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Congo-Océan : le chemin de fer qui tua 17 000 ouvriers
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POSTER La carte du continent noir en 1930
Un empire gagné par la ruse et par la force
Madagascar : la révolte sanglante des sagaies
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ÉDITO
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Pour en savoir plus Retrouvez nos anciens numéros sur l’histoire de la colonisation française : L’Algérie, 1830-1962 (avril-mai 2012, n° 2) et L’Indochine, 1858-1954 (avril-mai, 2014, n° 14). Ces numéros sont disponibles sur l’application GEO, téléchargeable sur les kiosques électroniques.
’une certaine manière, le temps des explorateurs doit recommencer… Plus d’un demi-siècle a maintenant passé depuis l’accession des pays africains francophones à l’indépendance. Mais lorsque l’on aborde l’histoire des sociétés coloniales sur le continent noir, on s’aperçoit vite que les zones obscures demeurent (les assassinats politiques en série après 1960, l’impact exact de la guerre froide), les non-dits et les dénis apparaissent, les historiens eux-mêmes passent vite de l’analyse à la diatribe. Le bon sens commun consiste à dire qu’il serait grand temps de poser un regard tempéré sur la période. Mais en pratique ? L’un signale que les manuels scolaires, dans leur quasi-totalité, ne fournissent pas un récit équilibré, insistant sur les massacres, les carnages et l’exploitation des ressources, mais occultant les apports sur le plan de la santé ou des infrastructures, occultant le rôle décisif de militaires ou de médecins qui n’étaient pas tous et toujours des meurtriers. D’autres disent que l’apaisement est en marche, et qu’il amènera ces prochaines années dans les écoles des enseignants qui seront expliquer que cette page de l’Histoire n’est pas la simple succession d’une colonisation-décolonisation, un rapport dominants-dominés, mais le récit d’une rencontre, d’un métissage, un héritage ambivalent mais riche. Et d’une importance que l’on sous-estime. L’Afrique pèsera en effet de plus en plus lourd dans le monde de demain. Le continent comptera 2,4 milliards d’habitants en 2050, un humain sur quatre, et quatre enfants sur dix de
Derek Hudson
Bienvenue aux nouveaux explorateurs moins de 5 ans. En 2060, sur quelque 770 millions de francophones, 660 millions vivront en Afrique. Les flux migratoires vont pousser des centaines de milliers d’habitants de ce continent vers nos villes et nos salles de classes. L’Afrique amène dans le jeu géopolitique mondial une géographie qui porte les cicatrices de frontières dessinées il y a longtemps. Le tracé de ces frontières est aujourd’hui encore largement issu des arrangements entre les anciennes puissances coloniales. C’est toute cette matricelà, remuante et inexpliquée, qui est aussi le moteur de notre monde contemporain. Beaucoup reste à faire pour éclairer ce qui est une histoire commune entre la France et l’Afrique, entre l’Europe et l’Afrique d’ailleurs aussi. Voilà un travail qui nécessite des regards équilibrés et fédérateurs. Un travail qui ne doit pas se jouer sur la scène politique mais dans le calme des salles d’archives et le huis clos des salles de classe. Il appartient à chaque historien et chaque enseignant de fédérer les connaissances et d’effacer les filtres idéologiques qui, si facilement, s’installent sur ce sujet. C’est de ces explorateurs-là, qui parcourent les documents, (ré)écoutent les témoignages, équilibrent les points de vue, dont nous avons besoin. Aucun avenir commun ne se bâtit sur des mémoires atrophiées. 쮿
ERIC MEYER, RÉDACTEUR EN CHEF
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Archives Charmet/Bridgemanart.com
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LE CAHIER DE L’HISTOIRE 118 DOCUMENT
Un ouvrage sur les grands procès de l’Histoire, un beau livre sur les cartes anciennes, une biographie sur Ronald Reagan, l’acteur devenu président…
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L’Afrique coloniale française 쐽 Du premier comptoir aux indépendances 쐽 Les chefs militaires de la conquête 쐽 Les artisans de la décolonisation 쐽 Pour en savoir plus
130 À LIRE, À VOIR
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105 CAHIER PÉDAGOGIQUE
L’histoire oubliée des camps japonais En 1943, le photographe Ansel Adams se rend en Californie dans un camp où se trouvent des Américains d’origine japonaise. Son but ? Prouver qu’ils ne sont pas des ennemis du pays.
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En couverture : Saint-Louis (Sénégal) vers 1920. Photo de Pierre Tacher/Coll. privée Léouzon. Abonnement : ce numéro comporte trois cartes abonnement jetées pour les kiosques en France, Belgique et Suisse ; un encart posé sur la 4e de couverture «Welcome Pack ADD/ ADI» pour la totalité des abonnés ; un encart «VPC Tour Eiffel» posé sur la 4e de couverture pour une sélection d’abonnés ; et un «Parcours Client Multi Noël» posé sur la 4e de couverture pour une sélection d’abonnés.
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Source carte : Atlas colonial français, édité par L’Illustration, 1929.
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teint 2 500 000 kilomètres carrés. La France contrôle aussi la grande île orientale de Madagascar. Les protectorats, comme la Tunisie ou le Maroc, sont placés sous la tutelle de la métropole, tout en conservant leur administration. Enfin, le Togo et le Cameroun, anciennes possessions allemandes, confisquées par la Société des Nations à l’issue de la Première Guerre mondiale, sont placées en 1919 sous le gouvernement de la France. La présence française en Afrique, hormis dans le cas de l’Algérie, se limite à l’implantation de fonctionnaires et de militaires, chargés d’exploiter les territoires au détriment des populations locales. L’économie est centrée sur l’exportation des matières premières et des richesses de la terre. Les cultures vivrières sont remplacées par une agriculture d’exportation (arachides, hévéa, cacao…) et les indigènes sont soumis au travail forcé. Ces inégalités font naître des contestations qui commencent à se structurer dans les années 1930. L’empire colonial français porte alors en lui les germes de sa destruction qui interviendra après la Seconde Guerre mondiale. 쮿
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ntre les deux guerres, la domination française en Afrique prend différentes formes. La plupart des territoires sont annexés et placés sous la souveraineté de la métropole. Ces colonies appartiennent à deux entités distinctes, placées chacune sous l’administration d’un gouverneur général. L’Afrique occidentale française (AOF), fondée en 1895, regroupe la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée française, la Côte d’Ivoire, le Dahomey (actuel Bénin), le Soudan français (qui deviendra le Mali), la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), le Togo et le Niger. La capitale de ce territoire de 4 689 000 kilomètres carrés, soit sept fois la superficie de l’Hexagone, est Dakar. Créée sur le même modèle, en 1910, l’Afrique équatoriale française (AEF), avec pour capitale Brazzaville (capitale de l’actuelle République du Congo), est formée du Gabon, du Moyen-Congo (dont une partie correspond aujourd’hui au Gabon, une autre à l’actuelle République du Congo), du Tchad et de l’OubanguiChari (actuelle République centrafricaine). Au total, sa superficie at-
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Quand la «rue Oudinot» gérait l’empire Pour administrer 60 millions d’indigènes vivant dans les colonies
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Territoires sous mandat de la Société des Nations :
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Ils ont vécu le tournant de l’indépendance L’animateur de radio ivoirien Soro Solo, le Mauritanien Ahmed Baba Miske, représentant à l’ONU, et la romancière sénégalaise Aminata Sow Fall se souviennent.
«La langue est le plus bel héritage laissé par la France» La colonisation hante toujours les débats. L’historien congolais Elikia M’Bokolo revient sur ce passé qui ne passe toujours pas.
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Au verso : l’Afrique des empires coloniaux en 1930. Au recto : cinq visages d’un continent fantasmé.
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Principales ressources économiques dans les possessions françaises
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Enfin la liberté ! Le chemin vers les indépendances a été semé d’embûches et de ruptures. Retour sur les principales étapes qui ont tout changé.
Jacques Foccart, l’homme de l’ombre de la diplomatie Sous de Gaulle et Pompidou, il aura été l’incontournable «Monsieur Afrique». Sa mission ? Défendre les intérêts français dans les anciennes colonies.
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Possessions coloniales : françaises
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LE GRAND CHANTIER
Une traverse, un mort Entre 1921 et 1934, la construction de la ligne Congo-Océan, reliant Brazzaville à Pointe-Noire, tua 17 000 ouvriers. Une entreprise aussi titanesque que cauchemardesque.
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FOCUS
Le rêve insensé du docteur Schweitzer En 1931, il débarque au Gabon pour créer un hôpital. Il deviendra un héros de l’humanitaire… mais aussi un symbole du paternalisme.
LA DÉCOLONISATION
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Limites d’Etats et de gouvernements Limites de territoires et protectorats français Etats indépendants
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L’ART
Regard blanc sur le continent noir Au début du XXe siècle, des peintres et des dessinateurs ramenèrent d’Afrique des œuvres sensibles, loin des clichés coloniaux.
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Main basse sur l’Afrique ! Berlin, 1885. Les diplomates occidentaux tracent frontières et zones d’influence. Elles marqueront le destin de tout le continent.
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L’EXPANSION
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LA COLONISATION
Ceux qui ont dit non Des guerriers de Samir Touré aux amazones de Béhanzin, de redoutables armées résistèrent aux soldats français.
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FOCUS
Chantons sous les tropiques Dès les années 1870, la chanson coloniale a imprégné les esprits de ses clichés exotiques et racistes.
PAR CYRIL GUINET (TEXTE) ET SOPHIE PAUCHET (CARTE)
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Par la ruse et par la force A la fin du XIXe siècle, la France rêve de mener sa «mission civilisatrice». Mais elle mène aussi une course de vitesse avec les Anglais pour des enjeux économiques.
L’Afrique des empires En 1930, à l’apogée de la colonisation, la France et la Grande-Bretagne possèdent la majeure partie du continent africain. Dans ce partage, les Français exploitent les richesses d’un territoire de 12 millions de kilomètres carrés, peuplé de plus de 40 millions d’habitants.
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LA COLONISATION
L’APRÈS-GUERRE
La révolte des sagaies Mars 1947 : un soulèvement embrase «l’île Rouge» et vire au massacre. Récit d’un épisode majeur qui brise le mythe d’une indépendance en douceur.
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françaises, Paris créa, en 1894, un ministère spécifique. Explications.
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PANORAMA
Voyage au cœur de l’Afrique française Père blanc en mission, autochenille dans le Sahara, indigènes exploités… Des photos révèlent le visage ambivalent de la vie coloniale : éducation, aventure… et racisme.
Sophie Pauchet
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Au Sénégal, Dakar fut l’un des fleurons de la colonisation et devint capitale de l’Afrique équatoriale française en 1902. Cette carte postale (vers 1900) en montre l’une des rues ombragées, alors que la ville connaissait une forte expansion. En 1921, elle comptera 32 440 habitants dont 1 661 Européens.
Voyage au cœur de l’Afrique française Un père blanc en mission, une autochenille dans le Sahara, des indigènes réquisitionnés… Ces photos révèlent le visage ambivalent de la vie coloniale : éducation, aventure… et racisme.
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Fortier-Collection Dupondt/AKG Images
PAR FRÉDÉRIC GRANIER (TEXTE)
Musée Nicéphone Niepce/ville de Chalon-sur-Saône/Adoc-photos
RELIGION Un missionnaire à toute épreuve Sous le regard amusé de petits Africains, ce père blanc arpente les rues à bord d’un tricycle à voile, vers 1900. Très anticléricale, la IIIe République a pourtant soutenu le travail d’éducation et d’évangélisation mené par les missionnaires, regroupés en plusieurs associations : la Congrégation du Saint-Esprit, les Missions africaines de Lyon, la Société des missionnaires d’Afrique (qui existe encore aujourd’hui)… «Je n’ai pas de meilleurs collaborateurs dans ma grande tâche colonisatrice», avouera le général Gallieni.
PANORAMA
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EXPOSITION Baptême de l’air à Vincennes
Keystone France/Gamma
Choc des cultures : un groupe d’Africains en tenue traditionnelle pose devant un avion au bois de Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de 1931. Cet événement couronné de succès (8 millions de visiteurs) célèbre la «mission civilisatrice» de la République à l’égard des indigènes, au moment où l’empire colonial français atteint son apogée. C’est le deuxième au monde après celui des Britanniques.
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Albert Harlingue/Roger Viollet
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PANORAMA
TRAVAIL FORCÉ Un esclavage qui ne dit pas son nom Vers 1910, des Congolais chargent des sacs de coton à la gare de Brazzaville, tandis qu’un colon ferme la marche, les incitant à presser le pas. L’esclavage a beau avoir été proscrit par les puissances occidentales lors de la Conférence de Berlin en 1885, il prend une nouvelle forme avec le travail forcé. C’est au Congo, français et belge, que le système est porté à son paroxysme. La principale raison ? Ce territoire est alors très peu peuplé. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir cette pratique abolie.
EXPLOIT Citroën à l’assaut du continent En 1923, André Citroën veut démontrer qu’il est possible de relier l’Afrique du Nord à l’Afrique occidentale en moins de vingt jours. En collaboration avec les explorateurs Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil, le constructeur organise une traversée du Sahara en autochenille. Son succès ouvre l’idée d’une traversée de toute l’Afrique, de Colomb-Béchar (sud du Maroc) à Tananarive (Madagascar). Cette seconde «croisière noire» sera une formidable opportunité pour Citroën et le gouvernement français de faire connaître l’empire tout en valorisant la technologie automobile tricolore.
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Ai/Adoc-photos
PANORAMA
CORVÉE En route pour Tananarive A Madagascar, en 1898, quatre hommes soutiennent un colon et son parapluie sur un «filanzane», la chaise à porteurs locale. Pour les longs trajets, ils se relayaient tous les 300 mètres avec une autre équipe. Triste symbole d’une société à deux vitesses : les indigènes pouvaient être réquisitionnés à tout moment, au bon vouloir des administrateurs occidentaux, sur «l’île Rouge» comme en Afrique équatoriale ou occidentale.
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AG/Adoc-photos
PANORAMA
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MIXITÉ Le drame des enfants métis Dans la région de Ségou, au nord-est de Bamako, un homme blanc pose avec sa compagne malienne vers 1930. Il tient dans ses bras un bébé né de leur union. Ces relations ou mariages coutumiers duraient souvent le temps de l’affectation du colon. Au départ du père, de nombreux enfants métis furent retirés à leur famille africaine, puis placés dans des internats ou des institutions tenus par des frères blancs. Le sujet des «mulâtres» reste encore l’un des grands tabous de l’héritage colonial.
TROPHÉE Maître en son domaine Drôle de scène au Dahomey (actuel Bénin) vers 1900 : un colon ouvre la mâchoire du caïman qu’il vient de tuer. Le regard morne de ses assistants indigènes montre qu’ils ne sont pas dupes du ridicule de la situation. Symbole de virilité conquérante, la chasse aux prédateurs a largement été utilisée par la propagande coloniale. Comme pour montrer que l’Occidental maîtrisait parfaitement la faune africaine et son environnement, qu’il avait donc toute légitimité à administrer.
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Galerie Lumière des roses
PANORAMA
GUERRES Les oubliés de la République Ils appartenaient à «la force noire». Venus de toute l’Afrique subsaharienne, les tirailleurs sénégalais ont combattu pour la France de 1857 à 1960, défendant le drapeau tricolore jusqu’en Algérie ou en Indochine. Pour son ouvrage Anciens combattants africains (éd. Imagynaires, 2006), le photographe Philippe Guionie avait rencontré les derniers représentants de ce corps de l’armée coloniale, des «indigènes» dont la France tarde encore à rendre officiellement les honneurs.
GEO HISTOIRE 23
Photos (3) : Philippe Guionie/Myop
PANORAMA
1864 Les territoires du Haut-Sénégal sont les premiers objectifs des troupes françaises
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Le lieutenant Mage est envoyé en mission dans l’empire toucouleur. Il y restera deux ans, participant à des expéditions et des pillages aux côtés des indigènes, comme ici la razzia de la cité de Tomboula, à l’est du pays.
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RUSE ET
LA COLONISATION
A la fin du XIXe siècle, la France rêve de mener en Afrique sa «mission civilisatrice». Mais derrière cette noble idée, c’est souvent une course entre Anglais et Français pour des enjeux économiques.
LA COLONISATION
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liés à la traite négrière et au commerce des produits tropicaux, les îles des Caraïbes, les possessions en Amérique du Nord...», rappelle l’historien Nicolas Bancel, lui aussi expert de ces questions. Au XIXe siècle, cet empire avait commencé par reculer, avec la vente de la Louisiane en 1803 et l’indépendance de Saint-Domingue (actuelle Haïti) en 1804, avant de regagner du terrain sous la Restauration et le Second Empire, grâce à la conquête de l’Algérie à partir de 1830. La France met aussi la main sur de nouveaux territoires en Indochine, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie et déjà en Afrique subsaharienne, où un début d’expansion est lancé vers l’intérieur du Sénégal et les côtes de la Guinée et du Gabon. Après la défaite de 1870, la France veut redorer son blason
En 1870, alors que vient d’être proclamée la IIIe République, l’ensemble restait toutefois modeste. Le nouveau régime allait poursuivre la dynamique initiée, la renforcer, et surtout lui fournir des arguments nouveaux pour rendre le colonialisme compatible avec les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité hérités de la Révolution. Le contexte, d’abord, y incitait. Marquée par la perte de l’AlsaceLorraine après la déroute militaire face à la Prusse en 1870, la France, humiliée, avait un besoin urgent de redorer son blason. Au même moment, son autre grand rival, le Royaume-Uni, brillait par son empire immense, qui continuait à s’étendre... Comme les Britanniques, les Français allaient chercher leur grandeur dans l’expansion territoriale – et y trouver à la fois un moyen de redressement de la fierté nationale et un exutoire pour le nationalisme frustré et l’esprit revanchard de l’après-1870. Ce sera le premier moteur du colonialisme républicain. Mais il y a plus. Dans l’esprit de l’époque, la conquête ne devait pas se résumer à une mainmise sur les terres : elle devait aussi
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u haut de ses 300 mètres, la toute nouvelle tour Eiffel, achevée quelques semaines plus tôt, domine, sur le Champ-deMars, la foule qui se presse à l’Exposition universelle de Paris. En ce mois de mai 1889, le monument, le plus haut du monde à l’époque, est le symbole d’un triomphe : celui du progrès technologique, de la civilisation occidentale, et de la IIIe République. Mais la dame de fer n’est pas l’unique objet de fascination pour les 28 millions de visiteurs de l’exposition. Non loin de là, sur l’esplanade des Invalides, une section entière est consacrée à l’une des fiertés du nouveau régime républicain : ses conquêtes coloniales. Les pavillons de l’Algérie, de la Tunisie ou de la Cochinchine plongent le public dans l’ambiance de ces contrées exotiques. Et, clou du spectacle : dans des villages africains reconstitués, plusieurs centaines d’indigènes du Sénégal, du Soudan français (l’actuel Mali) ou du Gabon sont livrés à la curiosité des badauds, telles des bêtes dans un zoo. «D’un côté, la lumière, la modernité, les Droits de l’Homme, de l’autre la part d’ombre, la mise en scène des “villages de la sauvagerie” : c’est tout le paradoxe de la République de l’époque», note l’historien Pascal Blanchard, spécialiste des colonies françaises et cofondateur, avec Nicolas Bancel, de l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Achac). La large place accordée aux colonies dans l’Exposition de 1889 n’est pas un hasard. Elle révèle l’importance que les dirigeants de la IIIe République prêtèrent, dans les années 1870-1880, à cet axe de leur politique. Certes, l’histoire coloniale française n’est pas née à cette époque, loin de là : «Elle remonte à l’Ancien régime, avec les comptoirs en Afrique et en Asie
viser les peuples. Il s’agissait d’apporter aux régions d’Afrique ou d’Asie les bienfaits de la civilisation moderne, du progrès technique, de l’humanisme... En fait, de mener une «mission civilisatrice». Cette nouvelle doctrine coloniale, née à partir du milieu du XIXe siècle, se voulait une poursuite de l’abolition de l’esclavage en 1794 puis 1848 (entre ces deux dates, Napoléon l’avait rétabli en 1802), sous les Ie et IIe Républiques. «Cette colonisation ne s’assumait pas comme une entreprise de domination, mais était conçue comme une œuvre de progrès, souligne l’historien Nicolas Bancel. Les hommes de la IIIe République ont repris et porté cette idée, qui les plaçait dans la continuité des républiques précé-
dentes.» Et qui n’était pas incompatible avec le besoin de prestige national, au contraire : la diffusion d’un modèle de civilisation était aussi une façon de rayonner. Cette conception imprègne le discours pro-colonial d’éminents intellectuels, tel Victor Hugo estimant en 1879 qu’«au XIXe siècle, le Blanc a fait du Noir un homme», ou l’économiste libéral Paul LeroyBeaulieu, dont le livre de 1874 De la colonisation chez les peuples modernes, réédité jusqu’au début du XXe siècle, est la bible du colonialisme de l’époque. Elle inspire aussi les positions des grands leaders républicains, comme Léon Gambetta et Jules Ferry, qui se sont succédé à la présidence du Conseil au début des années 1880 et initiateurs de l’élan colonial de la IIIe
1879 Les expéditions s’avancent sur des terres inconnues à la recherche d’immenses richesses
République. Le second, surtout, en reste l’emblème. En juillet 1885, il prononça à la Chambre des députés un discours resté célèbre, déclinant les motifs de la colonisation : à la fois la grandeur nationale (la France «doit répandre [son] influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie») et la nouvelle mission civilisatrice : «Les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures.»
Cette idée d’une colonisation bienfaitrice – à laquelle certains croyaient dur comme fer – était bien sûr truffée d’ambiguïtés et de contradictions. D’abord parce qu’elle faisait bon ménage avec toute une série d’intérêts bien plus prosaïques. Notamment économiques. L’expansion coloniale, c’était la promesse d’immenses réserves de matières premières (le caoutchouc, le bois et le minerai d’Afrique, par exemple), de zones vierges pour les plantations
Le capitaine Gallieni (debout à gauche, entre les deux cavaliers) s’apprête à traverser le fleuve Niger pour marcher sur Ségou, en mai 1880. Quelques jours plus tôt, il avait écrasé les Bambaras dans le village de Dio.
