima, les rescapés de l’explosion présentent des symptômes effrayants : brûlures, hémorragies, nausées, céphalées, chute de cheveux, perte des dents…
Arthur estimaient en effet que le Japon était prêt à se rendre : ses forces étaient affaiblies, ses stocks de munitions au plus bas, sa marine détruite… Après la capitulation, une commission d’enquête, le US Strategic Bombing Survey, créé par Roosevelt pour avoir un regard impartial sur les bombardements, confirme cette intuition : «Le groupe d’étude est de l’avis que le Japon aurait certainement capitulé avant le 31 décembre 1945 et peutêtre même avant le 1 novembre 1945. Et cela même si les bombes n’avaient pas été larguées, même si l’URSS n’était pas entrée en guerre, et même si aucune invasion n’avait été planifiée et envisagée.» Quelles étaient alors les réelles motivations de Truman ? Pascal Boniface et Barthélémy Courmont estiment que, «dans la mesure où le projet avait abouti avant la fin des hostilités, il lui était difficile, voire impossible, de reculer». Beaucoup de marines avaient trouvé la mort dans le Pacifique et l’opinion publique n’aurait pas compris que la bombe ne soit pas utilisée pour écourter la guerre. Par ailleurs, le projet Manhattan avait coûté 2 milliards de dollars. Il fallait une démonstration de force pour justifier un tel investissement, un simple essai ne suffisait pas. Le rôle des lobbies industriels ne doit pas être sous-estimé : des entreprises comme Monsanto ou DuPont, largement impliquées dans le projet, avaient elles aussi intérêt à une reconnaissance internationale. Mais une des motivations la plus souvent avancée par les historiens est la confrontation avec l’URSS. Les Soviétiques gagnaient du terrain en Europe de l’Est. En déclarant la guerre au Japon le 7 août 1945, ils visaient aussi des conquêtes en Asie. Remporter la victoire sans la contribution de Moscou posait les Etats-Unis en superpuissance capable d’imposer ses conditions non seulement aux vaincus mais aussi aux vainqueurs. Selon ce point de vue, plutôt que les derniers feux de la Seconde Guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki auraient constitué les prémices de la Guerre froide. � VALÉRIE KUBIAK
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LA FIN DE LA GUERRE | Focus
Le dernier voyage du
En janvier 1945, ce paquebot allemand fut coulé par les Soviétiques : 9 000 de
Le paquebot de luxe accueillit les réfugiés fuyant l’Armée rouge
Avant d’être synonyme de tragédie, le Wilhelm Gustloff faisait la fierté de l’industrie navale allemande. Ce fier paquebot de 208 mètres était, de la poupe à l’étrave, un pur produit du III Reich. Sorti en 1938 des chantiers navals de Hambourg, il fut inauguré en grande pompe par le Führer lui-même, qui le baptisa du nom d’un responsable du parti nazi en Suisse, assassiné en 1936 par un étudiant juif. Son commanditaire était la très totalitaire Kraft durch Freude («La Force par la joie»), l’organisation de loisirs populaires du Reich. Jusqu’en 1939, il promena en Méditerranée et dans les fjords de Norvège des milliers de travailleurs méritants, impressionnés par la modernité du paquebot, sa piscine intérieure et son long
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pont-promenade. Un magnifique outil de propagande, qui entretenait l’illusion d’un peuple sans classes : toutes les cabines y jouissaient du même niveau de confort, hormis celle prévue pour Hitler. Lorsque la guerre éclata en août 1939, le paquebot fut converti en hôpital militaire flottant, puis mis à quai à Gotenhafen, près de Dantzig, où il servit de caserne pour des élèves sous-mariniers. Il s’y trouvait encore quand ce port stratégique vit affluer, à l’hiver 1944-1945, des dizaines de milliers d’Allemands de Prusse-Orientale. Ces réfugiés, surtout des femmes et des enfants, fuyaient à pied, en train ou en carriole, dans le froid hivernal et le chaos total, la déferlante brutale des soldats de l’Armée rouge, qui progressaient vers Berlin. Rejoindre Dantzig était leur seule issue. Les routes terrestres étant bloquées, tous espéraient monter à bord d’un bateau pour gagner l’ouest de l’Allemagne, loin des troupes soviétiques. A partir de janvier 1945, ils pouvaient compter pour cela sur l’«opération Hannibal» : le chef de la marine Karl Dönitz avait en effet ordonné de mobiliser les bateaux de Dantzig pour évacuer, vers des ports comme Kiel ou Flensbourg, les soldats blessés, certains corps militaires et les réfugiés civils inaptes au combat. Le Wilhelm Gustloff était une pièce maîtresse de ce dispositif. Le 30 janvier 1945, il leva l’ancre. A son bord, environ Süddeutsche Zeitung/Rue des Archives
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endant longtemps, les eaux glaciales de la Baltique ont gardé le silence. Il fallut tout le poids de Günter Grass pour enfin le briser. En 2002, le prix Nobel de littérature livra au grand jour, dans son roman En crabe, une tragédie enfouie dans la mémoire allemande : le naufrage en janvier 1945, au large de Dantzig (aujourd’hui Gdansk, en Pologne), du paquebot Wilhelm Gustloff, coulé par un sous-marin russe. Avec ses 9 000 victimes, surtout civiles, ce drame fut six fois plus meurtrier que celui du Titanic. Et pourtant, il disparut des radars de l’histoire du XX siècle… Depuis le livre de Grass, cette «tragédie refoulée», comme titrait en 2002 l’hebdomadaire Der Spiegel, fait à nouveau l’actualité, et l’on redécouvre ce qui fut la pire catastrophe maritime de tous les temps.
1 600 militaires et marins, et des milliers de civils qui s’entassèrent jusqu’à la dernière minute sans être tous enregistrés. Selon les dernières estimations, le navire comptait en tout plus de 10 500 passagers, cinq à six fois sa capacité normale. Les conditions de voyage s’annonçaient rudes, mais pour les réfugiés civils, le simple fait d’être à bord était déjà un soulagement. Leur calvaire, pourtant, allait tout juste commencer. Dès ses premières heures en mer, le paquebot accumula les coups du sort. La Baltique était dangereuse : les navires devaient y avancer en escadre et sous escorte militaire. Mais le convoi du Gustloff enregistra plusieurs
“Wilhelm Gustloff”
ses passagers périrent. Retour sur la pire catastrophe maritime de l’Histoire.
de guerre. Il lui lança quatre torpilles. Trois firent mouche. Peu après 21 heures, alors que le Gustloff se trouvait à 12 miles au large de la ville de Stolpmünde, les impacts secouèrent les passagers. «C’était un bruit insensé, comme si on avait claqué d’immenses plaques d’acier l’une contre l’autre, racontera la survivante Ursulla Schneider, soixante ans plus tard. Le bruit se répéta deux fois. Puis nous avons entendu l’eau.» Certains passagers furent tués sur le coup, comme ces centaines de marins entassés dans la piscine vide du paquebot, au point d’impact d’une des torpilles. Pour les autres, ce fut le sauve-qui-peut général. Les escaliers menant vers les ponts supérieurs, où se trouvaient les quelques canots de sauvetage, furent vite remplis de corps piétinés. A l’extérieur, le froid était intense (- 18 °C). Les passagers avaient été munis dès le départ de gilets de sauvetage, mais ceux qui sautaient ou glissaient dans l’eau de la Baltique avaient LA FIERTÉ DU peu de chances de surRÉGIME HITLÉRIEN vie. Autour du bateau, En 1938, des touristes la mer était recouverte font le salut nazi. Avant de cadavres. Le Wild’être réquisitionné défections, et il prit helm Gustloff sombra à des fins militaires, finalement la route, en une heure. A l’intéle Gustloff servait de bateau de croisière. rieur, une partie des flanqué d’un seul torpilleur. Pour le trapassagers resta prise au piège. «Pour stopper la jet, les commandants choisirent de naviguer ruée vers le pont supéau large, sur une voie plus rapide et rieur, des centaines de personnes avaient exempte de mines, mais exposée aux été refoulées vers le pont-promenade, sous-marins russes. Enfin, une fois en fermé par des vitres, dont les issues mer, en pleine nuit, le bateau reçut l’ordre étaient gardées par des officiers armés. par radio d’allumer ses feux, en raison de Elles sont quasiment toutes mortes bâtiments censés arriver en face. Diffi- noyées dans ce cercueil de verre», raconcile de faire moins discret… tera le survivant Heinz Schön. Le torpilLe submersible soviétique S-13, qui rô- leur qui escortait le paquebot, puis dait dans la zone, repéra cette proie idéale, d’autres bâtiments arrivés au cours de la peinte de surcroît avec le gris des navires nuit, recueillirent 1 239 rescapés, pour un
bilan estimé à 9 000 morts, dont une moitié d’enfants. L’épave gît toujours aujourd’hui par 40 mètres de fond. Le naufrage du Gustloff ne fut pas le seul de l’opération Hannibal. Le sousmarin russe S-13 – dirigé par le capitaine Alexandre Marinesko qui sera fait en 1990 «héros de l’Union soviétique» – torpilla quelques jours plus tard le Steuben, tuant 3 500 personnes, essentiellement des militaires. En tout, l’évacuation maritime aurait fait 30 000 morts, pour plus d’un million de transportés… Le terrible naufrage embarrassa les nazis comme les Alliés
Aujourd’hui, le Wilhelm Gustloff fait figure de symbole. D’abord, à cause de son triste record, qui contraste avec le silence qui l’entoura – dès l’époque, le naufrage fut caché par les nazis et n’eut qu’un faible écho dans les pays alliés. Ensuite, à cause de sa date, le 30 janvier, jour-anniversaire de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Enfin, ce drame incarna à lui seul un pan enfoui de l’histoire allemande : celui des souffrances (bombardements, fuites, expulsions…) endurées par les populations civiles du Reich à la fin de la guerre, et largement étouffées sous le poids des crimes nazis et de la culpabilité collective. Ces traumatismes n’émergent que depuis peu dans le discours public outre-Rhin, et restent un sujet délicat, longtemps accaparé par la droite ultranationaliste. Le livre de Günter Grass se veut une sorte de mea culpa : «Jamais on n’aurait dû passer sous silence une pareille souffrance. […]. Cette omission était abyssale», écrit le romancier dans En crabe, qui se vendra à 250 000 exemplaires la semaine de sa sortie, faisant remonter à la surface une mémoire � qu’on avait crue engloutie. VOLKER SAUX
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FACE AUX GI’S
Ces rescapés seront bientôt libres, pourtant on ne voit aucune trace de joie sur leur visage. A cause du typhus et du manque d’organisation pour les évacuer, ils devront rester encore des semaines en captivité.
DACHAU Les couleurs de Ces photos constituent un des rares documents en couleurs de la libération des camps, en avril 1945. Un reportage poignant réalisé à Dachau par un officier américain. PAR CYRIL GUINET �TEXTE� ET ALEXANDER ZABIN �PHOTOS�
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l’enfer
Photos : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of colonel Alexander Zabin
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LA PLACE D’APPEL SERVAIT AUSSI AUX EXÉCUTIONS DES BLOCS À PERTE DE VUE
En douze ans d’existence du camp, plus de 200 000 prisonniers se sont entassés dans ces 34 baraquements, de 90 mètres de long chacun. Devant, la place pouvait accueillir des milliers d’hommes lors d’appels interminables.
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ous les soldats qui ont participé à la libération du camp de Dachau en ont témoigné : ce 29 avril 1945, ils ont senti la mort avant de l’avoir vu. L’odeur âcre, pestilentielle, insupportable, les a pris la gorge alors qu’ils progressaient le long d’une voie ferrée, à une quinzaine de kilomètres au nord de Munich, en Bavière. Les divisions Rainbow et Thunderbird de la 7 armée américaine, commandées par le colonel Sparks, étaient des unités aguerries. Ils venaient d’enchaîner 511 jours de combat quasiment sans interruption. Mais la vision qui s’offrit à leurs yeux ce matin-là dépassait en horreur tout ce qu’ils avaient vu jusqu’ici sur les champs de bataille : 39 wagons remplis de cadavres décharnés. Après cette découverte, le camp fut facilement libéré en fin de matinée. Les soldats américains investirent le vaste complexe comprenant plusieurs installations de la SS et plusieurs camps annexes. Malgré le drapeau blanc déployé par les derniers défenseurs de Dachau, quelques dizaines de nazis furent exécutés par des GI’s en état de choc, avant que le colonel Sparks n’intervienne pour faire cesser ces lynchages. Il y avait encore 31 432 prisonniers dans le camp principal et 36 246 autres dispersés dans les camps satellites. Débarqué en Normandie avec le 4 groupe auxiliaire de chirurgie de la 3 armée américaine quelques jours après le D-Day, le colonel Alexander Zabin arriva à Dachau au début du mois de mai. Il n’y séjourna qu’une journée, mais il en profita pour réaliser ce qui reste aujourd’hui le seul reportage photographique en couleurs du camp de concentration bavarois. Lorsque le colonel américain prit ses clichés, le quotidien des détenus n’avait changé qu’en partie. Aux gardiens allemands s’étaient substitués les soldats du 40 régiment du génie à qui avait été confié l’administration du site. Une épidémie de typhus, qui s’était déclarée quelques mois avant la libération, faisait rage, obligeant les Américains à installer une sévère quarantaine. Terrifiés à l’idée d’être contaminés, les GI’s ne se mêlaient pas aux rescapés et n’hésitaient pas à les repousser en les menaçant de leurs armes quand ceux-ci s’approchaient. Et tandis que les médecins militaires les désinfectaient, les vaccinaient et les nourrissaient, les survivants restaient prisonniers, confinés dans STUTTHOF UNION les baraquements, et s’entassaient sur des paillasses pour SOVIÉTIQUE RAVENSBRÜCK dormir. Deux cents d’entre eux mouraient chaque jour. TREBLINKA Berlin Explorant le camp avec son appareil, Alexander Zabin BERGEN-BELSEN Varsovie photographia le train de cadavres à l’entrée du camp, les POLOGNE SOBIBOR groupes de déportés errant dans les allées, les bâtiments, BUCHENWALD MAJDANEK les chenils… Ses images révèlent le quotidien désespéBELZEC ALLEMAGNE rant des détenus, épuisés, vulnérables et abasourdis. On THERESIENSTADT AUSCHWITZ Prague voit les silhouettes faméliques errant dans le camp, dans BOHÉME l’attente du jour de leur libération. Ces stupéfiants cliMORAVIE DACHAU Vienne chés, restés inédits jusqu’en 2013, ont été authentifiés par des historiens avant que Steven Zabin, le fils d’AlexanMunich MAUTHAUSEN Camps d’extermination der Zabin, en fasse don au United States Holocaust Camps mixtes AUTRICHE HONGRIE 100 km Camps de concentration Memorial Museum (USHMM), un musée consacré à la Shoah situé à Washington où ils ont été conservés. Ces images de l’enfer en couleurs, uniques et inestimables, De 1933 à 1945, des milliers de camps � sont désormais préservées. A jamais. de déportation furent construits dans
DACHAU FUT L’UN DES DERNIERS CAMPS LIBÉRÉS
le Reich (seuls les principaux figurent ici).
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CYRIL GUINET
LA DISTRIBUTION DU PAIN S’ORGANISE
Les habitants des environs du camp furent contraints par les soldats américains de fournir de la nourriture aux déportés mourant de faim.
UNE MONTAGNE DE GUENILLES
Derrière les blocs des détenus, le photographe découvre des monceaux d’uniformes de prisonniers. Récupérés sur les morts, ils étaient juste désinfectés avant d’être donnés aux nouveaux arrivants.
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UNE PHOTO QUI RÉSUME L’HORREUR
Ce détenu, comme 2 300 autres déportés, avait été évacué sur Dachau. Le camp étant surpeuplé, les SS avaient enfermé ces prisonniers dans les wagons, les condamnant à une horrible agonie.
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A LEUR ARRIVÉE, LES GI’S TROUVÈRENT DES WAGONS REMPLIS DE CADAVRES
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ENTRE RAGE ET ESPOIR
La solidarité s’organise entre détenus (en haut) en attendant qu’ils puissent regagner leurs foyers. Dans les chenils des nazis, les Américains ont découvert des chiens égorgés ou lapidés, victimes de la vengeance des déportés.
L’HONNEUR RETROUVÉ
Le 3 mai 1945, les déportés polonais célèbrent leur fête nationale. Dans ce camp étaient surtout emprisonnés des opposants politiques et des résistants au régime nazi, originaires de 34 pays.
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LA FIN DE LA GUERRE | Le choc
Comment dire l’horreur ?
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n ce printemps 1945, les photos s’étalaient dans la presse. Dans Libération Soir du 20 avril, celle d’un homme aux traits de vieillard, avec cette légende : «Revenant de Buchenwald, cet homme a 35 ans !» Dans The Illustrated London News, celles de cadavres enchevêtrés, au camp de Bergen-Belsen : «Comme un dessin de L’Enfer de Dante signé Gustave Doré.» Peu après, le magazine américain Vogue montrait des corps décharnés à Buchenwald et titrait : «Croyez-le !» Alors que l’Europe fêtait la fin de la guerre, l’horreur s’invitait dans les journaux. En avançant par l’ouest dans un Reich défait, les armées alliées tombaient sur ses terrifiants bas-fonds : les camps. Les premiers avaient été découverts depuis déjà des mois, à l’est de l’Europe. Leur impact médiatique était cependant resté limité. En juillet 1944, l’armée soviétique était entrée, un peu par hasard, dans celui de Majdanek, en Pologne. Avec ses 1 500 rescapés et ses fours crématoires, ce camp d’extermination portait encore les traces du crime. «Les Russes étaient habitués aux modes de mise à mort nazis, mais ce qu’ils trouvèrent là dépassait tout ce qu’ils avaient vu», explique Alexandre Sumpf, commissaire de l’exposition Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah, présentée jusqu’au 27 septembre au Mémorial de la Shoah, à Paris. «A Majdanek, ils réalisèrent un film, diffusé en Russie, puis exporté dans d’autres pays, dont la France. Ils ouvrirent aussi le camp aux journalistes étrangers», ajoute-t-il. Le magazine américain Life publia un article dès août 1944, mais en France, il fallut attendre sept mois pour trouver dans L’Humanité deux photos du camp. La
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Face à l’atroce réalité des camps, les médias hésitèrent sur le discours à tenir. Et le silence s’installa.
découverte d’Auschwitz, toujours par les Russes, en janvier 1945, n’eut guère plus d’écho. Dans les quotidiens français, elle fit au mieux une brève. Celle du Struthof en Alsace par l’US Army, fin 1944, fit à peine plus de bruit. Ce silence avait ses explications. D’abord, ces camps avaient été largement détruits et vidés par les Allemands dès l’été 1944 – il restait 7 000 déportés à Auschwitz, qui pouvait en contenir 250 000. Finalement, dans une actualité pleine de bruit et de fureur, l’existence de centres de détention, aux conditions certes extrêmement dures, n’était pas si importante. En outre, les médias de l’Ouest se méfiaient des informations venant des Soviétiques, que l’on soupçonnait de propagande. L’état-major américain décida de tout enregistrer, tout montrer
En France s’ajoutait un autre point sensible : le pays comptait des milliers de déportés, dont on ignorait toujours le sort. D’où une réticence de la presse de pointer des lieux où ceux-ci étaient peutêtre détenus dans des conditions inhumaines, de peur d’affoler leur famille. On redoutait aussi de ne pas être cru. Tout changea brusquement au printemps 1945. Le déclencheur fut la découverte fortuite, le 4 avril, par l’US Army,
d’un petit camp aujourd’hui oublié : Ohrdruf, au centre de l’Allemagne. Sur ce site tout juste évacué par l’ennemi, où des restes humains fumaient encore sur des bûchers, les Alliés de l’Ouest saisirent d’un coup l’atroce réalité. «Le camp fut visité par les grands généraux américains Eisenhower, Patton et Bradley, et ce fut le point de départ de la médiatisation des camps par les Occidentaux», raconte l’historienne de la Shoah Annette Wieviorka, qui vient de publier 1945. La découverte (éd. Seuil). Face à ces crimes, l’état-major choisit l’ouverture : il fallait tout enregistrer, tout montrer. On fit venir photographes et caméramans (qui s’ajoutèrent à ceux, journalistes ou militaires, qui accompagnaient les armées), on invita des délégations officielles à visiter les camps… En parallèle, les découvertes s’accéléraient : les Américains pénétrèrent à Buchenwald le 11 avril, à Dachau le 29, les Anglais à Bergen-Belsen le 15 avril. Une semaine plus tôt, les Français étaient entrés à Vaihingen… Les visions d’horreur se répétaient, captées par les reporters et les services d’information des armées. «Les camps grouillaient de photographes», résuma l’un d’entre eux, Robert Capa. Les Alliés décidèrent de médiatiser ces découvertes. D’abord pour informer le public, saisir des preuves, rendre ces crimes irréfutables. «Il y avait eu pendant la guerre beaucoup de propagande et de contre-propagande, et certaines populations ne savaient plus qui croire», note Alexandre Sumpf. Les images devaient aussi servir aux procès des dirigeants nazis, dont celui de Nuremberg, fin 1945. Mais la diffusion avait également des buts politiques. Elle permettait de mobiliser contre l’ennemi nazi les troupes et l’opinion. «On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat. Maintenant, au moins, il saura
contre quoi il se bat», lança le général Eisenhower à Ohrdruf. Enfin, il s’agissait aussi de montrer aux Allemands euxmêmes les crimes commis par les nazis. Les Alliés forcèrent les habitants des environs à visiter les sites, et diffusèrent largement photos et films à la population. Face à ces crimes, toute l’Allemagne devait se sentir coupable. Rapidement, les images disparurent et les rescapés se turent
Dans les médias, il y eut des réticences à imposer au public ces images de la mort de masse. Mais elles sautèrent vite. «Doit-on laisser nos enfants se pencher sur cet amas de crimes ? Naguère, nous aurions dit non. [Mais désormais] il faut, malgré notre répulsion, les montrer [...].