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et l’élevage, de nouveaux marchés, d’une main-d’œuvre encore plus corvéable qu’en Europe, le tout dans un vaste espace de libre-échange où ne flotterait que le seul drapeau tricolore... Ces perspectives alléchantes s’exprimaient à partir des années 1870-1880 dans un vaste lobby colonial, avec des relais jusqu’à la Chambre des députés. «C’est le discours que l’on retrouve dans des organisations comme le Comité pour l’Afrique française, dans les Sociétés de géographie, ou encore dans les milieux économiques des grands ports, comme Bordeaux, porte vers les Antilles et l’Afrique noire, explique Pascal Blanchard. Depuis la fin de la traite négrière, ces ports espéraient un nouvel âge d’or pour partir aux colonies, et celui-ci allait naître dans les années 1870.» Tout le processus de colonisation était sous-tendu par une évidence : celle de l’inégalité des différentes «races» humaines. Parler de «races supérieures» et de «races inférieures», comme Jules Ferry devant la Chambre des députés en 1885, n’avait rien de choquant. «A l’époque, la question de la hiérarchie des races ne se discutait pas, cela faisait partie du sens commun», rappelle Nicolas Bancel. L’idée était validée et renforcée au XIXe siècle par un nouveau discours scientifique, de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, du diplomate Joseph Arthur de Gobineau, en 1855, à certains travaux d’anthropologie qui déduisaient des traits physiques des Noirs (la taille du cerveau par exemple) leur statut de «primitifs». Et elle se doublait de nouvelles théories évolutionnistes, considérant que les humains «sauvages» (les Africains, par exemple) n’étaient qu’un stade premier des «civilisés» (les Occidentaux). «Lorsque l’on exhibe des hommes noirs dans des villages à l’africaine à l’Exposition universelle de 1889, cela a aussi une logique pédagogique, note
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Pascal Blanchard. Le thème de l’Exposition est le progrès de l’humanité et on essaie de montrer ses différents stades de développement.» C’est là un argument fort pour la colonisation républicaine. Il légitime la conquête au nom d’idéaux humanistes universels... en même temps qu’il permet de ne pas appliquer ces idéaux aux populations locales, puisque, en quelque sorte, elles ne sont pas encore pleinement humaines. Avant de les civiliser, on peut donc les dominer et décider pour elles. Dans son livre Marianne et les colonies (éd. La Découverte, 2003), l’historien Gilles Manceron qualifie ce tour de passepasse d’«universalisme truqué» : «La République en France, surtout à partir des débuts de la Troisième, a formulé un discours spécifique qui a fait intervenir les droits de l’homme pour justifier la colonisation et, en réalité, a déformé le message des droits de l’homme pour lui faire autoriser leur violation.» Pour les nations européennes, la course au drapeau est lancée
L’Afrique noire allait devenir, en cette fin de XIXe siècle, le terrain privilégié de ce nouveau colonialisme, que la France allait étendre sur une large partie ouest du continent, du Sahara au Congo – sans oublier Madagascar. Au départ, dans les années 1870, l’essentiel de cette zone immense était encore vierge de toute présence occidentale et ne représentait pas de véritable enjeu. Pendant des siècles, les Européens s’étaient cantonnés aux côtes, où des intermédiaires locaux les approvisionnaient en esclaves et en produits exotiques, à l’image des Français au Sénégal, à Saint-Louis et à Gorée. Les explorations vers l’intérieur du pays avaient commencé avec le XIXe siècle, s’intensifiant à partir des années 1850, notamment dans la partie sud à l’initiative des Anglais. Les Français, sous l’impulsion du colonel Louis
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LA COLONISATION
Savorgnan de Brazza a 28 ans lorsqu’il part en Afrique, en 1878. Son image d’aventurier pacifiste est utilisée pour promouvoir la mission civilisatrice, comme avec cette photographie réalisée par Nadar et colorisée.
Faidherbe, menèrent dans les années 1850-1860 un début de conquête territoriale et de «mise en valeur» économique vers l’intérieur du Sénégal. Avec des troupes réduites, renforcées par des bataillons indigènes, Faidherbe s’enfonça dans le pays, établit des protectorats et réprima les soulèvements, comme celui des Peuls ou des Toucouleurs. Ces opérations de pionniers n’étaient que des prémices de la ruée vers l’Afrique qui allait débuter dans les années 1870. Avec, cette fois, une logique déterminée de prise de contrôle brutale des terres et des ressources, sur fond d’une concurrence exacerbée entre les différentes puissances européennes, qui servait d’accélérateur, pointe Nicolas Bancel : «Il fallait planter le drapeau le plus loin possible, avant que les autres n’y parviennent. Pour les Français, la rivalité contre les autres pays européens, et surtout les Anglais, fut une dynamique forte de la conquête territoriale. Et comme les Anglais, qui assumaient davantage que les Français les motifs économiques
1880 A coup de traités, souvent non valides, Savorgnan de Brazza acquiert une vaste colonie au cœur du continent noir
L’officier explorateur Brazza remet, le 10 septembre 1880, un traité de protectorat à Makoko. Le roi des Tékés place alors le Congo et une partie de l’actuel Gabon sous la tutelle de la France.
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LA COLONISATION
et stratégiques de la conquête, avaient de l’avance, il fallait aller le plus vite possible pour conquérir un maximum de terres.» Jules Ferry, pour qualifier cette fièvre de conquête, utilisera l’expression de «course au clocher». Sur le terrain, loin des grands discours et des belles théories édictées en métropole, l’élan de conquête se déploya de façon urgente et désordonnée, comme dans une sorte de Far West des Européens, où l’on progressait au péril de sa vie à travers d’immenses territoires inconnus, où l’initiative privée et la décision personnelle primaient souvent sur la direction politique. Entre 1819 et 1890, Paris signe 344 traités de souveraineté
On trouvait sur place des aventuriers cherchant à obtenir une terre pour eux-mêmes, des missions financées par des compagnies privées qui partaient en quête de matières premières et installaient des bases sur les rives des fleuves pour contrôler les voies d’acheminement... Et, bien sûr, l’armée, qui permit d’abord de dessiner une cartographie un peu plus précise de l’Afrique, et ensuite de délimiter les territoires explorés et donc conquis. C’est parmi les militaires que l’on trouve les plus célèbres acteurs français de cette phase de conquête. Comme Joseph Gallieni, qui sillonna dans les années 1880 l’ouest du continent, le Sénégal, le Mali, le Niger, avant de partir soumettre Madagascar. Et surtout l’officier de marine Pierre Savorgnan de Brazza. Cet explorateur d’origine italienne naturalisé français va permettre à son pays d’adoption de se tailler une vaste colonie en Afrique centrale. Avec une escorte composée d’une poignée d’hommes (un médecin, un naturaliste et une douzaine de fantassins sénégalais), Brazza s’enfonça, en 1875, au cœur du continent noir. Finançant la majeure partie de son expédition sur ses propres deniers, il remonta le fleuve Congo
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et y fonda, en 1882, un établissement français, qui deviendra Brazzaville, capitale de l’actuelle République du Congo. «L’ami des Noirs», comme le surnomme la presse française, réputé pacifique et respectueux, devint l’icône de la colonisation républicaine, venue non pas pour soumettre les peuples, mais pour les libérer – notamment de l’esclavage entre Africains (un homme sur quatre est en servitude à l’époque). Il n’empêche que, même pour Brazza l’humaniste, l’exploration allait de pair avec la domination. Pour s’assurer la mainmise de la France sur les terres et les populations, la méthode principale fut d’abord celle du traité : lorsqu’un chef était identifié sur une région, on signait avec lui un texte par lequel il se plaçait sous la protection et l’autorité de la France. «La France conclut 344 traités de souveraineté ou de protectorat avec des chefs noirs» entre 1819 et 1890, dont les deux tiers après 1880, avance l’historien spécialiste de l’Afrique subsaharienne Henri Brunschwig, dans son livre de 1974 Le Partage de l’Afrique noire. Le plus célèbre est celui signé, en 1882, entre Brazza et le chef du peuple Makoko, par lequel la France s’assura la mainmise sur la rive droite du Bas-Congo. Cette voie «diplomatique» pouvait prévoir diverses contreparties (l’argent ou encore le maintien en place du potentat local...), avait l’avantage d’être pacifique... mais était évidemment fort déséquilibrée, à l’avantage des colonisateurs. Henri Brunschwig précise : «Beaucoup [de traités] n’étaient pas juridiquement valables, soit que les explorateurs, qui n’avaient pas reçu d’instructions et de formulaires, n’eussent pas observé les règles en usage, soit que les chefs noirs n’eussent pas été, selon les normes européennes, aptes à contracter. (…) Souvent aussi les agents des compagnies, les explorateurs ou les aventuriers rédigeaient des accords pour les besoins de
V E R B AT I M
QUAND LES DISCOURS DE JULES FERRY LE 28 JUILLET 1885, À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Elles ont un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (…). Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.
DÉPUTÉS S’AFFRONTAIENT À PROPOS DES RACES
Collection Dagli Orti/CCI
RÉPONSE DE GEORGES CLÉMENCEAU LE 30 JUILLET 1885, À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
On voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ? Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre francoallemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! (…) Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures.
En 1885, Georges Clémenceau met sa verve féroce au service de la cause anticolonialiste. A la tribune de l’Assemblée, le «Tigre» s’en prend alors directement à Jules Ferry.
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LA COLONISATION
1889 Sur l’esplanade des Invalides
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à Paris, des Africains sont exhibés comme des animaux de foire
Cette famille faisait partie d’un groupe de dix-huit Angolais exhibés lors de l’Exposition coloniale de 1889, à Paris. Quatre cents indigènes furent ainsi montrés, dont Salifou, roi de Basse-Guinée.
acteurs étaient venus s’ajouter à la France et à l’Angleterre. Au moment où Brazza arrivait sur la rive nord du Congo, de l’autre côté du fleuve, l’explorateur Henry Morton Stanley, missionné par le roi de Belgique Léopold II, posait les bases du futur Congo belge, et fondait, en 1884, Léopoldville, qui deviendra la capitale Kinshasa en 1966. L’Allemagne également venait se mêler au jeu. C’est elle qui accueillit en 1885 la conférence de Berlin, suscitée par la rivalité pour le contrôle du bassin du Congo, où les Européens fixèrent les règles du partage qui allait se poursuivre jusqu’au début du XXe siècle. Aucune autorité africaine n’y fut invitée. Le partage de l’Afrique était exclusivement affaire des puissances européennes. La politique coloniale était loin de faire l’unanimité
En France, ces années 1880 virent aussi le début d’une vraie politique coloniale structurée, avec la création d’un sous-secrétariat d’Etat aux Colonies en 1882 (le ministère suivra dix ans plus tard, en 1892), la formalisation du Code de l’Indigénat, un ensemble de mesures discriminatoires (taxes, réquisitions, interdiction de circuler la nuit…), mais également l’émergence de tout un discours de propagande coloniale, qui reprenait le mythe de la «mission civilisatrice». Cette propagande mettait en scène l’exotisme des contrées lointaines peuplées de sauvages et convainquait le grand public, au départ peu concerné, de la nécessité de ces colonies. Ce fut l’époque aussi où, après les premières conquêtes, émergea une vision de «l’Afrique française», note Pascal Blanchard : «On imaginait une continuité depuis l’Algérie jusqu’à Madagascar, une sorte d’axe Paris-Alger-Tombouctou-Antananarivo. Cela semblait géographiquement cohérent. Ce n’est pas un hasard si on envisagea, à cette époque, la construction d’un chemin de fer trans-
saharien [Méditerranée-Niger]... Cette vision restait une utopie, mais elle motiva toute une politique d’exploration et d’investissements sur le terrain.» Enfin, cette époque fut, en France, celle des débats. Car la politique coloniale était alors loin de faire l’unanimité. En 1885, le gouvernement Ferry puis celui d’Henri Brisson en firent les frais à la Chambre des députés : le premier fut renversé en mars à cause de «l’affaire du Tonkin», une déconvenue militaire dans le nord de l’Indochine, tandis qu’en décembre, le second n’obtint qu’à quelques voix près les crédits supplémentaires pour l’occupation de cette même région. Les opposants à la colonisation se retrouvaient des deux côtés de l’échiquier politique. Ainsi des partis comme la droite monarchiste et l’ultra-droite nationaliste voyaient d’un mauvais œil la France disperser ses forces et son argent dans des aventures au bout du monde, alors que la priorité devait aller aux questions nationales – à commencer par la reprise de l’Alsace-Lorraine et la revanche contre l’Allemagne. Et les républicains radicaux, l’extrême-gauche de l’époque, dénonçaient l’entreprise de domination en cours. Parmi eux, des noms aujourd’hui oubliés, comme le farouche anticolonialiste, journaliste et homme politique, Camille Pelletan, mais aussi une célébrité : Georges Clémenceau. Deux jours après le fameux discours-programme de Jules Ferry, en juillet 1885, qui s’inscrivait dans le cadre d’un débat sur la colonisation de Madagascar, Clémenceau mena la charge contre les droits des «races supérieures» avancés par son adversaire lançant un tonitruant : «Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit !» Un discours lucide pour l’époque. Mais qui, face au rouleau compresseur de la «mission civilisatrice», deviendrait bientôt inaudible. 쐽
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leur cause et trompaient volontairement les Noirs.» Mais même faussée, la diplomatie avait ses limites. En cas de résistance, les colonisateurs passaient aux armes. «Il y avait plusieurs degrés d’opposition, explique Nicolas Bancel. La plupart des explorations se faisaient dans des zones sans pouvoir centralisé et sans armée constituée. L’opposition se limitait à l’échelle de villages, et quelques actes de violence pour l’exemple faisaient l’affaire. Mais on pouvait aussi se heurter à des royaumes ou des empires organisés et dotés d’un système de défense. Alors, la conquête se faisait dans l’affrontement.» Ce fut le cas pour les Français, face à l’empire Wassoulou de Samory Touré dans le Haut-Niger, à l’empire toucouleur d’Ahmadou Tall dans l’actuel Mali, ou dans les années 1890, au roi de Dahomey Behanzin, sans oublier Madagascar (lire pages suivantes). Même si, en général, la résistance restait modeste : les Français étaient, sur le plan militaire, largement supérieurs. En revanche, ils ne mobilisaient pas les armées de la métropole : les troupes républicaines en action dans la conquête de l’Afrique étaient constituées principalement... de soldats noirs (pour beaucoup, des esclaves rachetés à leurs maîtres africains), encadrés par des officiers blancs. Une pratique inaugurée par Louis Faidherbe, créateur en 1857 du corps des tirailleurs sénégalais. Dans les années 1880, la course s’accéléra en Afrique. Et d’autres
Louis Faidherbe fut l’un des hommes clés.
repères 1659 Fondation de Saint-Louis, au Sénégal, sur la côte Atlantique.
1850 Début de la colonisation française en Afrique. 1877 Exploration de la Guinée, qui obtient le statut de colonie en 1891.
1880 L’explorateur Brazza pénètre en Afrique centrale et signe des traités de protectorats avec les chefs noirs. Colonisation du Congo.
1885 Discours de Jules Ferry sur les «races inférieures». 1889 L’Exposition coloniale est organisée à Paris, comme une vitrine de l’empire français.
1893 La Côte d’Ivoire devient officiellement une colonie française. 1894 Le général Duchesne conquiert Madagascar à la tête de 21 000 hommes.
VOLKER SAUX
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FOCUS
CHANTONS SOUS LES TROPIQUES ! DÈS LES ANNÉES 1870, la chanson coloniale a imprégné les esprits de ses clichés exotiques et racistes.
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rôle d’ambiance au bois de Vincennes… En préparation depuis près de vingt ans, l’Exposition coloniale, toute à la gloire de l’«Empire» français, prend enfin ses quartiers autour du lac Daumesnil en 1931. Avec 8 millions de visiteurs, c’est un triomphe. Les chansonniers fleurent vite le filon, et les refrains plus ou moins inspirés par l’événement vont rythmer un été placé sous le signe des tropiques. L’accordéoniste Léon Raitier signe Viens à l’Exposition («Toi qui aimes les voyages, c’est une affaire/ Je te f’rai faire tout le tour de la Terre/ En allant de Vincennes à Charenton»). Mais le bestseller absolu du genre, celui qui trotte dans toutes les têtes, est Nénufar (sic), interprété par le chanteur provençal Alibert. Sous-titrée «Marche officielle de l’Exposition coloniale», la chanson raconte le destin d’un «p’tit négro», chéri des belles Parisiennes, qui vient jusqu’à Paris découvrir la grandeur française. Avant de repartir dans son Afrique natale, le brave indigène, pas bien finaud («C’est aux pieds qu’il mettait ses gants»), achète 30 kilos de rouge à lèvres pour sa petite amie («Car c’est une négresse à plateau»). Le coup de grâce arrive au moment du refrain : «Nénufar/ T’as du r’tard/ Mais t’es un p’tit rigolard». Sous-entendu : du retard par rapport à l’Occident, et à la France en particulier, dont la tâche serait de civiliser ces grands enfants… Les chansonniers se seraient-ils mis au service du «parti des colonies» ? Pour Alain Ruscio, cela ne fait aucun doute. Dans son anthologie Que la France était belle au temps des colonies… (éd. Maisonneuve et Larose, 2001), l’historien revient sur le succès des chansons exotiques françaises qui auraient contribué, dès les années 1870, à imprégner les esprits de clichés sur la mission civilisatrice occidentale. Car un bon refrain vaut mieux qu’un long discours : «Dans une chanson, il faut dire l’essentiel en quelques phrases et pour le plus grand nombre», explique
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Alain Ruscio qui identifie plusieurs sous-genres. Tout d’abord, la veine infantilisante et imprégnée de racisme, dont le succès d’Alibert est un parfait représentant. Mais aussi la chanson héroïque, qui exalte le courage militaire, celui des Français partis conquérir de lointaines contrées face aux cruels indigènes («Du Tonkin à Casa, d’Hanoï à Calcutta/ […] Quand il s’agit d’aller mourir, on y va sans frémir», dans Le Fanion de la Coloniale). On chante enfin la bravoure des soldats indigènes, très tôt recrutés par la France en manque de troupes. Le Sénégalais Bou-dou-bada-bouh (dans la chanson éponyme créée en 1913 par Félix Mayol) sert ainsi sa mère patrie jusqu’à son dernier souffle. Et en 1940, Le Chant des Goumiers glorifie les aventures des soldats marocains, tout en les invitant, une fois leurs exploits accomplis, à «rentrer dans leurs tribus»… En 1936, les Françaises se pâment en écoutant Edith Piaf chanter Mon amant de la Coloniale
Mais c’est surtout la veine romantique qui triomphe. Les Antilles, la Cochinchine et surtout l’Afrique font rêver les Français, fascinés par les drôles de consonances, les horizons lointains et la promesse d’amourettes exotiques. En 1936, les Françaises se pâment en écoutant Edith Piaf chanter Mon amant de la Coloniale («Il m’avait dit : je reste/ Mais un beau jour, il est reparti/ Vers ce pays que je déteste/ Dont il rêvait souvent la nuit). Dans un registre plus léger, Bourvil connut l’un de ses premiers succès avec Timichiné-la-Poupou en 1952 : «Elle avait une peau basanée/ C’était une Noire, une merveill’/ J’avais aussi la peau bronzée/ Car j’n’avais pas d’chapeau d’soleil». Mais à la fin des années 1950, le public se lasse… Les guerres d’Indochine puis d’Algérie font perdre aux Français leur goût pour les ritournelles exotiques. Avec la décolonisation meurt la chanson coloniale, et peu osent désormais ressusciter un genre devenu désuet. En 1976, Michel Sardou signera un pastiche, Le Temps des colonies, comme pour sceller une époque révolue : «Moi monsieur j’ai fait la colo/ Dakar, Conakry, Bamako/ Moi, monsieur, j’ai eu la belle vie / Au temps béni des colonies.» Taxée de racisme, la chanson sera interdite sur les radios et vaut encore à son interprète une réputation de vilain réac… 쐽 FRÉDÉRIC GRANIER
Coll. IM/Kharbine Tapabor
Kharbine Tapabor
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LE RYTHME DANS LA PEAU Quand le charme exotique des belles Africaines enflamme les nuits parisiennes… En 1930, le cabaret des Folies Bergère fait salle comble avec la revue «Coup de folie», portée par le morceau Bim’ Bamb’Oula au titre aussi évocateur que grossier. Entre pochades et chants militaires, les chansons coloniales font florès sous la IIIe République, tels La légion étrangère (1895), Les Africains (1941), ou La Smala Zing-goulou (vers 1930).
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Les amazones constituaient les troupes d’élite du royaume du Dahomey. Elles étaient parfois très jeunes comme on peut le remarquer au premier rang de cette photo datant de 1890.
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CEUX QUI ONT DIT NON Des guerriers de Samori Touré aux
amazones de Béhanzin, de redoutables
armées résistèrent aux soldats français.
Une confrontation brutale et sanglante. GEO HISTOIRE 37
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amori Touré, celui que l’on surnomme parfois «le Napoléon africain», ou «l’Alexandre du Soudan français» (région qui correspondait au Mali, à ne pas confondre avec l’actuelle République du Soudan, en Afrique du Nord) reste l’un des héros de la résistance à la colonisation européenne, célébré aujourd’hui encore dans toute l’Afrique de l’Ouest. En 1984, le musicien ivoirien Alpha Blondy lui a même rendu hommage avec sa chanson Bory, bory Samori dont les paroles en dioula signifient : «Fuis, fuis Samori, les Blancs arrivent, ils se sont jurés de te tuer.» Seize ans durant, effectivement, Samori a réussi à tenir les envahisseurs de son empire en échec. Rien, pourtant, ne destinait ce fils de tisserand à devenir un chef de guerre. Né en 1833 dans un village situé au sud-est de l’actuelle Guinée, il passe sa jeunesse à sillonner la région pour vendre les cotonnades de son père. Des récits, dans lesquels il est difficile de faire la part de la réalité et des exagérations, racontent que sa vie bascule le jour où sa mère est raflée au cours d’un raid pour être conduite en captivité, à Madina, à la cour du roi Bourlaye Cissé. Samori, alors âgé de 20 ans, part se constituer prisonnier en échange de la libération de sa mère. Enrôlé dans l’armée royale, il est initié au Coran et à l’art de la guerre. Quand il rentre auprès des siens en 1860, il est devenu un combattant aguerri. Il se lance alors dans des opérations de razzia aux côtés de chefs de clans locaux, mais ses exploits et son charisme le portent rapidement à la tête de sa propre armée. Vingt ans de batailles, de conquêtes, lui permettent de se tailler un royaume, le Wassoulou, qui s’étend depuis le nord de la Côte d’Ivoire jusqu’aux abords de Bamako (actuel Mali). Il en est à la fois le «faama», le chef militaire, et l’«almami», le chef spirituel.
Avec seulement une poignée d’hommes, le capitaine Gouraud mit les derniers soldats de Samori Touré en déroute, le 29 septembre 1898, à Gemelu (dans l’actuelle Côte d’Ivoire).
Roger-Viollet
SAMORI, L’EMPEREUR REBELLE
LA COLONISATION
Face aux guerriers du Wassoulou, les Français doivent se replier
Face au danger, le commandant Borgnis-Desbordes occupe la ville le 1er février 1883. Un mois plus tard, le 2 avril, l’armée de Kémé Bréma, le frère de Samori Touré, vient provoquer les troupes coloniales. Une nouvelle fois mis en déroute par les manœuvres de harcèlement des combattants du Wassoulou, les militaires français se replient à l’issue de la bataille de Woyo-Wayankö.
Carte : Léonie Schlosser
En 1881, lorsque les Français, lancés dans la course que se livrent les puissances européennes pour la conquête du continent africain, proposent à Samori Touré de placer son royaume sous leur protectorat, l’almami refuse catégoriquement. Ce rejet va mettre le feu aux poudres. Gustave Borgnis-Desbordes, le commandant des troupes coloniales à Kayes (Mali), estime que «l’honneur de la France est en cause et a été bafoué». La première confrontation militaire a lieu à Samaya, le 26 février 1882. L’almami de Wassoulou ignore tout des forces de son adversaire. Comme à son habitude, il aborde ses ennemis de front, mais face au feu nourri des fusils et des canons, les rangs des combattants sont fauchés. Samori réagit en changeant de tactique et transforme le front en petites colonnes mobiles qui évoluent avec agilité à travers la savane pour prendre les troupes françaises à revers. Assaillis de partout, les soldats sont contraints de se replier. Les pertes sont lourdes au sein de l’armée samorienne, mais le retentissement de cette victoire sur les Blancs, les Toubabs comme on les appelle dans la région, est énorme. La renommée de Samori Touré est alors telle que même la cité de Bamako envisage de se placer sous sa protection. Or Bamako est d’une haute importance stratégique : elle permet de contrôler le fleuve Niger, la voie d’accès vers Tombouctou, enjeu principal des ambitions françaises.
Malgré quelques escarmouches, les années suivantes laissent du répit à l’almami. Les Français sont aux prises avec la puissante armée toucouleur de l’empereur Ahmadu dans la région de Ségou, sur le fleuve Niger, et doivent faire face à la rébellion de Mamadou Lamine Dramé qui s’est emparé du fort de Bakel au Sénégal. Ne disposant pas de moyens suffisants pour se battre sur tous les fronts, ils décident de négocier. Un premier traité est signé entre les autorités coloniales et Samori Touré le 28 mars 1886 à Kéniéba-Koura, qui fait du fleuve Niger la frontière entre les possessions françaises et l’empire wassoulou. Mais, un an plus tard, coup de théâtre : le 23 mars 1887, Samori signe le traité de Bissandougou dans lequel il accepte de se placer «lui, ses héritiers et ses Etats présents et à venir sous le protectorat de la France» ! Comment expliquer ce revirement de la part de celui qui en 1882 réagissait aussi violemment à la première proposition française ? Pour Khalil Ibrahima Fofana, historien guinéen auteur d’une biographie de Samori Touré (L’Almami Samori Touré, empereur. Récit historique, éd. Présence africaine, 1998), il s’agirait d’un malentendu autour de la notion de «protectorat». Habitué à traiter en bonne intelligence avec les Anglais qui maintenaient les chefferies et privilégiaient le commerce, Samori Touré n’avait pas mesuré la volonté française d’établir une do-
mination totale et d’éradiquer les autorités traditionnelles. En signant ce traité, il pensait se garantir une «neutralité bienveillante» de la part de la France. Cela explique qu’un mois plus tard, il reprend le cours de ses conquêtes et attaque la forteresse de Sikasso afin d’étendre ses possessions vers l’est. Dans sa fuite, l’almami châtie des villages jugés traîtres
Un royaume éphémère En vingt ans (18781898), Samori Touré se tailla un empire qui s’étendait d’est en ouest, de la Guinée à la Côte d’Ivoire, délimité par le Sahara au nord et par la forêt tropicale au sud.
A cette époque, l’armée de Samori Touré est forte d’une infanterie de 35 000 hommes, les «sofas», et de 3 000 cavaliers. Elle est équipée de 6 000 fusils modernes. Mais les hautes murailles de la citadelle de Sikasso, épaisses de 6 mètres, ne se laissent pas facilement percer. Le conflit s’enlise. Pendant ce temps, les Français, qui ont pris le contrôle du fleuve Niger, coupent les routes commerciales vers le Sénégal et le Sahel pour asphyxier l’empire. Samori est contraint de lever le siège. Lors de sa retraite, il fait châtier les populations qui ne l’ont pas soutenu. Des villages entiers sont rayés de la carte. Il poursuit sa course vers le fleuve pour attaquer les garnisons françaises. Pour éviter un affrontement sanglant, le commandement décide une nouvelle fois d’entamer des négociations avec Samori. Affaibli par le siège de Sikasso, l’almami n’a pas d’autres choix que d’accepter et de signer, le 21 février 1889, le traité de Niako (du nom du village où a été ratifié l’accord).
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Au matin du 29 septembre 1898, Samori Touré est arrêté à Gemelu par une colonne de soldats sous les ordres du capitaine Gouraud. Les Français traquaient le rebelle depuis six ans.
Mais, cette fois, ce sont les Français qui violeront l’accord. En effet, dans les mois qui suivent, ils arrachent une victoire importante sur l’empire toucouleur (à cheval sur le Sénégal et l’actuel Mali). L’empereur Ahmadu éliminé, les Français peuvent s’attaquer au dernier obstacle : Samori Touré. Les bijoux et l’or du royaume sont collectés pour acheter des fusils
Le 10 mars 1891, une expédition militaire part de Nyamina, sur le fleuve Niger, à une soixantaine de kilomètres en amont de Bamako, dans le but d’en finir avec ce souverain récalcitrant. Malgré la supériorité de l’armement français,
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une fois de plus, la tactique de guérilla et la connaissance du terrain des sofas use le moral des assaillants et l’offensive échoue. Cette série de défaites irrite les autorités françaises qui aimeraient débuter leur politique de mise en valeur du territoire. A Paris, des
crédits supplémentaires sont votés par le parlement afin de grossir les troupes. En décembre 1891, à grands renforts de canons, le lieutenant-colonel Humbert se lance à l’attaque de Bissandougou, la capitale de l’empire de Samori. Conscient de la détermination des
CAPTURÉ, LE CHEF DE GUERRE RÉCLAME «LA MORT PLUTÔT QUE LA HONTE»
Albert Harlingue/Roger-Viollet
Humilié, le «Napoléon africain» fut exilé sur une île gabonaise
Blancs, l’almami reste néanmoins résolu à défendre chèrement son autonomie et se prépare à l’affrontement. Les bijoux et l’or du royaume sont collectés afin d’acheter des fusils, les ustensiles en cuivre et en laiton sont fondus pour fabriquer des balles, des recrutements sont opérés afin de grossir les rangs de l’armée. Humbert doit faire face à une résistance farouche. Dans une thèse consacrée à Samori Touré, l’historien Yves Person relate le combat désespéré des sofas : «Ses hommes se battaient comme des diables, défendant farouchement chaque pouce de terrain.» Le 12 janvier, les troupes françaises atteignent
A bout de force, il décide de cesser la résistance et de se réfugier au Liberia. Sur le chemin de l’exode, le 29 septembre 1898, il est intercepté au petit jour dans son campement de Gelemu (frontière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia) par les soldats de la colonne du capitaine Gouraud. Khalil Ibrahima Fofana, qui a recueilli le témoignage des sofas ayant combattu aux côtés de l’almami, rapporte que Samori Touré, réveillé brutalement, a d’abord tenté de fuir, puis, s’arrêtant soudain, il s’est assis et a demandé qu’on le tue immédiatement. «La mort plutôt que la honte», auraient été ses paroles. Ce que les colonisateurs refusèrent de faire. Humilié, le «Napoléon africain» fut exhibé à travers toutes les contrées sur lesquelles autrefois il avait régné en maître, puis condamné à l’exil sur l’île de Missanga, au Gabon. C’est là qu’il décéda deux ans plus tard, victime d’une pneumonie, suite au strict régime pénitentiaire qui lui avait été imposé. « Samori Touré, ils t’ont tué, almami Touré, ils t’ont eu !» chante encore Alpha Blondy… 쮿 VALÉRIE KUBIAK
Roger-Viollet
néanmoins la capitale. Mais l’almami a déjà fait évacuer la cité. Détruisant tout sur son passage pour retarder l’avancée de ses adversaires, il fuit vers l’est. En novembre 1892, une nouvelle campagne dirigée par le gouverneur colonial Antoine Combes, comprenant cette fois des compagnies de la Légion étrangère, se lance à sa poursuite. En vain. Six ans durant, l’insaisissable Samori poursuit sa route vers le sud-est, soumettant les peuples les uns après les autres, se constituant un nouvel empire, harcelant les troupes coloniales. En fin stratège, durant toutes ces années, il joue sur l’opposition entre Français et Anglais, offrant à l’un le territoire qu’il a promis à l’autre. Mais ses manœuvres finissent par l’opposer aux deux nations.
RÉSISTANCES À L’OUEST
LA COLONISATION
TROIS FÉROCES ADVERSAIRES 쐽 S’opposant à la construction d’une ligne de chemin de fer et à l’implantation de l’arachide, Lat Dior, roi du du Cayor (Sénégal), infligea une série de défaites militaires aux Français. Il trouva la mort le 27 octobre 1886 à la bataille de Dékhélé, dans l’ouest du pays. 쐽 Sur le territoire de l’actuel Mali, l’avancée des Français fut contrariée par le sultan Ahmadu. Après une alternance de guerres et d’alliances, les canons vinrent à bout des dernières forteresses de l’empire toucouleur en 1890, et Ahmadu, vaincu, se réfugia au Nigeria. 쐽 Le puissant marabout Mamadou Lamine Dramé était capable, dit la légende, de faire fondre les boulets de canon. A la tête de 12 000 hommes, il attaqua, en avril 1886, le fort français de Bakel sur le fleuve Sénégal (gravure ci-dessous). Il fut capturé et décapité l’année suivante à la frontière de l’actuelle Gambie. Et sa tête fut rapportée en trophée au capitaine Gallieni.
Carte : Léonie Schlosser
LES VIERGES NOIRES DU DAHOMEY 42 GEO HISTOIRE
Le royaume du Dahomey prit le nom de République populaire du Bénin en 1975.
L
’image est restée à jamais gravée dans la mémoire des 3 000 soldats français qui, basés à Cotonou sur la côte de l’actuel Bénin, s’étaient engagés dans une mission à l’intérieur du territoire en 1892. L’objectif de cette opération militaire était de déloger le roi Béhanzin qui s’accrochait à l’indépendance de son fief, le Dahomey, et contrariait les ambitions des autorités coloniales depuis deux ans. Au mois de mai de cette année-là, le colonel Alfred Dodds, chef de l’expédition, et ses troupes se mettent en marche en direction d’Abomey, capitale du royaume. Ce qui devait être une campagne facile se transforme très vite en calvaire. La progression est lente. Les troupes sont quotidiennement harcelées par des attaques de guérilla. Mais ce 26 octobre 1892 – «la journée la plus meurtrière de cette guerre», selon les mots de Dodds luimême – alors que les soldats sont à une cinquantaine de kilomètres d’Abomey, leur route est soudain bloquée par une immense armée équipée de carabines Winchester et d’armes blanches, et au grand effarement des Français, elle est composée de femmes. Ces stupéfiantes guerrières sont les «minos» («nos mères» en lan-
gue fon, parlée alors au Dahomey et toujours en usage au Bénin, au Togo et dans une partie du Nigeria), l’avant-garde et l’élite de l’armée de Béhanzin. Frappés par leur allure et leur combativité, les militaires les nommeront «amazones», en référence aux guerrières antiques. Si le fait est étonnant pour les Français, la tradition des femmes combattantes est ancienne au Dahomey. L’origine de ces bataillons pourrait remonter au tout début du XVIIIe siècle. La tradition orale raconte que le roi Agadja (1673-1740), qui menait des guerres de conquête sur plu-
sieurs fronts, avait recruté des femmes dans son armée pour pallier le manque d’effectifs masculins. Mais c’est surtout à partir de 1818 que le corps des amazones du Dahomey fut développé et structuré. A cette époque, le roi Ghézo, qui venait de monter sur le trône, constitua en effet une troupe d’élite entièrement dévouée à sa sécurité. Il recruta les membres de ces futurs bataillons parmi les esclaves. Les femmes valant moins cher sur le marché de la traite, il choisit les plus vigoureuses d’entre elles pour les transformer en guerrières aguer-
LA COLONISATION
ries. Dans les années suivantes, les femmes du royaume vinrent elles-mêmes s’engager, et la légende prétend que certains maris malmenés par leurs «mégères» les obligeaient à s’enrôler afin de s’en débarrasser.
Adoc-photos
Elles sont entraînées pour résister à la douleur et ignorer la pitié
Les amazones du Dahomey, magnifiées dans l’imagerie du XIXe siècle, brandissent comme des trophées les têtes de leurs ennemis vaincus. Elles le faisaient réellement pour effrayer leurs adversaires.
Dès leur plus jeune âge, les amazones suivaient un entraînement intense au combat et au maniement des armes. Elles étaient conditionnées psychologiquement pour résister à la douleur et ignorer la pitié. Craintes et respectées par la population, elles avaient un statut presque sacré. Chaque fois qu’elles sortaient du palais, des groupes de fillettes agitant clochettes les précédaient afin que la foule s’écartât respectueusement de leur chemin. Ces femmes, propriété du roi, devaient rester vierges et quiconque devenait leur amant était aussitôt exécuté. L’historienne Sylvia Serbin rapporte à ce propos (dans Reines d’Afrique, éd. Sepia) une plaisanterie qui circulait parmi les anciens et selon laquelle «moins d’hommes seraient morts au combat qu’en essayant de franchir le mur du camp des amazones». A la fin du XIXe siècle, au moment où elles rencontrent les Français, les bataillons de minos, exclusivement commandés par des femmes, sont constitués de 4 000 à 5 000 recrues, soit le tiers de l’armée du Dahomey. Le bataillon des «Aligossi» est chargé de la défense du palais, et celui des «Djadokpo» constitue l’avantgarde de l’armée régulière. Elles sont vêtues de longues tuniques bleues ceinturées à la taille, sur un pantalon bouffant. Leur crâne est rasé et surmonté d’un petit bonnet blanc brodé d’un caïman. Leur équipement varie selon leur spécialité. Les guerrières maniant le fusil forment le gros des troupes : avec cet arme, elles portent une cartouchière, mais aussi un sabre court et un poignard. Viennent ensuite les archères, redoutées pour leur habileté et leur précision, puis
les terribles faucheuses. Celles-ci sont équipées de longues machettes tranchantes formées d’une lame de 45 centimètres montée sur un manche de 60 centimètres qu’elles manient à deux mains, les ouvrant et les refermant comme des gigantesques canifs. «Un seul coup de ce rasoir peut trancher un homme par le milieu !», s’exclame dans ses souvenirs de missions le père François Xavier Borghéro venu évangéliser le pays dans les années 1860. Généralement, au cours de la bataille, elles décapitent leurs ennemis et s’empressent de brandir les têtes tranchées afin de semer la panique dans les rangs ennemis. Mais le groupe le plus redouté, véritable commando d’élite, est celui des chasseresses, une centaine de tueuses sélectionnées parmi les plus fortes et les plus corpulentes. Ce sont ces milliers de guerrières conditionnées à «vaincre ou mourir» et, selon les dires des légionnaires, enivrées au gin, que les hommes de Dodds voient surgir face à eux ce jourlà. Au mépris de la supériorité du feu français, elles se ruent à l’assaut. Certaines passent les lignes en rampant par terre sous les tirs pour chercher le corps-àcorps dans lequel elles excellent. «Ces amazones sont des prodiges de valeur, elles viennent se faire tuer à 30 mètres de nos carrés», écrira le capitaine Jouvelet dans ses mémoires. Avec lui, tous les hommes qui les ont combattues, impressionnés, saluent «l’extrême vaillance», «l’indomptable audace» de ces guerrières. Le courage ne peut pourtant suffire à lutter contre les fusils Lebel et les pièces de canon de l’armée coloniale. L’arrivée des Français sonne le glas de ces combattantes de légende. Après les derniers combats menés par les hommes de Dodds dans Abomey en novembre 1892, il ne reste plus des minos que le souvenir de leurs exploits que l’on se transmettra de génération en génération sur les ruines de l’ancien royaume. 쐽
V E R B AT I M
LE PORTRAIT PEU FLATTEUR D’UN EXPLORATEUR ANGLAIS TÉMOIGNAGE DE SIR RICHARD BURTON, 1877
Les Amazones sont non seulement l’élite de l’armée à laquelle elles donnent l’exemplarité de l’intrépidité, mais composent à elles seules toute l’armée permanente : car les soldats mâles ne sont appelés qu’en cas de guerre. (…) Il y avait dans la garde du roi du Dahomey des femmes qui n’auraient point déparé nos plus belles compagnies de grenadiers. Quelquesunes avaient près de six pieds de haut et étaient larges en proportion. Tant était le développement musculaire de ces viragos qu’on ne reconnaissait leur sexe qu’à leur poitrine, laquelle était d’une ampleur monstrueuse.
VALÉRIE KUBIAK
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Quinze nations participèrent à la conférence qui allait définir les règles de la colonisation sur le continent africain : aucun des diplomates n’y avait alors jamais mis les pieds.
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L’EXPANSION
Main basse sur l’Afrique ! BERLIN, 1885. Dans l’ambiance feutrée du palais Radziwill, les diplomates occidentaux tracèrent frontières et zones d’influences. Elles marqueront le destin de tout le continent.
C AKG-Images
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’est l’homme fort de l’Europe, le toutpuissant chancelier Bismarck qui, en octobre 1884, lança les invitations. Il fallait une conférence internationale pour donner un cadre juridique à l’expansion coloniale européenne des côtes de l’Afrique vers l’intérieur du continent. La compétition sauvage que se livraient, depuis quelque temps, pour la possession de l’Afrique centrale, l’Angleterre, la France et le Portugal, exigeait d’être, sinon freinée, au moins maîtrisée. Bismarck luimême s’en désintéressa longtemps : «Nous ne sommes pas encore assez riches pour nous permettre le luxe de posséder des colonies», déclaraitil. Cette année 1884 le vit changer d’avis. Il se dit qu’à 70 ans, il était peut-être un homme du passé, trop européen, que personne ne savait ce qu’apporterait l’Afrique et que les Allemands, un jour, pourraient lui reprocher sa pusillanimité. Aux yeux de ses contemporains plus jeunes, comme l’écrit Henri Wesseling dans Le Partage de l’Afrique (Folio, 1996), ce continent, en partie inexploré, «était une destination aussi exaltante que la Lune le fut dans les années 1960». La conférence de Berlin prend donc ses origines dans les menées audacieuses de quelques aventuriers, notamment le plus illustre d’entre eux, Léopold II, roi des Belges. Il était monté sur le trône en 1865 avec une idée fixe : lancer son étroit royaume dans l’aventure coloniale. Bor-
néo ? Les Philippines ? Le Japon ? Croyant avoir l’embarras du choix, il opta pour ce qui était alors l’objet de l’engouement de tous les explorateurs : l’Afrique – mais s’aperçut, dépité, que son gouvernement n’était pas du tout prêt à le suivre. Les responsables belges, en effet, craignaient des complications internationales qui risquaient de compromettre la neutralité de la Belgique, laquelle n’existait dans ses frontières que depuis 1830. Qu’à cela ne tienne ! Le roi décida de se transformer en entrepreneur privé, jura solennellement qu’il ne demanderait rien à son ministre des Finances et fonda l’Association internationale africaine (AIA) qui, groupant des savants, des diplomates, des explorateurs de toute l’Europe, se donnait pour noble mission de «désenclaver» l’Afrique centrale et d’y introduire la civilisation. Une œuvre charitable, en somme. «Fumisterie», grommela Bismarck. L’association végéta deux ans, jusqu’à la rencontre, en 1878, de Léopold avec Henry Morton Stanley. L’explorateur-reporter, qui s’était illustré lors d’une retentissante expédition au cœur de l’Afrique, en 1871, était malgré tout peu considéré par l’establishment britannique. La reine Victoria le trouvait vulgaire et Lord Salisbury, chef du Foreign Office, repoussait ses projets d’exploitation du Congo, en disant que l’Angleterre avait «assez de jungles et de sauvages comme cela». Léopold se jeta sur cet incompris et le paya pour qu’il lui taille «une part de ce Henry Morton Stanley (1841-1904) Le Britannique mit son expérience d’explorateur au service du roi des Belges, Léopold II, et de son futur Congo.
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L’Illustration/Draner/Kharbine Tapabor
1884, les représentants des nations directement concernées, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, le Portugal, ceux des nations qui avaient des intérêts en Afrique noire comme les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne et les Etats-Unis, enfin ceux des pays dont on recherchait l’assentiment (Autriche-Hongrie, Suède, Danemark, Russie, Italie, Turquie) furent appelés à se prononcer sur trois questions : la liberté du commerce dans les bassins et les embouchures du Congo ; la liberté de navigation sur le Niger et le Congo; la définition des formalités à observer lors des nouvelles occupations sur les côtes d’Afrique. Aucun Africain n’avait été invité. De toute façon, on œuvrait pour leur bien. Il s’agissait, comme l’exprima Bismarck dans son discours d’ouverture, de désenclaver l’Afrique afin qu’elle bénéficie des bienfaits de la civilisation en général et du commerce en particulier. L’ambassadeur d’Angleterre Sir Edward Sur cette caricaMalet demanda qu’on se soucie du ture, Bismarck se bien-être des autochtones en interpose en ordondisant la traite des esclaves et l’imnateur : après sa portation au Congo de produits nuivictoire lors de la guerre de 1871, sibles comme l’alcool, les fusils, la le chancelier magnifique gâteau africain». Le poudre à canon. Surtout, il exigea que réaffirme sa place 13 juin 1880, au Congo, Stanley signa la question du Niger, où régnait l’Anparmi les nations, le premier des traités que Léopold gleterre, soit dissociée de celle du lors de la conférence du «parlui avait demandé de conclure avec Congo – ou alors il fallait aussi redistage de l’Afrique». les chefs africains : cession du droit cuter la domination française au unique et exclusif de pratiquer l’agriSénégal. Il eut gain de cause. Repréculture, de tracer des routes, de faire sentée par le baron Alphonse de du commerce, etc. Il y rencontra Courcel, son ambassadeur à Berlin, aussi son rival, Pierre Savorgnan de Brazza, que la France nourrissait une double rancœur : contre Ferdinand de Lesseps, chef du comité français de l’Angleterre qui l’avait évincée d’Egypte et de la valcette même AIA, avait chargé de fonder deux «sta- lée du Nil ; contre l’Allemagne qui lui avait infligé la tions hospitalières et scientifiques» dans le Haut- défaite de 1871. La IIIe République de Jules Ferry était Congo. Brazza, officier d’origine italienne fraîche- hantée par le spectre du déclin, habitée par l’esprit ment naturalisé français, menait sa mission tambour de revanche. «Un acte de fermeté, d’énergique battant. Le 10 septembre 1880, il signa un traité volonté, et nous reprenons notre rang dans l’estime avec le Makoko (roi) des Batékés, puis le 3 octobre, des nations ; une nouvelle preuve de faiblesse et avec une demi-douzaine de ses vassaux. Nullement nous achevons de nous reléguer au rang de l’Esdisposé à travailler pour le président de l’AIA, c’est- pagne», avait écrit de Courcel à son ministre lors de à-dire le roi des Belges, il se précipita à Paris pour l’occupation de Tunis, six ans plus tôt. Il n’avait pas soumettre ces documents à la Chambre des députés changé d’opinion. Bismarck le savait et s’inquiétait qui les ratifia tous. Le Congo français, futur Congo- si fort de cette obsession revancharde qu’après avoir Brazzaville, venait de naître. L’année suivante, tandis fermé les yeux sur la Tunisie, il se tenait prêt à d’autres que Stanley, pressé par Léopold, multipliait les traités concessions, du moment qu’elles pouvaient distraire (des centaines, avec plus de 2 000 chefs africains), les Français de la ligne bleue des Vosges. C’est aussi l’Angleterre traita avec le Portugal qui possédait les la raison pour laquelle le chancelier considérait l’asplus anciens comptoirs d’Afrique occidentale, sociation de Léopold avec une certaine bienveilnotamment en Angola, et appuya ses revendications lance. Transformer l’AIA en Etat indépendant du sur l’embouchure du Congo. Bref, les Anglais jouaient Congo empêcherait une puissance plus redoutable le Portugal contre la France, afin d’empêcher celle-ci de s’installer au cœur de l’Afrique. Stanley, représend’installer en Afrique son protectionnisme écono- tant des Etats-Unis, officieusement agent de Léomique. La situation devenait incontrôlable. A Berlin, pold, fut consulté comme expert. Devant une carte Bismarck décida de calmer le jeu : le 15 novembre déployée dans la salle de conférence, il proposa que
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L’EXPANSION
L A C R I S E D E FA C H O D A
QUAND LA FRANCE ET L’ANGLETERRE FAILLIRENT ENTRER EN GUERRE Granger Coll NY/Aurimages
cette zone de libre-échange, le «bassin du Congo», s’étende sur toute la largeur du continent, de l’océan Atlantique à l’océan Indien. «On pourrait aussi bien dire que le Rhin fait partie du bassin du Rhône», remarqua, ébahi, un diplomate anglais. La France et le Portugal protestèrent, obtinrent ou conservèrent leurs possessions sur la côte occidentale (Gabon, Angola). A l’est, la limite du nouvel Etat fut ramenée aux grands lacs, en respect des possessions du sultan de Zanzibar que les Anglais soutenaient sur la côte orientale. Le territoire revendiqué par Léopold n’en était pas moins gigantesque. C’est comme si une société qui aurait fondé des établissements sur le Rhin, de Rotterdam jusqu’à Bâle, se voyait attribuer la souveraineté de l’Europe occidentale, a pu dire l’historien belge Jean Stengers, cité par Henri Wesseling qui conclut : «Or, bien que cela paraisse incroyable, c’est ce que Léopold demanda et, bien que cela paraisse encore plus incroyable, c’est ce qu’il obtint.» En se faisant attribuer le Congo, Léopold II fut le grand gagnant des tractations
Pour trois raisons. La neutralité de ce nouvel Etat, sous la souveraineté du roi des Belges, rassurait Bismarck. Les Anglais louchaient sur les profits que leur promettait le libre-échange garanti par «l’œuvre désintéressée» de Léopold le philanthrope. Enfin le roi avait eu l’habileté d’offrir à la France un droit de préférence pour l’héritage éventuel du Congo – accord que ferait valoir, soixante-quinze ans plus tard, lors des préparatifs de l’indépendance congolaise, le général de Gaulle ! Léopold II fut donc le gagnant de cette loterie. Le 26 février 1885, Bismarck salua le nouvel Etat et fit des vœux pour «l’accomplissement des nobles aspirations de son illustre fondateur». La reconnaissance de cet Etat indépendant signifiait bien qu’à Berlin on avait procédé moins au partage de l’Afrique qu’à l’établissement des principes (politiques, économiques, humanitaires) qui allaient permettre ce partage. Une clause stipulait que la souveraineté d’un Etat sur une région d’Afrique ne serait reconnue, désormais, que s’il y avait occupation effective, non plus seulement nominale, du territoire en question. Ce qui aurait pu être un coup d’arrêt fut au contraire le coup d’envoi d’une «course au drapeau» : en vingt ans, 250 traités frontaliers seront signés sur le territoire de l’Afrique occidentale. Le congrès de Berlin fut une projection fantasmatique de l’Europe, de ses rivalités internes, de son impérialisme sur un continent encore mal connu. Comme le dit ironiquement Lord Salisbury : «Nous nous sommes donné les uns aux autres des montagnes, des fleuves et des lacs, alors que – si incroyable que cela puisse paraître – nous n’avons jamais su exactement où se trouvaient ces montagnes, ces fleuves et ces lacs.» 쮿
«J’y suis, j’y reste» : la course aux possessions entre les deux pays.