Ces abominables souvenirs doivent marquer leur mémoire», écrivait le 3 mai le quotidien Combat. Les premiers témoignages de déportés libérés aidaient à franchir le pas. Dans les quotidiens, les illustrés, les actualités filmées, le public fut ainsi abreuvé, en avril et mai 1945, de ces visions de cauchemar. Elles firent même l’objet d’expositions, comme Crimes hitlériens en juin 1945 au Grand Palais à Paris, et Lest We Forget («N’oublions pas») aux Etats-Unis, sous-titrée : «Les pires photos jamais prises.» Mais l’heure n’était pas à l’analyse. A l’Ouest comme à l’Est, on ne saisissait pas encore toute la complexité des camps nazis. Notamment sur deux points essentiels : d’une part, la distinction entre camps de concentration (de détention)
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et camps d’extermination (de mise à mort) ; d’autre part, le sort spécifique réservé aux juifs, voués au génocide. La géographie explique beaucoup : «A l’Ouest, les Alliés ne virent que des camps de concentration, d’où l’image du déporté squelettique en pyjama, précise Alexandre Sumpf. La Shoah, en tant que système de mise à mort, s’est déroulée à l’Est.» Seuls les Soviétiques purent en filmer les traces… sans l’associer aux juifs, le discours officiel désignant les victimes comme des «citoyens soviétiques». A l’Ouest, le sort des juifs fut aussi minoré, soit qu’on ne le réalisait pas encore, soit qu’il embarrassait. «En 1945, un message dominait : regardez la barbarie nazie, résume Annette Wieviorka. On parlait très peu de l’aspect antisémite, ni en URSS ni en Occident.» «Les images publiées au printemps 1945 furent comme une effraction de l’horreur, et marquèrent durablement les esprits», poursuit l’historienne. Mais passé le choc, elles disparurent vite de l’actualité. Les Alautorités britanniques liés occidentaux avaient moins redoutaient que ces images intérêt à les diffuser : il fallait insoutenables poussent reconstruire l’Allemagne face des milliers de juifs à quitter au nouvel ennemi, l’URSS. En l’Europe pour se réfugier en France, l’opinion publique vouPalestine, alors sous proteclait tourner la page. «D’une matorat anglais, pour y fonder nière générale, on demanda asun futur Etat (Israël sera créé sez vite aux survivants de se trois ans plus tard, en 1948). taire, souligne Annette WieLe film rejoignit alors les viorka. Les gens n’avaient pas archives de l’Imperial envie d’entendre leurs récits. Et War Museum de Londres… parmi les déportés, on écoutait où des chercheurs viennent davantage ceux qui l’avaient été de le reconstituer dans pour faits de résistance que les son intégralité. Ce Rapport juifs», qui ne représentaient factuel sur les camps de qu’une part infime des rescaconcentration allemands, pés, avec un «taux de survie» de rarement projeté, a fait 2 à 3 %. Il faudra des décennies, l’objet d’un documentaire et notamment le procès du crirécent, Night Will Fall, signé minel de guerre Adolf EichAndré Singer. Il reste connu mann, à Jérusalem, en 1961 pour qu’apparaisse, derrière le choc comme «le film d’Hitchcock des images, toute la terrible réasur les camps», même si lité des camps nazis. � le réalisateur n’y eut qu’un VOLKER SAUX rôle de consultant. �
MÊME HITCHCOCK A ÉTÉ CENSURÉ
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chwitz, filmés par les Russes), Bernstein fit appel à son ami et compatriote, le réalisateur Alfred Hitchcock. Celui-ci fut bouleversé par les rushes, mais il transmit à Bernstein d’utiles conseils de montage, comme d’utiliser de longs plans panoramiques pour éviter les soupçons de trucage ou de faire contraster les vues des camps avec celles de la bucolique campagne environnante. Le projet fut abandonné à l’automne 1945. Les Tiré de Night Will Fall / DR
armi les camps découverts au printemps 1945, celui de Bergen-Belsen, entre Hanovre et Hambourg, atteignait les sommets de l’horreur. Les plans qui y furent tournés devaient former un documentaire commandé par les Alliés au producteur britannique Sidney Bernstein, pour montrer aux Allemands les crimes du III Reich. Afin d’organiser ces images (celles de BergenBelsen, mais aussi d’autres sites, dont Majdanek et Aus-
Un charnier dans le camp de Bergen-Belsen, en avril 1945.
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LA FIN DE LA GUERRE | Les rescapés
«NOUS N’ÉTIONS QUE DES ENFANTS» Ils avaient entre 9 et 15 ans. Ils ont connu le froid, la faim, la mort omniprésente, l’horreur… Aujourd’hui, les survivants poursuivent leur mission sacrée : raconter. PAR CYRIL GUINET (TEXTE) ET ÉRIC BOUVET (PHOTOS)
I D A G R I N S P A N Auschwitz-Birkenau
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“JE N’AI JAMAIS EU15 ANS”
achée chez une amie de sa famille, dans le Poitou, Ida est dénoncée, puis déportée le 10 février 1944. «Je n’avais pas peur parce que je croyais que j’allais rejoindre ma mère, détenue depuis 18 mois. Je n’ai pas touché aux vivres donnés par ma nourrice, pensant que maman serait heureuse d’avoir à manger… Mais à l’arrivée, on nous a tout pris. A l’entrée du camp, un SS sélectionnait les inaptes au travail, les personnes âgées et les enfants, qui partaient directement dans les chambres à gaz. Aucun enfant de 14 ans ou moins n’entrait. Par chance, maman m’avait fait faire une coiffure qui me vieillissait. Plus tard, une déportée française m’a ordonné : «Si
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on te demande ton âge, tu dis que tu as 16 ans !» Je suis passé de 14 à 16 ans. C’est pourquoi je dis toujours que je n’ai jamais eu 15 ans. Rentrée orpheline, Ida témoigne régulièrement dans les écoles. «Mon père et ma mère sont morts à Auschwitz, raconte-t-elle aux élèves, et j’y ai laissé une partie de moi-même, la “petite Ida” qui n’est jamais vrai� ment revenue.» Ida, deux mois et demi après avoir été libérée, en mai 1945, du camp de Neustadt où elle avait été transférée. Ses cheveux commencent juste à repousser.
A son retour, Ida a appris la couture et a épousé un tailleur. Ensemble, ils ont eu une fille. En 1988, elle est retournée à Auschwitz pour accompagner un groupe de jeunes élèves.
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Malgré une pneumonie et le retard scolaire accumulé pendant sa déportation, Henri est devenu médecin. Il a épousé Hella, une Allemande, avec qui il a eu trois filles.
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LA FIN DE LA GUERRE | Les rescapés
1. Henri en juin 1942, avec ses sœurs. L’aînée, Denise, est morte à Auschwitz. 2. Avec sa mère, au retour du camp, en 1945. 3. Une photo de classe. Henri est au centre, en chemise blanche, avec ses frères : Roger, à sa gauche, et audessus, en pull rayé, Bernard, mort en déportation.
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“J’ÉTAIS DEVENU LE NUMÉRO 51 055”
aflé avec son père et son frère le 15 juillet 1942 près d’Angers, Henri Borlant est le seul survivant des 6 000 enfants juifs déportés de France cette annéelà. «J’étais bouleversé à l’idée que ma mère se fasse du souci pour moi. Je ne pensais qu’à une chose : la rassurer sur mon sort. Lors d’un arrêt de notre convoi à Versailles, j’ai écrit un message et je l’ai jeté sur la voie : «Maman chérie, il paraît que nous partons en Ukraine pour faire la moisson.» Après trois jours et trois nuits de voyage, nous sommes arrivés. Les portes du wagon se sont ouvertes. Les SS nous a fait courir jusqu’au camp. En voyant les hommes en tenue de bagnard, j’ai compris qu’il n’était pas question de moisson. On nous a poussés dans une salle et on nous a ordonné de nous mettre nus.
J’avais 15 ans, j’étais un garçon très pudique. Cet ordre me paraissait impossible à exécuter. Mais quand j’ai vu que ceux qui refusaient étaient frappés, j’ai obéi. Puis des déportés nous ont tondus. Ce fut terrible de voir mon père, mon frère, le crâne rasé. Ils nous ont ensuite fait prendre des positions humiliantes, pour nous fouiller. A la fin, sont venus les tatoueurs. J’étais devenu le numéro 51 055. Je savais que mes cheveux repousseraient, mais que cette marque, je la porterai toute ma vie.» Transféré à Ohrdruf, annexe de Buchenwald, Henri parvint à s’évader juste avant l’arrivée des Américains. Une fois rentré en France, il a retrouvé sa mère, sauvée par des Justes. Elle avait conservé son petit billet qui lui était parvenu avec un mot de sym� pathie signé «un cheminot».
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LA FIN DE LA GUERRE | Les rescapés
MARCELINE LORIDAN-IVENS
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“JE ME SUIS CACHÉE DANS UN CERCUEIL”
arceline a 15 ans lorsqu’elle est arrêtée à Bollène, dans le Vaucluse. Un gestapiste tente de la violer, mais un officier allemand intervient. «Ne touche pas à cette sale race !» lui intime-t-il. Marceline est déportée par le convoi n° 71, dans lequel se trouve également Simone Veil. «Les kapos nous ont tondues et rasées avant de nous distribuer des vêtements dépareillés. Toute menue, je flottais dans des haillons trop grands pour moi, avec, aux pieds, une chaussure à talon, l’autre sans. Puis une SS a demandé s’il y avait des couturières parmi nous. Personne n’a bougé. La SS a continué : «Et est-ce qu’il y a des musiciennes ?»Une femme a levé la main et a dit :«Moi, j’étais petit rat à l’Opéra.» La SS lui a ordonné de montrer ce qu’elle savait faire. La jeune fille, au crâne rasé, habillée de guenilles, a commencé à danser. Et soudain, une voix s’est élevée pour accompagner ses pas. Dans cet enfer, une femme s’était mise à chanter… La danseuse s’appelait Laurette, elle n’a jamais quitté ma mémoire. J’étais affectée aux travaux extérieurs, et un jour, en croisant un commando d’hommes, j’ai reconnu mon père parmi les prisonniers. Lui aussi m’avait vu et nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre. Les Allemands nous ont séparés à coups de crosse de fusil, et j’ai perdu connaissance. Quand j’ai repris mes esprits, j’ai senti quelque chose dans mes poches. Un oignon et une pomme, que mon père avait réussi à me glisser à l’insu des gardiens.
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Auschwitz-Birkenau
Marceline à 13 ans, en 1942, à Orange. Ses parents, juifs polonais immigrés, s’étaient réfugiés dans le sud de la France.
C’est la dernière fois que je l’ai vu. A Drancy, il m’avait dit : «Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, mais moi je ne reviendrai pas.» Il avait raison. D’Auschwitz, on nous a transférés à Bergen-Belsen. Puis, début avril 1945, dans une usine près de Leipzig. Quand j’ai appris que les Américains arrivaient, j’ai eu l’idée de me cacher dans un cercueil avec une amie de mon âge, Renée. Nous y sommes restées pendant trois heures avant que les SS nous trouvent. Ils nous ont battues, et pour nous punir, ils nous ont jetées dans le wagon réservé aux personnes atteintes du typhus. Renée l’a attrapé et elle en est morte. Libérée en mai 1945, Marceline a retrouvé sa famille dévastée. Aujourd’hui, elle est hantée par la mort de son père. «Il aurait mieux valu que je meure dans le camp, et que � ce soit lui qui rentre», dit-elle.
Ecrivain et cinéaste, Marceline Loridan-Ivens a raconté son histoire dans un film, La Petite Prairie aux bouleaux (2003), dans lequel elle est incarnée par Anouk Aimée.
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Pendant 40 ans, Victor a été incapable de parler de la déportation. «Quand j’essayais de raconter ce que j’avais vécu, je trouvais que les mots ne correspondaient pas», explique-t-il.
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LA FIN DE LA GUERRE | Les rescapés
V I C T O R P E R A H I A Bergen-Belsen
V
“VOULOIR MOURIR À 12 ANS…”
ictor arrive à Drancy, à 11 ans. Grâce à une ruse de sa mère – elle parvient à cacher qu’ils sont juifs –, ils resteront vingt mois dans le camp de triage. «Un chef scout s’occupait de nous. Lorsqu’un convoi était sur le point de partir, et que des petits camarades allaient nous quitter, il nous réunissait et nous faisait chanter Le Chant du départ. Je me souviens d’un petit garçon qui chantait en pleurant. C’était terrible, il avait la figure déformée par une grimace de peur. Je n’ai jamais su comment il s’appelait, mais je n’ai pas oublié son visage. En mai 1944, nous sommes partis en Allemagne. A Drancy, j’avais connu la privation de liberté, à Bergen-Belsen, j’ai eu conscience de rentrer dans le monde de cruauté des hommes. J’ai souffert du froid, physiquement, moralement, plus que de tout. Les victimes du typhus, figées dans leur trépas, les yeux grands ouverts, me
terrorisaient. J’avais l’impression que ces morts me regardaient vivre mes derniers instants. En mars 1945, au cours d’un transfert pour Theresienstadt, j’ai voulu mourir. Je couvais le typhus, j’avais de la fièvre, des hallucinations. Lors d’une halte, je suis descendu du train et je me suis allongé sur le ballast. J’ai dit à ma mère : «Si vivre, c’est souffrir, et si demain est comme aujourd’hui, je préfère arrêter là. Remonte dans le train et laisse-moi ici.» Ma mère m’a dit que nous allions bientôt être libérés et qu’il fallait que je tienne. Mais je ne voyais pas d’autre issue que la mort. Elle a dit alors la seule chose capable de me faire changer d’avis : «Si tu m’aimes, remonte avec moi dans ce train.» A son retour, Victor, petit et malingre, souffre de carences et de tuberculose. Il passera deux ans dans un sanatorium, ce qu’il ressentira comme une nouvelle captivité. �
Victor en 1947, à son retour du sanatorium. Il souffrait d’avoir manqué l’école aussi longtemps, de ne pas savoir ce que les autres avaient appris. «Je voulais être un enfant comme les autres, dit-il, et pas un petit déporté.»
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LA FIN DE LA GUERRE | Les rescapés
L’étoile jaune qu’elle portait, des photos de jeunesse, ce sont les douloureuses reliques que Sarah montre aux élèves quand elle témoigne dans les écoles.
S A R A H M O N T A R D Auschwitz-Birkenau “POUR MON ANNIVERSAIRE : LE TYPHUS”
A
rrivée en mars 1944 à Auschwitz, Sarah, 16 ans, échappe à la chambre à gaz et est affectée aux commandos extérieurs. En janvier 1945, elle prend part aux terribles «marches de la mort». «Le front russe approchait. On entendait au loin le bruit des canons. On espérait être bientôt libérés. Mais le 18 janvier 1945, les SS nous ont mis sur la route. Il faisait très froid. Ceux qui n’avançaient pas assez vite étaient abattus et on entendait les coups de feu. Un soir, on nous a poussés dans une grange, mais tout le monde ne pouvait pas entrer par manque de place. Dans le noir, je suis tombée sur une déportée française qui connaissait ma mère. Elle m’a expliqué qu’elle était dans le convoi, en arrière par rapport à nous, et qu’elle me cherchait. Le lendemain,
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alors que la longue file se remettait en marche, je remontais à contrecourant pendant que ma mère, elle, courait vers l’avant. On s’est retrouvées au milieu de la colonne. On s’est embrassées et promis de ne plus se quitter. Finalement, les SS nous ont fait monter dans des trains pour nous emmener à Bergen-Belsen. C’est là que j’ai fêté mes 17 ans, le 16 mars 1945. Et comme cadeau d’anniversaire, j’ai eu… le typhus. Le 15 avril, on a entendu le canon à nouveau, et puis un grand silence. On a cru qu’on avait été oubliés, que les Alliés ne savaient pas qu’il y avait un camp. Et puis soudain, une voix sortie d’un haut-parleur a annoncé dans toutes les langues : «Ici la première armée anglaise. Vous êtes libérés.» Sarah est rentrée à Paris avec sa mère, un an après avoir été arrêtée. �
A son retour, Sarah refusait de dormir dans un lit, se couchait sur le sol et reniait sa culture juive. Son père, son mari et ses deux enfants l’ont aidée à reprendre une vie normale.
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BERLIN À FEU ET À SANG Le 24 mars 1945, des soldats soviétiques s’approchent du Reichstag, symbole du pouvoir. La capitale allemande, détruite immeuble par immeuble, offre un spectacle de fin du monde. A elle seule, elle compte 22 000 civils tués pour autant de militaires allemands.
ALLEMAGNE ANNÉE ZÉRO
Des bâtiments dévastés, des milliers de morts et de réfugiés, une administration anéantie… En 1945, le Reich n’est plus qu’un champ de ruines. Il va falloir tout reconstruire. PAR FRÉDÉRIC GRANIER (TEXTE)
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Ivan Shagin / Soviet Group / Magnum Photos
LES DÉBUTS DE LA PAIX
Margaret Bourke-White / The Life Picture Collection / Getty Images
DANS LES DÉCOMBRES
Une petite ville de la Ruhr, près de la frontière avec les Pays-Bas, en juillet 1945. Deux mois après la capitulation allemande, la vie reprend ses droits, peu à peu. Dans cet immeuble ravagé, des Allemands constatent l’étendue des dégâts… Ce n’est pas ici que l’on pourra reloger les nombreux réfugiés et sans-abri. Mais, contrairement à ce que laisse présumer cette photo, la région a été plutôt épargnée par rapport à l’est du pays. Dans cette zone minière, l’industrie du charbon conserve encore 90 % de sa capacité de production.
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | Reconstruire
DERNIERS COMBATS Près de Wesel, en Rhénanie, le 24 mars 1945. Les armées alliées se rapprochent de cette région de l’ouest de l’Allemagne. Bientôt, la zone servira de terrain de combat. A la hâte, des paysannes emportent le strict minimum et partent à pied vers l’est. C’est le photographe Robert Capa, qui, incorporé aux troupes américaines, capta cette fuite pathétique. Fin mars, il ne restait déjà plus aucun espoir à la Wehrmacht. Après la capitulation, la question de ces réfugiés allait se poser.
Robert Capa / International Center of Photography / Magnum Images
Fred Ramage / Keystone / Getty Images
SURVIVRE AU QUOTIDIEN Septembre 1945 à Berlin, dans une école du quartier de Charlottenburg. Une écuelle à la main, de jeunes garçons attendent leur ration de gruau, un mélange de farine et de lait. Plat quotidien d’Oliver Twist dans le livre de Charles Dickens, cette bouillie bon marché mais nourrissante était offerte aux petits Allemands par l’administration anglaise.
Mary Evans / Rue des Archives
COLOGNE, BOMBARDÉE 262 FOIS La plus grande ville de Westphalie-du-Nord n’est plus qu’un amas de gravats, en 1945. Seule la cathédrale est reconnaissable. Le pont Hohenzollern, qui traverse le Rhin, a été détruit en mars par le génie allemand afin de ralentir l’avancée des Alliés. Ville martyre, Cologne a été bombardée 262 fois essentiellement par la RAF, depuis le printemps 1940. La majorité des destructions eut lieu dans la nuit du 30 au 31 mai 1942 : il s’agissait alors du premier raid allié mobilisant plus de 1 000 bombardiers.
LES DÉBUTS DE LA PAIX | Reconstruire
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | Reconstruire
LE TRAIN DE L’ESPOIR Ces femmes et ces enfants polonais patientent le long d’une voie ferrée, en décembre 1945. Ils sont les derniers survivants d’un groupe de 150 réfugiés qui ont fui la ville de Lodz. Ils veulent rejoindre la capitale allemande afin d’y trouver de quoi se nourrir et s’abriter. Leur espoir ? Qu’un train de l’armée anglaise s’arrête et les emmène à Berlin, à des centaines de kilomètres de là…
Fred Ramage / Keystone / Getty Images
Interfoto / La Collection
UNE FEMME À BERLIN Eté 1945. Un soldat de l’Armée rouge tente d’arracher le vélo des mains d’une jeune Allemande, sous le regard résigné des passants. Ce vol paraît anodin par rapport aux atrocités commises par les Soviétiques, qui considéraient la Deutsche Fräulein comme un trophée de guerre. Les historiens évoquent 2 millions d’Allemandes violées durant l’avancée et l’occupation soviétiques.
Werner Bishof / Magnum Photos
L’INSOUCIANCE, MALGRÉ TOUT A Fribourg-en-Brisgau, près de la Forêt-Noire, des enfants jouent au milieu des ruines, en 1945. Depuis le début de la guerre, 2 800 habitants de la ville sont morts dans les bombardements. Passé l’état de choc et la résignation, l’espoir renaît peu à peu. A partir du mois d’avril, les forces françaises occupent Fribourg. Le général de Gaulle, chef du gouvernement, s’y rendra 6 mois plus tard, afin d’établir de nouvelles relations entre les deux pays.
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | La dette
Quand la France
L’ancien Reich dut se plier aux diktats des vainqueurs. Son territoire fut divisé en
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torique. Quant à sa forme, elle attire l’attention avec ses deux triangles (certains parlent de «soutien-gorge» !) qui ne communiquent pas entre eux. «Il faudra chaque fois solliciter l’autorisation des Américains pour relier par la route Mörsch à Maximiliansau, en un peu moins d’une heure», écrit Jean-Christophe Nottin dans Les Vaincus seront les vainqueurs - La France en Allemagne en 1945 (éd. Perrin). Dès le mois de mai, Jean de Lattre de Tassigny, ancien chef de la célèbre 1re armée, assure le commandement militaire de la zone. BadenBaden devient le quartier général de la ZOF. Dans L’Occupation française en Allemagne - 1945-1949 (éd. Balland), Marc Hillel évoque la constitution d’une véritable kommandantur à la française. Militaires, civils, gendarmes et dactylos s’y entassent avec leurs familles et leurs amis, au point que la petite cité thermale comptera à la fin de la décennie 44 000 Français pour 30 000 Allemands. S’imposer en nombre pour dicter sa politique, voilà donc la philosophie des nouveaux maîtres des lieux. Les nouveaux occupants ouvrent des tribunaux de dénazification
L’occupation va durer car il s’agit de contraindre l’Allemagne à payer. A la conférence de Potsdam (du 17 juillet au 2 août 1945), il a été décidé que l’Allemagne devait 20 milliards de Reichsmarks aux Alliés, principalement sous forme de machines et de produits. La France est plutôt bien servie : sa zone a relativement peu pâti des destructions qui ont surtout frappé les grandes et moyennes métropoles allemandes. L’industrie horlogère, troisième au monde avant-guerre, repart assez vite, tout comme les mines de charbon dont une partie de la production est acheminée
vers la France au titre des réparations. Qui se risque à détourner une partie de la précieuse roche peut le payer de sa vie ! Selon Sylvain Schirmann, directeur de l’Institut d’études politiques de Strasbourg et fin connaisseur de cette période, «les Français sont très fermes sur la question des réparations. Sur ce point, ils sont proches des positions maximalistes soviétiques. L’Allemagne doit payer, un point c’est tout. N’oublions pas que, lors de la Première Guerre mondiale, certains ont regretté l’armistice et ont appelé à marcher sur Berlin. En 1945, côté français, on pense donc que les Allemands doivent subir. Il en va de la sécurité de la France». Cette obsession de la sécurité passe par la destruction des édifices prussiens et hitlériens. D’où le fameux concept de dénazification. Les citoyens sont soumis au Fragebogen, un interrogatoire comprenant une centaine de questions très précises sur leur passé et leurs liens avec le NSDAP, le parti nazi. Blanchis par les nouvelles autorités, ils reçoivent alors ce qu’on appelle un Persilschein (Persil), en référence à la lessive qui enlève les taches les plus coriaces. L’épuration continue avec les très médiatiques Spruchkammer, les tribunaux de dénazification. Des caméras immortalisent les procès de personnalités de haut niveau, accusées d’avoir frayé avec le nazisme. The Art Archive / CCI / Coll. particulière
M
oins d’un mois après la capitulation du Reich, les Alliés se retrouvent à Berlin pour parapher un texte sur le futur statut de l’Allemagne. Le 5 juin 1945, ils confirment qu’ils assument désormais, de façon indivise, l’autorité suprême sur un pays exsangue, à genoux après six ans de guerre. Coup de théâtre de cette rencontre : la France devient l’un de ces coadministrateurs, alors qu’elle avait été écartée des grandes conférences internationales. Le général de Gaulle peut s’estimer heureux car il a réussi à redonner à son pays le statut de grande puissance. Mais il peut également remercier Churchill. En effet, craignant de voir un jour les Américains quitter le continent européen et le laisser seul face à la menace soviétique, le Premier ministre britannique a bataillé ferme pour imposer, lors de la conférence de Yalta (février 1945), l’idée d’une zone d’occupation française (ZOF) en Allemagne. Le territoire à administrer reste malgré tout relativement restreint. Sa superficie totale est de 40 000 kilomètres carrés pour un peu moins de 6 millions d’habitants, soit à peu près un dixième du territoire et de la population de l’Allemagne. En plus de ses deux districts berlinois, Reinickendorf et Wedding, la ZOF est constituée de quatre Länder : le Württemberg-Hohenzollern, le Bade, la Rhénanie-Palatinat et la Sarre. Il s’agit donc d’une région essentiellement rurale. Seules quatre villes comptent à l’époque plus de 100 000 habitants : Mayence, Fribourg, Sarrebruck et Ludwigshafen. Le découpage semble arbitraire et ne correspond à aucun tracé his-
occupait l’Allemagne quatre zones d’occupation, dont l’une sera confiée aux Français.