E
n 1898, le bras de fer entre l’Angleterre et la France à Fachoda, poste militaire à 650 kilomètres au sud de Khartoum, sur le Nil, aux portes de l’Egypte, manqua de mener ces deux puissances à la guerre. Tout commence trois ans plus tôt, lorsque le commandant Jean-Baptiste Marchand (1863-1934), qui s’était illustré au Sénégal, puis en Côte d’Ivoire, soumit à Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, son projet de consolider les intérêts de la France en Afrique par une expédition d’ouest en est jusqu’à Fachoda. Baptisée «mission Congo-Nil», plus couramment «mission Marchand», l’expédition – 4 500 kilomètres – était la plus grande jamais entreprise par la France en Afrique. Marchand commandait douze officiers, cent cinquante tirailleurs soudanais, une multitude de porteurs chargés d’une
énorme cargaison de vivres, de matériel de voyage, de produits d’échange… On remonta le Congo, puis l’Oubangui sur un vapeur, le Faidherbe, qu’il fallut démonter pour continuer à bord de 72 pirogues. Le 12 juillet 1898, enfin, Marchand et ses compagnons hissèrent le drapeau tricolore sur les ruines de l’ancien fort égyptien de Fachoda. Mais à la mi-septembre, le général anglais Kitchener, qui venait de reconquérir le Soudan contre la puissante armée mahdiste (des rebelles musulmans), se présenta devant Fachoda avec son armée anglo-égyptienne, 20 000 hommes équipés de mitrailleuses. Son entrevue, le 19 septembre, avec Marchand, fut aussi courtoise qu’implacable : les Français devaient vider les lieux. Le 27, avec une détermination inattendue, l’Angleterre adressa un ultimatum à la France. C’est que le contrôle du Nil, pour l’Empire britannique, avait une importance stratégique vitale. Pour les Français, après tout, ce n’était guère qu’une affaire de prestige. L’opinion se demanda s’il y avait lieu d’entrer en guerre contre l’Angleterre pour un pays perdu, alors que l’Alsace et la Lorraine étaient encore aux mains des Allemands, qui restaient les ennemis héréditaires… Marchand quitta Fachoda et fut accueilli à Paris en triomphe parce qu’il résista un temps à la perfide Albion. Tandis que la presse qualifia l’humiliation de Fachoda de «glorieuse défaite». J . - B . M .
JEAN-BAPTISTE MICHEL
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L’ART
Regard blanc sur le continent noir Au début du XXe siècle, des peintres et des dessinateurs français partirent à la découverte de l’Afrique. Ils en ramenèrent des œuvres sensibles, éloignées des clichés coloniaux.
LES YEUX DE LA FORÊT Ami d’Albert Camus qu’il fréquenta dans les années 1930 au Maghreb, Roger Bezombes (1913-1994) rêvait de s’aventurer plus au sud du continent. Mais il dut attendre la fin de la guerre pour découvrir l’Afrique occidentale française (AOF). C’est au Bénin qu’il réalisa cette toile aux couleurs denses qui rappellent la palette des expressionnistes : ciel bleu foncé, feuillage rouge vif… Pour l’artiste, s’échapper du réalisme était la seule façon de rendre compte de l’impénétrable mystère africain. La Forêt vierge, huile sur toile, 38 x 46 cm, 1946. ACR-Les Africanistes
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Roger Bezombes
L’ART
CHASSEURS EN TRANSE Peintre et sculpteur, Louis Bate (18981948) obtint une bourse de voyage pour l’Afrique équatoriale française (AEF) en 1933. Dans ses dessins réalisés en OubanguiChari (qui deviendra la République centrafricaine en 1958), le Bordelais parvint à recréer l’atmosphère fiévreuse de scènes de la vie quotidienne, comme ici, avec ces chasseurs ramenant la dépouille d’un léopard. Retour de chasse, dessin aquarellé, 43 x 57 cm, vers 1935.
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Quinquaud, ils seront des centaines de peintres voyageurs, les «Africanistes», à partir les rêves pleins la tête, avec à la main un exemplaire d’Au cœur des ténèbres de Conrad, remontant les fleuves, couchant sur la toile portraits ou scènes tribales. Malgré de courageuses tentatives de réhabilitation (notamment avec le livre Les Africanistes, peintres voyageurs, de Lynne hornton, ACR éditions, 1998), la postérité ne sera pas tendre avec eux : à partir des années 1960, on jugera leur art «naïf» ou «pittoresque», vulgaire vestige des années coloniales. Et pourtant… C’est sans doute à travers le regard de ces aventuriers que, pour la première fois, le monde occidental découvrit une Afrique noire qui jusque-là relevait de la propagande ou du stéréotype. 쐽
LE CONSEILLER DU PRINCE Sous domination allemande, le Cameroun passa sous mandat français et anglais après la Première Guerre mondiale. Drapé de bleu, ce notable de Maroua, à l’extrême-nord du pays, était l’un des conseillers du chef traditionnel, le lamido. Il posa pour Marguerite-Marie Martin (1897-1983), spécialiste du pastel. La peintre française était fascinée par les costumes colorés et la végétation luxuriante de l’Afrique centrale, sujets rêvés pour parfaire sa technique. Notable de Maroua, pastel, 62 x 46 cm, vers 1930.
FRÉDÉRIC GRANIER
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our un artiste européen du tournant du XXe siècle, il fallait du sang-froid pour oser s’immerger en terre africaine. En 1924, la talentueuse Anna Quinquaud remporta le grand prix de Rome. Mais, plutôt que de prendre une confortable résidence à la Villa Médicis, la jeune peintre et sculptrice préféra l’aventure lointaine et solitaire sur un continent encore méconnu. Elle ne le regretta pas : ses voyages au Sénégal, en Guinée, en Ethiopie ou à Madagascar furent pour elle une puissante source d’inspiration. «Je découvre tous les dangers que j’ai courus depuis que mes amis me les énumèrent. C’est effrayant, l’Afrique… vu de Paris. Mais là-bas, c’est beau, simplement», confiat-elle à son retour. Comme Anna
MargueriteMarie Martin
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L’ART
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Jean Bouchaud LE REPOS DU CHEF A Danané, à l’ouest de la Côte d’Ivoire, un vieux chef délaisse son tabouret traditionnel et s’accorde une sieste dans un hamac. C’est dans cette région montagneuse, célèbre pour ses danses, ses masques et ses peintures tribales, que Jean Bouchaud (1891-1977) s’installa pendant plusieurs mois en 1933. Son trait précis et son talent de coloriste lui valurent de nombreuses commandes de musées et publications. Le Chef ivoirien, Danané, huile sur toile, 98 x 162 cm, 1933. Philippe Urigeat/Grand Palais/RMN
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Renée Bernard
LA BELLE ALANGUIE Lauréate d’une bourse de voyage, Renée Bernard (1906-2004) parcourut durant huit mois le Sénégal, le Soudan, la Mauritanie… C’est sur la plage d’Azuretti, petit village de Côte d’Ivoire, qu’elle a peint cette femme assoupie qui attend le retour des pêcheurs. Le vert limpide de la mer, les touches délicates sur le sol, l’expression paisible du visage : tout respire la quiétude sur cette toile que n’aurait pas reniée Matisse. Femme de pêcheur à Azuretti, gouache et encre de Chine, 26,5x34,5 cm, 1947.
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Femme Haoussa, pastel, 38 x 28 cm, 1925.
adocs-photos
LA NIGÉRIENNE MÉLANCOLIQUE En 1924, André Citroën organisa la «Croisière noire», une expédition en Afrique centrale destinée à faire connaître sa marque et à ouvrir une nouvelle route sur le continent. Installé à Paris depuis quatre ans, le peintre d’origine russe Alexandre Yakovleff (1887-1938) fit partie du voyage, et ramena une série de portraits dont celui de cette femme Haoussa au regard mélancolique, rencontrée dans la région de Damagaram, au sud du Niger.
LE RITUEL INITIATIQUE Femme du monde, Raymonde Heudebert (1905-1991) fut invitée en Afrique par des amis fortunés. Le point de départ d’un périple qui l’entraîna en HauteVolta (aujourd’hui le Burkina-Faso), au Niger et jusqu’au Soudan où elle immortalisa ce cérémonial. Deux jeunes Bambaras s’apprêtent à être circoncis et à rejoindre le cercle des guerriers. Cérémonie de circoncision bambara, huile sur toile, 1930.
Alexandre Yakovleff
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Arthothek/Christie’s
L’ART
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LE RÊVE INSENSÉ DU DOCTEUR SCHWEITZER
artir en Afrique pour devenir missionnaire ! Le pasteur Louis Schweitzer a du mal à croire la décision de son fils Albert. Rien ne laisserait penser que le jeune homme dévie de son destin tout tracé, lui qui est déjà un pilier de la communauté alsacienne. En 1905, Albert a 30 ans et cumule enseiEN 1913, UN ALSACIEN débarque au Gabon pour créer gnement à l’université de Strasbourg, prêches à la paroisse un hôpital. Il deviendra un héros de l’humanitaire et, Saint-Nicolas, dont il est vicaire, malgré lui, un symbole du paternalisme occidental. et récitals, comme organiste talentueux… Mais rien n’y fait : Albert Schweitzer n’imagine plus sa vie en Alsace (devenue allemande suite au traité de Francfort de 1871) et rêve station de Lambaréné, au cœur de la forêt vierge, où est d’horizons lointains. Il veut soigner les indigènes au Congo implantée la petite mission protestante dotée d’une école. français où de nombreux missionnaires ont laissé leur vie. Une déconvenue de taille attend le couple : l’hôpital proTous ses biographes sont formels : le déclic se produit en mis par les missionnaires n’a pas été édifié à temps. Coiffé 1904, lorsqu’il lit le bulletin de la Société des missions de son casque colonial, le docteur démarre ses consultaévangéliques de Paris. Là-bas, on manque de médecins, tions en plein air, tout en aménageant un poulailler abanapprend-il. Des projets de missionnaires protestants sont donné pour en faire une salle de soins. Il y a urgence : organisés en Afrique. Aux yeux du jeune vicaire, soucieux dans cette région qui compte très peu de médecins, la de réparer les torts de la colonisation dont il dénonce les nouvelle de son arrivée s’est vite répandue, et les Gabonais travers dans ses sermons, l’appel est irrésistible. affluent dans l’espoir de guérir de la maladie du sommeil, Ce revirement ne se fait pas sans heurts… L’enseignant qui fait des ravages, de la lèpre ou des ulcères. Certains redevient étudiant pour devenir médecin. Il lui faut aussi souffrent de blessures subies sur les chantiers d’abattage convaincre l’administration coloniale française, d’autant de bois, où les indigènes sont durement exploités. Albert plus hostile à l’arrivée d’un Allemand au Gabon, territoire Schweitzer, aidé de sa femme et de son assistant recruté de l’Afrique équatoriale française, qu’en 1911, une escar- sur place, soigne et opère au mieux ces trop nombreux mouche militaire à Agadir a exacerbé les tensions entre patients. Il lui faut s’adapter aux mœurs de ses malades : les deux pays. Un accord finit par être trouvé : sa présence inutile de rédiger une ordonnance, qui ne sera pas lue. Le est acceptée à la mission de Lambaréné, à condition qu’il médecin fait réciter par cœur la posologie aux patients finance lui-même son projet d’hôpital. qui repartent chez eux. Malgré les conditions très rudes de leur installation, la fatigue et le manque de moyens, le Le jeune praticien consulte en plein air, couple continue d’y croire. Mais la guerre menace de tout tout en aménageant un poulailler en salle de soins balayer : un an après leur installation à Lambaréné, un Début 1913, à Pauillac, Albert Schweitzer embarque représentant de l’administration coloniale frappe à la donc sur le navire Europe, aux côtés de sa femme, Hélène, porte de l’hôpital de fortune. En août 1914, France et Allequi a suivi une formation d’infirmière pour l’assister dans magne sont entrées en conflit. Les Schweitzer, officielleses projets. Dans les cales : quarante caisses de médica- ment mis aux arrêts à cause de leur nationalité allemande, ments et de matériel médical achetés grâce aux dons continuent tant bien que mal les soins, avant d’être somd’amis et aux revenus de ses concerts. més, à l’automne 1917, de regagner l’Europe pour y être Le trajet dure un long mois. A leur arrivée au Gabon, internés. Avec leur départ, l’activité de l’hôpital stoppe plus de 200 kilomètres de navigation sur l’impétueux brutalement. Comme des milliers d’Alsaciens, Albert et fleuve Ogooué attendent les deux voyageurs déjà éreintés. Hélène se retrouvent écartelés entre deux nations, à devoir C’est l’unique voie d’accès pour leur destination finale, la attendre l’issue de la guerre dans le camp de Garaison
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FOCUS UN MÉDECIN DANS LA JUNGLE En 1954, à l’hôpital de Lambaréné, le célèbre Albert Schweitzer examine un jeune patient, assisté de médecins et d’infirmières venus d’Europe, ainsi que de collaborateurs recrutés sur place.
Ullstein Bild/AKG images
en concession sur la colline d’Atadié, à quelques kilomètres de la mission. «Ici, ce n’est pas un hôpital, c’est un village où l’on soigne, où l’on guérit», écrit-il à l’abbé Pierre, autre figure de l’humanitaire, dans une lettre citée par Augustin Emane dans Docteur Schweitzer, une icône africaine (éd. Fayard). En 1932, à côté des bâtiments à vocation médicale, une vingtaine de baraques au confort sommaire abritent jusqu’à 300 personnes. Le missionnaire prêche le dimanche, mais se montre souple envers les coutumes locales : si les pratiques de sorcellerie y sont interdites, les familles polygames sont admises à l’hôpital. «Il était un homme qui nous laissait tranquille et qui allait à ce qui était essentiel», témoigne un ancien patient, cité par Augustin Emane. Longtemps, Albert Schweitzer a œuvré dans l’ombre. Avant d’être rattrapé par la célébrité… Au sortir de la guerre, les médias s’intéressent à lui. En 1947, il est «l’homme le plus important de la Terre», s’enthousiasme le magazine américain Life. Il se voit même remettre le prix Nobel de la paix en 1952. Mais dans les années 1960, sur fond de décolonisation, il est désigné par l’opinion publique comme le symbole détestable de la domination coloniale. «On en a fait un saint, ce qui est une erreur, avant d’en faire un repoussoir, ce qui l’est également. Albert Schweitzer a su s’affranchir des écrits philosophiques et théologiques allemands de son époque, pour qui le Noir est dans l’animalité. Pour lui, l’humanité est une», explique Mathieu Arnold, auteur d’Albert Schweitzer, la compassion et la raison (éd. Olivétan). Des polémiques sur sa facette «paternaliste», voire autoritaire, le docteur de Lambaréné n’y répondra pas, préférant s’engager dans de nouveaux combats, notamment contre les essais nucléaires. Jusqu’au bout, il poursuivra son œuvre au Gabon, où il sera enterré en 1965, aux côtés de sa femme, et où un hôpital qui porte son nom accueille aujourd’hui encore des milliers de patients. 쐽
(Hautes-Pyrénées). Ce n’est qu’en juillet 1918 que, devenus français, ils sont enfin relâchés et peuvent se replier à Strasbourg où naît Rhéna, leur fille unique. Albert, ruiné par les achats de médicaments pour son dispensaire, physiquement affaibli et abattu par l’abandon de sa mission, s’est remis à prêcher à la paroisse Saint-Nicolas et à travailler à l’hôpital de la ville, quand une lettre lui redonne espoir : depuis la Suède, l’archevêque d’Uppsala l’invite à tenir des conférences sur son travail en Afrique. En 1952, celui qui inventa la médecine humanitaire est récompensé du prix Nobel de la paix
En 1920, l’accueil chaleureux des Suédois réconforte le missionnaire déçu. Il prolonge ce séjour d’une tournée européenne de conférences et de concerts. Cet homme obstiné a compris qu’en s’appuyant sur les fonds recueillis et des bénévoles prêts à assurer un flux régulier de dons vers l’Afrique, il va pouvoir raviver son projet. C’est ainsi qu’en 1924, laissant sa famille en Alsace, Albert Schweitzer, âgé de 49 ans, embarque à nouveau pour le Gabon et retrouve Lambaréné. Il ne le quittera plus. Seule la nécessité de récolter des fonds en Europe ou aux Etats-Unis parvient à l’arracher par intermittence à son «village hôpital». Après trois années de travail acharné, en 1927, le «Grand docteur», comme ses patients ont coutume de le surnommer, peut enfin inaugurer ce nouvel ensemble, situé sur un terrain de 20 hectares pris
ANNE DAUBRÉE
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LE GRAND CHANTIER
UNE TRAVERSE, UN MORT
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Les 510 kilomètres de la ligne Congo-Océan, reliant Brazzaville à Pointe-Noire, tuèrent 17 000 hommes… Entre 1921 et 1934, l’entreprise fut autant titanesque que cauchemardesque.
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Dans la jungle, les matériaux sont apportés à dos d’homme. Originaires du Tchad et du Cameroun, les porteurs n’étaient pas habitués au climat équatorial et succombaient par dizaines.
LE GRAND CHANTIER
«chargé de mission» du gouvernement qu’il embarque, le 18 juillet 1925, pour une odyssée qui va durer onze mois. Convaincu du bien-fondé de l’œuvre coloniale, l’écrivain s’imagine vivifier sa créativité au contact de paysages exotiques. Mais le réel rattrape rapidement ses fantasmes. Après avoir longuement sillonné le Maghreb avec des yeux d’orientaliste, il plonge au Congo son regard au cœur des ténèbres. Ce chemin de fer devait sauver la «Cendrillon de l’empire»
Il découvre d’abord PointeNoire, «ville à l’état larvaire, qui semble encore dans le sous-sol.» Le port est en chantier depuis trois ans, créé de toutes pièces pour être le terminus du futur BrazzavilleOcéan. Après des décennies d’atermoiements et de projets avortés, la métropole a lancé le chantier d’un chemin de fer qui doit rompre la dépendance vis-à-vis du Congo belge voisin. Barrée par les chutes du Congo, la colonie française a dû en effet, jusqu’à présent, utiliser la
seule ligne équatoriale, qui relie depuis 1900, sur l’autre rive du fleuve, Léopoldville et Matadi. Avec ce projet, l’AEF, que sa pauvreté a fait surnommer la «Cendrillon de l’empire», va enfin gagner un débouché maritime direct pour drainer vers la France les richesses d’un territoire de 2,5 millions de kilomètres carrés : coton du Tchad et de l’Oubangui-Chari, bois du Gabon, oléagineux, cuivre, zinc et plomb du Congo, latex, ivoire… Mais, Gide le sait, le chantier du Brazzaville-Océan a mauvaise réputation. «Je n’en puis connaître que ce que l’on m’en raconte, et
En absence de machines, le terrassement était effectué à la pioche et à la pelle. Il fallut une main-d’œuvre nombreuse pour creuser, niveler et consolider les terrains.
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ésormais, une immense plainte m’habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. A présent, je sais : je dois parler.» Ces lignes sont tirées de Voyage au Congo (éd. Gallimard, 1927), un journal que tint André Gide, lors d’un périple en Afrique équatoriale. Au milieu des années 1920, au sommet de la gloire parisienne, le romancier désirait s’offrir un bol d’air. Trente-six ans plus tôt, il a déjà rêvé de faire ce voyage avec son précepteur, Elie Allégret, un pasteur missionnaire au Congo. C’est avec le fils de ce dernier, Marc, âgé de 26 ans, qu’il le réalise. Il vend une partie de sa bibliothèque et sa maison de la villa Montmorency pour partir, à 57 ans, à l’aventure. Grâce à ses entrées au Quai d’Orsay, c’est en tant que
ou
190 km Moubotsi M O Y E N - C O N G O ( A E F ) Les Bandas Ko ri Tunnel du Banda Dolisie Nia Kayes Madingou 102 km Mvouti Les Saras CONGO-OCÉAN MASSIF ligne de chemin de fer française DU M AYO M B E é Lo uil
Pool Malebo
Léopoldville Kinshasa
CAB I NDA (ANGOLA)
go
PointeNoire
Chutes Livingstone
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Loango
Brazzaville
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Con
LÉOPOLDVILLE-MATADI ligne de chemin de fer belge
OCÉAN
Gare
30 km
Boma
Léonie Schlosser
CONGO BELGE
ATLANTIQUE
Matadi A N G O L A (possession portugaise)
CONGO-OCÉAN DES RAILS DANS LA JUNGLE tous les récits que j’entends se contredisent ; ce qui m’amène à me méfier de tous et de chacun. On parle beaucoup de désordre, d’imprévoyance et d’incurie… Je ne veux tenir pour certain que ce que j’aurais pu voir moi-même, ou pu suffisamment contrôler.» D’ores et déjà, il relève la «situation abominable» créée par le «régime obligatoire du portage». C’est-àdire la contrainte pour les Africains, là où le réseau routier est inexistant, de servir de mules aux Blancs. Le travail forcé est apparu en Afrique dès la conquête : porteurs pour les troupes, les colons et les administrateurs, cueilleurs de caoutchouc pour les concessions, maind’œuvre pour la construction de routes… Les Français y voient une forme transitoire et éducative adaptée aux indigènes. Et un sacrifice acceptable au regard du futur bien-être commun. Gide découvre également les abus de la Compagnie forestière Sangha-Oubangui, une concession qui exploite le latex en brutalisant et en escroquant ses «employés». Les autorités de la métropole ignorent ou ferment les yeux. En 1899, l’Afrique équatoriale française a été découpée en quarante énormes concessions territoriales – 700 000 kilomètres carrés pour l’ensemble. Fondé sur le monopole et la contrainte, ce système a engendré le pillage. Les entreprises de colonisation réa-
Longue de 510 kilomètres, la ligne de chemin de fer Congo-Océan relie la côte Atlantique au bassin du Congo. Le premier coup de pioche fut donné le 6 février 1921, à Brazzaville située à l’intérieur de l’Afrique équatoriale française (AEF). Le chantier débuta, deux
lisent des bénéfices colossaux sur l’ivoire, le latex, le cuivre… mais, en retour, elles ne font aucun investissement sur place, ne créent aucune infrastructure, comme le démontre l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, dans Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930 (éd. EHESS, 2001). Le tracé franchit le Mayombe, un massif forestier équatorial
Au Tchad, l’écrivain assiste également aux rafles d’«engagés volontaires» pour le chantier : 1 500 hommes, encadrés par des miliciens, en route vers les camps de travail. «Le chemin de fer Brazzaville-Océan, écrit-il encore dans Voyage au Congo, le journal qu’il publie à son retour, est un effroyable consommateur de vies humaines.» La future ligne est divisée en plusieurs tronçons, dont la réalisation a été confiée à des entrepreneurs privés. Le gouvernement a missionné la
ans plus tard, le 1er janvier 1923 à Pointe-Noire , dans le golfe de Guinée. Les travaux furent menés simultanément dès lors aux deux extrémités de la voie et, après treize ans de chantiers titanesques, le 29 mai 1934, la jonction des deux tronçons s’effectua enfin à Mou-
botsi , au kilomètre 190 à partir de Pointe-Noire . Situé au cœur du Mayombe, la région la plus inhospitalière du tracé, le village de Saras doit son nom aux ouvriers originaires d’Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine et du sud du Tchad.
Société de construction des Batignolles (SCB) pour réaliser la section côtière, 172 kilomètres de voies ferrées depuis Pointe-Noire. Cette entreprise a déjà à son actif le chemin de fer de Bône à Guelma en Algérie (1876) et celui de Dakar à Saint-Louis au Sénégal (1880). Elle a aussi édifié, entre 1904 et 1910, la ligne Haiphong (Indochine)-Kunming (Chine), en recourant massivement au travail forcé des indigènes (bilan estimé : 12 000 morts). Le tracé, dont elle a la charge au Congo, inclut la difficile traversée du Mayombe, un massif forestier équatorial étendu sur 90 kilomètres. L’administration coloniale s’est engagée à lui fournir jusqu’à 8 000 travailleurs. Mais le projet en réclame bien plus : le service de la main-d’œuvre a aussi besoin de personnel pour la construction et l’entretien des camps de travail, le service des magasins, le transport, le ravitaillement, etc. En 1922, le gouverneur général
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Roher-Viollet
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En 1929, le chantier traversa la zone inhospitalière de Mayombe, située sur la rive droite du fleuve Congo. Les travailleurs durent affronter les marécages mais aussi les maladies tropicales.
Collection Roger-Viollet
Le long du trajet, le relief accidenté (comme ici, en 1929, le ravin du Kélélé) obligea à réaliser des tours de force. Ainsi, entre les kilomètres 97 et 143, les Français firent bâtir 36 viaducs, 73 ponts et 10 tunnels.
LE GRAND CHANTIER
de l’AEF, Jean-Victor Augagneur (un radical socialiste qui publiera, en 1927, un essai intitulé Erreurs et brutalités coloniales) a ordonné la réquisition de tous les hommes valides des circonscriptions traversées par la ligne. Mais le Congo français est faiblement peuplé. La réserve locale n’est que de 70 000 «mâles adultes». Autre souci, les hommes recrutés ne peuvent plus s’occuper des cultures : villageois et ouvriers des chantiers manquent bientôt de vivres. Les «nègres» fuient les réquisitions, se cachent en forêt, se réfugient hors des zones de recrutement, traversent même la frontière. Raphaël Antonetti, nouveau gouverneur général en 1924, est contraint d’élargir et d’intensifier le recrutement : hormis le Gabon, où l’exploitation forestière a besoin de bras, tous les territoires de l’AEF sont mis à contribution. Gorgée de pluies tropicales, la montagne est un piège mortel
Des sous-officiers français, secondés par des supplétifs africains, raflent donc en Oubangui-Chari, au Cameroun, jusqu’au Tchad. Dans une interview accordée au site Afrik.com, en 2006, l’historien congolais Antonin Madounou explique : «L’administration prévoyait le nombre de travailleurs dont elle avait besoin pour l’année à venir, puis elle envoyait des miliciens armés dans les villages. Le chef de village africain recevait une récompense financière pour le service rendu, l’incitant à fournir le nombre d’ouvriers demandés. Les plus jeunes d’entre eux étaient capturés au lasso.» Des dizaines de milliers d’hommes sont ainsi acheminés vers les camps de travail après un périple de centaines de kilomètres, rempli d’épreuves qui leur offrent un avant-goût de ce qui les attend. La marche d’abord. Puis on les entasse sur des chalands pour descendre l’Oubangui et le Congo. Certains tombent à l’eau, se noient. Aux
UN CHEF DE VILLAGE SE SUICIDE PLUTÔT QUE DE LIVRER SES HOMMES escales de Brazzaville et PointeNoire, les travailleurs noirs restent sur la berge : on n’a rien prévu pour les accueillir. Et, à nouveau, la route à pied, quinze à trente jours jusqu’aux contreforts du Mayombe, que tous n’atteignent pas. Des plaines du Kouilou et des vallées de la Sangha, l’administration fait déplacer des villages entiers. Bandas, Mandjias ou Saras, des habitants de la savane se retrouvent en forêt, pour des travaux forcés… Succédant à la plaine côtière, le Mayombe est la seule difficulté du tracé confié à la SCB. Mais quelle difficulté ! Cet enfer vert s’étend avec la vallée marécageuse de la Loémé, à 60 kilomètres de PointeNoire, jusqu’au futur tunnel du Bamba (qui ne sera achevé qu’en septembre 1933). C’est une montagne de savon où la terre, gorgée de pluies tropicales, se retire sous les pieds. A cause du relief accidenté, la voie doit progresser à flanc de ravins et franchir des éperons rocheux. Epuisés, malades, les forçats tchadiens meurent par centaines
Pour la section la plus difficile, il faudra construire 36 viaducs, 73 ponts, 12 murs de soutènement, 10 tunnels… Au préalable, il faut abattre les arbres par centaines, puis les évacuer. Couvert d’une épaisse végétation, le sol en décomposition est lourd, glissant, instable. La pluie interrompt sans cesse les opérations. Dans de telles conditions, les besoins sont estimés à 10 000 hommes au travail en permanence pendant trois ans
et demi pour le seul Mayombe. Cette main-d’œuvre ne coûtant rien, la SCB lui fait tout faire à la main, ou presque. On abat les arbres à la hache, on casse les pierres au marteau, on transporte des barils de ciment et des rails de 15 mètres de long à la main, on creuse les tunnels à la pioche… Les hommes travaillent sept jours sur sept, toute la journée, avec une seule courte pause pour manger. L’approvisionnement des camps, à dos d’homme, est aléatoire. Encadrés par des miliciens aux ordres des Blancs, principalement originaires d’AOF, les indigènes sont maintenus au travail sous la contrainte, et ne touchent parfois, pour tout salaire, qu’un peu de sel ou de tissu. Les gardes-chiourmes frappent les récalcitrants et les lents, tirent sur les fuyards. Ceux qui sont repris sont fouettés, voire exécutés, pour l’exemple. Le camp du kilomètre 102 est le plus meurtrier. Les Saras tchadiens, qui forment les trois quarts des forçats du Mayombe, y tombent comme des mouches. Certains périssent à petit feu, déprimés par leur déracinement brutal, épuisés par la charge de travail, affaiblis par une alimentation insuffisante et inadaptée (la consommation de fruits de forêt dérègle leur organisme). D’autres, exposés en permanence sans vêtements aux pluies et au froid, contractent des pneumonies. L’hygiène et les structures sanitaires sont inexistantes, l’entassement des travailleurs dans des conditions précaires favorise
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LE GRAND CHANTIER
EN 1929, 190 MENEURS DE RÉVOLTE SONT ÉCARTÉS PAR PEUR DE LA CONTAGION entre 18 000 et 23 000 hommes, soit environ 15 % des 127 250 travailleurs recrutés pour construire le Brazzaville-Océan, périrent sur les chantiers. Pour l’historien Elikia M’Bokolo : «Les deux voies ferrées reliant le Congo à l’océan Atlantique, le chemin de fer belge d’abord et le Congo-Océan, ont été de véritables cimetières pour la main-d’œuvre africaine.» «Civilisation, civilisation, orgueil des Européens et leur charnier d’innocents (…) Tu bâtis ton royaume sur des cadavres», écrivait déjà René Maran en préface
Une locomotive Mikado quitte la gare de Brazzaville. Inaugurée en 1929, la voie de chemin de fer permettait d’expédier les richesses du cœur de l’Afrique (coton, bois, latex, ivoire, minerai…) vers la côte Atlantique.
Archives nationales d’Outre-mer
les épidémies et leur propagation. Paludisme, dysenterie, infections pulmonaires… Sans parler des serpents, des fourmis magnans et des mouches tsé-tsé, responsables de la maladie du sommeil qui fait des ravages. Entre 1925 et 1928, le taux de mortalité dépasse 20 %. Les pires années correspondent à l’afflux massif de travailleurs recrutés au loin : 1 341 morts en 1925 pour la seule division côtière, 2 556 en 1926, 2 892 en 1927, 2 635 en 1928. En 1929, la courbe s’inverse enfin : 1 300 morts. Elle continuera de décroître au fur et à mesure de l’amélioration de l’infrastructure sanitaire, mais en 1932, la division côtière fait encore 517 morts (ces chiffres effrayants, donnés par le géographe Gilles Sautter dans les Cahiers d’Etudes africaines, en 1967, font toujours autorité). En 1930, le gouverneur Antonetti impose la mécanisation du chantier à la SCB. Un peu tard. Au total,
Coll. Dagli Orti/Aurimages
ette carte inhabituelle, présentée la «tête en bas», est extraite de la Description de l’Afrique, un ouvrage que l’aventurier et diplomate arabe Léon l’Africain rédigea lors d’un séjour en Italie. Unique source d’information sur la vie, les mœurs, les us et coutumes dans le continent, l’œuvre du voyageur a nourri l’imaginaire européen tout au long du XVIe siècle.
C
153O Lemonde à l’envers
BNF
ans la Salle des mappemondes du palais Farnese de Caprarola (Italie) se déploie cette fresque monumentale. Trois précurseurs du style maniériste – Antonio Giovanni de Varese, Giovanni De Vecchi et Rafaellino da Reggio – avaient uni leur talent pour réaliser cette carte d’une Afrique curieusement aplatie sur son pourtour méditerranéen.
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1574 La vision de trois artistes
e planisphère dit «de Cantino» porte le nom de l’homme qui l’a… volé à la cour du Portugal ! Parvenu à se faire engager comme secrétaire du roi Manuel Ier, l’espion Alberto Cantino it en efet réaliser clandestinement une copie de cette précieuse carte avant de la rapporter en Italie. Ce serait la plus ancienne représentation connue à ce jour de l’Afrique.
L
vec ses galions, monstres marins et animaux sauvages, cette carte murale du géographe néerlandais Willem Blaeu était destinée à décorer la maison d’un riche marchand. Se basant sur les travaux de Ptolémée (IIe siècle de notre ère), le Hollandais situait les sources du Nil dans l’actuelle République du Congo (au lieu du lac Victoria en Ouganda).
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1644 Entre réel et fantastique
15O2 Undocumenttrèsconvoité
Dès le XVIe siècle, les expéditions maritimes permirent de dessiner les premiers contours de l’Afrique. Mais l’intérieur, longtemps inexploré, resta une terre mystérieuse.
Cinq visages d’un continentfantasmé
HISTOIRE
e Génois Battista Agnese (vers 1500-1564), un des cartographes majeurs de la Renaissance, avait été engagé par la République de Venise. Il dirigea la réalisation de nombreux atlas aux teintes vives. On y retrouve une Afrique colorée en vert (tirée de son livre Le Monde en trente-trois cartes), peuplée de chefs indigènes et d’une reine sur son trône.
L
1554Desroyaumes inconnus
Granger Coll. NY/Aurimages
National Maritime Museum, Greenwich/Leemage Photoshot/Aurimages
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L’Afrique des empires En 1930, à l’apogée de la colonisation, la France et la Grande-Bretagne possèdent la majeure partie du continent africain. Dans ce partage, les Français exploitent les richesses d’un territoire de 12 millions de kilomètres carrés, peuplé de plus de 40 millions d’habitants. PAR CYRIL GUINET (TEXTE) ET SOPHIE PAUCHET (CARTE)
teint 2 500 000 kilomètres carrés. La France contrôle aussi la grande île orientale de Madagascar. Les protectorats, comme la Tunisie ou le Maroc, sont placés sous la tutelle de la métropole, tout en conservant leur administration. Enin, le Togo et le Cameroun, anciennes possessions allemandes, confisquées par la Société des Nations à l’issue de la Première Guerre mondiale, sont placées en 1919 sous le gouvernement de la France. La présence française en Afrique, hormis dans le cas de l’Algérie, se limite à l’implantation de fonctionnaires et de militaires, chargés d’exploiter les territoires au détriment des populations locales. L’économie est centrée sur l’exportation des matières premières et des richesses de la terre. Les cultures vivrières sont remplacées par une agriculture d’exportation (arachides, hévéa, cacao…) et les indigènes sont soumis au travail forcé. Ces inégalités font naître des contestations qui commencent à se structurer dans les années 1930. L’empire colonial français porte alors en lui les germes de sa destruction qui interviendra après la Seconde Guerre mondiale. K
Source carte : Atlas colonial français, édité par L’Illustration, 1929.
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ntre les deux guerres, la domination française en Afrique prend différentes formes. La plupart des territoires sont annexés et placés sous la souveraineté de la métropole. Ces colonies appartiennent à deux entités distinctes, placées chacune sous l’administration d’un gouverneur général. L’Afrique occidentale française (AOF), fondée en 1895, regroupe la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée française, la Côte d’Ivoire, le Dahomey (actuel Bénin), le Soudan français (qui deviendra le Mali), la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), le Togo et le Niger. La capitale de ce territoire de 4 689 000 kilomètres carrés, soit sept fois la supericie de l’Hexagone, est Dakar. Créée sur le même modèle, en 1910, l’Afrique équatoriale française (AEF), avec pour capitale Brazzaville (capitale de l’actuelle République du Congo), est formée du Gabon, du Moyen-Congo (dont une partie correspond aujourd’hui au Gabon, une autre à l’actuelle République du Congo), du Tchad et de l’OubanguiChari (actuelle République centrafricaine). Au total, sa superficie at-
HISTOIRE
En 2014, la France est accusée de crime contre l’humanité
De retour en métropole au printemps 1926, André Gide alerta Léon Blum, son ancien camarade du lycée Henri-IV. L’année suivante, il publia son Voyage au Congo, et remit un rapport officiel au ministre des Colonies, Léon Perrier. Ce réquisitoire signé d’un grand bourgeois, prince des lettres françaises, avait du poids. On dépêcha des missions d’inspection, qui corroborèrent ses affirmations. Le gouverneur Antonetti dut s’expliquer devant la Chambre, où le ministre s’engagea à ne pas renouveler le régime des concessions, qui devait expirer en 1929. «On peut s’étonner que les journaux aient semblé si peu faire état d’un engagement
qui ne tend à rien de moins qu’à délivrer 120 000 nègres de l’esclavage», commenta l’écrivain. En 1928 et 1929, l’insurrection en Oubangui-Chari et sa répression furent couvertes par L’Humanité. Après plusieurs mois passés au Congo dans les pas de Gide, Albert Londres confirma que la construction des voies ferrées avait fait une hécatombe. Dans Terre d’ébène, publié en 1929, le grand reporter forgea l’expression «moteurs à bananes» pour désigner cette main-d’œuvre aussi peu onéreuse que méprisée. La voie ferrée ne fut finalement achevée qu’en avril 1934. «Non seulement un grand progrès dans la mise en valeur des colonies françaises, mais aussi une amélioration du sort des populations indigènes de l’Afrique équatoriale», clamèrent les actualités pour célébrer la mise en service du Brazzaville-Océan. Mais le scandale du Congo-Océan avait entre-temps trouvé un écho planétaire. La question du travail forcé fut débattue à la Société des Nations, avec la France sur le banc des accusés, en compagnie de l’Espagne, de la Belgique et du Portugal. En 1946, bien que n’ayant jamais eu d’existence officielle, le travail forcé fut interdit dans les colonies françaises. Depuis 2013, des associations comme le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) ont porté plainte contre l’Etat français et Spie-Batignolles (société héritière de la SCB) pour «crime contre l’humanité». Les procédures sont toujours en cours, mais le président de la République François Hollande a d’ores et déjà exclu toutes possibilités de réparations matérielles (le Cran réclamait 10 millions d’euros et la construction d’un musée, d’écoles et d’hôpitaux dans les villages concernés). En matière de justice, le chemin de fer Congo-Océan est toujours en chantier. 쐽
Marc Allégret/Ministère de la Culture/Médiathèque du Patrimoine/RMN-Grand-Palais
de Batouala – véritable roman nègre. Prix Goncourt 1921, le livre, qui dénonçait certains aspects de la colonisation, fit scandale et coûta à l’auteur son poste de fonctionnaire en OubanguiChari. Jusqu’au bout, les Africains tenteront d’échapper au «travail de la machine». On rapporte le cas d’un chef villageois qui se suicida plutôt que de recruter dans sa zone pour le train «mangeur d’hommes». D’autres résistent, tirant sur les recruteurs, tendant des embuscades pour libérer les captifs. La résistance devient armée. Fin 1928, elle enflammera les zones de recrutement de HauteSangha et des régions camerounaises voisines. La «pacification» durera jusqu’au printemps suivant, conduite par les tirailleurs de l’armée coloniale. Les soulèvements resteront endémiques jusqu’en 1931. En 1929, Maginot, ministre des Colonies, tentera de parer aux soucis récurrents de main-d’œuvre en faisant venir 600 travailleurs chinois dans le Mayombe. Les incidents se multipliant, 190 «meneurs dangereux» seront bientôt chassés par crainte d’une contagion subversive.
Marc Allégret et André Gide, en Oubangui-Chari (1925).
QUAND GIDE DÉNONÇAIT LE TRAIN «MANGEUR D’HOMMES» EXTRAIT DE VOYAGE AU CONGO
Le chemin de fer BrazzavilleOcéan est un effroyable consommateur de vies humaines. (…) Les premiers contingents envoyés par elle ont eu beaucoup à souffrir, tant durant le trajet, à cause du mauvais aménagement des bateaux qui les transportaient, que sur les chantiers mêmes, où les difficultés de logement et surtout de ravitaillement ne semblent pas avoir été préalablement étudiées de manière satisfaisante. La mortalité a dépassé les prévisions les plus pessimistes. A combien de décès nouveaux la colonie devra-t-elle son bienêtre futur ?
BALTHAZAR GIBIAT
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L’ORGANISATION
QUAND LA «RUE OUDINOT» GÉRAIT L’EMPIRE Pour administrer 60 millions d’indigènes vivant dans les colonies françaises, Paris créa, en 1894, un ministère spécifique. Explications.
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’est sous le nom de «rue Oudinot» que le ministère des Colonies est passé à la postérité. En 1931, lorsque s’ouvre l’Exposition coloniale, il jouit d’un prestige inégalé. L’empire colonial français est alors à son apogée. Et Paul Reynaud, le maître des lieux, peut claironner dans son discours d’inauguration que son «emprise sur le monde se resserre chaque jour». L’organisme chargé de la politique coloniale de la France est né, en 1710, d’un simple bureau au sein du Secrétariat d’Etat à la Marine. Il va connaître un formidable développement sous la Troisième République avec l’expansion en Afrique du Nord et en Indochine. A partir de 1881, la direction des Colonies change quatre fois de ministère de tutelle, passant alternativement du giron de la Marine à celui du Commerce. En 1894, cette administration vole enfin de ses propres ailes et devient le ministère des Colonies. Elle quitte alors les couloirs étriqués de l’hôtel de Marine, à Paris, pour s’installer aux Tuileries, dans le pavillon de Flore, avant de s’établir définitivement, en 1910, au 27 de la rue Oudinot.
Quelle est l’organisation du ministère dans les années 1930 ? Outre le cabinet du ministre, le «maître à bord», l’administration centrale comprend une direction militaire – chargée des propriétés de l’armée en
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outre-mer – et quatre grandes directions civiles traitant des affaires politiques, des questions économiques, de la gestion du personnel et du contrôle des administrations. Sur ce socle s’articulent aussi deux inspections générales dévolues aux travaux publics et à la santé. Si, comme l’affirme une célèbre affiche de l’Exposition coloniale de 1931, le personnel français d’outre-mer représente «76 900 hommes assurant […] la paix et la civilisation à 60 millions d’indigènes», l’état-major de la rue Oudinot, du ministre à la dactylo, se contente de 350 individus.
Quelles sont ses attributions ? Dans l’entre-deux-guerres, la France détient le second empire colonial du monde, derrière celui de la Grande-Bretagne. Le pouvoir du ministère des Colonies s’exerce sur un territoire dix-huit fois plus vaste que l’Hexagone. Mais tout n’entre pas dans son orbite. Les protectorats partiellement autonomes du Maroc et de la Tunisie, tout comme les mandats sous tutelle de la Syrie et du Liban, dépendent des Affaires étrangères. Quant à l’Algérie, constituée de trois départements français, elle relève du ministère de l’Intérieur. Pour administrer le reste du territoire colonial, le ministre des Colonies doit porter de multiples casquettes. Marius Moutet, aux commandes de la rue Oudinot en 1936, indique dans ses notes conservées aux Archives d’Outremer qu’il convient d’être «tout à la fois le législateur, le ministre de la Justice, de la Santé publique, de l’Intérieur, des Travaux publics, des Finances, du Commerce et de l’Agriculture, avec pour chaque problème nouveau l’incidence imprévue due à la diversité géographique, ethnique et sociale». Dans les faits, le ministre dépend de la bonne volonté des gouverneurs généraux nommés sur le terrain. En raison de la distance avec la métropole, ces derniers, selon Robert Delavignette, ancien
Keystone France/Gamma-Rapho
directeur de l’Ecole nationale de la France d’outremer, sont les «vrais chefs de l’empire». L’historien Pierre Ramognino, dans les Cahiers d’histoire (n° 85, 2001), les apparente même «aux consuls et proconsuls de l’Empire romain», disposant «d’un véritable gouvernement». Sont sous les ordres du gouverneur, un bureau militaire et toute une batterie de services d’inspection : des travaux publics et des mines, de la santé, des douanes, des contributions directes ou encore celui des postes, télégraphes et TSF. Même si ses actions doivent être approuvées par la rue Oudinot, des domaines aussi sensibles que le programme d’instruction publique et la censure sont entre ses mains.
Quels sont les divers statuts des habitants des colonies ? La population de la «France extérieure» relève de deux grandes catégories : celle des citoyens et celle des sujets. Sont ainsi «indigènes citoyens français» les ressortissants de la Réunion et des Antilles-Guyane (soumis au Code civil depuis l’abolition de l’esclavage en 1848) et les juifs d’Algérie (devenus citoyens en 1870 avec la loi Crémieux).
L’immense majorité de la Au cours de l’inauguration de population des colonies, y l’Exposition colocompris les musulmans niale internationale, d’Algérie, appartient à la à Vincennes, le seconde classe : les «indi16 mai 1931, Paul Reynaud, ministre gènes sujets français». On des Colonies, s’en doute, la ligne de dédéclare vouloir marcation entre les deux «donner aux Français conscience castes est presque infrande leur empire». chissable. Comme l’observe l’historienne Emmanuelle Saada dans la revue Génèse (n° 53, 2003), «les passages de sujet à citoyen ne peuvent être que le fait d’individus exceptionnels qui ont pu se dégager de l’emprise de leur civilisation, et donc de leur coutume.» En 1925, sur les 60 millions d’âmes que compte l’empire, seuls 36 indigènes obtiennent la fameuse citoyenneté. Les indigènes sont soumis à une justice d’exception, bien plus sévère et répressive. Ainsi, le Code de l’indigénat prévoit-il des sanctions spécifiques à l’encontre d’infractions spéciales comme «acte irrespectueux», «réunion sans autorisation» ou encore «propos offensant vis-à-vis d’un agent de l’autorité, même en dehors de ses fonctions».