Les comptes rendus sont parfois étonnants. Par exemple, la cinéaste Leni Riefenstahl, dont les films ont tant servi la propagande hitlérienne, passe entre les mailles du filet. A force, les Allemands finiront par se moquer de ce spectacle où chacun joue son rôle : les occupants veulent montrer leur inflexibilité, les anciens collaborateurs du régime minorent leur rôle ou se taisent. Le journaliste suédois Stig Dagerman relaie cette prise de distance dans son célèbre Automne allemand, publié en 1947 : «Dans la langue de tous les jours on ne dit plus Spruchkammer, mais soit Bruchkammer (bousilloir) soit Sprichkammer (moulin à
paroles).» Mais en cette année 1945, la colère monte. Ici et là, on signale des l’heure n’est pas encore à l’ironie du côté actes de résistance contre l’occupant. On allemand. D’abord parce que la misère s’offusque de cette administration frans’installe dans le pays. Le taux de mor- çaise qui vit tellement bien alors que la talité excède le taux de natalité. Il faut population allemande souffre, d’autant faire la queue dans les magasins. Tout y que des cas de viols sont relevés, même est pesé au gramme près. Et la ration s’ils restent moins nombreux dans cette quotidienne varie seulement de 950 à partie de l’Allemagne que dans la zone 1 350 calories. Alors, comment subvenir soviétique. Mais dans l’ensemble, encore à ses besoins sinon en passant par le abattus par cette capitulation et effarés marché noir ? «Je reçois 45 marks d’al- d’apprendre l’étendue de la politique de locations par mois, poursuite des nazis, les ce qui représente Allemands se réfu7 cigarettes», rapporte gièrent dans le silence. Dagerman. Face aux Après avoir rejoint la EN ZONE BLEUBLANC-ROUGE pénuries et à la faim, 1 re armée à l’âge de Début 1945, avant 24 ans, Edgar Morin, fumême que la capitulatur sociologue de retion soit prononcée, nom, participe à la déle drapeau français est nazification du pays. De hissé sur le casino de Baden-Baden. cette expérience il tirera un livre, L’An zéro de l’Allemagne, dans lequel il s’interroge : «Que se passe-t-il donc derrière ces têtes souriantes et affables ? Que se rumine-t-il derrière ces visages besogneux et tristes qui vont parmi les ruines ? Que pense l’Allemagne ? Il suffit que la France apporte quelque chose : une recette de salut, une atmosphère de liberté, une vraie grandeur pour qu’évolue le sentiment public.» En octobre 1945 le général de Gaulle effectue un déplacement dans la zone d’occupation française. «La France est là pour faire renaître», dit-il. Mais pour que cette renaissance s’amplifie, il faudra attendre un peu : la création du Deutsche Mark en 1948 ; la naissance de la RFA un an plus tard. Sans oublier le fameux plan Schuman de 1950, qui fit s’asseoir Français et Allemands à une même table et penser à un avenir commun, sous l’égide du drapeau européen. � WILLIAM IRIGOYEN
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DR
DES BOURREAUX SUR LA ROUTE DE L’EXIL Grâce à des complicités et de solides réseaux, des milliers de nazis ont fui et ont tenté de recommencer une nouvelle vie sous d’autres dictatures.
O
n arrive parfois à échapper à son passé… En mai 1945, Franz Stangl, ancien commandant du camp de Treblinka – l’une des plus efficaces usines de mort nazies (900 000 victimes) – est capturé en Autriche. Alors que son procès se précise et qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute sur son issue, Stangl, sur les conseils de sa femme, parvient à s’évader et à gagner l’Italie au début de l’année 1948. Parvenu à Rome, celui qui croyait son destin scellé se met en quête d’un certain monsei-
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gneur Hudal, dont le nom lui a été soufflé au cours de sa cavale. «Vous devez être Franz Stangl. Je vous attendais !» lui annonce l’ecclésiastique. En «bon samaritain», il lui fournit un logement puis l’argent et les papiers qui lui permettront d’atteindre la Syrie, l’une des terres d’accueil des anciens bourreaux du III Reich. Les crimes de Stangl sont d’une gravité exceptionnelle, mais il n’est pas, loin de là, le seul nazi à avoir fui l’Europe après la guerre… Les semaines suivant la fin des combats, au printemps 1945, ont été cruciales. Les Alliés occupent alors toute l’Allemagne, contrôlent ses frontières et traquent non seulement les responsables du régime mais aussi les membres de la SS, identifiables à leur groupe sanguin tatoué sous le bras gauche. Aux tribunaux expéditifs s’ajoutent les exécutions sommaires (de nombreux gardiens sont lynchés lors de la libération des camps). A l’approche de la défaite, beaucoup ont d’ailleurs préféré se suicider. Tandis que les vingt-deux plus hauts dirigeants du
RETRAITE PAISIBLE AU MOYEN-ORIENT
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Süddeutsche Zeitung/Rue des Archives
Alois Brunner (à gauche sur la photo), à Damas dans les années 1950. Après la guerre, l’ancien responsable du camp de Drancy a offert ses services au régime syrien. Il a pu s’échapper d’Europe grâce à la protection de monseigneur Hudal (photo de droite), évêque catholique autrichien, proche des thèses nationales-socialistes.
III Reich encore en vie comparaissent à Nuremberg, des centaines de nazis sont jugés et pendus – tels les médecins des camps – à la prison du Landsberg, gardée par les Américains. Face à ce retour de bâton, la panique gagne les anciens bourreaux… Il faut fuir à tout prix. Profitant du chaos de l’après-guerre, nombre de criminels tentent de passer entre les mailles du filet. Ils ont brûlé leurs papiers, troqué leurs uniformes, se sont fondus dans la masse des prisonniers de guerre ou parmi les centaines de milliers de civils déplacés qui errent alors en Europe centrale. Les plus compromis d’entre eux ont même préparé leur fuite avant la fin de la guerre. Les liens d’homme à homme, forgés dans les batailles, leur permettent d’échanger des informations. Se dessinent alors des cartes, des réseaux d’entraide, qui leur permettront peut-être d’échapper à leur procès… Certains tentent de fuir par le nord, tel Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, finalement capturé début 1946 avant de pouvoir monter sur un bateau. Grave erreur : les ports de Hambourg et Rotterdam sont alors étroitement surveillés. C’est donc au sud qu’une majorité de fuyards va trouver le salut. Direction l’Autriche tout d’abord, où les caciques du régime, à l’instar d’Himmler, ont envoyé leur famille à la fin de la guerre. Un million et demi d’étrangers y circulent en mai-juin 1945 : il est alors facile de se noyer dans ce flot, a fortiori pour un germanophone. Il faut franchir ensuite la frontière italienne. Les nazis empruntent les antiques routes de contrebande, guidés par des passeurs qui, pour la plupart, avaient aidé des juifs à fuir la persécution
La fuite des nazis
hitlérienne. Triste ironie du sort… Direction ensuite l’Alto Adige, ou Tyrol du Sud, rattaché à l’Italie par le traité de Versailles, mais qui est demeuré une terre allemande. Fin 1945, c’est même la première région germanophone à être libérée du contrôle des Alliés, qui la remettent à des services de sécurité italiens, pour la plupart désorganisés et inefficaces. Le chaos y est général et la région est le paradis des faussaires en tout genre (papiers, monnaie), dont le business profite d’une nouvelle embellie. En somme, c’est un Eldorado pour les nazis en cavale, si bien accueillis que certains y stationnent des mois, voire des années, travaillant dans les fermes locales, collectant patiemment les fonds nécessaires pour payer des visas et des billets de bateaux transatlantiques. La municipalité de Termeno (Tramin) est particulièrement bienveillante. Le maire fasciste, toujours en poste, se fait une joie de délivrer de faux certificats de résidence, grâce auxquels les clandestins pourront obtenir de nouveaux papiers d’identité. C’est le cas de Josef Mengele. Condamné par contumace à Nuremberg, le «médecin» d’Auschwitz, activement recherché, a réussi à se faire passer pour un simple soldat de la Wehrmacht. A Tramin, en avril 1948, il obtient son certificat au nom de Helmut Gregor, mécanicien : un an plus tard, muni d’un passeport de la Croix-Rouge, il embarquera pour Buenos Aires sans être nullement inquiété… Celui que l’on surnomme «l’évêque brun» cache dans son église les pires meurtriers
C’est aussi à Tramin qu’à l’été 1948, Adolf Eichmann, le logisticien de la «Solution finale», qui séjourne dans un monastère, obtient un document officiel le rebaptisant Riccardo Klement, mécanicien croate apatride. Responsable du massacre des Fosses ardéatines (335 civils italiens tués par les nazis à Rome, le 24 mars 1944), Erich Priebke se cache lui aussi chez des prêtres catholiques. En sécurité au Tyrol du Sud, tous peuvent reprendre leur souffle. Et s’échanger des tuyaux pour la suite de leur évasion. Avec toujours le même «bienfaiteur» : monseigneur Alois Hudal, dont le nom revient sans cesse. Recteur d’un séminaire allemand de Rome, «l’évêque brun» (comme la CIA le surnommera) a aménagé dans son église de Santa Maria dell’Anima (piazza Navona) un passage secret reliant la crypte aux chambres d’accueil où il cache Stangl, Eichmann et bien d’autres. La charité chrétienne n’est pas sa motivation première. Fervent admirateur d’Hitler et violemment antisémite, il a publié en 1937 Les Fondements du national-socialisme, un livre dédié au Führer affirmant que catholicisme et nazisme partagent les mêmes valeurs et objectifs. Mais il n’est pas, loin s’en faut, le seul au Vatican à porter secours à des criminels en fuite.
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | La fuite des nazis
Des comités de réfugiés croates, slovènes, ukrainiens et hongrois aident ainsi les dirigeants fascistes et leurs collaborateurs à s’exiler. La principale filière d’exfiltration romaine, œuvre d’un réseau de prêtres franciscains croates, est dirigée par le père Krunoslav Draganovic dont le réseau s’étend de l’Autriche à Gênes. A l’origine, cette filière se concentrait sur l’aide aux Oustachis, permettant notamment l’exfiltration vers l’Argentine du dictateur de l’Etat indépendant de Croatie pendant la Seconde Guerre mondiale. Au Vatican, c’est ainsi toute une administration occulte qui se met en place au nez et à la barbe de la justice internationale, avec des implications au plus haut niveau : Hudal et Draganovic dépendent de la Commission pontificale d’assistance aux réfugiés, dirigée par Giovanni Battista Montini… qui deviendra le pape Paul VI en 1963. C’est lui qui fournit à l’époque les attestations permettant la délivrance de passeports du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), indispensables à l’obtention de visas. Très tôt, ces deux institutions sont informées d’importants dévoiements de leur mission. Aucune n’apporte cependant la moindre modification à ses procédures. Car au Vatican (le rôle du pape Pie XII fait toujours débat, les archives du Saint-Siège n’étant pour l’heure ouvertes que jusqu’en 1939),
sement les documents.» Le chercheur les estime à plusieurs dizaines de milliers… Un chiffre important, mais loin des fantasmes qui ont alimenté la presse et la littérature d’après-guerre sur les réseaux secrets, sur une hypothétique fuite du Führer ou sur les ratlines («routes des rats») empruntées par les nazis pour fuir l’Europe. Ce qui est sûr, c’est que les anciens criminels profitent de la nouvelle conjoncture internationale dès 1947 : à Genève et à Rome, comme dans les chancelleries et agences de renseignements occidentales, la Guerre froide devient en effet l’unique préoccupation. L’heure est au containment de l’URSS. La fuite des nazis et ses modalités sont désormais un secret de polichinelle. Mais leur traque n’est plus une priorité. D’autant que les Alliés sont désormais convaincus qu’ils doivent s’appuyer sur les anciennes élites pour remettre sur pied les administrations et institutions des pays vaincus. Des lois d’amnistie sont donc promulguées dès 1946 en Italie, en 1948 en Autriche. La loi ouest-allemande de 1949 (pour les subordonnés et les criminels mineurs) permet la réintégration de 30 000 fonctionnaires. Comme l’écrit Hans Magnus Enzensberger : «Les Européens trouvèrent refuge dans l’amnésie collective.» En 1947, Vincent La Vista, un agent du contre-espionnage américain, détaille les filières italiennes et les
L’Amérique du Sud abrita 800 ex-dignitaires l’heure est à la lutte contre le Satan bolchevique et à la réévangélisation de l’Europe. Pour la hiérarchie ecclésiastique, la responsabilité des crimes nazis ne repose que sur une poignée de leaders. Les autres, SS compris, sont considérés comme… des victimes, des brebis égarées devant être reconduites au troupeau. En échange de papiers, les fuyards nazis acceptent d’être rebaptisés, l’Eglise entérinant ainsi sa victoire morale sur le national-socialisme. De son côté, la Croix-Rouge délivre jusqu’en 1951 environ 120 000 documents de voyage, après des contrôles d’identité sommaires. Ces sauf-conduits sont émis pour les réfugiés apatrides disséminés sur le continent européen. «La majorité des personnes qui firent appel à la Croix-Rouge étaient des réfugiés légitimes», rappelle l’historien autrichien Gerald Steinacher (dans Les Nazis en fuite, éd. Perrin). «C’étaient des Allemands qui avaient été expulsés (de Pologne, d’URSS et d’autres pays) et avaient tout perdu. Mais étant donné que la Croix-Rouge ne fit aucune vérification, un certain nombre de criminels nazis et des collaborateurs de toute l’Europe ont pu aussi obtenir frauduleu-
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institutions impliquées. Sans aucun effet : son rapport top-secret est enfoui au plus profond des archives américaines. Mieux, ou pire, les Américains vont utiliser à leur profit ces filières pour exfiltrer des nazis ayant une bonne expertise de l’ennemi communiste. Ils dressent une liste de «bons nazis» avec lesquels travailler contre l’ogre soviétique. C’est le cas de Klaus Barbie. Recherché comme criminel de guerre, il est envoyé en Argentine, avec le concours de la CIA, via la filière Draganovic. Le bourreau de Lyon s’installe paisiblement en Bolivie sous l’identité de Klaus Altmann. «L’efficacité bien plus que la morale gouvernait l’agenda américain», écrit Steinacher. La Suisse neutre, l’Espagne franquiste et l’Italie (surnommée «l’autoroute des criminels de guerre» par Steinacher) servent de point de transit avant un départ vers l’outre-mer. Les ports de Gênes et de Naples en sont les principales sorties. Destination ? Le Moyen-Orient, et notamment l’Egypte où, à partir de 1952, le colonel Nasser va recycler les services des anciens nazis. Ceux de Johann von Leers notamment. Cet anthropologue racialiste, proche de
UNE FAUSSE IDENTITÉ
RDA/Rue des Archives
Arrivé en Italie en 1950, Adolf Eichmann, l’un des instigateurs de la «Solution finale», se procura facilement de nouveaux papiers d’identité. Il se rebaptisa Riccardo Klement.
Rosenberg et Goebbels, s’est caché d’abord en Italie, puis en Argentine, avant de se poser au Caire en 1955. Recommandé par son ami Al-Husseini, l’ex-mufti de Jérusalem (qui avait fait alliance avec Hitler durant la guerre), il travaillera jusqu’à sa mort dix ans plus tard pour le ministère de l’Information égyptien. Converti à l’islam et devenu Omar Amin, il animera par exemple un institut de recherche sur le sionisme et supervisera l’édition arabe des Protocoles des Sages de Sion (un faux document sur un plan de conquête du monde établi par les juifs). Von Leers vivra au Caire en bonne compagnie : à l’instar de Léopold Gleim (désormais An-Nâsir), ex-chef du service de sécurité de Hitler, plusieurs anciens SS s’occuperont de la formation des policiers et des militaires égyptiens ou de l’entraînement des fedayins palestiniens. Irak et Syrie sont aussi des refuges accueillants à l’heure où le conflit israéloarabe exacerbe l’antisémitisme dans la région. Aloïs Brunner, bras droit d’Eichmann, dirigeant de Drancy et responsable de la déportation de 200 000 juifs, s’installera par exemple à Damas. Il bénéficiera de la protection directe du gouvernement syrien et
deviendra conseiller du régime… en tant que spécialiste de la torture, comme le montre le passionnant documentaire de Géraldine Schwarz, Exil nazi : la promesse de l’Orient. C’est cependant vers l’Amérique du Sud que font route la majorité des nazis en fuite. Peut-être 800 hauts responsables nazis au total, dont 50 meurtriers de masse. En Argentine, le général-président Juan Perón a créé une Commission à l’immigration, confiée aux bons soins de l’anthropologue antisémite Santiago Peralta, pour sélectionner les meilleurs profils : anticommunistes fervents, experts militaires ou techniciens pouvant servir à la modernisation du pays. Pendant des décennies, des nazis vont hanter les rues de San Carlos de Bariloche, au pied de la cordillère des Andes, village rappelant, avec ses chalets en bord de lac, la douce Bavière. Priebke y croisera Mengele, Horst Wagner (ancien officier de liaison diplomatique de la SS, responsable de la déportation de centaines de milliers de juifs), Carlos Fuldner, capitaine SS reconverti dans la finance, Adolf Eichmann, Hans Rudel, ancien as de la Luftwaffe, Friedrich Lantschner, ancien gouverneur du Tyrol autrichien, et bien d’autres transfuges de la Gestapo et de la SS. Tout ce beau monde trinquant au Deutsche Klub chaque 20 avril, pour célébrer l’anniversaire d’Hitler. Wiesenthal et les époux Klarsfeld traqueront inlassablement les criminels du Reich
L’Argentine ne fut pas la seule dictature compromise. Les juntes d’Amérique du Sud ont toutes accueilli avec bienveillance ces personnages et leur savoir-faire, et les ont recyclés dans la lutte anticommuniste. Dès 1954, le Paraguay d’Alfred Stroessner, dictateur d’origine allemande, abrita des anciens de la Gestapo venus former la police locale. Dans les années 1960, la «colonie Dignidad», créée par Paul Schaefer, caporal du III Reich, servit de centre d’interrogatoire aux séides de Pinochet. Sans la détermination de Simon Wiesenthal et des Klarsfeld, ces criminels auraient continué de profiter paisiblement de leur exil. Passé un temps par la Syrie, Franz Stangl avait finalement atterri au Brésil en 1951, où il vivait sous son vrai nom, avec sa famille, pensant couler des jours tranquilles. Mais en 1967, Wiesenthal le débusqua dans une usine Volkswagen de Sao Paulo. Extradé et condamné à la prison à perpétuité par un tribunal de Düsseldorf, il mourut en détention en 1971. Traqué au Chili par Beate Klarsfeld, Walter Rauff (qui avait testé les camions à gaz en Pologne) succomba pour sa part à une crise cardiaque en 1984. A ses obsèques, des hommes aux cheveux gris vinrent saluer son cercueil par de tonitruants «Heil Hitler !» � BALTHAZAR GIBIAT
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | Les savants d’Hitler
Opération Paperclip : la En 1945, les Américains écumèrent l’Allemagne à la recherche des savants du
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trange avion que celui qui se posa sur l’aéroport de Washinton, le 19 mai 1945. C’était un transporteur militaire dont les hublots avaient été noircis, pour soustraire ses occupants aux regards indiscrets. Quelques instants plus tard, trois hommes descendirent de l’appareil qui venait de s’immobiliser sur le tarmac. L’un d’eux s’appelait Herbert Wagner, le créateur du HS 293, le premier missile guidé allemand utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Wagner et les deux assistants qui l’accompagnaient furent les premiers savants d’Hitler à mettre le pied sur le sol américain à la fin de la guerre. Les premiers d’une longue liste. Linda Hunt, ancienne journaliste de CNN, auteur d’un livre sur le sujet (Secret Agenda, non traduit en français) évoque plus de 1 600 Allemands ainsi recrutés. Dès la préparation du Débarquement en Normandie, les Alliés avaient planifié la grande moisson technologique qui devait accompagner la victoire sur l’Allemagne nazie. A partir de 1944, les services de renseignements britanniques et américains s’activèrent pour récupérer les plans, les microfilms et le matériel dans les laboratoires et les usines. But de ces opérations : s’approprier les connaissances dans des domaines où les Allemands avaient manifestement une longueur d’avance : les avions de chasse à réaction, les sous-marins ou encore les armes chimiques et biologiques… Mais en progressant en Allemagne, les vainqueurs réalisèrent que le Reich recelait d’autres trésors : des cerveaux. Et l’idée émergea d’exploiter ce potentiel. Les premiers scientifiques, comme Herbert Wagner, furent rapatriés dans un mélange d’urgence, d’improvisation et d’illégalité…
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Le 6 juillet 1945, enfin, une requête officielle d’exfiltration fut formulée par l’armée américaine pour récupérer ce que le chef d’état-major, George Marshall, décrivait comme des «esprits rares, dont nous pourrions continuer à utiliser le travail». Cette matière grise d’exception était convoitée pour abréger la guerre contre le Japon. Le président Harry Truman y répondit favorablement en ordonnant cependant d’éviter les hommes associés aux crimes de guerre nazis. Pour les hauts fonctionnaires du Comité conjoint du renseignement, cependant, peu importait que ces chercheurs ou techniciens de haut niveau soient ou non des hitlériens convaincus. Il n’était pas question que ces savants soient recrutés par les Soviétiques. Pour poursuivre l’exfiltration déjà entamée en catimini les mois précédents, ils créèrent la Joint Intelligence Objectives Agency (JIOA), c’est-à-dire l’Agence interarmées d’opérations de renseignement. C’est elle qui chapoterait désormais l’opération Overcast (Couvert), consistant à envoyer des scientifiques écumer les zones sous contrôle américain à la recherche de savants allemands. En septembre 1945, 300 scientifiques nazis entrèrent sans visa aux Etats-Unis
Malgré les directives de Truman, les recruteurs américains fermèrent les yeux sur le passé de certains membres de cette élite scientifique. Le bureau du contreespionnage X-2, chargé de vérifier l’identité et le passé des ingénieurs, dissimula parfois des dossiers compromettants. «Nous savions déjà qu’ils ne nous feraient rien car ils attendaient quelque chose de nous», dira plus tard Herbert Axster, l’ancien chef d’état-major du centre d’essai militaire de Peenemünde où étaient mis au point, entre autres, les missiles V2.