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L’ORGANISATION
Certaines peines restreignent leurs libertés fondamentales, comme l’interdiction de sortir du territoire de la commune sans permis de voyage. Des amendes et des réquisitions coercitives permettent de s’approprier leurs terres. Au Sénégal, la ligne de partage est à la fois historique et géographique : les habitants des quatre «vieilles communes» du littoral (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis), perçues comme le berceau de l’Afrique française, se sont vus octroyer une citoyenneté partielle dès la fin du XVIIIe siècle – puis une citoyenneté totale en 1916 – alors que les autres Sénégalais, colonisés ultérieurement, ne peuvent y prétendre.
Qui forme le corps des administrateurs des colonies ?
J. Audema/Eliot Elisofon Photographic Archives
A chacun son établissement : aux médecins de brousse, la Santé navale, créée en 1890 à Bordeaux ; aux instituteurs d’outre-mer, l’Ecole normale JulesFerry, fondée en 1902 ; et aux hauts fonctionnaires, l’Ecole coloniale, la célèbre «Colo», située depuis 1896 au n° 2, avenue de l’Observatoire, à Paris. C’est entre les murs de ce singulier édifice néo-mauresque, véritable vitrine de l’exotisme fin de siècle, que sont admis sur concours les administrateurs et les magistrats – Français d’origine ou indigènes – au service de la «plus grande France». En 1934, cette prestigieuse institution – dont l’enseignement est devenu gratuit depuis le milieu des années 1920 – devient l’Ecole de la France d’outre-mer (Enfom). A la fin des années 1930, des professeurs très inspirés s’y succèdent, tels l’ethnologue Jacques Soustelle et le sinologue Henri Maspéro. Au terme de trois années d’études, où sont dispensés tout aussi bien du droit, de l’économie, de l’anthropologie,
des langues extra-européennes et de la «psychologie indigène» (sic), le jeune diplômé peut espérer intégrer la rue Oudinot ou s’embarquer vers l’une des deux destinations phares de l’empire : l’Afrique ou l’Indochine.
Le ministère exerçait-il une surveillance des populations ? Oui. Tout commence par le ministère de la Guerre. En 1916, il met sur pied le Service d’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC) pour encadrer la main-d’œuvre coloniale venue remplacer les travailleurs français partis au front. En 1923, cet organisme passe sous la tutelle du ministère des Colonies et devient le Service de contrôle et d’assistance en France aux indigènes (SCAI). Ses activités s’étendent progressivement à l’ensemble des colonisés évoluant sur le territoire métropolitain. Signe qui ne trompe pas : en 1925, les «grandes oreilles» de la rue Oudinot passent de la Direction militaire à celle des Affaires politiques. Cet organe de surveillance, devenu particulièrement actif dans les années 1930, durant l’essor des mouvements indépendantistes en Indochine, dispose d’agents infiltrés et d’indicateurs dans tous les milieux. En étroite
«Un administrateur colonial en tournée dans un avantposte, en 1905», estil inscrit sans ironie au dos de cette carte postale (cidessous). Les fonctionnaires étaient formés à la «Colo», l’Ecole coloniale, à Paris (à droite).
collaboration avec le ministère de l’Intérieur, le SCAI est également en liaison constante avec les services de renseignements des différentes colonies. Il cesse de fonctionner à la fin des années 1940.
Qui détient les clés de la rue Oudinot ?
Roger-Viollet
Entre 1930 et 1939, pas moins de treize ministres se succèdent à la rue Oudinot. Leur influence s’exerce donc «le temps d’un CDD». C’est ce qu’illustre le mandat en demi-teinte du ministre du Front populaire, Marius Moutet. Membre historique de la Ligue des droits de l’Homme, Moutet, nommé au ministère en juin 1936, entend appliquer les principes d’une «colonisation démocratique». Il propose aussitôt de créer un Fonds colonial pour financer une vaste campagne de réformes. Rejetée par le Sénat, son initiative se heurte à des sommets d’immobilisme. S’il parvient à abolir le bagne et à supprimer les abus les plus criants du travail forcé, il ne réussit pas à instaurer les libertés démocratiques longtemps promises. Il faut dire qu’à ses côtés, un puissant verrou se charge de bloquer toutes ses initiatives : le directeur des Affaires politiques, Gaston Joseph. Diplômé de l’Ecole coloniale, passé ensuite par l’Afrique, cet apparatchik
de l’outre-mer est au cœur de tous les réseaux de surveillance depuis 1929. Si Moutet conserve son poste pendant vingt mois, Joseph, lui, garde le sien pendant plus de quinze ans. Au ministère, c’est lui le patron. Durant la guerre, ce champion du renseignement s’emploie encore à répertorier les «coloniaux» hostiles au régime de Vichy.
Comment le ministère gère-t-il l’Exposition coloniale de 1931 ? «Le tour du monde en un jour», c’est ce que promet au visiteur l’Exposition coloniale de 1931. De mai à novembre, au sein d’un spectaculaire parc d’attraction de 110 hectares, plus de 8 millions de curieux déambulent dans les cases, les souks et les temples édifiés au bois de Vincennes. Chargé du contrôle administratif et financier de cette «vivante apothéose de l’expansion française», le ministère des Colonies tient surtout à mettre en avant l’intérêt économique de l’empire : «Songez combien la crise actuelle, assurait-il, serait plus sévèrement ressentie par la France d’Europe si elle ne disposait pas de l’admirable marché de la France d’outremer.» Sur place, des entrepreneurs coloniaux sont invités à rencontrer leurs homologues de métropole, tandis que, dans la presse, la réclame bat son plein pour le thé, le cacao ou le riz. Mais ce gigantesque outil de propagande est aussi un somptueux cache-misère. En ce début des années 1930, l’empire, alors à son apogée, commence à se fissurer. En Indochine, un vaste mouvement insurrectionnel vient tout juste d’être écrasé dans le sang.
Qu’est devenue cette administration ? En 1946, l’administration troque son étendard impérialiste contre une désignation plus géographique : elle sera désormais le «ministère de la France d’outre-mer». Son champ d’action se rétrécit comme une peau de chagrin : les AntillesGuyane et la Réunion, départements de plein droit, relèvent de l’Intérieur, tandis que les pays nouvellement indépendants sont confiés au ministère de la Coopération. En 1959, l’institution prend le nom officiel de «ministère du Sahara, des Départements et Territoires d’outre-mer». C’est là l’ultime soubresaut de l’administration coloniale. Trois ans plus tard, la fin de la guerre d’Algérie lui assène le coup fatal. Depuis 1962, le dénommé ministère des Départements et Territoires d’outremer, rebaptisé «de l’Outre-mer» en 1995 puis «des Outre-mer» en 2012, se consacre aux collectivités territoriales hors de la métropole. On l’appelle toujours la «rue Oudinot». 쮿 CHRISTÈLE DEDEBANT
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L’APRÈS-GUERRE LA FIERTÉ DES INSOUMIS La sagaie à la main, ces deux chefs guerriers posent le 25 mai 1947, deux mois après l’insurrection qui secoua Madagascar. Ils appartiennent aux Tanala, peuplade du sud-est de l’île, qui ne prêta jamais allégeance au Royaume de Madagascar ou aux colons français.
MADAGASCAR
La révolte des sagaies Mars 1947 : un soulèvement embrase l’«île rouge» et vire au massacre. Récit d’un épisode majeur qui brise le mythe d’une indépendance en douceur de l’Afrique française.
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ne foule se masse près de la garnison de Moramanga, à une soixantaine de kilomètres de la côte Est malgache. Villageois, pêcheurs, paysans… Ils sont des dizaines, puis des centaines, à vouloir en découdre avec les colons, armés de quelques fusils, de sagaies, de machettes, parfois de simples talismans et de potions concoctées par des sorciers de village pour «éviter les balles». En cette nuit du 29 mars 1947, nul ne peut imaginer l’ampleur du drame qui va se dérouler et qui hantera l’île pendant des décennies. Avec ses morts par dizaines de milliers, ce soulèvement inaugure l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire coloniale française, plus coûteux en vies humaines que les émeutes de Sétif en Algérie, deux ans auparavant. Et qui reste, malgré tout, encore bien méconnu… Pour comprendre la violence des événements qui allaient se produire, il faut revenir des années en arrière. Selon Jean Fremigacci, spécialiste de l’histoire malgache et auteur de nombreux articles sur la révolte, l’embrasement serait directement lié aux
erreurs et aux abus du système colonial. «Le pays est une colonie française à partir de 1896 et, par la fiscalité ou le recours au travail forcé, l’administration pèse lourdement sur la population, explique l’historien. La suite n’améliore pas les choses. Le racisme qui existait déjà dans la société coloniale est institutionnalisé sous le gouvernement de Vichy en 1940. Deux ans plus tard, les Britanniques occupent temporairement l’île, ce qui écorne un peu plus le prestige des Français.» D’autant que de hauts fonctionnaires vichyssois sont derrière les barreaux, gardés par des soldats noirs venus du Kenya ou d’Ouganda. Mais le retour au pouvoir de gouverneurs gaullistes est également très mal vécu. Le général Paul Legentilhomme par exemple, qui prend les commandes en 1943, braque l’élite malgache en fustigeant dans un discours «l’oisiveté» des locaux ! Un apartheid à la française perdure : certains produits importés, comme des tissus pour se protéger du froid, sont réservés exclusivement aux Blancs, et deux systèmes d’enseignement, de santé et de justice, cohabitent pour
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les indigènes et les «vazaha» (Européens). La colère gronde progressivement, d’autant que le gouvernement, inefficace et corrompu, pratique encore la réquisition de main-d’œuvre, notamment pour la récolte du caoutchouc dans l’est du pays. On pourrait croire que l’élection de deux députés malgaches à l’Assemblée constituante française, en octobre 1945, puis d’un troisième aux législatives de novembre 1946, allait apaiser les tensions. Mais c’est le contraire qui se produit. Ces élus d’un tout nouveau parti, le MDRM (Mouvement démocratique de la rénovation malgache), participent à l’éveil politique du pays et enflamment les esprits en épinglant l’administration coloniale et le gouvernement gaulliste sourd à leurs demandes. Le député et poète Jacques Rabemananjara, notamment, dit toute la déception ressentie face à cette France capable de se faire la championne de l’indépendance des nations face à Hitler, mais indifférente aux droits des pays d’outre-mer. «Exiger d’un peuple qu’il renonce à jamais à l’idée d’une indépendance, c’est, à proprement parler, exiger de lui qu’il se résigne au suicide», écrit-il dans une brochure publiée par le Groupe d’études malgaches. Les Malgaches sont exaspérés par le manque de reconnaissance
Porté par la ferveur patriote et indépendantiste, le MDRM recrute à tour de bras, notamment au sein de l’ethnie Merina, bien implantée au centre de l’île, mais également chez les anciens soldats, revenus au pays. Selon l’Office national malgache des anciens combattants et des victimes de guerre, 50 000 Malgaches auraient été envoyés au front en Europe. Ils savent mieux que quiconque que la France n’est pas invincible : sous son drapeau, ils ont déjà combattu des Blancs et sont exaspérés par le manque de reconnaissance du colonisateur. Par sa mesquinerie,
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L’APRÈS-GUERRE
L’ÉCHEC D’UNE INSURRECTION En septembre 1947, 3 500 rebelles appartenant au Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) se rendent aux autorités coloniales.
aussi : fait en apparence anecdotique souligné par Jean Fremigacci, les tirailleurs se voient en effet confisquer par l’armée leurs chaussures militaires dès leur retour dans l’île rouge. Le MDRM réclame une indépendance totale et rapide mais souhaite qu’elle se réalise «dans le cadre de l’Union française». Cette nouvelle entité, créée le 27 octobre 1946, regroupe la France métropolitaine, les Dom-Tom et toutes les anciennes colonies ou territoires sous tutelle (comme le Togo ou le Cameroun). héoriquement, elle met fin à l’indigénat qui soumettait les autochtones à un régime juridique d’exception, restreignant leurs libertés et punissant sévèrement les actions de résistance à l’ordre colonial. Tous les ressortissants de l’Union française sont à présent censés être des citoyens égaux en droits. Mais dans les faits, sur le terrain, des inégalités de traitement demeurent. Et les avancées réalisées restent insuffisantes aux yeux du MDRM.
Légaliste, pacifique, le parti organise plusieurs manifestations, et adopte avec succès une politique de désobéissance civile, encourageant le boycott des produits français. Dans les campagnes, on menace d’exclure du tombeau ancestral ceux qui iront travailler pour les Blancs. En revanche, le parti se refuse officiellement à toute action violente. Rapidement pourtant, les positions se durcissent. Tandis que les députés malgaches prônent l’indépendance au Palais-Bourbon, à des milliers de kilomètres de là, leurs soutiens dans l’île sont incarcérés par l’administration coloniale. Cette dernière aide à la création du Parti des déshérités de Madagascar, regroupant surtout les populations côtières, et tente ainsi provoquer une division entre les ethnies du pays. En parallèle, des militants nationalistes excédés commencent à envisager un véritable soulèvement. Au sein même du MDRM se créent des sociétés secrètes, dont la Jeunesse nationa-
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gaches travaillant pour l’administration coloniale ou suspectés de le faire sont aussi pris pour cible. La plupart des victimes sont mutilées après leur mort avec des coupe-coupe. Les membres déchiquetés des cadavres sont jetés dans les rivières, afin de s’assurer que l’ennemi ne pourra pas trouver repos dans le tombeau de ses ancêtres.
liste malgache (Jina). Le nombre total de leurs membres est inconnu, mais il demeure réduit : quelques centaines, un millier tout au plus, dans un pays qui compte à l’époque environ 4 millions de Malgaches et 35 000 Européens. Les légalistes du MDRM ont conscience de l’éclosion d’un mouvement radical et tentent de le désamorcer. Pour preuve, les députés envoient, le 27 mars, un télégramme largement repris et diffusé : «Ordre impératif est donné à toutes sections, à tous membres MDRM, garder calme et sang-froid absolus devant manœuvres et provocations toutes natures destinées à susciter
troubles sein population malgache et à saboter politique pacifique MDRM.» Mais il est trop tard, le mot d’ordre de l’insurrection lancé par la Jina s’est déjà propagé. Le 29 mars 1947, vers minuit, les rebelles, réunis près de la garnison de Moramanga, se lancent à l’assaut du poste français. La gare et l’hôtel où dorment les officiers sont à leur tour bientôt submergés. Presque au même moment, d’autres insurgés s’attaquent aux concessions coloniales des villes côtières de Manakara et de Vohipeno, situées à près de 400 kilomètres de distance au sud. «On disait “oiseau” : si celui d’en face répondait “feu”, c’était un ami. S’il répondait différemment, c’était un ennemi : on le tuait…», racontera plus tard Monja Jaona, l’un des chefs rebelles. Des Français, militaires et civils, sont lynchés. Une centaine d’hommes, mais aussi quelques femmes et des enfants disparaissent, brûlés vifs dans l’incendie de leur maison ou tués à l’arme blanche. Bientôt des Mal-
LA TRAQUE DES NATIONALISTES Un convoi militaire français quitte Fianarantsoa, la ville des hautes terres de Madagascar, pour une mission de reconnaissance en septembre 1947.
LES PAYSANS DU SUD VIENNENT REJOINDRE LES INDÉPENDANTISTES
Des milliers d’insurgés sont emprisonnés, torturés…
La violence des massacres est spectaculaire et l’effet de surprise total tant les Européens pour la plupart considèrent alors les indigènes de l’île rouge comme des êtres «doux et peureux». Les rebelles ne pensent pas s’engager dans un conflit de longue durée. «Un slogan dit des “Trois jours” s’était répandu, note Jean Fremigacci. Les insurgés croyaient que s’ils réussissaient à tenir tête aux Français pendant soixante-douze heures, les Anglais et les Américains contraindraient les colons à leur accorder l’indépendance. Mais les Anglo-Saxons n’avaient évidemment aucune intention de s’en mêler.» La réaction brutale de l’administration coloniale favorise l’enlisement. Les colons sont convaincus, à tort, que le MDRM est l’instigateur du soulèvement, et interdisent le parti. Ses militants sont jetés massivement dans les prisons, dans des conditions d’hygiène déplorables, comme le raconte Zacharie Rafetison, incarcéré à Ankorondrano, dans le centre de l’île. «Pas de toilettes dans la prison. Pas d’eau. On s’essuyait avec nos mains. On mangeait avec nos mains. (…) Et nous en mourions.» (extrait de Portraits d’insurgés, de Jean-Luc Raharimanana, recueillant de nombreux témoignages de rescapés, éd. Vents d’ailleurs). La police procède à des interrogatoires musclés en l’absence de tout avocat. Les suspects sont frappés à coups de nerf de bœuf ou endurent le supplice de la baignoire, un simulacre de
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L’APRÈS-GUERRE
EN 2005, LA FRANCE FINIRA PAR RECONNAÎTRE L’AMPLEUR DE LA RÉPRESSION COLONIALE
noyade, comme le rappelle l’historien Jacques Tronchon (L’Insurrection malgache de 1947, éd. Karthala, 1986). Les députés malgaches subissent le même sort. Condamnés à mort ou aux travaux forcés, ils seront graciés en 1949… mais ne seront pas libérés avant l’indépendance du pays en 1960. Privée de direction centrale, et alors que l’opposition légaliste malgache est durablement asphyxiée, la révolte se change en jacquerie paysanne. Ce n’est certes pas l’embrasement général dont rêvaient les rebelles, mais une foule de paysans du sud de l’île vient peu à peu grossir les rangs des rebelles qui seront, estime-t-on, 20 000 au plus fort du soulèvement. Face à une armée locale peu nombreuse et mixte (composée essentiellement de Malgaches), les insurgés ont le champ libre pendant plusieurs semaines. L’Etatmajor français, débordé, appelle en renfort, en juillet 1947, des «tirailleurs sénégalais», des bataillons nord-africains. Sur les 16 000 hommes réunis par l’armée, la moitié environ, souvent de simples fantassins, est chargée de reconquérir les régions qui se sont soulevées, village après village.
La violence de la riposte a été parfois exagérée par les survivants tant certains actes particulièrement odieux ont marqué les consciences. Le 5 mai 1947, le commandant en place dans la région de Moramanga saisit l’occasion d’une attaque pour enfermer des cadres du MDRM, la plupart sans lien avec la rébellion, dans des wagons plombés réservés au transport de bétail. Ils y resteront enfermés jusqu’à minuit, heure à laquelle des militaires reçoivent l’ordre de faire feu sur le convoi. La plupart des Malgaches sont tués sur le coup. Les rescapés sont jetés en prison, sans nourriture pendant trois jours, puis abattus sur le bord d’un charnier où leurs cadavres s’em-
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Pour semer la terreur, un pilote jette des prisonniers de son avion
Dans cet ancien village de rebelles, le chef du district de Mahanoro (à droite sur la photo) s’assure de l’ordre rétabli en 1947.
pileront. L’un d’eux, laissé pour mort, Rakotoniaina, réussit à s’échapper et alertera plus tard l’opinion. La tuerie aurait fait au moins 120 victimes, 166 selon l’estimation la plus haute. Un autre épisode a fait couler beaucoup d’encre : une tête brûlée de l’aviation, le pilote et officier français Guillaume de Fontanges, surnommé «le Baron», jette des prisonniers vivants du haut de son avion en vol sur un village pour terroriser ses habitants. Il aura l’indécence de s’en vanter le soir même dans une boîte de nuit de la capitale… Il ne sera jamais inquiété. Cet acte barbare semble néanmoins être un cas isolé. Le nombre exact de victimes fait toujours l’objet de débats
Ce n’est qu’au terme d’un an et demi d’affrontements, durant lesquels l’armée torture et fusille des suspects sans procès, que s’achève officiellement l’insurrection. Le 4 décembre 1948, Pierre de Chevigné, haut commissaire de France dans l’île, annonce à la radio : «Nos troupes ont maintenant occupé la partie la plus inaccessible de la forêt (...) Il n’y a plus désormais un seul mètre carré de terrain à Madagascar que nous ne contrôlions.» La France mettra longtemps à reconnaître ses fautes. Il faudra attendre 2005 pour que le président Jacques Chirac, en visite officielle à Madagascar, qualifie la répression d’«inacceptable»… six décennies après les tragiques événements qui ont ensanglanté l’île rouge. Les Malgaches aussi ont gardé le silence. Ils risquaient, en ressuscitant ce passé, de raviver les tensions entre les communautés qui se sont alors déchirées. Quant au nombre exact de victimes, il est toujours l’objet de débats passionnés, et les crimes de guerre commis alors sont largement ignorés dans l’Hexagone : pendant longtemps, on s’en est tenu au chiffre de 89 000 victimes de la «pacification», en se fiant aux comptes officiels de l’Etat français. Mais ce chiffre a
été établi par simple soustraction du nombre d’habitants dans la région de l’insurrection avant et après les hostilités. Il aurait également été gonflé afin d’alourdir le dossier d’accusation du MDRM, que l’administration coloniale présentait alors comme le grand responsable du conflit. Jean Fremigacci estime quant à lui qu’il y a eu 10 000 victimes de mort violente, soit 2 000 personnes tuées par les insurgés, 2 000 crimes de guerre coloniaux, et 6 000 rebelles tombés face aux militaires. Surtout, pour l’historien, les pertes les plus importantes ont été sans doute causées par la malnutrition et la maladie qui ont atteint les populations suivant les insurgés dans les forêts pour échapper aux soldats. Selon lui 20 000 à 30 000 Malgaches seraient morts en tentant de se cacher. Pour l’historien, les terribles événements de l’année 1947 ne peuvent s’apparenter à un «génocide oublié» malgache. Néanmoins, la responsabilité de l’administration coloniale et le manque de discernement des élites politiques françaises en métropole ne font aucun doute. «J’ai le sentiment qu’aujourd’hui certains Français sousestiment encore le nombre de victimes, souligne pour sa part le dramaturge et auteur Jean-Luc Raharimanana. Séparer les morts violentes et celles des Malgaches qui tentaient de se réfugier, c’est une manière d’exonérer la France de ses crimes. Mais les gens ne sont pas allés d’eux-mêmes se cacher dans les forêts !» L’écrivain a consacré la plupart de ses œuvres à remettre des mots sur ce passé douloureux, trop rapidement balayé. Car l’ordre colonial revient rapidement après l’insurrection. Et, en 1951, le ministre de la France d’Outre-mer François Mitterrand peut déclarer que «l’avenir de Madagascar est indéfectiblement lié à la République française». «Même après l’indépendance de 1960, les gouvernements malgaches qui se sont succédé ont durablement
Pascal Segrette/Musée de l’Armée/Grand-Palais/RMN
LE CALME… JUSQU’À QUAND ?
repères 1885 Le traité de Berlin attribue l’île de Madagascar à la France. Premières révoltes.
1896 Début de l’administration française. Le général Gallieni, nommé gouverneur général, pacifie l’île par des mesures répressives. 1947 L’insurrection malgache éclate, suivie d’une répression sanglante par l’armée française.
1958 L’île obtient le statut de République autonome malgache au sein de la Communauté française. 1960 Proclamation de l’indépendance.
évité le sujet pour ne pas fâcher le partenaire français, note JeanLuc Raharimanana. Aujourd’hui encore, chez nous, de nombreux universitaires font des recherches sur la révolte, mais ils ne sont pas publiés.» Les ouvrages de référence restent ceux d’historiens français, souligne l’écrivain : «Ce qui s’est passé en 1947 est toujours survolé à l’école. Ce qu’il manque ? Une volonté politique pour prendre du recul et digérer ce qui s’est passé durant ces années noires.» 1947 restera-t-elle à jamais taboue ? 쐽 LÉO PAJON
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LA DÉCOLONISATION
ENFIN LA LIBERTE! Keystone-France
Souvent citée en exemple, la décolonisation de l’Afrique noire française a pourtant été semée d’embûches et de ruptures. Retour sur les principales étapes qui ont tout changé.