Sans l’aval des autorités supérieures, le JIOA leur promettait un emploi et l’accueil de leur famille. Certains de ces chercheurs, fuyant l’Armée rouge, se rendirent eux-mêmes aux unités américaines dans l’espoir de négocier leur départ. «Ils savaient que les Américains payaient mieux que les Soviétiques», explique Gérald Arboit, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Le recrutement s’accéléra à l’automne 1945 grâce à la découverte fortuite, dans l’université de Bonn, d’une liste rédigée par un ingénieur, Werner Osenberg, des scientifiques travaillant pour le Reich afin de vérifier leur fiabilité politique. Ces savants devinrent des cibles prioritaires pour les Américains. En septembre 1945, 300 techniciens et ingénieurs pénétrèrent aux Etats-Unis sans visa, en dehors des procédures normales d’immigration… mais munis d’un contrat de travail. Ces perles rares furent d’abord interrogées à Fort Strong, dans le Massachussetts, puis embauchées dans différentes bases militaires en fonction de leurs compétences : experts en missiles balistiques à Fort Bliss, au Texas, techniciens des fusées à Aberdeen, dans le Maryland, spécialistes des avions à réaction et de carburant pour les fusées à Wright Field, dans l’Ohio, chercheurs en torpilles et sous-marins à Long Island, dans l’Etat de New York… Un an plus tard, en septembre 1946, l’opération Overcast fut rebaptisée «Paperclip» (Trombone). A la fin de cette année-là, le département de la Guerre organisa une journée portes ouvertes à Wright Field pour présenter une délégation de «savants allemands» à la presse. Les photographies de ces derniers, posant à côté de leurs inventions, donnèrent lieu à des commentaires élogieux dans les magazines Newsweek et Life. Cette campagne
chasse aux cerveaux Reich. Sans tenir compte de leur implication dans les atrocités nazies.
Collection Agence Martienne
UN GÉNIE AU PASSÉ DOUTEUX Von Braun, un des inventeurs des V2, devint en 1961 le directeur du programme Appolo (ici, avec la maquette d’un module lunaire).
de propagande permit de poursuivre l’exfiltration de scientifiques jusqu’en 1973. Une fois naturalisés, dans les années 1950, certains occupèrent de très hautes fonctions dans l’appareil scientifique et industriel américain. Arthur Rudolph, ancien directeur des opérations à l’usine de Mittelwerk, rattachée au camp de concentration de Dora, accéléra la mise au point des missiles Pershing et de la fusée Saturn – il était pourtant considéré par les Alliés comme «100 % nazi, un type dangereux, une menace pour la sécurité», note Linda Hunt. Otto Ambros, co-inventeur du gaz sarin, condamné à huit années de prison pour crimes de guerre et libéré au bout de quatre ans, a rejoint les Etats-Unis en 1952, où il participa au programme de recherche sur les armes chimiques. Le docteur Kurt Plotner, qui avait expérimenté des drogues hallucinogènes sur les prisonniers juifs pendant la guerre, mit son «savoir-faire» au service de l’Agence centrale du renseignement (CIA) pour ses interrogatoires. Mais la «vedette» de l’opération Paperclip reste sans aucun doute Wernher von Braun. Ce brillant ingénieur, qui intégra le parti nazi en 1937 (de son propre aveu, pour bénéficier de davantage de moyens) joua un rôle déterminant dans la mise au point des missiles V2, construits grâce à la main-d’œuvre du camp de concentration de Dora, au prix de la vie de plus de 20 000 déportés. Naturalisé Américain en 1950, il intégra la Nasa en 1960, et prit la direction, un an plus tard, du programme Apollo qui devait emmener les premiers hommes sur la Lune. A sa mort, en 1977, le président Jimmy Carter lui rendit un vibrant hommage. � FRÉDÉRIQUE JOSSE
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | La vie quotidienne
Décembre 1945, des Parisiens font la queue devant une boulangerie. La suppression des cartes de restriction, quelques semaines plus tôt, provoqua une telle hausse de la consommation de pain que les commerçants furent incapables de satisfaire leur clientèle.
DES LENDEMAINS DIFFICILES Les nazis partis, la joie et l’espoir renaissent. Mais les Français sont bientôt confrontés à de nombreux défis. Se nourrir, reconstruire
AGIP/Rue des Archives
le pays, redresser l’économie…
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Tallandier/Rue des Archives
Le 26 mars 1945, 10 000 femmes réclament devant la mairie de Paris de la nourriture. En échange, elles proposent même de rechercher les «ennemis de la France».
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LE RAVITAILLEMENT
La pénurie fait le bonheur des trafiquants
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lles sont venues de toute l’Ile-deFrance : Choisy-le-Roi, Villejuif, Le Plessis-Robinson… Certaines brandissent des pancartes de l’Union des femmes françaises (un mouvement féministe issu de la Résistance et proche du parti communiste). Ce lundi 26 mars, elles sont 10 000 à manifester devant la mairie de Paris. Leurs banderoles réclament «du pain, du beurre, de la viande». Dans l’euphorie de la Libération, certains Français ont déchiré leurs cartes de rationnement et d’alimentation. L’occupant parti, les problèmes de ravitaillement, pensent-ils, seront vite résolus. Hélas, les routes détruites, la pénurie de maind’œuvre, de matériel dans les campagnes, l’absence de denrées importées des colonies sont des problèmes qui ne se régleront pas en quelques semaines. Du côté des hommes politiques, des voix s’élèvent, comme celle de Pierre Mendès-France, ministre de l’Economie nationale, pour préparer la population à une nouvelle et longue période d’efforts. Le rationnement est maintenu durant toute l’année 1945. Pour montrer sa bonne volonté, le gouvernement décide d’augmenter les rations
alimentaires. En théorie, les Français ont droit à 350 g de pain par jour, 200 g de viande et 50 kilos de charbon par mois. Ces restrictions créent des tensions et l’on compte près de 200 manifestations de ménagères entre la fin 1944 et le printemps 1945. Avec comme point d’orgue, le rassemblement de 10 000 femmes devant la mairie de Paris, le 26 mars 1945. Paul Ramadier, ministre du Ravitaillement à partir de novembre 1944, est surnommé «Ramadiète» ou «Ramadan». Christian Pineau, son successeur en mai 1945, décide en août de supprimer la carte de pain pour calmer l’agitation populaire contre le rationnement. Mais la vente libre du pain, commencée le 1er novembre, entraîne la ruée sur les boulangeries et la constitution de stocks. Devant ce fiasco, Christian Pineau démissionne le 21 novembre, la carte de restriction du pain est rétablie le 28 décembre et les rations diminuent à 300 g par jour. Cette situation difficile alimente bien des rancœurs et fantasmes dans la population, notamment dans les villes où tout manque. Les paysans sont accusés d’entretenir la pénurie. Les commerçants suspectés d’être leurs complices. On voit
LES DÉBUTS DE LA PAIX | La vie quotidienne
apparaître des injures sur les façades de certains magasins, des agressions verbales ou physiques contre les commerçants sur les marchés, jusqu’à l’utilisation de petites bombes contre des boutiques. Créés en octobre 1944, les comités de confiscation des profits illicites font la chasse au marché noir. Car nourrir sa famille reste tout aussi problématique qu’un an auparavant et certains contournent la loi pour tirer leur épingle du jeu. D’autres profitent de la situation pour s’enrichir considérablement. Selon les rapports du Contrôle économique établis en 1945, cités par l’historien Fabrice Grenard dans son ouvrage La France du marché noir, 1939-1949 (éd. Payot, 2008), trafics et commerces clandestins sont plus importants après la Libération que sous l’occupation.
LES ILLUSTRÉS
La presse raconte la guerre aux enfants
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e plaisir de courir jusqu’au kiosque pour acheter son illustré, les enfants le retrouvent en 1945. Malgré la pénurie de papier, les périodiques pour la jeunesse réapparaissent tant bien que mal. Coq Hardi, Vaillant, Fripounet et Marisette, Message aux Cœurs Vaillants, qu’ils soient d’obédience communiste ou catholique, les journaux pour enfants se rejoignent sur une thématique qui monopolise la quasitotalité de leurs pages, celle de la Résistance (comme ci-dessous, Les 3 Mousquetaires du maquis, de Marijac). On la retrouve dans des récits de guerre, mais également dans des histoires policières, de la science-fiction, de l’humour, et même dans les reportages sportifs, qui soulignent le rôle des champions pendant le conflit mondial. Jusqu’en mai et la capitulation allemande, le soutien des forces combattantes se faisait à coup de symboles, comme la bataille de Valmy, par exemple. Ensuite, l’accent est donné aux exploits des résistants, avec pour corollaire les commémorations d’événements tragiques comme le massacre d’Oradoursur-Glane. Néanmoins, faute de pourvoir trouver suffisamment de dessinateurs professionnels, certains journaux pour enfants se résignent à employer quelques artistes ayant travaillé pour des titres collaborationnistes.T. L.
Des petites combines (que les Français appellent le «marché gris» pour montrer qu’elles sont moins condamnables) jusqu’au détournement massif de l’aide internationale, les trafics explosent. Fin 1945, les vols de produits alimentaires se multiplient : viande offerte par le gouvernement argentin, lait condensé importé des Etats-Unis, sucre, farine, textile… A tel point que le gouvernement américain menace de ne plus aider la France sur le plan alimentaire si ces pratiques perdurent. Dans les villes, les cartes de rationnement sont l’objet de falsifications à grande échelle. Des bourses clandestines sont organisées. Certains faussaires deviennent célèbres pour leur «art» comme André Loiseau, alias Dédé la Boulange, spécialiste des bons de farine, ou Gratacarte, le «recordman des faux tickets» qui fabriquera plus d’un million de fausses cartes de pain dans sa chambre d’hôtel, entre 1945 et 1947. La lutte contre le marché noir est donc l’une des priorités du gouvernement, même s’il manque de moyens. En 1945, 240 000 procès-verbaux sont établis en France pour infraction à la législation économique. Pour frapper les esprits, des opérations coup de poing sont organisées. Des descentes de police ont lieu, par exemple, à Noël 1945, dans les restaurants de luxe. Côté répression, en 1946, la peine de mort est prévue pour les trafiquants. Mais aucun tribunal ne prononcera une telle sentence, préférant condamner les prévenus à quelques mois de prison. � THIERRY LEMAIRE
Collection Kharbine-Tapabor
Un million de fausses cartes de pain sont fabriquées dans une chambre d’hôtel
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LES DÉBUTS DE LA PAIX | La vie quotidienne
LE CINÉMA
Rire aujourd’hui de ce qui effrayait hier
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Charles Chaplin Productions/Gaumont/Collection Christophel
’est en mars 1945, quelques semaines avant qu’Hitler ne se suicide dans son bunker à Berlin, que les spectateurs français découvrent enfin Le Dictateur. Sorti quatre années plus tôt aux EtatsUnis, le film dans lequel Charlie Chaplin tourne le Führer en ridicule n’avait évidemment pas passé la double censure qui sévissait dans la France occupée : celle du ministère allemand
de la Propagande, et celle du gouvernement de Vichy. C’est un véritable triomphe : avec 8 millions d’entrées, le chef-d’œuvre de Chaplin s’installe en tête du box-office de 1945. Les séances s’ouvrent par la projection des Actualités françaises. Diffusé pour la première fois le 4 janvier, ce journal d’une quinzaine de minutes était principalement consacré aux conséquences de la guerre et à la reconstruction du pays. Une séquence intitulée Regard sur le monde permettait également aux spectateurs français de découvrir l’actualité internationale, des images dont ils avaient été privés depuis quatre ans. Durant l’année 1945, 131 longs-métrages sont projetés sur les écrans de l’Hexagone, dont 50 films français et 56 américains. La tendance, dans cette immédiate après-guerre, est au cinéma familial (Naïs, de Pagnol avec Fernandel, Sortilèges, de Christian-Jaque) et aux comédies légères (Le Cavalier noir, de Gilles Grangier, Sérénade aux nuages, d’André Cayatte…) Mais 1945 est également marquée par la sortie, en mars, des Enfants du paradis, de Marcel Carné, qui réunit Arletty, Jean-Louis Barrault et Pierre Brasseur : le film attire 4 millions de spectateurs dans les salles et deviendra un des fleurons du patrimoine cinématographique français. Le film narrant le sauvetage de Garance d’une erreur judiciaire grâce au témoignage muet d’un mime n’est cependant que troisième au box-office. Il est en effet devancé par La Cage aux rossignols, sorti en septembre, avec le populaire NoëlNoël (qui en a aussi écrit le scénario). Soixante ans plus tard, ce film inspirera Les Choristes qui connaîtra un succès énorme. � CYRIL GUINET
Personnage magnifié par le cadrage qui le fait paraître plus grand, posture martiale et point levé, l’affiche française du Dictateur parodiait les images de propagande d’Hitler.
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AGIP/Rue des Archives
Le 25 avril 1945, ces femmes préparent les enveloppes pour les élections municipales. Quatre jours plus tard, elles les utiliseront pour la première fois.
LES ÉLECTIONS
Les femmes obtiennent le droit de vote
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es Françaises qui déposent leur bulletin de vote dans l’urne, c’est une première en France pour les élections municipales des 29 avril et 13 mai. Un droit obtenu en partie grâce à leur rôle actif dans la Résistance. Les plus sceptiques affirment qu’elles voteront selon les consignes de leur mari. En revanche, d’autres pensent que, dans le secret de l’isoloir, elles feront leur propre choix. Lors de ces élections, modérés, radicaux et membres de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) arrivent en tête dans la majorité des communes. Le Parti communiste français et le Mouvement républicain populaire (MRP), parti
démocrate-chrétien fondé à la fin 1944, peinent à concrétiser par les urnes leur rôle majeur dans la Résistance. Six mois plus tard, lors des élections législatives, la position des 80 % de votants a bien changé. Le PCF devient le premier parti de France avec 27,1 % et 159 sièges sur 586, soit plus du double du scrutin de 1936. Le MRP le talonne avec une percée de 150 nouveaux députés. La SFIO garde son rang de l’entre-deux-guerres avec 146 sièges. Le tripartisme (la coalition formée par le PCF, le MRP et la SFIO) est porté par un fort renouvellement des cadres, dont 33 femmes députées, élues lors de ce premier scrutin national depuis neuf ans. T. L.
L’ÉPURATION
Des camps pour séparer le bon grain de l’ivraie
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la Libération, l’épuration devient une priorité pour les autorités françaises. «Très vite, de simples suspects, des collaborateurs soupçonnés ou avérés sont arrêtés par dizaines de milliers, explique Laurent Duguet dans sa thèse Incarcérer les collaborateurs (éd. Vendémiaire, 2015). A partir de l’été 1994, des centres de séjour surveillés sont dressés à la hâte afin de recevoir ceux dont le comportement avec l’occupant n’a pas été exempt de reproches.» Les autorités font avec les moyens du bord et occupent des garages, des écoles ou des
hôtels. Le territoire français comptera jusqu’à 170 camps où sont détenus les «collabos» en attente d’être jugés. L’engorgement des tribunaux et le nombre croissant de dossiers empêchent des vérifications plus rapides. Une lenteur qui attise la vindicte populaire. Faute de protection, des détenus sont parfois assassinés dans les camps, comme à la caserne Reynier de Gap, en février 1945. Mais pour la majorité des internés, la détention se termine sans procès. A la fin de l’année, les cours de justice sont enfin opérationnelles, le tri est fait, la décision est prise de fermer tous les centres de séjour surveillé. T. L.
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Usis-Dite/Leemage
Un soldat américain et un civil français discutent en s’aidant de leurs mains. Ce 17 juillet 1945, à Marseille, arrive le premier chargement de l’aide alimentaire : 4 000 régimes de bananes…
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LES AMÉRICAINS
On les aime un peu, beaucoup, plus du tout
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lusieurs mois après les scènes de liesse de la Libération, l’image des GI’s a perdu de sa superbe dans les esprits français. Le contraste saisissant entre les camps de stationnement et de transit américains, dans lesquels on trouve un peu de tout, et la situation économique du pays renforce un sentiment de frustration. Certaines bases américaines deviennent les plaques tournantes de vastes trafics, où l’on détourne l’aide alimentaire des Etats-Unis. En 1945, le ministère du Ravitaillement rapporte que 40 000 boîtes de lait en poudre et 200 000 tonnes de sucre ont été soustraites à la distribution populaire. Pour la même période, 200 détournements sont comptabilisés dans le port de Marseille.
D’autres exactions sont avérées, commises par les GI’s. De juin 1944 à juin 1945, 116 soldats sont jugés pour viol par l’armée américaine. 67 sont condamnés à la prison à perpétuité, 21 sont exécutés. On comprend mieux les consignes de l’armée américaine. «Il y a des directives qui demandent aux soldats de se mélanger le moins possible aux Français, pour éviter les dérives, précise Fabrice Grenard, historien spécialiste du marché noir. Tout contact économique avec la population française est interdit. De même qu’aller dans un restaurant ou un commerce.» Mais dans la réalité, les échanges au quotidien sont fréquents. Ce que découvrent les Français, au contact des soldats américains, c’est bien la société de consommation. Une nouvelle ère commence pour le pays. T. L.
LES DÉBUTS DE LA PAIX | La vie quotidienne
L’ÉCONOMIE
Des billets tout neufs mis en circulation «chasse à la lessiveuse» au tout début de 1945 pour ne pas laisser le temps aux trafiquants de blanchir les magots accumulés pendant le conflit. Elle n’est finalement mise en œuvre qu’au printemps. On estime à 35 milliards de francs, soit 8 % de la circulation fiduciaire de l’époque, le volume des billets non présentés aux 34 000 guichets concernés. Comme souvent, c’est le menu fretin qui se trouve pris dans les mailles du filet. Les gros trafiquants auront eu le temps de placer leurs capitaux, notamment dans l’immobilier ou l’emprunt de la Libération, lancé à l’automne 1944 pour renflouer les finances publiques et qui leva 164,4 milliards de francs. L’argent sale injecté dans l’économie aura peut-être servi à la reconstruction. T. L.
Ces employés de la Banque de France, en juin 1945, procèdent à l’échange des anciens billets. Les agences restèrent exceptionnellement ouvertes le dimanche durant l’opération.
AGIP/Rue des Archives
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ntre le 4 et le 15 juin 1945, la France réalise une gigantesque opération monétaire. En douze jours, 40 millions de Français doivent échanger leurs vieilles coupures de 50 à 5 000 francs contre de nouveaux billets. Les actualités filmées de l’époque montrent des foules de clients qui entrent dans le calme, mais au compte-gouttes, dans les banques, caisses d’épargne, bureaux de poste et de perception, surveillés par des policiers en armes. «Cette opération franc pour franc, explique un journaliste en voix off, permettra à l’Etat d’établir le cadastre des fortunes et de découvrir plus d’un profiteur de la guerre et du marché noir.»Pierre Mendès-France, le ministre de l’Economie nationale, voulait réaliser cette
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L’ E N T R E T I E N
Que s’est-il passé dans les coulisses de la grande conférence de février 1945 ?
À YALTA, IL N’Y A PAS EU DE PARTAGE DU MONDE Le célèbre sommet des Alliés s’est tenu à huis clos et alimenta de nombreux fantasmes. L’historien Maurice Vaïsse revient sur les malentendus qui ont entouré ce moment emblématique.
Maurice Vaïsse
Patrick Gaillardin / Picture Tank
Professeur émérite d’histoire des relations internationales à l’Institut d’études politiques de Paris, cet historien est l’auteur, notamment, de 8 mai 1945 - La Victoire en Europe (éd. Complexe, 2005) et de La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle 1958-1969 (éd. Fayard, 1998). Editeur des Documents diplomatiques français, il est l’un des spécialistes de la politique étrangère et militaire de la France au XXe siècle.
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L’ E N T R E T I E N
MAURICE VAÏSSE
Franklin D. Roosevelt se méfiait beaucoup de l’habileté de Winston Churchill
GEO HISTOIRE : Pourquoi Roosevelt, Churchill et Staline se réunissent-ils à Yalta du 4 au 11 février 1945, alors que la guerre n’est pas encore finie ? Maurice Vaïsse : Parce qu’on n’attend jamais qu’une guerre soit terminée pour préparer la paix. Début 1945, il apparaît indispensable, malgré les diplomates, les envoyés spéciaux et les lettres échangées, que les chefs d’Etat aient un contact direct afin de statuer et s’accorder sur la suite. Les trois «grands» s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises, notamment en novembre-décembre 1943 à Téhéran, afin de coordonner la poursuite des opérations militaires. Début 1945, malgré la contre-offensive allemande qui a failli mettre en péril toute l’armée d’Eisenhower, l’affaire semble plutôt bien engagée pour les Alliés, et l’on espère alors pouvoir gagner la guerre et préparer la paix future. Quel est le cahier des charges de la conférence ? Il est considérable, parce que tout est à régler. Les trois puissances doivent adopter une stratégie commune face à l’Allemagne nazie, régler son sort après la défaite du IIIe Reich, aborder la question du conflit entre les EtatsUnis et le Japon. Ils doivent aussi définir les contours de la future Organisation des Nations unies
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(ONU) afin de garantir la stabilité du nouvel ordre mondial après la victoire… Yalta marque la naissance d’une nouvelle diplomatie, celle des grands sommets où chaque pays arrive avec sa délégation (plusieurs centaines de personnes en tout) et où les discussions en coulisses et les conversations à table comptent autant que les séances plénières. Américains et Anglais parlent-ils d’une seule voix ? Pas du tout ! Contrairement à ce que l’on peut penser, les Occidentaux ne font pas toujours front contre les Russes. Notamment parce que Roosevelt se méfie beaucoup de l’habileté de Churchill et qu’il ne veut pas que les discussions soient bloquées durant la conférence. Il n’a pas apprécié que Churchill rencontre Staline à Moscou fin 1944 et ne supporte pas que les Etats-Unis soient écartés de la moindre négociation. Par conséquent, il lui arrive parfois de faire cause commune avec Staline contre Churchill. Yalta est restée dans les mémoires comme le sommet où les Alliés se sont partagé le monde. Est-ce vrai ? Non ! Cette idée de partage, de trois ogres qui découperaient un gâteau, c’est exactement ce contre quoi Roosevelt s’insurgeait, en réaction à la manière dont Churchill et Staline avaient négocié à Moscou
Plus sereins malgré la fatigue Les mines fermées de Churchill, Roosevelt et Staline au sommet de Yalta (Crimée), en février 1945, ne doivent pas faire oublier que la conférence est un succès. Les Alliés se sont accordés sur le sort de l’Allemagne après le conflit, tout comme sur les contours de la future ONU.
du 9 au 18 octobre 1944. Ces derniers avaient préparé la future carte de l’Europe, calquée sur celle des opérations militaires. Sur une feuille de papier, ils avaient écrit : «Roumanie : Union soviétique 90 %, Grande-Bretagne 10 % ; Grèce : Grande-Bretagne 90 %, Union soviétique 10 %» etc., en fonction du poids respectif des communistes et non-communistes dans les mouvements de résistance et d’opinion. Mais en février 1945, il n’est pas question de partage. C’est dans le contexte ultérieur de la guerre froide que s’est bâti ce mythe d’une division du
The Art Archive / Imperial War Museum
monde effectuée à Yalta. S’il y a eu un partage des «zones d’influence», c’est à Moscou qu’il a eu lieu, mais pas à Yalta où l’objectif majeur était avant tout de clore la guerre. A-t-on, à un moment, envisagé une paix de compromis avec l’Allemagne ? Absolument pas. Ce point avait été décidé lors de la conférence de Casablanca en janvier 1943, lorsque Churchill et Roosevelt s’étaient entendus sur le principe d’une capitulation sans conditions. Notamment parce la Première Guerre mondiale avait
abouti à l’armistice du 11 novembre 1918, obtenu sur le sol français. Et tout au long de l’entredeux-guerres, les Allemands n’avaient cessé de dire qu’ils n’avaient pas été vaincus mais qu’on leur avait planté un poignard dans le dos. Or, ce que souhaitent les Anglais et surtout les Américains durant la Seconde Guerre mondiale, c’est qu’on en finisse une fois pour toutes avec le péril allemand. Par conséquent, ce que l’on veut obtenir de l’état-major du Reich, c’est qu’il se livre pieds et poings liés. Indirectement, cette intransigeance affichée des
Anglo-Américains a certainement conduit les Allemands à une résistance plus farouche et à se battre jusqu’au bout. Pourquoi les Alliés se sont-ils retrouvés à Yalta, en Crimée ? Le choix du lieu a été dicté par Staline. La Crimée, en 1945, était soviétique. On peut considérer que l’URSS a contraint ses deux alliés à venir chez elle et qu’elle avait de fait des atouts en main, d’autant que Roosevelt, alors très malade, devait effectuer un déplacement extrêmement long, prendre le bateau jusqu’à
GEO HISTOIRE 95
L’ E N T R E T I E N
MAURICE VAÏSSE
Malte, rejoindre la Crimée par avion, puis se rendre au palais de Livadia… C’était donc une concession que les deux autres leaders accordaient à Staline. Mais, d’un autre côté, il faut reconnaître que le conflit s’est passé essentiellement sur le territoire russe et que l’URSS a supporté l’essentiel de l’effort de guerre. Il était donc logique que le chef suprême de l’Union soviétique restât sur place pour suivre l’avancée de ses troupes qui, entrées dans Varsovie et Budapest, étaient sur le point d’atteindre Berlin.
La bataille fait encore rage dans le Pacifique. A Yalta, les Américains poussent les Soviétiques à entrer en guerre contre le Japon. Pourquoi ? On assiste à nouveau à la revendication de ce qu’on appelle le «second front». Pendant toute la guerre, les Soviétiques n’ont cessé
Patrick Gaillardin / Picture Tank
Maurice Vaïsse (ici avec les journalistes de GEO Histoire) travaille à la quatorzième édition actualisée de son ouvrage Les Relations internationales depuis 1945 (éd. Armand Colin), devenu une référence pour les étudiants comme pour les néophytes.
La maladie de Roosevelt a-t-elle eu des conséquences sur le sommet ? Frank Roberts, un diplomate britannique présent à Yalta, est formel sur ce point : pas du tout. Bien sûr, c’est un homme diminué, qui a du mal à se déplacer. Churchill a d’ailleurs dit qu’à Yalta, Roosevelt avait «un lien fragile avec la vie». Mais Roberts, auquel on peut accorder toute confiance, insiste sur le fait que le président américain a été lucide en permanence. D’ailleurs, il
supportait assez bien les toasts aux banquets auxquels il était obligé de faire bonne figure, parce qu’en Union soviétique, il fallait avaler des verres et des verres de vodka ! Ce sont en particulier les républicains qui, aux Etats-Unis, se sont emparés de l’état de santé du président pour l’accuser d’avoir été trop conciliant avec Staline. Mais cela fait indubitablement partie des mythes de Yalta. La conférence a alimenté beaucoup de fantasmes, notamment parce qu’elle s’est tenue à huis clos. Il n’était pas question de laisser passer le moindre journaliste ! Avec les rapports officiels et les mémoires des diplomates présents, on en a aujourd’hui une vision beaucoup plus juste.
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d’inciter les Anglo-Américains à débarquer sur le continent afin que les Allemands soient pris entre deux feux, ce qu’ils ont finalement fait en juin 1944, en Normandie. Mais ensuite, ce sont les Américains qui ont demandé aux Soviétiques de créer un second front en Mandchourie pour n’être pas les seuls à supporter la furia japonaise dans le Pacifique. La conférence de Yalta symboliset-elle le déclin de l’Europe ? Ce déclin date plutôt de 1919. Mais effectivement, le fait qu’il n’y ait pas de représentant de l’Europe continentale marque un tournant. C’est la raison pour laquelle 1945 est une année charnière, parce qu’elle donne naissance à un monde de superpuissances, les Etats-Unis et l’URSS, qui, par leur rayonnement, leur population et leur potentiel économique, surclassent tous les pays européens. A Yalta s’est aussi jouée la naissance de l’ONU. Pourquoi ? Parce que la Société des Nations a prouvé qu’elle était impuissante, durant l’entre-deux-guerres, dans son rôle de maintien d’une paix durable. Il fallait donc une autre organisation plus efficace et plus contraignante. A l’automne 1944, à la conférence de Dumbarton Oaks, les Alliés avaient déjà commencé à bâtir l’édifice de la future ONU pour lui succéder. C’est une idée défendue bec et ongles par Roosevelt qui y voyait un rempart durable contre la tyrannie et la guerre. A Yalta, l’un des grands débats va porter sur le nombre de représentants de chacun des belligérants. Les Américains veulent faire rentrer tous les pays d’Amérique du Sud, et les Britanniques, tous les membres du Commonwealth afin qu’ils votent comme un seul homme. De la même manière, Staline souhaitait y faire figurer tous les Etats de l’Union des républiques socialistes soviétiques, mais accepta finalement de n’avoir que trois voix, c’est-à-dire celles de l’Union soviétique, de la Biélorussie et de
l’Ukraine. Est-ce un échec pour Staline ? Plutôt le signe d’un manque d’intérêt pour l’ONU. Mais il avait obtenu gain de cause auprès de Roosevelt sur le fait que, contrairement à l’époque de la SDN, seules les grandes puissances, les cinq membres permanents, aient un droit de veto, c’està-dire qu’ils puissent bloquer toute la procédure. Churchill s’en est un peu inquiété en remarquant : «Il ne faut pas que l’aigle empêche les petits oiseaux de s’exprimer.» Mais c’est finalement la position de Staline et de Roosevelt qui l’a emporté. Plusieurs scénarios ont-ils été envisagés sur le sort de l’Allemagne ? Il existait alors un plan conçu par un politologue et juriste américain, Hans Morgenthau, qui évoquait le retour à une Allemagne purement rurale, à laquelle on aurait enlevé toute possibilité d’industrialisation. On avait en effet, depuis la Grande Guerre, la certitude que la menace de l’Allemagne ou de n’importe quelle puissance belliqueuse provenait de la sidérurgie, et donc des chars, des navires, des machines… Mais le plan Morgenthau a rapidement été abandonné car les Alliés pensaient déjà aux réparations. Si l’Allemagne devait rembourser le coût de la guerre, elle devait être en mesure de conserver ses capacités de production. A Yalta, cette question était donc essentielle, notamment pour les Soviétiques qui avaient subi le plus de destructions. Staline a plaidé pour effectuer des prélèvements, notamment du charbon, des usines, des bateaux et du matériel de transport sur le territoire allemand, et transférer ceux-ci vers le territoire russe. Il a eu l’appui de Roosevelt, beaucoup plus que Churchill, qui, face aux chiffres impressionnants avancés par Staline (60 Soviétiques tombés pour un Américain) a été forcé de s’incliner. Fin 1945, le montant que l’Allemagne devra payer aux Alliés sera fixé à 20 milliards de dollars.
Paradoxe : la France, absente de la conférence, tire finalement les marrons du feu
Comment la France, absente de la conférence, est-elle alors considérée ? Elle apparaît comme l’un des vainqueurs de la guerre. C’est en soi un petit miracle que cette nation, défaite en juin 1940, occupée et humiliée, retrouve son prestige en 1944-1945. Même si cet habit de puissance est taillé un peu grand pour elle… Le bilan qu’elle tire de Yalta lui est très favorable. Elle a le droit de participer à l’occupation de l’Allemagne alors que la guerre n’est pas finie. Et elle obtient le statut de membre permanent de l’Organisation des Nations unies ainsi que de faire partie de toutes les instances qui vont décider du sort de l’aprèsguerre. C’est l’un des paradoxes de Yalta : la France, qui ne participe pas à la conférence, tire finalement les marrons du feu. Qui a parlé au nom de la France ? C’est Churchill, soutenu par Roosevelt, contre Staline. Lors de la conférence, les Américains ont laissé clairement entendre que leur présence en Europe n’était pas éternelle et qu’ils n’avaient pas vocation à maintenir des millions d’hommes sur le continent, d’autant qu’ils avaient besoin d’envoyer des soldats du côté du Pacifique. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Churchill, farouchement anticommuniste, redoute alors de se retrouver seul face à l’énorme puissance sovié-
tique. Il se dit que lorsque la machine russe aura pris son envol, plus rien ne pourra l’arrêter. Et que l’Angleterre aura besoin des troupes françaises pour maintenir la paix sur le continent. Staline accepte finalement, à condition que la zone française à l’ouest de l’Allemagne soit prise sur celles des Anglais et des Américains. Pourquoi, malgré tout, de Gaulle a-t-il critiqué ce sommet ? D’abord parce qu’il était vexé de ne pas avoir fait partie des discussions. Mais aussi parce que c’était un homme qui savait parfaitement instrumentaliser l’Histoire. Il va montrer, dès les prémices de la guerre froide, vers 1947, que si l’après-guerre ne se passe pas aussi bien qu’on l’avait souhaité, c’est parce que la France n’était pas à Yalta. Il voit dans la conférence l’origine de l’antagonisme entre les Etats-Unis et l’URSS, antagonisme que seule la France aurait pu tempérer. Jusqu’en 1969, ce sera son leitmotiv : le monde va mal car les deux grandes puissances se sont partagé le monde. Plus tard, François Mitterrand reprendra cette idée avec sa formule, «sortir de Yalta». La question de la Pologne est aussi abordée à Yalta. Avec quels résultats ? C’est sans aucun doute le sujet le plus délicat abordé pendant la conférence. Les Soviétiques
GEO HISTOIRE 97
vont imposer des frontières qui leur sont très favorables : la ligne Curzon à l’est, et la ligne Oder-Neisse à l’ouest. La Pologne va perdre du territoire sur son versant oriental, mais va en gagner sur l’Allemagne du côté occidental, ce qui entraînera l’un des grands drames de l’après-guerre : le déplacement de millions d’Allemands que les Polonais essaieront farouchement d’écarter. A Yalta, puis à la conférence de Potsdam, du 17 juillet au 2 août 1945, la Pologne et ses frontières font l’objet d’un intense marchandage entre les Alliés. Ce sera finalement au profit des Russes, déjà bien avancés en Europe de l’Est et donc en position de force, qui parviennent à légitimer le gouvernement polonais prosoviétique de Lublin contre le gouvernement polonais en exil à Londres. Quel est le bilan de Yalta à la fin de la conférence ? Il est plutôt positif et les Alliés se quittent en très bons termes. L’horizon apparaît plus clair. La question de l’Allemagne est réglée (on prévoit de partager le pays en quatre zones d’occupation militaire et de lui retirer toute la Prusse orientale), comme celle de la Pologne. Surtout, Churchill et Roosevelt ont réussi à imposer la Déclaration sur l’Europe libérée, un texte dans lequel Américains et Anglais, pour contrebalancer les concessions accordées aux Soviétiques sur la Pologne, insistent sur le respect des normes démocratiques dans les pays libérés. Comme Staline accepte la Déclaration, Roosevelt et Churchill repartent rassurés, se disant qu’il existe des garanties solides au maintien de la paix. Sans savoir que dans les mois qui vont suivre, le paysage changera du tout au tout, notamment en Europe orientale. Indirectement, Yalta a aussi des effets sur la conduite de la guerre. Pendant la conférence, Staline a entendu les généraux américains expliquer qu’ils avaient du mal à progresser rapidement vers le Rhin. Il a alors
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A Yalta, Staline s’est engagé sur le respect de la démocratie en Europe…
pensé qu’il n’y avait pas urgence à envahir l’Allemagne rapidement, et a ordonné à l’Armée rouge de se concentrer sur le Sud et l’Europe centrale et orientale. Ce qui aura des conséquences géopolitiques déterminantes pour les décennies à venir.
avant 1945, certains avaient pourtant avancé l’idée de diviser le Reich en principautés. Mais à Potsdam, les Soviétiques ne veulent plus en entendre parler et comptent bien régner complètement sur la zone d’occupation militaire qui leur a été attribuée.
Les Alliés se retrouvent six mois plus tard à Potsdam. Quel est l’objet de cette nouvelle rencontre ? La guerre contre l’Allemagne est gagnée. Il s’agit maintenant de régler la question du Pacifique, puisque les Alliés avaient décidé à Yalta que les Soviétiques pourraient entrer en guerre contre le Japon deux mois après la fin du conflit en Europe, afin de créer l’autre front en Mandchourie. Potsdam a eu un autre rôle essentiel : elle a créé le Conseil des ministres des Affaires Etrangères, rassemblant les ministres soviétiques, américains et anglais auxquels on a ajouté le ministre français (même si la France n’est toujours pas présente). Mais la conclusion la plus importante reste l’accord sur la dénazification et la démilitarisation de l’Allemagne. Les Alliés décident en effet de juger les criminels de guerre et les responsables de crimes contre l’humanité : le procès de Nuremberg débutera trois mois plus tard et durera presque un an, jusqu’en octobre 1946. En revanche, le démembrement de l’Allemagne est désormais écarté :
La tonalité de Potsdam est-elle la même qu’à Yalta ? Non, d’abord parce que les intervenants ont changé. Winston Churchill, qui a perdu les élections, est remplacé par le travailliste Clement Attlee au cours de la conférence. Et Franklin D. Roosevelt est mort le 12 avril. Harry Truman, qui lui succède, possède un certain bon sens, une certaine mesure, mais n’a pas le sens diplomatique et les intuitions extraordinaires de son prédécesseur. Surtout, entre les conférences de Yalta et de Potsdam, six mois cruciaux ont passé et les tensions entre les Alliés se sont exacerbées. La méfiance a succédé à la confiance et la conférence de Potsdam marque un peu la fin de l’«esprit de Yalta», un esprit de concertation, de respect mutuel. En février 1945, l’URSS et les Anglo-Américains n’avaient pas encore gagné la guerre, et par conséquent, ils étaient alliés pour le meilleur et pour le pire. A Yalta, on assistait à un affrontement d’intérêts. A Potsdam, on se livre déjà à un affrontement d’idéologies. � PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC GRANIER ET CYRIL GUINET
LE CAHIER PÉDAGOGIQUE
1945
L’ATLAS D’UN MONDE REDESSINÉ La Seconde Guerre mondiale a déplacé les lignes géopolitiques. Bilan en quatre cartes. l’Europe p.100
l’Allemagne p.102 DANEMARK Kaliningrad
SchleswigHolstein
Gdansk
(Dantzig)
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B a s s e - S a xe
B ra n d e b o u rg
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la POLOGNE p.103
C A R T E S
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le PACIFIQUE p.104
P A R
S O P H I E
P A U C H E T
GEO HISTOIRE 99
L’EUROPE
LES ALLIÉS ET LES SOVIÉTIQUES POUSSENT LEURS PIONS SUR L’ÉCHIQUIER DU CONTINENT Le rendez-vous des armées alliées Le 25 avril 1945, les troupes américaines et soviétiques font leur jonction à Torgau, une ville de Saxe sur l’Elbe.
A l’ouest, la progression des libérateurs Au printemps 1944, les armées anglo-américaines débarquent en Europe de l’Ouest et avancent en direction de l’Allemagne. Selon les accords de Yalta, en février 1945, elles s’arrêteront sur la rivière de l’Elbe pour attendre les Soviétiques.
Berlin Torgau
L’âpre victoire des partisans Le 15 mai 1945, après quatre ans de combats sanglants, la coalition des résistants, avec à leur tête le maréchal Tito, libèrent la Yougoslavie.
100 GEO HISTOIRE
A l’est, la reconquête soviétique Après les victoires de Stalingrad (février 1943) et de Koursk (août 1943), les troupes russes marchent vers l’Allemagne sans interruption. Le 2 mai 1945, le drapeau rouge flotte sur le toit du Reichstag, à Berlin.
L’ultime résistance allemande Le 8 mai 1945, alors que le Reich capitule, il subsiste des zones de résistance allemande. Comme la ville de Saint-Nazaire en France, ou l’île de Crête. En Tchécoslovaquie, Prague est la dernière capitale d’Europe non libérée.
Limites du territoire conquis par le IIIe Reich Limites atteintes par l'armée allemande Principaux camps de concentration ou d’extermination Territoires libérés par les armées alliées Territoires libérés par l’Armée rouge Point de rencontre entre les deux armées Territoires libérés par les partisans Territoires non libérés début mai 1945 Position des armées alliées le 7 mai 1945 Position de l’Armée rouge le 7 mai 1945
GEO HISTOIRE 101
102 GEO HISTOIRE Brême
Hesse
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Wu r te m b e rg
Limites de Länder
Territoire sous administration soviétique
Territoire sous administration polonaise
Frontières de l’Allemagne en 1937
FRANCE
Sarrebruck
Wiesbaden RhénanieFrancfort Mayence Pa l a t i n a t
Bonn
Cologne
Potsdam
Erfurt Th u r i n g e
AUTRICHE
”Rideau” entre les deux fronts alliés
Couloirs aériens
Gdansk
(Dantzig)
HONGRIE
Conquise en janvier 1945, cette région est divisée sur ordre de Staline : la partie nord autour de Königsberg (renommée Kaliningrad) est annexée par l’URSS et la partie sudest remise à la Pologne.
La confiscation de la Prusse orientale
U.R.S.S.
BERLIN
Les vainqueurs de la guerre se partagent l’occupation de la capitale allemande, placée sous la direction quadripartite d’un «état-major allié de Berlin», dans le quartier de Dahlem.
Berlin divisé en quatre secteurs
Lublin
Mazurie
POLOGNE
Varsovie
(Königsberg)
Kaliningrad
TCH É COSLOVAQU I E
(Breslau)
Wroclaw
Prosoviétique, le gouvernement polonais de Lublin obtient en 1945 le droit d’administrer les régions allemandes de Poméranie et de Silésie.
Deux territoires nouveaux pour la Pologne
Silésie
(Stettin)
Szczecin
Poméranie
Trois couloirs aériens pour les Alliés Dès la fin de la guerre, Français, Britanniques et Américains peuvent survoler la zone d’occupation soviétique pour rejoindre Berlin.
Zones d'occupation militaire (France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, U.R.S.S.)
Munich
B av i è re
Dresde S a xe
Leipzig
BERLIN
B ra n d e b o u rg
S a xe - A n h a l t
Nuremberg
Hanovre
Rostock Mecklembourg
Magdebourg
Kiel
Lübeck
B a s s e - S a xe
Hambourg
SchleswigHolstein
Rhénanie du nordWe s t p h a l i e Düsseldorf
PAYS - B A S
En février 1945, il est décidé que l’Allemagne serait divisée en quatre zones d’occupation militaire (anglaise, américaine, française et soviétique).
Le découpage des vainqueurs
DANEMARK
LES FORCES D’OCCUPATION SE PARTAGENT LE PAYS ET SA CAPITALE
L’ALLEMAGNE
GEO HISTOIRE 103
PR AG UE
Cette frontière avec l’Allemagne n’existe plus. 2 millions d’Allemands seront expulsés des régions annexées vers l’Allemagne. 2 millions de Polonais vivant dans les territoires cédés à l’URSS sont rapatriés en Pologne.
Un drame de l’après-guerre
B ERL I N
Les Polonais occupent le territoire allemand à l’est de cette démarcation. Cette situation sera pérennisée par un accord avec les Soviétiques en août 1945.
La ligne Oder-Neisse, frontière occidentale
VI ENN E
Moravie
Bohême
Lodz
Katowice
Torun
Gdansk
Gdynia
Cracovie
Oujgorod
LITUANIE
Ruthénie
Lvov
Minsk
R.S.S.
Région cédée à l’U.R.S.S. par la Tchécoslovaquie en 1945
Territoires cédés par l’U.R.S.S. à la Pologne en 1945
Territoires cédés par l’Allemagne à la Pologne en 1945
Territoires cédés par la Pologne à l’U.R.S.S. en 1945
Territoire de la Pologne en 1945
D’UKRAINE
A l’été 1945, lors de la conférence de Potsdam, les Russes imposent leurs nouvelles frontières avec la Pologne, ce qui leur permet de maintenir dans leur orbite les territoires ukrainien et biélorusse.
La ligne Curzon, frontière orientale
U.R .S.S.
BIÉLORUSSIE
Polésie
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Rovno
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Vilnius
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Kaliningrad
TCH É COSLOVAQU I E Bratislava
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Wroclaw
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Poméranie
Silésie
Szczecin
S U ÈDE
LES NOUVELLES FRONTIÈRES IMPOSENT LE DÉPLACEMENT DES POPULATIONS
LA POLOGNE
U.R .S .S .
Les Russes ouvrent un second front Le 11 août 1945, l’URSS lance une offensive contre le Japon. La flotte soviétique attaque l’île de Sakhaline et l’Armée rouge entre en Mandchourie (Chine).
Sakhaline o
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Ceylan
Carolines
MALAISIE Singapour
Les Japonais tardent à se rendre Le 14 août 1945, l’empereur Hirohito ordonne l’arrêt des combats. Mais de nombreux soldats ignorent le cessez-le-feu. Aux Philippines, les dernières troupes nipponnes se rendent le 2 septembre.
Bornéo Célèbes
S u m atra
Nouvelle-Guinée
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AUST R AL I E
104 GEO HISTOIRE
LE PACIFIQUE
REFUSANT DE RENDRE LES ARMES, LE JAPON EST ÉCRASÉ
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Le Japon déclenche la guerre à Pearl Harbor
L’Amérique donne le coup de grâce Les 6 et 9 août 1945, l’armée américaine largue deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Il s’agit, à ce jour, de la seule utilisation de l’arme nucléaire en temps de guerre.
Midway
Tropique du cancer
Pearl Harbor
Le dimanche 7 décembre 1941 au matin, l’aéronavale japonaise coule par surprise une grande partie de la flotte américaine, basée dans l’archipel d’Hawaï. Elle provoque l’entrée des Américains dans la Seconde Guerre mondiale.
Johnston
Wa k e
H awa ï
Marshall
Limite des territoires conquis par l’armée japonaise Pays alliés contre le Japon et territoires repris avant 1944
Gilbert
Equateur
Principales batailles, bombardements Pays alliés contre le Japon à partir d’août 1945 Offensives soviétiques à partir d’août 1945 Territoire de l’Empire du Japon en 1945
Salomon
Territoires encore sous contrôle japonais en août 1945
N lles- H é b r i d e s
Fidji
GEO HISTOIRE 105
FERHAT ABBAS Algérie
106 GEO HISTOIRE
BCA / Rue des Archives
Tallandier / Rue des Archives
HÔ CHI MINH Indochine GANDHI Inde
SOEKARNO Indonésie
Abaca Press
Agence Vietnamienne d’Information/Aurimages
Albert Harlingue / Roger-Viollet
UNE ÈRE QUI S’OUVRE
Bildarchiv Pisarek / AKG Images
MAO ZEDONG Chine
DAVID BEN GOURION Moyen-Orient
NOUVEAU MONDE NOUVEAUX VISAGES En 1945, les cartes géopolitiques sont rebattues. Des leaders émergent avec la ferme intention d’échapper à la tutelle des empires et de prendre en main leur destin national. PAR FRÉDÉRIC GRANIER ET CLÉMENT IMBERT (TEXTES)
GEO HISTOIRE 107
E
En Afrique, en Asie, la colère gronde. D’autant que les puissances coloniales ont perdu de leur prestige : les Maghrébins ont l’impression d’avoir été libérés par les Américains et non par les Français ; les Indochinois ont assisté à l’humiliation que le Japon a fait subir aux colons blancs. Les puissances d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui, et les grands gagnants du nouvel ordre mondial, les Etats-Unis, affichent leur position anticolonialiste. L’année 1945 annoncet-elle le début du grand mouvement de décolonisation qui agitera ensuite le siècle ? Pour reprendre les mots de l’historien Marc Michel, elle «marque plutôt le point de départ d’évolutions nouvelles, qui, elles, porteront les colonisés à exprimer des contestations de plus en plus radicales». Panorama d’un monde en pleine mutation, à travers six figures nationalistes en qui s’incarne un rêve d’indépendance. 108 GEO HISTOIRE
INDOCHINE
UNE ÈRE QUI S’OUVRE | La décolonisation
2 septembre 1945 Proclamation de l’indépendance de la République démocratique du Vietnam. 19 décembre 1946 Début de la guerre d’Indochine.