Une brèche dans l’empire Les Guinéens fêtent l’indépendance, obtenue le 2 octobre 1958. Menée par Sékou Touré, la Guinée est la seule nation à rompre alors ses relations avec la France.
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LA DÉCOLONISATION
L
e 20 juin 1960, une scène très symbolique se déroule à Dakar. Le drapeau bleu blanc rouge, qui flottait depuis un siècle sur la perle de l’Afrique française, est enlevé du fronton de tous les bâtiments administratifs. Pour y être aussitôt remplacé par un autre étendard, vert, jaune, rouge celui-ci, orné en son centre d’un idéogramme dogon, le kanaka, qui représente un homme noir les bras levés vers le ciel. Cet emblème de l’identité africaine se libérant du joug colonial, c’est le poète et homme politique sénégalais Léopold Sédar Senghor qui l’a choisi. Et s’il peut ainsi flotter librement dans le ciel sénégalais, c’est que quelques instants auparavant, Louis Jacquinot, ministre de l’Outre-mer, a signé, sous les ors du palais de la République de Dakar (là même où séjournaient les gouverneurs de l’Afrique occidentale française), l’acte par lequel la métropole transférait à sa colonie l’intégralité de ses pouvoirs. La Fédération du Mali (constituée du Sénégal et du Mali, qui se sépareront deux mois plus tard en deux pays distincts), devenait ainsi officiellement un Etat souverain. Sur la voie de l’émancipation s’engouffreront alors, par un effet de dominos, toutes les anciennes possessions de l’Afrique noire française. Soit douze pays qui reprennent, au cours de l’année 1960, leur liberté. Rien qu’au mois d’août, c’est ainsi, dans l’ordre, le Dahomey (futur Bénin), le Niger, la Haute-Volta (qui deviendra plus tard le Burkina Faso), la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République centrafricaine (anciennement Oubangui-Chari), le Congo et le Gabon qui brisent la tutelle. Un quart de siècle, auparavant, la France n’aurait pourtant jamais imaginé accorder l’autonomie aux colonies africaines. Pourquoi ce revirement ? Quelles conditions ont permis ces indépendances en cascade ? Retour sur les trois grandes étapes qui, entre 1945 et 1960, ont mis fin à l’empire colonial français en Afrique noire.
1946 L’Union française Des avancées institutionnelles bien trop timides Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France est toujours à la tête d’un empire sur lequel, de l’Indochine à la Guyane, le soleil ne se couche jamais.
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Ses colonies d’Afrique noire, au sud du Sahara, constituent une étendue de plus de 7 millions de kilomètres carrés (dix fois la superficie de la métropole), divisée en deux fédérations, l’AOF (Afrique occidentale française) et l’AEF (Afrique équatoriale française). Viennent s’y greffer deux anciennes possessions allemandes, le Cameroun et le Togo, placées sous tutelle française en 1919. L’effort de guerre et les sacrifices que ces territoires ont consentis pour permettre la victoire de la France libre et des Alliés semblent toutefois incompatibles avec le maintien des rapports inégalitaires entre colonisateurs et colonisés. D’autant que les Etats-Unis, désormais première puissance mondiale, voient à l’époque d’un mauvais œil toute forme d’impérialisme… et que, comme le souligne l’historien Olivier Luciani, «la succession de défaite subie outre-mer par la France depuis 1940, y compris par Vichy en Indochine, au Levant, à Madagascar et en Afrique du Nord, remet en question la supériorité du Blanc, fondement de la domination coloniale». Voilà donc l’empire français condamné à se réformer et à se moderniser, ou bien à disparaître. La conférence de Brazzaville, en janvier-février 1944, même si elle ferme la
Un début d’autonomie Le président René Coty (à droite) et son ministre Gaston Defferre (à gauche) reçoivent les chefs africains, le 14 juillet 1956. La loicadre Defferre redéfinit les liens entre la France et ses colonies.
française, organisation politique regroupant la France et ses colonies, et remplaçant l’ancien empire. Par celle-ci, affirme la Constitution, «la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer euxmêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires». Le début d’une forme d’autonomie ? En réalité, ce nouveau cadre institutionnel fait tout pour limiter le poids politique des colonies. La présidence de l’Union revient ainsi de droit au chef de la République française. Son Assemblée, loin d’être un vrai parlement, n’a qu’un rôle consultatif. Enfin, un système de double collège électoral permet de délayer le vote «indigène» en le minorant par rapport à celui des métropolitains. Les 30 millions d’habitants d’Afrique noire française envoient à l’Assemblée nationale 23 dépu-
En 1945, à la in de la guerre, porte à toute revendication autonomiste – «La constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter», stipule-t-elle –, jette les bases d’une nouvelle politique coloniale. Celle-ci est mise en œuvre à la Libération avec le vote de textes défendus par des représentants africains : le 11 avril 1946, la loi Houphouët-Boigny, du nom du futur président ivoirien, qui est alors député français de Côte d’Ivoire, est adoptée par l’Assemblée nationale et abolit le travail forcé dans les territoires d’Outremer. Un mois plus tard, la loi LamineGuèye, portée par le maire de Dakar, abroge le code de l’indigénat et reconnaît comme citoyens français tous les habitants des colonies au même titre que ceux de métropole. C’est sur de telles bases que la Constitution de la IVe République, proclamée le 27 octobre 1946, crée l’Union
tés, alors que les 45 millions de «Français de France» en élisent 550. Du reste, même ce petit nombre d’élus paraît intolérable à certains : «Edouard Herriot, constatant que les députés d’Outre-mer (2e collège, autochtones) jouaient souvent le rôle d’arbitre à l’intérieur de l’Assemblée nationale, exprimait publiquement la crainte que la France ne fût «colonisée par ses colonies», note ainsi Jacques Julliard (La Quatrième République, Calmann-Lévy). Ainsi, l’Union française, tout en prétendant reconnaître aux peuples d’outre-mer le droit de s’administrer eux-mêmes, leur refuse dans le même temps les moyens de s’auto-gouverner. «Citoyens fantoches, les Africains n’avaient aucune influence sur les hautes destinées de l’Union, dont ils faisaient pourtant partie. Tous les ministères régaliens de l’Etat demeurèrent le domaine réservé, de facto, du président
Studio Lipnitzki/Roger-Viollet
le mythe de la supériorité blanche s’est effondré de la République et de ses représentants», analyse l’historien Alexandre Gerbi, dans Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (éd. L’Harmattan).
1956 La loi-cadre Defferre Les premiers pas vers l’indépendance La situation bancale et inégalitaire instaurée par l’Union française va être amenée à évoluer au cours de l’année 1956. En février, le gouvernement du socialiste Guy Mollet offre le portefeuille de l’Outre-mer à un bon connaisseur de l’Afrique : Gaston Defferre. Lorsque celui-ci prend son poste, la guerre prend une tournure tragique en Algérie où le parlement a accordé les pleins pouvoirs au gouvernement pour rétablir l’ordre. Au Cameroun, des émeutes ont éclaté
en 1955 et, depuis, le feu de la révolte couve sous la cendre. Conscient que la fièvre indépendantiste risque de se propager à d’autres territoires de l’Union française, le nouveau ministre s’envole pour une tournée africaine. Au Sénégal, au Tchad, à Conakry, Abidjan, ou Bangui, il écoute aussi bien les fonctionnaires de l’administration française que les représentants des populations africaines. A qui veut bien l’entendre, Gaston Defferre reconnaît que le système électoral de double collège «déshonore les institutions républicaines». Et se montre ouvert à une évolution des institutions de l’Union française. Il en arrive d’ailleurs à cette conclusion : «Nous ne laisserons pas dire que la France n’entreprend des réformes que lorsque le sang commence à couler. Aujourd’hui, il existe en Afrique noire un malaise. La question est de sa-
voir si nous voulons nous résigner à ce que s’accomplisse dans ces territoires d’Outre-mer ce qui, hélas, s’est passé dans d’autres, ou si au contraire nous voulons dominer ces événements et en changer le cours.» A cette question rhétorique, le ministre de l’Outre-mer répond par des actes. Devançant les velléités indépendantistes des Africains, il élabore, avec l’aide de son directeur de cabinet Pierre Messmer, une loi qui leur accorde un plus grand pouvoir politique : instauration du suffrage universel, création de conseils de gouvernement et réduction de l’influence des gouverneurs. Pour accélérer le processus législatif et faire adopter au plus vite cette réforme qu’il juge vitale, le ministre de l’Outre-mer la fait passer sous la forme d’une loi-cadre (ce qui permet à l’exécutif de fixer luimême les grands principes du texte
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Diviser pour mieux régner ? La France pousse
1958 : la Communauté française Une dernière étape avant la liberté Revenu au pouvoir en 1958, à la faveur de la crise algérienne et du putsch d’Alger, le général de Gaulle fait adopter, le 28 septembre 1958, la Constitution de la Ve République. Celle-ci prévoit le remplacement de l’Union française, moribonde, par une «Communauté francoafricaine» qui reprend le mouvement de libéralisation de la loi-cadre Defferre. Pour cela, de Gaulle consulte les territoires d’Afrique subsaharienne, au travers d’un référendum dont l’enjeu est simple : les peuples qui répondront «oui» accéderont
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au statut d’Etat membre de la Communauté (avec la promesse d’une plus grande autonomie). Ceux qui opteront pour le «non» acquerront purement et simplement leur indépendance. Les seuls à faire ce choix sont les Guinéens, qui en refusant à 85 % la consultation, s’émancipent de facto le 3 octobre 1958. La Guinée devient ainsi le premier pays d’Afrique noire française à accéder à l’indépendance. Les douze autres territoires plébiscitent quant à eux le «oui», et deviennent des républiques autonomes, dotées de leurs institutions, de leur pouvoir exécutif et législatif, de leur justice et de leur système scolaire. Mais qu’en est-il des fonctions régaliennes qui jusque-là avaient toujours été refusées par la France à ses colonies ? La Communauté est dotée d’un conseil, censé réunir à échéance régulière les ministres chargés des grandes affaires de l’Etat (défense, monnaie, affaires étrangères), tous Français blancs de métropole, et les chefs noirs des différents Etats
Pierre Boulat/Cosmos
avant de les préciser par décrets). Elle est finalement adoptée par l’Assemblée nationale le 19 juin 1956. En permettant à l’exécutif local d’être plus indépendant que jamais vis-à-vis de la métropole, la loi-cadre fait accéder les différents territoires de l’Afrique subsaharienne à une forme d’autonomie interne qu’ils n’avaient pas connus depuis les débuts de la colonisation. «Si aujourd’hui encore, les liens complexes existant entre la France et l’Afrique noire ne sont marqués par aucun ressentiment profond, c’est largement au sens politique de Gaston Defferre qu’on le doit», affirme ainsi Gérard Unger, auteur d’une biographie consacrée à ce ministre visionnaire (Gaston Defferre, éd. Fayard, 2011). L’historien souligne malgré tout les limites de l’initiative : en confiant ces nouveaux pouvoirs à des territoires locaux, embryons d’Etats indépendants (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, etc), la loi-cadre rend caduc le concept d’ensembles plus vastes que représentaient l’AOF et l’AEF. Pour les tenants du fédéralisme, qui rêvent que l’indépendance permette la création de véritables «Etats-Unis d’Afrique», ce morcellement est une déception. Partisan d’un tel modèle, Léopold Sédar Senghor ne cachera d’ailleurs pas sa déception lors des débats d’adoption de la loi au parlement. Il affirmera notamment sa crainte qu’un tel cadre institutionnel débouche sur une «balkanisation» de l’Afrique. La suite du processus de décolonisation allait lui donner raison.
africains. Le chef de ce conseil étant le président français lui-même, c’est-àdire, le général de Gaulle. Ce conseil n’eut toutefois pas de réel impact sur la politique de la Communauté. Selon Alexandre Gerbi, il s’agissait en réalité d’une énième ruse destinée à donner aux Africains l’illusion du pouvoir sans leur en donner vraiment les clés : «C’est une vieille recette blanciste : accorder aux “indigènes” un rôle consultatif, c’està-dire dérisoire. Créer des Assemblées solennelles mais sans pouvoir, le “nègre” étant réputé se contenter de palabres passionnées. En l’occurrence, les “nègres” s’appelant Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny ou Modibo Keïta, ils ne furent pas dupes et constatèrent bien vite que ces rares rencontres étaient uniquement décoratives.» Senghor et Keïta, justement, rêvent pour leur pays d’une autre destinée que celle d’Etat associé à la France… surtout dans de telles conditions. Animés par
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au morcellement de ses anciennes colonies
Le discours du général Revenu au pouvoir en juin 1958, à l’occasion de la crise algérienne, de Gaulle effectue une tournée africaine afin de défendre son projet de Communauté : la foule l’accueille ici à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le 4 septembre.
ANOM/Archives d’Outre-mer
Partir ou rester ? Le 28 septembre 1958, alors que le général de Gaulle fait ratifier aux Français son projet de Constitution, un autre référendum vise à la création de la Communauté française dans ses possessions. Un «non» signifie l’indépendance immédiate.
leurs idéaux fédéralistes, les deux dirigeants sénégalais et soudanais aspirent en effet à créer un Commonwealth francophone. Avec le Dahomey et la HauteVolta, ils forment alors, en janvier 1959, une Assemblée constituante destinée à accoucher des statuts d’un Etat uni : la nouvelle fédération du Mali – un nom qui en soi est un programme puisque c’est celui d’un puissant royaume africain, bien antérieur à l’arrivée des Français sur le continent. Cette volonté d’un grand rassemblement africain est toutefois mise à mal par les tenants d’une Afrique des patries, qui préfèrent conserver des territoires bien distincts, liés chacun séparément à la France. Leur chef de file, Houphouët-Boigny, s’inquiète notamment que sa Côte d’Ivoire, pays le plus riche de l’Afrique française, ne paie pour ses voisins pauvres dans le cadre d’une union fédérale. Il parvient à convaincre le Dahomey et la Haute-Volta
de se retirer de la Fédération malienne, dans laquelle ne restent donc plus que le Sénégal et le Soudan. Qu’importe. Senghor et Keïta se rendent à l’Elysée, le 15 mai 1959, pour faire reconnaître leur Etat. A la fin de l’année, le général de Gaulle accède à la requête des deux dirigeants de transférer les pouvoirs de la Communauté à la Fédération malienne, qui devient officiellement indépendante le 4 avril 1960. On connaît la suite. Tous les Etats d’Afrique française lui emboîteront le pas sur la route de l’émancipation. Outre son extrême rapidité, ce vaste mouvement de décolonisation possède une autre particularité : il s’est déroulé en suivant un processus apaisé, sans conflits armés, sans rébellions indépendantistes. Certes, il y eut la révolte malgache de 1947 (lire notre article p. 80). Certes au Cameroun, les nationalistes durcissent le ton et appellent, dans les années 1950, à l’émeute pour faire partir les colons. Mais si l’on compare la situation de l’Afrique noire à celles de l’Indochine ou de l’Algérie, empêtrées dans des guerres sanglantes entre colonisateurs et colonisés, force est de constater que l’accès à la liberté s’y fait relativement en douceur. «Par son ampleur, et par son caractère négocié et pacifique, cette phase de décolonisation peut être considérée comme un modèle d’émancipation réussie», analyse ainsi l’historien Bernard Droz, auteur de La Fin des colonies françaises (éd. Gallimard, 2009). A la fin de l’année 1960, la Communauté franco-africaine meurt sans drame, sans soubresaut. La Fédération malienne, elle, se dissoudra, suite à des dissensions internes, le 22 septembre 1960, donnant naissance à deux Etats séparés : le Mali et le Sénégal. Des deux rêves de Senghor, seul celui de l’indépendance s’est réalisé. L’autre, qui consistait à transformer les anciennes colonies subsahariennes en Etats-Unis d’Afrique, s’est brisé. Ultimes legs du colonialisme, toutes ces nouvelles républiques africaines devront désormais bâtir leur destinée dans le cadre étroit des frontières que leur avait imposées, un siècle auparavant, les Européens. 쐽 CLÉMENT IMBERT
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ILS ONT VÉCU LE TOURNANT DE AHMED BABA MISKE «JE DEVAIS AVOIR UNE DIZAINE FOIS QUE J’AI VU UN BLANC.
P Hannah Assouline/Opale/Leemage
our celui qui a fondé l’association des étudiants indépendantistes, avant de devenir représentant de son pays à l’ONU, la Mauritanie occupait une place à part en Afrique noire française. «Le pays a été colonisé très tardivement. Les Occidentaux ne voyaient pas l’intérêt économique d’administrer ce qu’ils percevaient comme un vaste arpent de sable sans ressources importantes. Mais les Français comprirent l’enjeu stratégique l’AOF et l’Afrique du Nord. De ce fait, la présence coloniale s’est longtemps résumée à quelques postes militaires. Pour les Mauritaniens, les Européens apparaissaient donc comme une force lointaine, présidant certes à la destinée du pays, mais loin de notre quotidien, et inaccessible au commun des mortels. Je devais avoir une dizaine d’années la première fois que j’ai vu un Blanc. Ça a été un choc. Avec sa culotte courte, sa chemisette et sa mine rougeaude, il ne ressemblait à rien que je con-naissais. Faisant partie de la première génération de Mauritaniens à accéder à l’éducation – le
SORO SOLO
Ivoirien, né en 1950
J
e suis né à Korogo, au nord de la Côte d’Ivoire. Contrairement au sud du pays, cette région reculée de savanes est longtemps restée en marge du développement économique», explique cet animateur de radio qui a trouvé asile politique en France en 2002, et qui évoque son enfance partagée entre deux cultures. «L’administration coloniale y promouvait son modèle assimilationniste, dont le fer de lance était l’éducation. A l’école, j’ai donc appris l’histoire de Vercingétorix déposant ses armes aux pieds de César. Le maître nous présentait, en revanche, les héros de la résistance africaine comme des figures mauvaises, et je me souviens avoir accueilli joyeusement le récit de la capture de Samory Touré par l’armée coloniale, comme si la justice avait triomphé d’un bandit. En plus d’occulter notre histoire, l’école française voulait retirer de notre cerveau notre langue et
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nos coutumes. Les élèves, qui avaient appris à parler le sénoufo, devaient porter toute une semaine un vrai crâne d’âne autour du cou. Au nom de la modernité, on nous a forcés à troquer la toile de coton contre le nylon – et tant pis s’il fallait l’importer à grands frais – ou le chaume contre la tôle ondulée – tant pis si les maisons devenaient des fournaises. C’est l’un des paradoxes de la colonisation française que de nous avoir fait miroiter une idée du progrès matériel qui n’était pas adaptée à notre réalité, tout en nous empêchant d’accéder au vrai progrès, qui aurait été l’égalité. Dans le village de mes parents, il y avait un arbre dont la noix était utilisée pour adoucir la peau et faire briller les cheveux. Les colons en ont interdit l’usage : “odeur trop forte”, “pratique de sauvage”, disaient-ils. Cet arbre, je l’ai retrouvé plus tard, à Paris, dans de luxueux magasins. Son nom ? Le karité.» 쐽
Yero Djigo/Transterra Media
«A L’ÉCOLE, J’AI APPRIS L’HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX DÉPOSANT SES ARMES AUX PIEDS DE CÉSAR»
L’INDÉPENDANCE
TÉMOINS
PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT IMBERT
Mauritanien, né en 1935
premier collège n’a ouvert dans le pays qu’en 1947 –, j’ai été amené à voir d’autres Français par la suite. Notamment à Dakar, où j’ai suivi mon parcours universitaire. J’ai appris là les valeurs de la patrie des Lumières et des droits de l’Homme. Et c’est pour promouvoir ces dernières que j’ai fondé, en 1955, à mon retour au pays, l’AJM (Association de la jeunesse mauritanienne), un mouvement progressiste. Cet idéal, qui peut paraître naïf rétrospectivement, s’est vite brisé sur le mur de la réalité. En 1956, lors d’un congrès d’un parti proche de l’administration coloniale, j’ai découvert que les Français truquaient les élections pour installer des candidats qui leur étaient favorables. Pire, tous les notables mauritaniens étaient au courant de cette pratique et laissaient faire. Pour moi, comme pour beaucoup de jeunes, qui croyaient au message d’égalité et de démocratie que martelaient les tenants de l’Union française, un tel cynisme était insupportable. Comme brutalement réveillés, nous avons alors rejoint le camp des rebelles.» 쐽
Ambroise Tezenas/Signatures
D’ANNÉES, LA PREMIÈRE ÇA A ÉTÉ UN CHOC»
AMINATA SOW FALL
Sénégalaise, née en 1941
«JE NE ME SOUVIENS PAS D’AVOIR ENTENDU LE MOT “COLON” AVANT LES ANNÉES 1959-1960»
C
ette romancière (auteur notamment de La Grève des Bàttu), figure de la francophonie, revient sur le tournant de 1960 : «J’ai passé mon enfance à Saint-Louis [ndlr : à l’époque, l’une des quatre communes du Sénégal, dont tous les ressortissants avaient le statut de citoyens français]. Je ne m’y sentais pas “petite Française” mais plutôt africaine, instruite à l’école de la République dans un environnement de cohabitation avec des Français de souche, et sans discrimination aucune. Il n’y avait, dans mon souvenir, pas de différence de traitement entre enfants sénégalais et enfants de “colons”. Nous fréquentions les mêmes établissements et les filles avaient autant de chances d’aller à l’école que les garçons. Je ne me souviens du reste pas avoir entendu le mot “colon” avant les années 19591960, à la naissance de mouvements indépendantistes. Avant cela, nous ne
parlions pas politique à la maison. Les débats sur le risque d’une balkanisation de l’Afrique, Senghor qui rêvait d’une Afrique fédérale, c’était loin d’être la préoccupation. En 1960, je préparais le bac et l’indépendance est arrivée comme par surprise. Je me souviens avoir suivi avec passion les manifestations sur la place Faidherbe de Saint-Louis. De la ferveur grisante des foules. Mais tout ça est vite retombé dans mon esprit de jeune fille. C’était les vacances. Cette soif d’indépendance est partie d’un idéal noble : liberté, souveraineté, dignité. Mais son tournant a été mal négocié, le “développement” dont on parle dépendant totalement des anciennes puissances qui contrôlent les leviers. La conséquence est terrible pour le Sénégal, mais aussi pour tous les anciens pays colonisés d’Afrique : nous n’avons pas encore réussi à nous décoloniser mentalement et économiquement.» 쐽
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LA FRANÇAFRIQUE
JACQUES FOCCART
L’HOMME DE L’OMBRE DE LA DIPLOMATIE Sous les présidents de Gaulle et Pompidou, il aura été l’incontournable «Monsieur Afrique». Sa mission ? Défendre les intérêts français dans les anciennes colonies.
En juillet 1965, Charles de Gaulle reçoit des personnalités africaines à l’hôtel de Sens, rue de Grenelle, à Paris. C’est ici que Jacques Foccart (au centre) dirige le secrétariat des Affaires africaines et malgaches.