LA RÉVOLUTION EN POINTILLÉS Des fonctionnaires massacrés, une armée décimée, des milliers de prisonniers… Le 10 mars 1945, l’Indochine se réveille sans les Français. Il n’a fallu que quelques heures pour que le régime colonial en place depuis soixantequinze ans s’écroule. Aux commandes de cet incroyable coup de force ? L’Empire japonais, qui, depuis 1940, avait imposé ses troupes en Indochine française. Sentant le vent tourner et craignant une offensive des Alliés, le Japon avait donc décidé de jouer son va-tout en se débarrassant de l’administration coloniale française, installant une situation de chaos dans la péninsule. Au nord de Hanoi, dans le petit village de Tran Tao, un homme, Hô Chi Minh, attend patiemment son heure. Le leader révolutionnaire vietminh, qui est entré en clandestinité, comprend que le Japon a obtenu en une nuit ce que les indépendantistes n’avaient pas pu réaliser durant des décennies. Pour tout un peuple, il est l’homme de l’indépendance
Mais le temps de l’action n’est pas tout à fait venu. Le moment propice se présente le 11 août, lorsque Hô Chi Minh est averti de l’imminence de la capitulation nippone. Plus d’administrateur français, plus d’envahisseur japonais… Enfin, la révolution d’août peut commencer. A Hanoi, c’est l’effervescence. Après l’appel à l’insurrection, la population prend d’assaut le palais du gouverneur royal du Tonkin (nord du pays), occupe les bâtiments publics, sous l’œil passif des Japonais encore présents dans la ville. Il ne reste plus qu’à attendre l’entrée triomphale du chef. Ce sera chose faite à la fin de l’été lorsque celuici forme un gouvernement provisoire avant de prendre un bain de foule au son de «Vive le Vietnam libre !» Dans Hô Chi Minh, de l’Indochine au Vietnam (éd. Gallimard), l’historien Daniel Hémery revient sur ce moment de vérité pour le leader communiste : «Le 2 septembre à Hanoi, face à une mer humaine […], Hô Chi Minh lit la Déclaration d’indépendance de la République démo-
Laure Albin Guillot / Roger-Viollet
HÔ CHI MINH Le leader vietminh en 1946. Après l’échec des négociations avec les Français, la guerre d’Indochine semble inévitable.
cratique du Vietnam placée sous la double référence de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Tout se joue entre la foule et lui.» Pour tout un peuple, pour ses adversaires même, il est devenu l’homme de l’indépendance. La révolution vient de se faire dans les esprits. Mais dans les esprits seulement… Car Nguyên Sinh Cung, qui prit en 1942 le nom de Hô Chi Minh («Celui qui éclaire»), a bien conscience que la Chine, ennemi héréditaire, lorgne dangereusement sur le Tonkin. Et surtout que la France n’est absolument pas prête à renoncer à son «joyau de l’empire». Ses intuitions seront avérées : le
général de Gaulle envoie le général Leclerc reprendre en main la question indochinoise avec l’aide des soldats anglais de l’amiral Mountbatten. Très vite, les Occidentaux reprennent Saigon ainsi que le sud du pays. De toute évidence, le rapport de force n’est pas en la faveur des combattants vietminh. Parlant couramment le français, Hô Chi Minh déploie alors ses talents de diplomate sur la scène internationale et plaide pour l’indépendance du Vietnam, notamment auprès des Etats-Unis. En vain. Face à la fermeté de la France et à la situation de plus en plus explosive, il est alors contraint de regagner la clandestinité, en décembre 1946. Mais juste
avant de quitter Hanoi, il lance la lutte armée. «Que celui qui a un fusil se serve de son fusil ! Que celui qui a une épée se serve de son épée ! Si l’on n’a pas d’épée, que l’on prenne des pioches et des bâtons ! Que chacun mette toutes ses forces à combattre le colonialisme pour sauver la patrie !», déclare-t-il. La révolution d’août ne devait durer qu’un mois. Elle durera neuf ans, le temps d’une guerre d’Indochine qui le verra finalement triompher des Français. Et gagner définitivement ses galons d’Oncle Hô, le père de la nation. �
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Topfoto / Roger-Viollet
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INDE
LA LIBERTÉ BIENTÔT RETROUVÉE
L
e 6 mai 1944, Gandhi est libéré de prison. Frappé par la malaria et la dysenterie amibienne, il est aux portes de la mort quand le gouvernement britannique se résout à Décembre 1945 le faire sortir de sa cellule de Pune (à Le parti du Congrès de l’est de Bombay). Churchill craint en Gandhi obtient la effet que le décès en captivité du petit majorité aux élections législatives. homme frêle, que des centaines de mil15 août 1947 lions de personnes surnomment affecIndépendance de deux tueusement Bapu («notre père»), ne pays : l’Union indienne mette le feu à l’Inde. Le Premier ministre et le Pakistan. anglais espère aussi secrètement voir celui-ci s’éteindre en liberté, et avec lui le désir d’autonomie des nationalistes. Mais le Mahatma («grande âme») en a vu d’autres. En 1945, à 75 ans, il ne compte pas s’arrêter au seuil de l’indépendance. Au tournant du XX siècle, il a partagé les inégalités subies par ses frères indiens en Afrique du Sud. Lui, l’avocat éduqué à l’occidentale, a marché pieds nus aux côtés des intouchables, des mineurs grévistes et des femmes, pour faire entendre la voix des sans-droits. De ces premières années de lutte, il a tiré une méthode : la satyagraha («force de la vérité», en sanskrit), une forme de désobéissance civile fondée sur la non-violence. Il s’empressa de l’appliquer dès son retour en Inde, en 1915, espérant ainsi libérer son pays du joug anglais. A l’est, dans l’Etat du Bihar, et à l’ouest, dans celui du Gujarat, il obtint ses premiers succès en soutenant des mouvements de grèves pacifistes contre les propriétaires terriens liés à l’administration coloniale. Déjà, dans les années 1920, il prônait la non-coopération comme voie d’accès à la swaraj (l’autodétermination du pays et sa séparation d’avec les institutions britanniques), boycottant les produits anglais, adoptant et faisant adopter à ses partisans le khadi (tissu fait maison), appelant les Indiens à démissionner des postes administratifs. En 1928, devenu dirigeant du parti du Congrès, prinA Shimla, en juin 1945, le Mahatma est ovationné par la foule alors qu’il s’apprête à défendre cipal mouvement inl’indépendance auprès du vice-roi britannique. dépendantiste indien, il conduisit la grande
GANDHI
marche du sel pour protester contre les taxes britanniques sur cette denrée. Il se rendit à Londres, en 1931, prit le thé à Buckingham Palace avec la reine, toujours vêtu de son pagne, réclamant inlassablement, l’indépendance. Il jeûna des semaines durant et des dizaines de fois, fut emprisonné pour sédition à douze reprises. Et pourtant… L’autonomie de son pays, maintes fois promise pendant ces vingt années de lutte passive, n’était toujours pas acquise lorsqu’éclata le second conflit mondial. Gandhi déclara que l’Inde ne pouvait participer à une guerre ayant pour but la liberté démocratique alors que ce même privilège lui était refusé et rédigea la résolution Quit India («Quittez l’Inde») au cours de l’été 1942. Churchill, qui de son propre aveu «n’est pas devenu Premier ministre du roi pour présider à la libération de l’Empire britannique», le fit emprisonner pour la treizième fois. L’autonomie entraîna la partition de l’Inde en deux Etats distincts
Mais à sa sortie, deux ans plus tard, les choses avaient changé. Les travaillistes, arrivés au pouvoir en 1945 en Grande-Bretagne, estimaient intenable socialement et humainement le maintien d’une colonie en Inde. L’indépendance, enfin, devenait tangible et le Parlement anglais annonçait que le vice-roi des Indes, lord Mountbatten, quitterait son poste avant juin 1948. L’aboutissement d’un rêve pour Bapu ? Un déchirement personnel plutôt, car cette autonomie entraîna la partition du sous-continent en deux Etats distincts : le Pakistan des musulmans et l’Inde des hindous. Ce divorce dramatique causa l’exode de 15 millions de personnes. Il fut ponctué de massacres et d’une guerre civile sanglante, que celui qui avait œuvré toute sa vie pour une lutte non-violente et une unité de tous les Indiens au-delà des castes et des religions ne put que contempler, impuissant. Alors, tandis que, le 15 août 1947, le drapeau de l’Inde remplaçait l’Union Jack au fronton de tous les bâtiments administratifs, et que le peuple criait «Victoire au père de la nation !», Gandhi, modeste dans le triomphe, se retirait pour jeûner. �
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SOEKARNO L’AUTONOMIE AVANT LA GUERRE
L
e 17 août 1945, dans la lumière du matin, un homme s’avance sur le perron de sa maison de Jakarta, confisquée à l’occupant néerlandais. Il porte un costume blanc, à l’occidentale, mais aussi, vissé sur la tête, un peci, la courte toque des nationalistes indonésiens. Ce moment solennel est l’aboutissement d’un combat politique et personnel de plus de vingt ans, dont la moitié passée en prison ou en exil. C’est pourtant d’une voix sûre qu’il prononce la Proklamasi Kemerdekaan Indonesia, déclaration par laquelle l’ancienne colonie, qui portait encore la veille le nom d’Indes orientales néerlandaises, affirme son indépendance vis-à-vis des Pays-Bas. Le parcours fut long et semé d’embûches. Né en 1901 sur l’île de Java, Soekarno appartenait à la première génération d’Indonésiens à bénéficier d’une éducation digne de ce nom. Parlant dix langues, il décrocha, à 25 ans, son diplôme d’architecte à l’université de Bandung. C’est là qu’il se familiarisa avec les idées nationalistes, au contact de Tjokroaminoto, le charismatique leader du Sarekat Dagang Islam, un syndicat anticolonia-
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A Jakarta, en 1949. Le politicien savoure sa victoire : après quatre ans de guerre, l’indépendance de l’Indonésie vient d’être enfin prononcée par l’ONU.
liste. Il créa aussi un groupe de réflexion sur l’avenir des Indes orientales néerlandaises. Cet embryon de rassemblement politique donnera naissance, le 4 juillet 1927, au Partai Nasional Indonesia (PNI), un parti indépendantiste dont le jeune Soekarno prit la tête. Le PNI exhortait à l’alliance des différents groupes ethniques de l’archipel contre l’oppresseur néerlandais. Il rallia à lui le Parti communiste indonésien, dont la révolte avait été matée en 1926. Après la capitulation du Japon, il doit encore chasser les Pays-Bas
Propulsé à la tête des désirs d’indépendance d’un peuple, Bung Karno («camarade Karno») attira l’attention de l’administration coloniale qui le jeta en prison, en octobre 1930. Puis elle l’envoya sur l’île de Sumatra. Là, coupé de ses soutiens et surveillé en permanence, Soekarno attendit son heure… qui ne tarda pas. Début 1943, l’armée impériale nippone débarqua dans l’archipel mettant en déroute les troupes néerlandaises. Elle rattrapa le convoi qui tentait d’exfiltrer Soekarno vers l’Australie. «Là, je compris une chose : l’indépendance de l’Indonésie ne pou-
vait être achevée qu’avec l’aide du Japon. Pour la première fois de ma vie, je voyais mon reflet dans le miroir de l’Asie», confiera plus tard Soekarno à son biographe. Décidés à flatter les nationalistes pour gouverner ce vaste pays le plus paisiblement possible et le faire contribuer à l’effort de guerre, les Japonais laissèrent entrevoir la possibilité d’une autonomie. Ils redonnèrent à la capitale, Batavia, son ancien nom de Jakarta et permirent à un semblant de gouvernement de voir le jour. Mais l’indépendance arriva plus vite qu’escompté. Le 15 août 1945, l’empereur nippon, après deux bombardements atomiques, annonça la capitulation de son pays. Profitant du vide ainsi créé, Soekarno prononça sa déclaration deux jours plus tard. Il ne restait alors plus qu’un dernier obstacle à lever : celui des Pays-Bas qui, fin 1945, s’apprêtaient à remettre la main, par la force, sur leur ancienne colonie. Le camarade Karno troquera ses habits blancs de politicien contre ceux de chef de guerre, au cours d’un conflit armé, la Revolusi, qui allait durer quatre ans. �
Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos
INDONÉSIE 17 août 1945 Proclamation de l’indépendance de l’Indonésie. 27 décembre 1949 L’État est officiellement reconnu par la communauté internationale.
CHINE
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LA RÉSISTANCE AUX IMPÉRIALISMES
A
28 août 1945 Début des négociations entre nationalistes et communistes. 1er octobre 1949 Proclamation de la République populaire de Chine.
utomne 1945, Chongqing. La plus grande ville du Sichuan, transformée au cours de la Seconde Guerre mondiale en capitale provisoire du gouvernement chinois, porte les stigmates des 5 000 bombardements qu’ont fait pleuvoir sur elle les Japonais avant de capituler, un mois auparavant. C’est dans ce décor de ruines que vont se rencontrer, entre septembre et octobre, deux ennemis jurés : Tchang Kaï-chek, leader du parti nationaliste Guomindang et président de la République chinoise, et Mao Zedong, qui, à 52 ans, dirige le Parti communiste. En cet instant précis, les deux hommes ne sont plus des rivaux, mais des alliés de circonstance. En 1936, face aux menaces du Japon, qui avait envahi la Mandchourie cinq ans plus tôt, ils avaient signé un accord de collaboration politique et militaire : le deuxième front uni chinois. Ils acceptaient de mettre un terme au conflit sans merci que se livraient depuis dix ans leurs
armées respectives pour s’unir contre l’ennemi commun. Cette alliance entra en vigueur le 28 juillet 1937, lorsque l’empereur nippon Hirohito déclara officiellement la guerre à la Chine. Mais, alors que les nationalistes s’étaient jetés dans une «guerre de résistance», Mao Zedong avait adopté une autre stratégie. Il avait ordonné à ses troupes d’éviter au maximum le contact direct avec l’ennemi et de privilégier des actions de guérilla. Cette tactique eut des conséquences importantes. Qu’allait devenir l’alliance entre communistes et nationalistes ?
Tandis que le Guomindang se voyait saigné à blanc, perdant au cours des huit ans de guerre plus de 3 millions de soldats, les communistes économisèrent leurs ressources et prirent le contrôle de vastes régions rurales. Avec l’aide des Américains, puis de la Russie soviétique, qui déclara à son tour la guerre au Japon en août 1945, la Chine finit par l’emporter. Une question restait cependant en sus-
pens : qu’allait devenir l’alliance entre communistes et nationalistes ? Les Américains, qui souhaitaient éviter la reprise de la guerre civile, organisèrent alors la rencontre de Chongqing. Les deux camps évoquèrent la nécessité de trouver des solutions pacifiques et démocratiques, mais aucun document ne fut signé. Du reste, les troupes communistes et celles du Guomindang avaient déjà commencé, en septembre, à s’affronter pour contrôler des territoires stratégiques. Alors que les nationalistes pouvaient apparaître comme les valets des Etats-Unis, Mao parvint à capitaliser sur la défaite nippone en s’affichant comme le vrai vainqueur de tous les impérialismes. Le 11 octobre 1946, Mao Zedong serrait une dernière fois la main de Tchang Kaï-chek. Aucun des deux rivaux ne savait alors que cinq ans d’une guerre sanglante les attendaient, avec, à la clé, la victoire du premier et la naissance de la République populaire de Chine. �
En 1945, à Chongqing. Au milieu, Patrick J. Hurley, représentant officiel des Etats-Unis. Mao Zedong est à sa droite, Zhou Enlai, à sa gauche.
Wu Yinxian / Magnum Photos
MAO ZEDONG
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A
Sétif, le 8 mai 1945, on s’apprête à fêter la capitulation de l’Allemagne. Mais dans cette petite ville du Constantinois, comme partout en Algérie, les manifestants musulmans comptent bien profiter des célébrations pour condamner le système colonial français, en place depuis 1830. Dans les cortèges, on chante l’hymne Min Djibalina (De nos montagnes), on brandit des portraits de Messali Hadj, le leader nationaliste arrêté un mois auparavant… L’ambiance est déjà très tendue lorsque certains osent sortir des pancartes qui proclament :«Vive l’Algérie libre !» La provocation de trop ? Le chef de la police locale tente d’arracher les panneaux, mais il est jeté à terre et roué de coups. Quelques secondes plus tard, un musulman qui tente de déployer le drapeau algérien est abattu, déclenchant une émeute qui va se propager dans toute la région. Cet embrasement laisse un goût amer à tous ceux qui appelaient de leurs vœux une émancipation pacifique. Ferhat Abbas est de ceux-là. Pharmacien à Sétif, marié à une Française, le leader politique s’était fait le chantre d’une voie modérée, prêt à accepter l’assimilation à une seule condition : la fin du statut d’«indigène». Pour l’historien Benjamin Stora, «Abbas est l’homme qui a voulu penser la “mixité” franco-algérienne, la reconnaissance mutuelle de deux pays, dans leurs traditions, leur culture, leur histoire spécifique. Pour lui, on pouvait être à la fois français à part entière et musulman à part entière». En avril 1945, conscient que la famine qui frappait le pays et la posture intransigeante de la métropole annonçaient une catastrophe, le fondateur de l’association Amis du manifeste de la liberté (AML) avait exhorté ses compatriotes à ne pas se laisser entraîner dans des actions désespérées. Peine perdue… La répression violente de la manifestation de Sétif provoque, en mai 1945, d’importants massacres de colons. A Kerrata, Amouchas, Chevreul, Périgotville, des Européens sont assassinés dans leurs
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fermes et leurs propriétés, contraignant le général de Gaulle à réclamer une intervention de l’armée. Massacres de civils, exécutions sommaires, bombardements de villages par l’aviation et la marine… On ne connaîtra jamais le nombre exact de victimes, même si les nationalistes algériens avancent le chiffre de 45 000 morts. La répression prend officiellement fin le 22 mai. Pour les musulmans, l’humiliation est terrible. L’armée organise des cérémonies de soumission pendant lesquelles les hommes doivent répéter en chœur : «Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien.» Le réformateur rejoindra les révolutionnaires du FLN
Tenu pour responsable des provocations alors qu’il n’était pas présent à Sétif au moment des émeutes et qu’il était le premier à appeler au dialogue, Abbas est emprisonné le 9 mai et l’ALM dissoute dans la foulée. Libéré en 1946, le leader modéré ne sera plus jamais le même. Face à la violence et au dialogue de sourds, ses positions se durcissent, et dorénavant, il milite clairement pour l’indépendance. En 1956, le réformateur intègre même les révolutionnaires du FLN, entré en clandestinité, avant de devenir l’éphémère président de l’Assemblée nationale constituante lors de l’indépendance. Mais l’Algérie de 1962 ne ressemble pas celle qu’il souhaitait. Toujours rétif au manichéisme (il n’hésitait pas à déclarer :«Nous sommes les fils d’un monde nouveau, né de l’esprit et de l’effort français»), Ferhat Abbas sera rapidement écarté par ses compagnons politiques, méfiants à l’égard d’un «bourgeois» dont le rêve d’une troisième voie s’était brisé un 8 mai 1945. �
8 mai 1945 Émeutes de Sétif. 1er novembre 1954 Le FLN lance un appel à la lutte armée.
RDA / Rue des Archives
LE DIALOGUE IMPOSSIBLE
ALGÉRIE
UNE ÈRE QUI S’OUVRE | La décolonisation
FERHAT ABBAS A Kerrata, le 22 mai 1945, les généraux français assistent à la cérémonie officielle de reddition des tribus, qui doivent scander : «Abbas est un chien.»
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UNE ÈRE QUI S’OUVRE | La décolonisation
LE TEMPS DE LA RÉVOLTE
MOYEN-ORIENT
nécessaire de ménager les Anglais qui ont vaillamment combattu Hitler. En 1945, les sionistes sont donc déchirés. Ben Gourion et l’organisation parami’acte de naissance d’Israël n’a pas litaire Haganah («défense») lance la été encore prononcé, que déjà, «saison de la chasse aux sorcières». la Palestine connaît une terrible Les chefs de l’Irgoun sont traqués et vague de violence. Alors que la Seconde Guerre mondiale touche à sa emprisonnés, voire transférés dans des fin, le territoire, placé sous protectorat camps d’internement au Kenya ou en Erythrée. Même si Begin passe entre anglais et sur lequel cohabitent Arabes les mailles du filet, l’opération est un et colons juifs, subit une série d’attenfranc succès pour Ben Gourion, qui tats. En mai 1944, la station de radio briespère voir les Anglais revenir sur leurs tannique de Ramallah est attaquée. Il organise l’arrivée de milliers Trois mois plus tard, c’est le quartier positions après ces démonstrations de de juifs d’Europe de l’Est général de la police à Tel-Aviv qui subit bonne volonté. Il n’en sera rien. d’importants dégâts. A la manœuvre ? Toujours traumatisé par les grandes Il avait fait partie de la seconde vague Des sionistes de l’Irgoun («organisa- de colons à débarquer en Palestine révoltes arabes qui ont enflammé la tion», en hébreu), un groupe armé dirigé ottomane en 1906 et avait troqué son Palestine dix ans auparavant, le propar Menahem Begin, qui mène la vie nom de David Grün pour celui de Ben tectorat rechigne encore à accueillir dure aux administrateurs anglais. Depuis Gourion («petit lion»), en référence au davantage de juifs sur le territoire. Sans le début de la Seconde Guerre mon- résistant juif qui s’était illustré contre comprendre que la Shoah a tout diale, l’Irgoun avait limité ses opéra- l’occupant romain au Ier siècle après J.-C. changé : 6 millions de juifs sont morts tions de déstabilisation. Mais, alors que Ce songe d’un Etat juif, il le sait à por- dans les ghettos et les camps d’exterla victoire des Alliés semble doréna- tée de main. Mais il sait aussi que ce mination nazis, et les rescapés de l’Hovant acquise, Menahem Begin et ses n’est pas par la violence que les colons locauste sont nombreux à vouloir hommes comptent maintenant durcir pourront se faire entendre, et qu’il est gagner une terre sur laquelle ils pourleur position face aux raient enfin vivre en paix. Anglais, qui ne souLa rigidité de la puissance haitent pas revenir sur mandataire apparaît leur décision de limiter presque inhumaine, et Défenseur acharné de la création de l’Etat d’Israël, le «petit lion», ici en 1948 avec des notables arabes, l’immigration juive à l’attitude de Ben Gourion deviendra Premier ministre de la nouvelle République. va progressivement changer en 1945. Dans le plus grand secret, il organise l’arrivée de milliers de juifs d’Europe de l’Est, qui, la rage au cœur, tentent de gagner les côtes de la Palestine. Lui, le légaliste, encourage dorénavant la Haganah à perpétrer des sabotages contre les Anglais, tout en essayant de réduire les pertes humaines. Par son intransigeance, l’Angleterre aura réussi à fédérer les juifs, légalistes et révolutionnaires, sionistes socialistes et sionistes «révisionnistes». Londres enverra des milliers de soldats supplémentaires pour neutraliser l’élan populaire, mais il sera trop tard : le mouvement de la révolte hébraïque a commencé. Trois ans après, les Anglais se déclareront incompétents et quitteront la Palestine. Le rêve de Ben Gourion est enfin réalisé. C’est lui, qui le 14 mai 1948, lit la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël, conscient des autres combats qu’il reste encore à mener. �
L
Mai 1945 Crise des réfugiés juifs en Palestine. 14 mai 1948 Proclamation de l’indépendance de l’Etat d’Israël.
75 000 personnes. Et surtout, qui s’opposent toujours à la création d’un Etat juif. Complètement dépassé par la situation, le protectorat se tourne alors vers un homme : David Ben Gourion. Pragmatique et mesuré, le leader du Yichouv («implantation») rêve lui aussi de la création de l’Etat d’Israël depuis que, enfant, il avait entendu un discours de Theodor Herzl, le penseur du sionisme, dans une synagogue de Plonsk, sa ville natale en Pologne.
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Leemage
DAVID BEN GOURION
LA SÉLECTION DE CYRIL GUINET
POUR EN SAVOIR PLUS
LES CAMPS
T É MOIG N AG E
Coup de cœur
À HAUTEUR D’ENFANT
Parce qu’elle était une enfant à Auschwitz, Ida Grinspan a voulu s’adresser aux enfants. Son livre, pourtant, loin d’un récit naïf, peut être lu par tous. De la déportation, à son retour au camp en 1988, elle livre, avec le concours de l’académicien français Bertrand PoirotDelpech, le magnifique récit d’une survie. J’ai pas pleuré, de Ida Grinspan et Bertrand Poirot-Delpech, Pocket Jeunesse, 5,90 €.
Coup de scalpel
Trois ans après son retour de Ravensbrück, la sœur du grand résistant le colonel Rémy rédige un texte à la précision chirurgicale. Ce récit poignant, totalement tombé dans l’oubli, vient d’être réédité grâce à l’historien Christian Delporte. La Grande misère, de Maisie Renault, Flammarion, 21 €.
Coup de poing
Dans ce court ouvrage, Marceline Loridan-Ivens s’adresse à son père, mort à Auschwitz. Elle lui raconte sa détention, son retour, sa famille détruite, et la peur qui ne l’a pas quittée… Un constat lucide comme le désespoir. Et tu n’es pas revenu, de Marceline Loridan-Ivens, Grasset, 12,90 €.
Coup de foudre
Jacques et Madeleine Goldstein n’ont pas 25 ans lorsqu’ils sont séparés, le 1 mai 1944, à Birkenau. Parce qu’ils s’aiment, et que leur fille de 4 ans les attend cachée chez une nourrice, les jeunes gens vont tenir et finront par se retrouver après douze mois d’enfer. Broyés, mais vivants. On se retrouvera, de Madeleine Goldstein, Archipoche, 6,65 €.
M
arceline, Ida, Sarah, Henri et Victor, les cinq rescapés qui témoignent dans ce numéro (page 58) sont réunis dans cet ouvrage. Ils y racontent comment, alors qu’ils n’étaient que des enfants, ils ont vu les gendarmes français ou les soldats allemands faire irruption dans leur vie pour les envoyer en enfer. Ils témoignent de la
LA GUERRE
peur, de l’humiliation, de la souffrance… Ils se souviennent de la faim, du froid, du typhus et de l’extermination de leurs parents… Des documents inédits (copies d’interrogatoire, lettres envoyées depuis Drancy ou Auschwitz…) renforcent l’émotion qui nous étreint à la lecture de ces souvenirs douloureux. Traces de l’enfer, collectif, Larousse, 17,90 €.
EXPO
L’HORREUR CENSURÉE
A
partir de 1942, les Russes entamèrent la reconquête en Europe de l’Est et découvrirent les horreurs nazies : villages rasés, charniers de milliers de cadavres… Puis vint la réalité des camps d’extermination. Des opérateurs de l’Armée rouge filmèrent ces atrocités. Ce sont ces images que
cette exposition dévoile aujourd’hui. Soixante-seize extraits de films inédits, que Staline avait détournés pour sa propagande, et censurés, par antisémitisme, pour cacher que de nombreuses victimes étaient juives. Bouleversant. Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah, au Mémorial de la Shoah, Paris 4, jusqu’au 27 septembre 2015. Entrée libre.
LA SOLUTION FINALE PASSÉE AU CRIBLE
C
Parmi les ouvrages consacrés à la Seconde Guerre mondiale, ces deux livres sont des références. Le premier, écrit par l’érudit Claude Quétel, fait la part belle aux batailles, aux soldats, au matériel… Intégrant les découvertes récentes, il tord le cou aux idées reçues : la supériorité de la Wehrmacht, le Débarquement gagné d’avance… Le second, de l’historien normand Jean Quellien, sans négliger le récit des combats, accorde une large place aux enjeux idéologiques, politiques et stratégiques. Passionnant. La Seconde Guerre mondiale, de C. Quétel, Perrin, 23,90 €. La Seconde Guerre mondiale, 1939-1945, de J. Quellien, Tallandier, 24,90 €.
Le plus incroyable
Voici le récit d’une traque acharnée, menée par deux journalistes : celle d’Aribert Heim, le boucher de Mauthausen, qui collectionnait les crânes des détenus suppliciés. Les auteurs ont remonté sa trace jusqu’en Egypte, au Caire, où Heim a fini sa vie en 1992, converti à l’islam et ne regrettant rien de son passé nazi. On l’appelait Docteur La Mort, de Nicholas Kulish et Souad Mekhennet, Flammarion, 22,90 € .
DVD
ette série tente d’expliquer comment l’extermination de millions de juifs a eu les moyens d’exister. Des premières lois anti-juives, dans les années 1930, à la «diaspora des cendres», à la fin de la guerre, photos, documents, films et témoignages nour-
Les plus complets
rissent le récit d’une soixantaine d’historiens de renom (certains sont des survivants des camps), mobilisés pour ce monumental documentaire. Indispensable pour comprendre et ne jamais oublier. Jusqu’au dernier, de W. Karel et B. Finger, Zadig Productions, 24,99 €.
Le plus effrayant
A l’automne 1944, alors que la défaite semblait inéluctable, l’état-major japonais recrutait ses premières «unités spéciales d’attaque». Spécialistes de l’histoire du Japon, les auteurs reviennent sur le recrutement et l’embrigadement de ces «bombes humaines» qui provoquèrent chez l’ennemi une réelle psychose. Kamikazes, de Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Flammarion, 22 €.
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NOUVEAU Bouddhistes, chrétiens, hindous, soufis… Le tour du monde des pratiques de la méditation
En vente chez votre marchand de journaux. Pour trouver le plus proche, téléchargez�:
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RÉCIT / LIVRES / DVD / EXPOSITION
Jean-Paul Dumontier/La Collection
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Le curé de Loudun, victime d’une machination politique, fut accusé d’avoir ensorcelé des sœurs. On le brûla en place publique le 18 août 1634 (gravure de 1881).
LE CAHIER DE L’HISTOIRE SORCELLERIE La scandaleuse affaire des possédées de Loudun p. 120 BEAU LIVRE L’émancipation des Françaises au XXe siècle p. 130 ARRAS Une exposition sur l’art de vivre à la cour de Versailles p. 134
GEO HISTOIRE 119
R ÉCIT
En 1632, en Anjou, des religieuses affirmèrent être habitées
par le démon. L’Eglise désigna un coupable : le curé de Loudun, accusé
de les avoir ensorcelées. Entre diableries et machination politique,
retour sur l’un des scandales les plus retentissants du XVIIe siècle.
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FRAPPÉES PAR LE DÉMON
Tallandier/Rue des Archives
Face à leurs consœurs terrifiées, deux ursulines sont en proie à des crises de possession. Les étranges évènements qui frappèrent le couvent de Loudun en 1632 ont longtemps hanté les esprits, comme le montre cette gravure de la fin du XIXe siècle.
AKG Images
UN LIBRE-PENSEUR ACCUSÉ DE SORCELLERIE
Elégant et orateur hors pair, Urbain Grandier captivait les foules lors de ses prêches à l’église Sainte-Croix de Loudun. Sur cette gravure sur cuivre, on le voit exercer sa brillante rhétorique, cette fois-ci pour sauver sa vie lors du procès en sorcellerie dont il était l’accusé en 1634.
R ÉCIT
L
e diable aurait-il pris ses quartiers à Loudun ? Une odeur de soufre plane encore sur cette ville située près de Poitiers, à jamais associée aux étranges évènements qui frappèrent ici le paisible couvent des ursulines à l’automne 1632. Entre diableries et sorcellerie, manipulations et guerres de religion, l’affaire dite des «possédées de Loudun» passionne depuis quatre siècles les historiens comme les amateurs d’occultisme. Les faits rapportés ont certes de quoi faire frémir… Dans la nuit du 21 au 22 septembre, trois religieuses virent passer le fantôme de leur confesseur, mort de la peste quelques semaines plus tôt. Puis, le lendemain, alors que les dix-sept sœurs étaient réunies au réfectoire, toutes furent terrifiées par le passage d’une boule de lumière noire. Il fallait se rendre à l’évidence : les lieux étaient hantés. Alerté, un groupe de prêtres et de magistrats de la ville finit par pénétrer dans l’enceinte interdite aux hommes. Mais ce n’est pas à un fantôme qu’ils firent face, mais à deux ursulines en proie à des spasmes violents, le visage déformé par des convulsions, la bouche écumante, vociférant blasphèmes et obscénités. Comment ces femmes pouvaient-elles s’abandonner à ces débordements jusqu’à en oublier toute pudeur ? Qui avait pu transformer ces enfants de Dieu en démentes lubriques ? Le diable, sans aucun doute… Pour s’en assurer, un religieux enfonça deux doigts dans la gorge d’une des possédées, la sœur Jeanne des Anges, mère supérieure du couvent. En latin, il exhorta le démon à parler. Nicolas Aubin, écrivain natif de Loudun, rapportera, sur la base des témoignages de l’époque, cet échange : «Pour quelle raison es-tu entré dans le corps de cette vierge ?» Réponse : «Par animosité.» «Et qui t’a envoyé ?» «Urbain Grandier !» répondit la possédée. Choc dans l’assistance. Car cet homme était connu de tous : Grandier était le curé de la ville. Très sérieusement, on inscrivit le nom du curé sur un procès-verbal, et c’est ainsi que s’ouvrit, sur la base du témoignage d’une religieuse prétendument possédée, l’un des scandales judiciaires les plus retentissants du XVII siècle. Et l’une des dernières irruptions du surnaturel dans l’histoire de France : alors que les procès en sorcellerie sont associés au Moyen Age et à l’Inquisition, ce retour
du diable à l’époque de Descartes est quelque peu étonnant… Il existe une explication à cet anachronisme : l’affaire déborde le cadre de la chasse aux hérétiques pour prendre une dimension éminemment politique à une époque qui n’en avait pas tout à fait fini avec les guerres de religion. Au début du XVII siècle, les tensions entre catholiques et protestants étaient pourtant apaisées depuis trente ans avec la pacification menée par Henri IV. C’était sans compter son fils et successeur, Louis XIII, qui s’était empressé de repartir en croisade contre les huguenots afin d’imposer le catholicisme. Ce mouvement prit le nom de contreréforme, et entre 1620 et 1628, les armées royales perpétrèrent plusieurs massacres de protestants, assiégeant victorieusement la Rochelle, un de leurs bastions. Aux commandes de ces opérations ? Le cardinal de Richelieu. A peine le siège levé, ce dernier mit en œuvre des mesures pour soumettre les huguenots à l’autorité de l’Etat. Il fut interdit aux réformés de se réunir en assemblée, mais surtout de posséder des villes entourées de fortification,
AMI DES PROTESTANTS, LE CURÉ DE LOUDUN S’OPPOSAIT À RICHELIEU qui pouvaient paraître comme autant de poches de résistance potentielles au pouvoir central. Les trente-huit «places de sûreté» protestantes, disposant de remparts et de citadelles, devaient être démantelées. Loudun, bourg de 12 000 âmes à l’époque (dont une majorité de protestants), était l’une d’entre elles. Pour le cardinal, la décision de détruire ces places fortes constituait une aubaine personnelle. Son souhait était en effet d’établir dans la région une ville nouvelle qui porterait son nom, Richelieu, et ne pourrait que bénéficier d’une perte d’influence de sa voisine, Loudun. Un homme, pourtant, se mettait en travers de sa route : Urbain Grandier, farouche adversaire de la centralisation. Nommé curé de la ville en 1617, ce dernier était, selon les témoignages de l’époque, une personnalité flamboyante. Orateur de talent, il délivrait des sermons marqués par une certaine liberté de ton. Mais il n’était pas seulement connu pour sa rhétorique. C’était aussi un bel homme, qui, bien qu’il ait dédié sa vie à Dieu, n’avait pas renoncé aux plaisirs de la chair. Nombreuses furent
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R ÉCIT celles qui déposèrent les armes aux pieds de ce Don Juan en soutane. Philippe Trincant, fille du procureur du roi à Loudun, était son élève en latin, et avait tout juste 15 ans quand elle céda à ses avances. Après l’avoir engrossée, Grandier s’en désintéressa pour convoler avec une autre de ses paroissiennes, Madeleine de Brou, orpheline bien née qui se destinait à rentrer dans les ordres. Pour lui prouver la sincérité de son amour, le curé lui promit le mariage et rédigea un essai dans lequel il entendait démontrer que le célibat des prêtres n’était pas une nécessité. Sans se douter que ce pamphlet allait, plus tard, entraîner sa perte… Un tel comportement avait de quoi choquer la France pieuse du début du XVII siècle… Tout naturellement, Grandier s’attira les foudres de notables. Louis Trincant, le père de la jeune fille déshonorée, devint l’un des plus farouches adversaires de l’impénitent séducteur. Jean Mignon, religieux de l’ordre du Carmel, nourrissait aussi une rancune tenace à l’égard de celui qui était devenu chanoine de l’église royale Sainte-Croix de Loudun, charge que lui-
cette disgrâce dont elle a beaucoup souffert, s’ajoutaient les aspérités d’un caractère intraitable», résumait l’académicien Henri Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux (1909). Les biographes de sœur Jeanne évoquent aussi des troubles du comportement, une forme de perversité et une sensualité morbide, signes convergents pour en faire un cas d’école de ce que les psychiatres appelleront plus tard la «grande hystérie ». Folle ou saine d’esprit ? Toujours est-il que Jeanne des Anges fut la première à être «témoin» des apparitions qui hantèrent son couvent à l’automne 1632. Et la première à désigner Grandier comme responsable de son tourment lorsqu’elle fut déclarée possédée. Comment fut-elle amenée à prononcer le nom d’un homme qu’elle n’avait jamais rencontré, et avec lequel son seul échange se résumait à une lettre ? Certains y voient la marque d’une obsession pour un prêtre dont le charisme rayonnait sur la ville. D’autres pensent que Mignon souffla son nom à l’oreille de celle dont il avait la responsabilité spirituelle, trop content de menacer son ennemi juré. En urgence, un exorciste fut appelé au couvent : Pierre Barré, curé de Chinon, fit à pied les 20 kilomètres séparant sa paroisse du couvent, priant et chantant tout le long du trajet. Il assista, le 3 octobre, aux «étranges vexations et agitations au corps» dont souffrait Jeanne des Anges. Le surlendemain, le prêtre commença les rituels sur la mère supérieure, ainsi que sur deux autres sœurs, et en profita pour exorciser le chat du couvent qui passait par là et lui semblait également agité. Il déclara ensuite que dans le corps de Jeanne des Anges s’étaient logés non pas un, mais sept diables, dont le démon Astaroth, Grand Duc des Enfers. Entre octobre et novembre, des notables de Loudun assistèrent à ces séances. Titillé par l’idée que ces rituels pouvaient fort bien n’être qu’une mise en scène destinée à nuire à Grandier, le bailli de Loudun tenta alors de contrarier les entreprises de Mignon et de Barré. On lui rétorqua qu’il s’agissait d’une affaire ecclésiastique et que la justice des hommes n’avait pas à s’en mêler. Mais le scandale avait trop duré… Par peur du ridicule, l’archevêque de Bordeaux mit un terme provisoire aux exorcismes en renvoyant Barré chez lui la veille de Noël. Aussitôt après, comme par enchantement, le calme revint dans le couvent. «Les diables semblèrent plus respecter l’unique croix que
même convoitait. Tous ces mécontents n’auraient toutefois pas été un grand danger pour Grandier si ne s’y étaient adjoints Richelieu et les partisans de la contre-réforme. En 1630, les pressions commencèrent à peser sur le prêtre, qui restait malgré tout farouchement attaché au maintien des remparts. Il avait la conviction que l’indépendance et la prospérité de Loudun dépendaient de sa capacité à conserver ses murailles. Il n’hésitait pas à défendre sa position, quitte à passer pour un ami des protestants – ce qui était périlleux pour un religieux catholique en pleine contre-réforme. A la fin de l’année 1632, la réputation de Grandier s’était immiscée jusque derrière les grilles du couvent, et son nom était parvenu aux oreilles de la mère supérieure, Jeanne des Anges. Elle lui proposa, par courrier, de devenir le confesseur de sa communauté, ce qu’il refusa, et la religieuse dut reporter son choix sur son rival, Jean Mignon. Bossue, la sœur Jeanne avait été placée très tôt dans les ordres. «Petite pensionnaire difforme, mal épanouie et sans charme, elle n’inspirait guère que la pitié. A
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MEPL/Rue des Archives
UN EXORCISTE FUT APPELÉ EN URGENCE CHEZ LES URSULINES
DU GRAND-GUIGNOL POUR LES FIDÈLES
Cette gravure de 1895 tente de montrer le chaos qui régnait dans les églises de Loudun lors des séances d’exorcisme qui attiraient de nombreux curieux.
Collection privée/Isadora/Leemage
LE SUPPLICE DES BRODEQUINS
Urbain Grandier dut subir la torture des brodequins : des planches de bois attachées sur chaque jambe. Des coins étaient ensuite enfoncés à coups de masse, provoquant une douleur insupportable. Inscrite dans le système judiciaire depuis le Moyen Age, la technique fut utilisée en France jusqu’en 1780.
R ÉCIT l’archevêque avait mise à la tête de son écrit, que le nombre infini de signes de croix que les exorcistes avaient pratiquées sur les sœurs au temps de leur agitation», ironisera Nicolas Aubin. L’affaire des possédées de Loudun était, semble-t-il, terminée. C’était sans compter sur la ténacité de Richelieu… En septembre 1633, le baron Jean Martin de Laubardemont fut envoyé à Loudun avec pour mission d’abattre les murailles. Homme de confiance du cardinal, Laubardemont comprit vite quel avantage il pourrait tirer de l’affaire des possédées pour mettre hors-jeu celui qui s’opposait à la destruction des remparts. Le baron jouissait de relations amicales à Loudun et au sein même du couvent des ursulines. A peine arrivé en ville, les possessions recommencèrent de plus belle. Aucun document n’a été retrouvé permettant d’affirmer que Laubardemont poussait les religieuses à accuser Grandier, mais il ne fait LE PACTE aucun doute qu’à ce stade, les AVEC LE MALIN sœurs étaient encouragées à Truffé de figures simuler la folie pour nuire au et de caractères cabalistiques, prêtre, comme le laisse ce faux document entendre l’historien Michel fut produit par Carmona, auteur de Les les accusateurs Diables de Loudun (éd. de Grandier. Fayard, 1998). Du reste, cette fois, les dix-sept sœurs sans exception furent touchées par la démence, ainsi qu’une dizaine de laïques loudunaises… qui avaient en commun d’avoir Mignon pour confesseur. Les exorcismes reprirent donc. Le couvent ne suffisait plus, et on organisa des séances dans les églises de la ville. Ces cérémonies étaient publiques et Loudun se changea en un théâtre où se jouaient chaque jour les mêmes scènes. Après avoir entamé les cantiques, les religieux aspergeaient les possédées d’eau bénite. Les sœurs se contorsionnaient, grimaçaient, déversaient des flots d’injures et hurlaient le nom de Grandier, les yeux révulsés, la bave aux lèvres. Elles arrachaient leurs vêtements, se trémoussaient dans des poses lascives, se frottaient aux crucifix… Pour assister à ce spectacle délirant, le public venait de toutes les villes de la région, puis de toute la France, et bientôt de l’étranger. Les hôtels étaient toujours pleins. En quelques mois, une cinquantaine d’imprimés circulèrent dans le royaume pour se faire l’écho des événements de Loudun. C’était la première fois qu’un fait divers avait un tel retentissement national.
Après avoir soufflé sur les braises, Laubardemont passa à la seconde étape. Un séjour à Paris lui permit d’obtenir auprès du roi les pleins pouvoirs et la charge d’instruire l’affaire. De retour à Loudun, il fit arrêter Grandier le 9 décembre 1633. Des perquisitions furent menées au domicile du présumé coupable au cours desquelles fut découvert un exemplaire du Traité sur le célibat des prêtres. L’ouvrage pouvait servir au procès, mais il fallait des preuves plus substantielles du pacte avec le malin. Qu’à cela ne tienne : le 26 avril 1634, un certain Maunoury, chirurgien de son état, et ennemi notoire de Grandier, fut envoyé dans la cellule
Archives Charmet/Bridgmanart.com
LES YEUX RÉVULSÉS, LES NONNES HURLAIENT LE NOM DE GRANDIER
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R ÉCIT du prêtre. Sa mission ? Découvrir sur le corps du prisonnier les «marques» du diable, zones supposées insensibles à la douleur. A l’aide d’une lancette, le médecin sonda le corps de Grandier en de multiples endroits, le faisant hurler de douleur, et prenant soin d’appuyer par moments avec la partie non coupante de son instrument, afin de «prouver» l’existence de zones non sensibles. Les exorcistes qui poursuivaient leur office à Loudun furent, quant à eux, chargés de produire le texte du pacte. C’est ce que permit une mise en scène «miraculeuse» le 17 mai. L’exorciste faisait alors mine d’interroger Léviathan, l’un des sept démons supposé habiter le corps de Jeanne des Anges. L’engeance maléfique révéla que le document se trouvait sous la soutane de l’évêque de Poitiers, dans
Laubardemont comprit pourtant qu’une telle condamnation pourrait paraître arbitraire. L’âge de l’Inquisition était terminé : envoyer au bûcher un homme qui hurlait son innocence était peu compatible avec l’Etat de droit et risquait de heurter les mentalités plus rationnelles du XVII siècle. Le baron décida donc d’arracher des aveux à Grandier en le soumettant à la torture des brodequins. Cette méthode consistait à enserrer les deux jambes du supplicié entre des planches avant d’exercer une pression par des coins qui broyaient les membres. Malgré la douleur que Grandier put ressentir à mesure que ses os volaient en éclats, il n’avoua aucun commerce avec le diable. On le ranima en lui brûlant les jambes, puis il fut promené en cortège dans les rues. Devant 6 000 personnes, le bourreau l’attacha au poteau du bûcher, déposa à ses pieds son livre sur le célibat des prêtres et le supplicia par le feu jusqu’à la mort. Moins de deux ans après l’apparition du premier fantôme au couvent, c’en était donc fini du curé de le public. Et sur le sol, en effet, gisait ��� ����� �� 4 ����� Loudun… Quant aux murs de la ville, un papier en boule où figurait une ils furent détruits après son exécution. Septembre 1632 allégeance à Satan, signée en lettres Sur ces terres protestantes, la contrePlusieurs ursulines du couvent de Loudun de sang. Jolie mise en scène… réforme triomphait, et avec elle le pousont déclarées posséCes «preuves» réunies, et les témoivoir central de Louis XIII, qui n’était dées par sept démons. gnages des sœurs consignés, Laubarpas à une victime expiatoire près. La Décembre 1633 Sur demont jugea le moment venu de faire condamnation expéditive et inique la base des témoicondamner l’hérétique. Le 23 juin 1634 dont Grandier avait été victime allait gnages des sœurs et fut d’abord organisée une confrontatoutefois nourrir les récits des chronide la mère supérieure, queurs de l’époque. Plus récemment, tion entre le curé et celles qu’il était Urbain Grandier, curé accusé d’avoir envoûtées. Les sœurs Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur de Loudun, est accusé «de magie, maléfice ne l’ayant encore jamais vu en chair des mondes, publia en 1952 Les et possession». et en os, Grandier demanda à paraître Diables de Loudun, récit où Urbain devant elles au milieu d’autres prêtres Grandier apparaît comme le bouc 15 août 1634 Ouverture portant les mêmes habits que lui, émissaire de forces qui le dépassent. du procès du curé de Loudun, soumis alors à afin de voir si elles le reconnaîtraient En 1971, le cinéaste Ken Russell réalisa la question. comme dans leurs prétendues visions. Les Diables, où les scènes d’exorcisme On lui refusa ce privilège et on le proérotico-mystiques servent d’exutoire 18 août 1634 Urbain Grandier, déclaré duisit devant les nonnes après lui aux frustrations sexuelles des nonnes coupable, est brûlé possédées, à commencer par la mère avoir rasé les cheveux, les cils, les souren place publique. cils. Prises de remords, deux sœurs supérieure interprétée par Vanessa avouèrent qu’elles avaient proféré des Redgrave. Quant à la Jeanne des Anges accusations à tort, mais les exorcistes expliquèrent historique, elle ne fut pas «libérée du diable» à la qu’il s’agissait d’une ruse du démon. Le simulacre mort de Grandier, bien au contraire. Pendant près de dix ans, elle fut poursuivie sans relâche par des de procès se déroula du 15 au 18 août. «Dûment convaincu du crime de magie, maléfice et possesdémons… Des démons ? Peut-être, simplement, les sion», Grandier fut condamné à être brûlé en place remords d’avoir envoyé au bûcher un innocent. � publique, sentence applicable le jour même. CLÉMENT IMBERT
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Jean-Paul Dumontier/La Collection
LE CURÉ EST ACCUSÉ DU CRIME DE MAGIE, MALÉFICE ET POSSESSION
BRÛLÉ EN PLACE PUBLIQUE
Affaissé sur lui-même, ses jambes ayant été broyées par les brodequins, Grandier fut attaché au poteau du bûcher. Lorsqu’il voulut s’adresser à la foule, les prêtres lui lancèrent de l’eau bénite au visage (gravure de 1881).
En 1925, à Paris, des lesbiennes font scandale en s’affichant avec cheveux courts, veston, cravate et pantalon.
Collection Grob/Kharbine Tapabord/DR
B E A U
L I V R E E
UN SIÈCLE D’ÉMANCIPATION La fresque passionnante de l’admirable combat des Françaises au XXe siècle.
E
lles sont belles, combattantes, scandaleuses ou encore insoumises, les femmes que Dominique Missika, éditrice et productrice à France Culture, nous présente ici. Son livre, très richement illustré de photographies, peintures, affiches, publicités, retrace en effet l’histoire des Françaises au XX siècle. L’ouvrage s’ouvre logiquement en 1900, alors que le pays est, selon les mots de l’écrivain Paul Morand, sur la «cime du bonheur». C’est le temps des Expo universelles et des cocottes de la Belle Epoque. Et les Françaises – du moins les plus aisées – s’adonnent au yachting, au tennis, à la bicyclette ou encore à l’équitation. Ces deux dernières activités contraignent les femmes à porter des jupesculottes. Une audace qui suscite bien
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des débats, jusqu’à ce que, finalement, le port du pantalon soit autorisé si la dame tient… le guidon d’un vélo ou les brides d’un cheval ! La mode est d’ailleurs très présente dans ce panorama. Au fil des pages, les silhouettes évoluent : cheveux et jupes raccourcissent ou rallongent selon l’ère du temps. Mais l’auteur s’attache aussi à rappeler qu’en cent ans, la femme française a dû mener bien des combats : droit de vote, pilule contraceptive, légalisation de l’avortement, parité politique… Les figures de la condition féminine que l’on retrouve dans ce livre sont connues : elles ont pour nom Colette (que l’on découvre sur un cliché étonnant de 1932, dans l’institut de beauté que l’écrivaine avait ouvert à Paris), Simone Veil, Françoise Giroud,
Gisèle Halimi et son «manifeste des 343 salopes» ou Arlette Laguiller, première candidate à la présidence de la République en 1974… Mais Dominique Missika a aussi la bonne idée de nous rappeler, toujours photos à l’appui, les sourires des premières nageuses olympiques (1928) ou encore d’Anne Chopinet (première élève de Polytechnique, porte-drapeau sur les Champs-Elysées lors du défilé du 14 juillet 1972). Bien sûr, l’iconographie fait la part belle aux people, qu’elles viennent des lettres, (Sagan, Duras, Yourcenar…), du show-biz (Mistinguette, Piaf, Barbara…) ou du cinéma (Danielle Darrieux, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve…). Mais elle nous entraîne aussi à la rencontre des héroïnes du quotidien, veuves de guerre, trieuses de charbon dans les mines, cueilleuses de fleurs pour l’industrie du parfum, infirmières, dactylos… Et l’on referme ce livre de 240 pages en se disant que ces femmes de France, modestes ou célèbres, ont fait preuve autant de charme que de ténacité. � CYRIL GUINET
Les Françaises au XXe siècle, de Dominique Missika, éd. du Seuil, 39 €.
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ESSAI
LE MOT QUI FAIT PEUR
LIRE, A VOIR
A la fin de son voyage, Conan Doyle croque Sampson, la mascotte de l’équipage, aboyant sur une baleine.
DR
T
uerie à Charlie Hebdo, guerre en Syrie, émergence de l’Etat islamique, le terme «djihad» a connu ces derniers mois un triste regain de popularité. Mais que signifie vraiment ce mot ? Les Occidentaux le traduisent volontiers par «guerre sainte». Cette interprétation, pour d’autres, est trop simpliste. Ils rappellent que djihad, dans son assertion première, signifie «effort sur soi» et appelle plutôt les musulmans à un travail intérieur et pacifique, une exigence intellectuelle leur permettant de s’élever spirituellement. D’un extrême à l’autre, qu’elle est donc la réelle signification du djihad ? Un policier et un chercheur ont mené l’enquête. Le résultat de leurs investigations, c’est ce petit livre formidable de concision et de clarté. Michel Guérin, inspecteur général de police, et Jean-Luc Marret, membre de la Fondation pour la recherche stratégique, révèlent les différents aspects de cette «guerre sainte» au cours des siècles. Cette notion apparaît durant la vie du Prophète, pour être ensuite théorisée par les docteurs de la foi. Le djihad, au fil du temps, devient tour à tour arme d’expansion, fer de lance des conquêtes, outil de répression. Les deux auteurs ne se contentent pas de généralités historiques. Leur livre fourmille d’anecdotes et d’éclairages originaux, notamment sur le djihad des femmes, le djihad sur mer ou le djihad numérique. Un formidable outil pour éclairer l’actualité. C. G. Histoires de djihad, par Michel Guérin et Jean-Luc Marret, éd. des Equateurs, 13 €.
D O C U M E N T S
CONAN DOYLE LE MARIN Une belle édition qui permet de suivre les débuts de l’écrivain, futur père de Sherlock Holmes.
E
n 1880, alors qu’il termine ses études de médecine, Arthur Conan Doyle s’embarque, sur un coup de tête, comme médecin à bord d’un baleinier. Dans ses bagages, il emporte des carnets, des crayons. Dès le premier jour – le 28 février – il note que la météo est exécrable et raconte l’expulsion d’un «malheureux passager clandestin qui essayait de se cacher dans l’entrepont». Durant les cinq mois de la campagne de chasse aux phoques, le jeune homme tient son journal de bord, tel un greffier scrupuleux du quotidien. Cette belle édition, proposée par Paulsen, permet de découvrir, grâce à de nombreux fac-similés, l’écriture élégante tracée à la plume d’oie de Conan Doyle et d’admirer ses talents de dessinateurs. Car il ne se contente pas de raconter ses journées, les coups
de tabac, les chaloupes mises à la mer, il illustre aussi ses textes de nombreux croquis : la capture d’un narval, les marins faisant de l’exercice, les outils des chasseurs de phoques… Son récit s’achève le 11 août, date du retour en Ecosse sous un «soleil terriblement terrible». Cette expérience, concède-t-il, a changé le cours de sa vie. Car il ramène surtout de son voyage un irrépressible désir d’écrire. Il s’établit comme médecin à Porthsmouth et rédige bientôt une première nouvelle – une histoire de fantôme dans le Grand Nord – qui passe plutôt inaperçue. Puis, en 1887, il publie Une étude en rouge, mettant en scène un détective flegmatique et ingénieux, baptisé Sherlock Holmes. On connaît la suite… C. G. Conan Doyle au pôle Nord, traduit par Charlie Buffet, éd. Paulsen, 25 €.
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LIRE, A VOIR
E S S A I S
L’AFRIQUE MÉDIÉVALE DÉVOILÉE François-Xavier Fauvelle nous entraîne sur un territoire historique encore méconnu.
V
oilà un livre dépaysant ! Ce recueil de trente-quatre textes courts et captivants nous entraîne à la découverte d’un territoire historique quasiment inexploré : le Moyen Age africain, qui s’étire entre les VIII et XV siècles, c’est-à-dire entre le moment où l’Afrique subsaharienne rencontre l’islam et les explorations des premiers découvreurs européens. Les sources, pour comprendre et raconter cette période, sont, hélas, maigres. S’appuyant sur la tradition orale et quelques écrits sauvegardés, l’auteur, un des meilleurs spécialistes de l’Afrique médiévale, parvient tout de même à retracer les routes du sel, de l’or,
de l’ambre de cachalot ou celles empruntées par les marchands d’esclaves. L’archéologie, bien que rare, est mise aussi à contribution. Quelques perles retrouvées dans un tumulus, l’épave d’une caravane exhumée dans le désert ou la statuette d’un rhinocéros plaquée d’or – qui donne son titre à cet ouvrage – permettent à l’historien de reconstituer la vie des conquérants, des pèlerins ou des monarques qui occupèrent d’inaccessibles monastères éthiopiens, le splendide Empire du Mali, les mines fantômes du Zimbabwe ou
encore une contrée du Sahel «où l’or pousse comme les carottes». Chaque étape est à la fois un voyage dans le temps, dans la géographie, et un conte digne d’un griot. Car loin d’être un aride ouvrage universitaire, ce livre est au contraire un tableau impressionniste et fascinant de l’âge d’or du continent noir. C. G.
Le roi Musa Ier du Mali (12801337), représenté ici sur un atlas catalan du XIVe siècle, est considéré comme le personnage le plus riche de tous les temps.
Le Rhinocéros d’or – Histoires du Moyen Age africain, de François-Xavier Fauvelle, éd. Folio/Histoire, 8,90 €.
B I O G R A P H I E E
CLÉOPÂTRE, AU�DELÀ DE LA LÉGENDE La reine d’Egypte, qui a séduit l’empereur romain Jules César, n’était pas seulement une femme fatale au charme magnétique. C’est ce que démontre cet essai.
C
léopâtre reste une des figures les plus fascinantes de l’Histoire. Sa beauté légendaire qu’auraient entretenue des bains de lait d’ânesse, son charme qui ensorcela Jules César et son successeur, Marc Antoine, son suicide par morsures de serpents, tout dans le destin de celle qui régna sur l’Egypte de 51 à 30 av. J.-C. est de nature à enflammer les imaginations.
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Pour faire la part du mythe et de la réalité, l’auteur, professeur d’histoire ancienne à l’université de Lorraine, s’appuie sur d’importantes découvertes archéologiques et épigraphiques réalisées ces dix dernières années. Il dresse le portrait d’une souveraine complexe, pharaonne traditionnelle pour ses sujets, dernière réincarnation de la déesse Isis, mais obligée de
vivre dans l’ombre de Rome. L’ouvrage s’achève sur une exploration du mythe Cléopâtre. Car chaque époque a fantasmé ce personnage : reine prostituée pour les auteurs antiques, captive héroïque à la Renaissance, elle se fige «plus fatale que jamais» au XIX, avant d’être incarnée par les actrices les plus glamours du cinéma au XX siècle. C. G. Cléopâtre, la déesse-reine, de ChristianGeorges Schwentzel, éd. Payot, 25 €.
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E X P O S I T I O N S
VERSAILLES EN MAJESTÉ
A Arras, le musée des Beaux-Arts fait revivre l’art de vivre à la cour du Roi-Soleil et de ses successeurs.
L
JM Manaï/Château de Versailles/RMN/Grand Palais/DR
e musée des Beaux-Arts d’Arras (Pas-de-Calais) relève un sacré défi : raconter l’histoire de la cour de Versailles à l’aide d’une centaine de peintures, tapisseries, meubles, accessoires précieux… sortis des ateliers des plus grands créateurs des XVII et XVIII siècles. L’exposition s’ouvre avec un éblouissement de marbre, de bronze, d’or et d’argent. Le «grand appartement du roi», évoqué dans cette première partie, rapApollon servi par les nymphes pelle que Louis XIV, (1667), première qui fit bâtir le châœuvre en marbre teau, désirait avant qui orna les jartout faire rayonner la dins du château. puissance de la mo-
narchie absolue. Le reste de la visite est tout autant jalonné de trésors : ainsi peut-on s’arrêter devant le buste du RoiSoleil sculpté par Jean Varin, trois des monumentales tapisseries de la manufacture des Gobelins, le bénitier de la pieuse épouse de Louis XIV, Marie-Thérèse d’Autriche, le bureau du Dauphin, fils de Louis XV, chef-d’œuvre d’ébénisterie datant de 1745, ou encore le fauteuil «aux épis» de la reine Marie-Antoinette… Un bel hommage aux métiers d’art français ! C. G. «Le château de Versailles en 100 chefs-d’œuvre. Arras vous fait la cour», musée des Beaux-Arts d’Arras, jusqu’au 20 mars 2016.
D V D E
LES COLÈRES DE CASABLANCA Cette fable tragi-comique nous entraîne dans un Maroc en pleine ébullition.
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n 1981, une hausse de 50 % du prix du pain déclenche une grève générale dans tout le Maroc. Le 20 juin, c’est tout le pays qui s’embrase. Des magasins sont pillés, des bâtiments publics attaqués et incendiés. Le bilan de ces soulèvements, durement réprimés par l’armée, est terrible : 66 morts et 110 blessés selon le rapport du ministère de l’Intérieur (près de dix fois plus selon les syndicats). Cinq mille personnes sont également arrêtées et incarcérées.
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Majhoul, le personnage principal de ce film, magistralement incarné par Hassan Babida, est un de ces insurgés des «émeutes du pain». Libéré en 2011 après avoir purgé trente années dans les geôles royales, il déboule comme un chien dans un jeu de quilles à Casablanca, en plein «Printemps arabe». Avec humour et émotion, cette comédie dramatique télescope les révoltes du passé et les soulèvements
actuels et pose la question : qu’est devenu le Maroc après la révolution manquée de 1981 ? Pour en arriver à un constat cruel : en refusant d’affronter les épisodes les plus douloureux de son passé, la société marocaine se condamne elle-même à l’immobilisme. Ce DVD est accompagné d’un entretien avec le réalisateur et de deux courts-métrages. C. G. C’est eux les chiens, un film de Hicham Lasri, éd. Montparnasse, 15 €.
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G EO NOUVEAUTÉS BEAU LIVRE
VAN GOGH, GÉNIE TOURMENTÉ
D
urant sa vie d’ a r t i s t e , Vincent Van Gogh manqu a cruellement de reconnaissance. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’il a longuement hésité entre une vocation artistique et un engagement religieux… avant de se consacrer pleinement à la peinture. Malgré de graves troubles psychologiques, il n’a quasiment jamais cessé de créer. Pendant huit ans, il a ainsi réalisé 2 000 œuvres : 900 tableaux et 1 100 dessins. Parmi ceuxci plusieurs thèmes majeurs ont composé son alphabet : les plantes, les fleurs et les arbres, les portraits de gens humbles ou de marginaux, et aussi les champs de blé, les églises et les moulins… Ses toiles et ses dessins reflètent ses recherches, ses tâtonnements,
ainsi que l’étendue de ses connaissances picturales. Son style très coloré, postimpressionniste, influencera par la suite les courants expressionnistes et fauvistes, au début du XXe siècle. Pour le 125 anniversaire de sa mort, GEO Art propose un nouveau regard sur ce peintre de génie. Outre les thèmes de ses œuvres, on aborde aussi ses relations avec Gauguin, ses voyages, ses influences… et ses tourments. De fait, le peintre exorcisait par la peinture le tumulte intérieur qui le rongeait. Et même si ses autoportraits le représentent le regard sombre, l’air torturé, ses toiles, ici magnifiquement reproduites, témoignent d’une grande vitalité et de sa quête d’absolu. Van Gogh, 164 pages, 19,95 €, coll. GEO Art, éd. Prisma, disponible en librairie ou en grande surface.
L’ABONNEMENT À GEO Pour vous abonner ou pour tout renseignement sur votre abonnement France et Dom Tom : Service abonnement GEO, 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 0811 23 22 21 (prix d’une communication locale). Site Internet : www.prismashop.geo.fr Abonnement 6 numéros GEO Histoire (1 an) : 29 €. Abonnement 12 numéros GEO (1 an) + 6 numéros GEO Histoire (1 an) : 69,90 €. Belgique : Prisma/Edigroup-Bastion Tower Etage 20 Place du Champ de Mars 5 - 1050 Bruxelles. Tél. : (0032) 70 233 304. E-mail :
[email protected] Suisse : Prisma/Edigroup - 39, rue Peillonnex - CH-1225 Chêne-Bourg. Tél. : (0041) 22 860 84 00. E-mail :
[email protected] Canada : Express Magazine, 8155, rue Larrey, Anjou (Québec) H1J 2L5. Tél. : (800) 363 1310. E-mail :
[email protected] Etats-Unis : Express Magazine PO Box 2769 Plattsburg New York 12901 0239. Tél. : (877) 363 1310. E-mail :
[email protected] Les ouvrages et éditions GEO GEO, 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 0811 23 22 21 (prix d’un appel local). Par Internet : www.prismashop.fr
RÉDACTION DE GEO HISTOIRE 13, rue Henri-Barbusse, 92624 Gennevilliers Cedex Standard : 01 73 05 45 45. Fax : 01 47 92 66 75. (Pour joindre directement votre correspondant, composez le 01 73 05 + les 4 chiffres suivant son nom.) Rédacteur en chef : Eric Meyer Secrétariat : Claire Brossillon (6076), Corinne Barougier (6061) Rédacteur en chef adjoint : Jean-Luc Coatalem (6073) Directeur artistique : Pascal Comte (6068) Chefs de service : Cyril Guinet (6055), Frédéric Granier (4576) Premier secrétaire de rédaction : François Chauvin (6162), avec Laurence Maunoury (5776) Chef de studio : Daniel Musch (6173) Première rédactrice graphiste : Béatrice Gaulier (5943) Service photo : Agnès Dessuant, chef de service (6021), Christine Laviolette, chef de rubrique (6075), Fay Torres-Yap (E-U) Première rédactrice graphiste : Béatrice Gaulier (5943) Cartographe-géographe : Emmanuel Vire (6110) Ont contribué à la réalisation de ce numéro : Jean-Jacques Allevi, Balthazar Gibiat, Clément Imbert, William Irigoyen, Frédérique Josse, Valérie Kubiak, Thierry Lemaire, Jean-Baptiste Michel, Volker Saux. Secrétariat de rédaction : Valérie Malek. Rédactrices graphistes : Claudie Devoucoux et Patricia Lavaquerie. Rédactrice photo : Miriam Rousseau. Cartographe : Sophie Pauchet. Fabrication : Stéphane Roussiès (6340), Gauthier Cousergue (4784), Anne-Kathrin Fischer (6286).
Magazine édité par
BD
Au cœur de la jungle
E
stéban, un jeune garçon équatorien, part avec son oncle dans la jungle, à la recherche de la précieuse fève de cacao. Ils devront, pour cela, se rendre dans le territoire des Indiens shuars, autrefois appelés «Jivaros», les terribles réducteurs de tête. Estéban fera la connaissance de la jeune Selva, apprentie chaman, et ensemble, ils devront déjouer les plans de la «voleuse de chocolat». Un beau voyage initiatique pour les enfants, au cœur de la forêt amazonienne. La Voleuse de chocolat, Béka & Marko, éd. GEO/Dargaud, 48 pages, 10,60 €. Disponible en librairie.
138 GEO HISTOIRE
ESSAI
Décrypter la politique
P
eut-on justifier la guerre ? Qu’est-ce que le pouvoir ? Quels sont les droits et devoirs du citoyen ? Comprendre la politique et décrypter ses grands principes pour nous guider dans nos réflexions, tel est l’objectif de cet ouvrage. Fidèle à l’esprit de la collection «Les grandes idées tout simplement», ce livre explique, de façon claire, les différents courants de pensée, avec, à l’appui, des citations historiques et des schémas. Un ouvrage conçu pour les néophytes et pour les lecteurs les plus avertis.
La Politique, éd. Prisma, 352 pages, 25,90 €, disponible en librairie et en grande surface.
13, rue Henri-Barbusse, 92624 Gennevilliers Cedex. Société en nom collectif au capital de 3 000 000 €, d’une durée de 99 ans, ayant pour gérant Gruner + Jahr Communication GmbH. Ses principaux associés sont Média Communication S.A.S. et Gruner und Jahr Communication GmbH. Directeur de la publication : Rolf Heinz Editeur : Martin Trautmann Directrice marketing : Delphine Schapira Chef de groupe : Virginie Baussan (Pour joindre directement votre correspondant, composez le 01 73 05 + les 4 chiffres suivant son nom.) Directeur exécutif de Prisma Pub : Philipp Schmidt (5188). Directrice commerciale : Virginie Lubot (6450). Directrice commerciale (opérations spéciales) : Géraldine Pangrazzi (4749). Directeur de publicité : Arnaud Maillard. Responsables de clientèle : Evelyne Allain Tholy (6424), Karine Azoulay (69 80), Sabine Zimmermann (6469). Directrice de publicité, secteur automobile et luxe : Dominique Bellanger (45 28) Responsable back office : Céline Baude (6467). Responsable exécution : Sandra Ozenda (4639). Assistante commerciale : Corinne Prod’homme (64 50). Directrice des études éditoriales : Isabelle Demailly Engelsen (5338). Directrice marketing client : Nathalie Lefebvre du Prey (5320). Directeur commercialisation réseau : Serge Hayek (6471). Direction des ventes : Bruno Recurt (5676). Secrétariat (5674). Directrice marketing opérationnel et études diffusion : Béatrice Vannière (5342). Photogravure et impression : MOHN Media Mohndruck GmbH, Carl-Bertelsmann-Straße 161 M, 33311 Gütersloh, Allemagne. © Prisma Média 2014. Dépôt légal : mars 2015. Diffusion Presstalis - ISSN : 1956-7855. Création : janvier 2012. Numéro de Commission paritaire : 0913 K 83550.
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Figure majeure de la peinture baroque espagnole
Diego Velázquez est sans conteste le peintre baroque le plus célèbre de l’âge d’or espagnol et un des lointains précurseurs de l’art moderne. Cet ouvrage richement illustré revient sur la vie, le travail, ainsi que sur la technique et la vision du monde de ce peintre majeur du XVIIe siècle.
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