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Lapi/Roger-Viollet
LA FRANÇAFRIQUE
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Keystone-France
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a colère gronde à Brazzaville… En 1963, la jeune République du Congo, créée quatre ans plus tôt, s’est enlisée dans la crise économique et politique. Le président Fulbert Youlou, soutenu par la France, est gravement menacé. En août, celui qui jusque-là était considéré comme un modéré tente le coup de force en imposant le parti unique et en emprisonnant les dirigeants syndicaux. C’en est trop pour les Congolais : en trois journées, les 13, 14 et 15 août, le régime s’effondre et Youlou est emprisonné. Durant ces «trois glorieuses», comme elles seront plus tard surnommées, c’est aussi toute une stratégie, celle de la France en Afrique centrale, qui se retrouve ébranlée. Un homme fulmine : Jacques Foccart (1913-1997), secrétaire général de l’Elysée aux Affaires africaines et malgaches, n’a rien vu venir, lui qui avait soutenu Youlou depuis quatre ans pour protéger les intérêts français. Lui qui avait orchestré un coup de filet dans les rangs de ses opposants avant même la proclamation d’indépendance du Congo, pensant ainsi faire place nette pour asseoir le régime de Youlou. Il aura pourtant tout tenté pour sauver son protégé. Le 15 août 1963, Jean Mauricheau-Beaupré, le plus influent de ses ambassadeurs de l’ombre, avait contacté de Gaulle pour le convaincre d’intervenir militairement et empêcher la destitution de Youlou, «l’ami de la France». En vain. Selon l’état-major de l’armée, l’évacuation du palais de Brazzaville était trop risquée. Stratégiquement aussi, il n’y avait plus d’intérêt à soutenir ce président honni alors même que ses opposants seront tôt ou tard au pouvoir… Selon Frédéric Turpin, auteur de Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir (CNRS éd.), «les intérêts français paraissant moins menacés par le départ de Fulbert Youlou, totalement démonétisé, que par l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle
équipe, il reste à Paris à gérer la crise en évitant un bain de sang auxquelles les troupes françaises pourraient être associées». Le fiasco congolais sera pour Foccart un traumatisme durable. Une chose est certaine : il ne laissera plus jamais un tel événement se reproduire. Car les répercussions au sein des anciennes colonies françaises sont immédiates. Ce soulèvement a provoqué un malaise parmi les chefs d’Etat africains «amis de la France». Tous attendent désormais l’assurance d’un soutien en cas de tensions, ce que Foccart promet. Et pour prouver sa bonne foi, la réaction de la France au Ga-
Ici, l’abbé Fulbert Youlou, premier président de la République du Congo, gravit les marches du perron de l’Elysée, le 15 novembre 1961. Deux ans plus tard, il sera lâché par la France…
bon, l’année suivante, ne se fera pas attendre… En février 1964, des militaires gabonais enlèvent en effet le président Léon M’Ba à Libreville et annoncent à la radio un coup d’Etat. Le nouveau chef du gouvernement contacte l’ambassadeur français et lui promet que les biens des ressortissants étrangers seront protégés, souhaitant s’assurer la nonintervention militaire tricolore. Comme au Congo, ce coup d’Etat a pris les Français de court. Cette fois, Jacques Foccart veut mener une contre-offensive beaucoup plus radicale. A peine informé, il organise une réunion de crise en pleine nuit et va se montrer persuasif
Chaque jour, il s’entretient avec de Gaulle sur la conduite des affaires africaines
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auprès du général de Gaulle. Il veut envoyer les parachutistes, ce que le président de la République accepte. Riposte immédiate : le lendemain, les troupes françaises débarquent à Libreville et reprennent le pouvoir. La destitution de l’abbé Youlou a servi de contre-exemple. Désormais, l’intervention militaire sera immédiate et doublée d’une action politique. Le secrétaire général de l’Elysée aux Affaires africaines et malgaches a repensé son mode opératoire pour permettre à la France gaulliste de préserver son influence stratégique et géopolitique dans le pré carré africain. Au Gabon, il propulse Omar Bongo au sommet du pouvoir
Mais le soutien aux chefs d’Etats «amis» a une contrepartie… Si Léon M’Ba retrouve son poste à la tête du Gabon, il va être entouré de conseillers de confiance pour lui permettre d’asseoir son autorité. D’après Jean-Pierre Bat, auteur de La Fabrique des barbouzes (Nouveau Monde éd.), Foccart «mandate des conseilleurs spéciaux pour réorganiser tout le pouvoir
de Léon M’Ba : un commissaire pour restructurer la police, un ancien des services spéciaux pour créer la garde présidentielle…». Et bien sûr, le «clan des Gabonais», comme on l’appelle, est en relation permanente avec Foccart. Pour concilier le maintien des intérêts de la France –notamment pétroliers – et la stabilité du jeune Etat gabonais, Jacques Foccart va plus loin encore. Le secrétaire général de l’Elysée aux Affaires africaines et malgaches prépare depuis Paris la succession du vieux président. On crée de toutes pièces pour son jeune chef de cabinet Omar Bongo, désigné comme son dauphin, une vice-présidence, afin qu’il puisse succéder constitutionnellement à Léon M’Ba. Bongo restera ainsi éternellement le «poulain» de Foccart, envers qui il aura une dette inestimable… Cette manière d’agir dans l’ombre, de tirer les ficelles de la politique africaine, va nourrir la légende noire de Foccart. Pourtant, selon Frédéric Turpin, «il s’agit plus d’une méthode que d’un système conçu, organisé et géré de manière programmée. Foccart,
Jacques Foccart et son épouse posent aux côtés de dignitaires ivoiriens, à Abidjan, lors d’une visite officielle du président Pompidou en Afrique, en février 1971.
pendant sa période à l’Elysée est au service du président de Gaulle. Jamais ce dernier n’aurait accepté qu’un homme agisse en son nom dans des coups tordus. Foccart est avant tout un grand commis de l’Etat avec un goût certain pour le renseignement et l’action.» Jacques Foccart ne serait donc pas le deus ex machina décrit par certains, mais un homme certes réservé qui, pendant la guerre, a organisé les réseaux résistants et les services secrets en Afrique pour libérer la France. Lors de l’arrivée au pouvoir de de Gaulle en 1958, il devint le «Monsieur Afrique» du Président. Lui seul ou presque a l’honneur de s’entretenir quotidiennement avec le Général. «Le rôle de Foccart est de réussir la décolonisation de l’Afrique, explique Jean-Pierre Bat. Il s’agit de conserver une influence française dans les anciennes colonies.» Une mission stratégique, car de Gaulle a conscience d’avoir besoin de l’Afrique pour promouvoir le rayonnement de la France à l’international. Loin de défendre un idéal démocratique, il impose
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LA FRANÇAFRIQUE
Des accords de défense sont noués avec les anciennes colonies
Chef d’orchestre mettant en œuvre la volonté du Président, Foccart est également son fusible : en cas de problème, de Gaulle le désavouerait. En attendant, il a les mains libres pour mettre sur pied une communauté franco-africaine partageant des intérêts communs. C’est l’esprit de la «Françafrique», une expression de Félix Houphouët-Boigny apparue dans les années 1950. Le terme définit le lien immuable de solidarité entre la France et les pays africains amis ; une «communauté de destins», une relation privilégiée, presque familiale. Car ces Etats nouvellement indépendants sont gérés par des francophones francophiles, parfois même d’anciens ministres de la IVe République, comme Léopold Sédar Senghor au Sénégal ou Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire. Pour Houphouët-Boigny, le porteur de ce que devait être «l’esprit des indépendances», c’est évidemment Jacques Foccart. Les deux hommes s’entretiennent au téléphone une fois par semaine, le mercredi. Derrière cette «communauté de destins», les nouveaux Etats bénéficient d’un système de coopéra-
tion très généreux et d’une protection efficace grâce aux accords secrets de défense. Ces derniers stipulent que la France interviendra en cas de soulèvement intérieur ou d’agression extérieure dans le cadre de la guerre froide, tant de la part de l’URSS que des Anglo-saxons. Une ingérence de fait et acceptée par les Etats africains. Car les nouveaux dirigeants souhaitent, autant que la France, mettre en place des régimes stables dans le contexte très fragile qui a suivi l’accès à l’indépendance. On comprend dès lors pourquoi le travail de sape de Foccart et de ses réseaux contre les opposants, souvent éliminés, n’offusque personne… Sans une volonté conjointe des Français et des Africains, une telle politique n’aurait jamais été possible. Foccart va d’ailleurs s’appuyer sur Félix HouphouëtBoigny, considéré comme un «grand frère» pour les chefs d’Etat amis de la France. «Houphouët-
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une vision très pragmatique des relations franco-africaines. Le Général souhaite ainsi assurer une indépendance énergétique que la France a perdue après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Au plus fort de la guerre froide, de Gaulle considère aussi que ces pays nouvellement indépendants sont autant de voix à l’Onu pour appuyer l’Hexagone. Le chef de l’Etat élabore donc la stratégie et trace les grands traits de ce que doit être la politique africaine de la France. Ensuite, «l’intendance suivra»… C’est donc à Foccart de faire vivre cet esprit gaulliste en Afrique. On comprend mieux pourquoi la politique africaine de la France se dessine au fur et à mesure, en fonction des cycles de coups d’Etat, des poulains qui surgissent sur la scène politique et qu’il faut savoir gérer avec souplesse et réalisme.
Intime de Jacques Foccart, le président ivoirien Félix HouphouëtBoigny (ici, à l’Elysée, au début des années 1960) est l’autre artisan de la «Françafrique», expression dont il est à l’origine.
Boigny cogère avec Foccart la politique africaine de la France, explique Jean-Pierre Bat. Il impulse certaines orientations. Par exemple, il pense que l’implosion géopolitique du Nigeria est un atout pour la Côte d’Ivoire. C’est ce qui justifie, en grande partie, le soutien que la France apportera au colonel Ojukwu au Biafra entre 1967 et 1970 pour la sécession biafraise.» Aux côtés des chefs d’Etat, Jacques Foccart s’appuie sur une palette de dispositifs officiels et officieux : ses célèbres réseaux Foccart. Un terme que ce dernier réfutera toujours catégoriquement. Pour lui, il n’y a jamais eu de «réseaux» qu’il associe à une organisation clandestine. Foccart a davantage placé des «relations privilégiées», des fonctionnaires, des ministres, des chefs d’entreprise à des postes stratégiques et qui deviennent ses sources d’information personnelles. Le secrétaire général de l’Elysée aux Affaires africaines
Il s’appuie sur un réseau occulte où opèrent les fameux «barbouzes» et malgaches compte sur une coopération de substitution à tous les niveaux : militaire, sécuritaire, économique et culturel. Des milliers de fonctionnaires sont envoyés sur place. Il est ainsi informé tous les jours, reçoit des notes sur tout. Avec minutie, Foccart cloisonne ses activités et met en concurrence différents canaux : la diplomatie, les services secrets, la coopération. Dans son livre, Frédéric Turpin indique que l’homme de l’ombre s’appuie en particulier sur les postes diplomatiques, notamment les ambassadeurs des pays de l’Afrique francophone subsaharienne, dont il surveille de près les nominations. Un autre pilier est Maurice Robert, le chef du SDECEAfrique (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), un gaulliste en qui il a toute confiance. Mais ce qui a nourri la légende Foccart, c’est un système plus secret, formé d’anciens compagnons de la Résistance, d’anciens de l’Action française ou de l’OAS, tous farouchement anti-communistes. Ce sont les fameux «barbouzes», très actifs durant les années 1960, que Foccart place auprès des chefs d’Etat comme conseillers politiques. Parmi eux : Jean Mauricheau-Beaupré, dit «Monsieur Jean», celui qui tenta en vain de sauver le président Youlou au Congo. Cet ancien résistant va lui aussi s’appuyer sur des collaborateurs officieux qu’il nomme «la petite équipe». Des hommes souvent vieillissants, peu motivés par l’argent et qui se considèrent avant tout au service de la France. Ils forment «les circuits courts» selon l’expression de Foccart, des
informateurs au plus près du terrain qui lui permettent de prendre des décisions rapides. Mais ce système ne plaît pas à tout le monde. Lorsque Pompidou remplace de Gaulle à l’Elysée en 1969, une page se tourne. Le nouveau Président souhaite une «normalisation» des relations avec l’Afrique, un partenariat officiel, moins occulte. Il obligera d’ailleurs Houphouët-Boigny à se séparer du recteur de l’université d’Abidjan, un Français, estimant qu’il faut placer un Ivoirien à ce poste clé. Démis de ses fonctions en 1974, il reste pourtant incontournable
De même, Pompidou veut sortir Foccart de l’ombre et l’imagine à la tête d’un grand ministère de la Coopération. Une idée soutenue par le Quai d’Orsay qui se plaint d’être cantonné à un rôle d’exécutant. Mais les chefs d’Etat africains et les Français d’Afrique font part de leur opposition. L’influence française serait réduite et la Françafrique perdrait de son sens. Quant à Foccart, tous le réclament à cor et à cri. Pompidou s’agace de son influence : «Tous les chefs d’Etat africains m’appellent pour savoir si tu vas rester ? Tu n’es pas éternel !» Le Président le conservera pourtant à son poste, préférant proroger un système qui a fait ses preuves plutôt que d’ouvrir une nouvelle page de la politique africaine de la France. L’arrivée au pouvoir en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing signe pourtant la fin du règne de Foccart. Le président de centre-droit ne veut plus de ce gaulliste fervent à la tête des relations franco-africaines. Gis-
card ne saura pourtant pas mettre en place de nouvelles structures de coopération. Elu en 1981, le socialiste François Mitterrand assume, lui aussi, cet héritage, et perpétue le lien privilégié entre la France et son pré carré, sans parvenir à normaliser les relations. La «Françafrique» perdure ainsi au détriment de la diplomatie officielle… C’est le haut magistrat René Journiac, ancien conseiller technique de Foccart, qui prendra le relais de ces réseaux informels. Pendant ce temps, Foccart n’a pas disparu. Ses hommes sont encore en Afrique, et lui-même garde un pied sur le continent via la société d’import-export qu’il a créée. Dans sa villa Charlotte, à Luzarches, il a fait aménager les lieux pour recevoir les chefs d’Etat africains et leurs nombreuses délégations comme il se doit : avec faste et chaleur. Un traitement particulier auquel sont sensibles les «amis» de la France. Pour eux, Foccart reste «l’homme de Charles de Gaulle», un acteur incontournable malgré les changements de majorité. Lors de la cohabitation de 1986, il reviendra d’ailleurs sur le devant de la scène en tant que conseiller hors hiérarchie du Premier ministre Jacques Chirac qui l’a intronisé auprès des chefs d’Etat africains. Malgré ce retour en grâce, Foccart se trouve en décalage avec le nouvel ordre mondial. La position de la France, gendarme de l’Afrique, ne tient plus. En 1990, c’est François Mitterrand qui ouvre une nouvelle page avec son discours de La Baule. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide obligent l’Hexagone à accompagner les transitions souveraines des années 1990. «Le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud», déclare François Mitterrand. La mondialisation est en marche, les sociétés africaines ont déjà bougé. Toutes réclament la fin des partis Etats instaurés par la France du Général. Et par son hommeorchestre, Jacques Foccart. 쐽 MAUD GUILLAUMIN AVEC LA COLLABORATION DE MARIE SAUMET
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Une mémoire africaine Né au Congo belge en 1944, Elikia M’Bokolo poursuit à partir de 1962 ses études en France. Cet historien, spécialiste de l’Afrique, est l’auteur notamment d’Afrique noire : histoire et civilisations (éd. Hatier, 2004), un ouvrage qui fait toujours référence. Chaque semaine, il anime sur RFI l’émission «Mémoire d’un continent».
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ELIKIA M’BOKOLO
La langue est le plus bel héritage que la France a laissé Un demi-siècle après les indépendances, la colonisation hante encore les débats. En trois points, cet historien revient sur ce passé qui ne passe toujours pas. PHOTOS DE PATRICK GAILLARDIN/PICTURE TANK
1. Une enfance au Congo belge GEO HISTOIRE : Vous avez grandi à Léopoldville, dans les années 1950. Quels souvenirs gardez-vous de ces années de colonisation ? Elikia M’Bokolo : La ville se trouvait en face de Brazzaville, capitale de l’AEF et aujourd’hui République démocratique du Congo. La frontière entre Brazza et Léopoldville (future Kinshasa) était à l’époque très poreuse : je me souviens par exemple d’être souvent passé du côté français lors des sorties scolaires. A chaque fois, nous étions frappés de découvrir «l’autre rive» : Brazzaville nous semblait beaucoup plus ouverte, moins cloisonnée que Léopoldville où la cité noire, les quartiers indigènes, étaient séparés de la cité blanche par la ligne de chemin de fer. Du côté français, il y eut d’ailleurs un gouverneur général noir, Félix Eboué, ce qui semblait impensable chez nous.
Comment était enseignée l’histoire du Congo avant l’indépendance ? Nos professeurs nous racontaient qu’en 1482, un Portugais, Diogo Cão, avait rejoint l’embouchure du Congo où il avait rencontré le roi du Congo, qui s’appelait Nzinga Nkuwu. On leur demandait : «Les Portugais sont venus mais ils sont maintenant en Angola. Mais alors, où étaient les Belges ?» Et les professeurs de dire : «Mais la Belgique n’existait pas !» C’était très troublant pour les gamins qu’on était de se dire que notre nation existait avant celle du colonisateur, nous qui chantions tous les jours La Brabançonne, l’hymne national belge… A partir de quand sentez-vous le système colonial se fissurer ? Dans les années 1950, le Congo voit son économie se développer fortement, et une classe moyenne apparaît avec de nouvelles revendications sociales et politiques. L’église n’est plus le seul lieu de sociabilité, les
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gens s’instruisent, vont au cinéma, au théâtre… J’ai beau avoir 15 ans, je ressens alors une évolution dans les mentalités. Léon Bukasa, l’un des rares musiciens à s’exprimer en swahili, tshiluba et lingala, passe à la radio et chante Notre Congo a changé… Des associations se développent, comme l’Abako (Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kikongo), qui réclame très vite l’indépendance. En janvier 1959, une manifestation d’autonomistes est interdite par les autorités coloniales… Et plus rien ne sera comme avant. Comment avez-vous vécu les émeutes du 4 janvier 1959, qui ont marqué à jamais l’histoire du Congo-Kinshasa ? Comme j’étais un bon élève, ma grand-mère m’a laissé sortir au cinéma, dans un quartier assez mal famé, près du stade Reine Astrid. On y projetait un film américain de science-fiction, Le Jour où la Terre s’arrêta, dont le titre était pour le moins prémonitoire : je suis sorti de la salle vers 19 h 30, et j’ai vu la grande avenue Prince Baudouin en feu, des écoles détruites, des églises barricadées… Des Congolais arrêtaient des voitures et demandaient aux passagers, s’ils étaient blancs : «Vous êtes grecs, portugais ou flamands ?» Si c’était un Flamand, ça pouvait se passer très mal… Très vite, la force publique congolaise et la police ont débarqué pour réprimer le soulèvement. Ça a été un carnage. Certains de mes amis, on ne les a plus jamais revus… Le lendemain, la police est venue dans chaque maison vérifier s’il manquait quelqu’un. Il ne fallait pas pleurer : ça aurait signifié qu’il y avait eu un mort chez vous et qu’on était complice des insurgés… La violence laissera des traces indélébiles : un an et demi plus tard, la Belgique se résoudra à l’indépendance et partira dans la précipitation, laissant le pays dans la guerre civile. Ma famille quittera le Congo pour s’installer à Lyon, en 1962.
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2. L’indépendance, et après ?
C’est dans son bureau de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, qu’Elikia M’Bokolo reçoit nos journalistes. Infatigable pédagogue, le chercheur multiplie toujours les conférences en France et en Afrique.
En 1960, les pays de l’Afrique occidentale française (AOF), de l’Afrique équatoriale française (AEF) et le Congo belge proclament leur souveraineté. Pourquoi préférez-vous parler d’«indépendance» plutôt que de «décolonisation» lorsque vous évoquez ces événements ? Parce que le terme de décolonisation, que les programmes d’enseignement continuent à tort d’employer, implique que les puissances coloniales aient adopté une stratégie réfléchie d’accès à l’autonomie pour leurs possessions. Or, il n’y a pas eu de «programme» de décolonisation. Les grandes puissances n’avaient souvent aucune idée de ce qui allait se passer : en 1955, un juriste flamand lança très sérieusement un projet de décolonisation du Congo belge sur cinquante ans ! Si le processus a été rapide, ce n’est pas parce que l’autonomie a été octroyée, mais parce que les Africains se sont battus pour obtenir leur liberté.
L’Afrique conserve-t-elle les frontières coloniales que l’Europe lui avait imposées à la fin du XIXe siècle ? Oui, même si la plupart des observateurs en soulignent la fragilité et le caractère artificiel : dans certains cas, une même ethnie est toujours partagée entre quatre pays différents… Les indépendances auraient été un bon moment pour rebattre les cartes, mais c’est pourtant l’«Afrique des Etats» qui s’est progressivement imposée comme la réalité avec laquelle il fallait compter. A la fin du XXe siècle, 87 % des frontières (70 000 kilomètres sur 80 000) étaient encore issues des arrangements entre puissances coloniales. A-t-on, malgré tout, assisté à des tentatives de regroupement ou de fusion des Etats issus de la décolonisation ? Elles se soldèrent toutes par des échecs. La France, qui avait tout intérêt de parler d’Etat à Etat, a largement contribué à cette «balkanisation» de l’Afrique occidentale et équatoriale. Le premier président du Congo-Kinshasa,
Joseph Kasa-Vubu (1919-1969), rêvait de reconstituer le territoire de l’ancien royaume du Congo, avec notamment la Centrafrique et l’Angola. A la même époque, Barthélémy Boganda (1910-1959) était encore plus radical et imaginait des «Etats-Unis de l’Afrique latine» qui auraient aussi inclus le Rwanda, le Burundi, le Cameroun, le Tchad et tous les pays de l’Afrique francophone… Le projet de Kasa-Vubu était encore envisageable en 19581959. Mais des tensions sont très vite apparues, notamment avec le Gabon qui était alors le pays le plus riche de l’AEF, et qui craignait de servir de «vache à lait» pour cet hypothétique ensemble. Le rêve de Boganda ? Il s’est soldé le 1er décembre 1958. Lui qui souhaitait reconstituer l’AEF et même aller au-delà, il proclama à contrecœur la République centrafricaine pour le seul territoire de l’Oubangui-Chari. Et il est mort quatre mois après dans un accident d’avion que je qualifierais de très suspect… Pourquoi garde-t-on l’image d’une décolonisation pacifiée de l’Afrique noire alors que la violence était omniprésente au tournant des années 1960 ? Certains mythes ont la vie dure… Je travaille actuellement sur la question des assassinats en série qui ont ensanglanté l’Afrique durant les premières années de la décolonisation. Félix-Roland Moumié, la grande figure indépendantiste du Cameroun, a été empoisonné à Genève par un membre du contre-espionnage français en 1960. Patrice Lumumba, dont les discours m’avaient tant fasciné durant mon adolescence, fut fusillé avec ses camarades par des soldats sous le commandement d’un officier belge un an plus tard… On a la nette impression que tous ces assassinats ont été planifiés. Cette image d’Epinal d’indépendance sans heurts, octroyée aux pays africains, a été habilement diffusée par le général
La décolonisation de l’Afrique noire fut bien plus violente qu’on a voulu le croire de Gaulle et son parti, l’UNR, afin de montrer que la France avait permis la transition en douceur de ses anciennes colonies. Et qu’elle avait donc toute légitimité pour entretenir avec elles des relations économiques et diplomatiques privilégiées. Ce qui donnera naissance à la Françafrique. Contrairement à la Belgique, la France a su habilement préparer la relève… L’accès à l’indépendance des pays africains francophones a lieu au moment où la tension entre les deux superpuissances, les Etats-Unis et l’URSS, est au plus fort. Quels furent les effets de la guerre froide sur les nouveaux Etats ? A peine déclarés souverains, les Etats africains furent précipités dans un système international chargé de tensions et de conflits, où chacun devait «choisir son camp». C’est là sans doute le drame de l’Afrique. En avril 1955, à la conférence de Bandung, l’Egyptien Gamal Abdel Nasser avait bien dessiné la voie d’un non-alignement qui eut un certain écho, notamment chez le Ghanéen Kwame Nkrumah ou le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Mais cinq ans plus tard, la force d’attraction des deux blocs était trop forte. La guerre froide a causé bien des malentendus : dès que les pays africains tentaient de mettre en place des communautés, des formes de partage et d’échange un peu originales, on taxait ça de «socialisme» et on y voyait l’ombre de Moscou… Ce qui a entraîné des opérations de déstabilisation, des guerres civiles et des valses de régimes.
3. Que reste-t-il d’un siècle de vie commune ? Vous avez vivement réagi au discours de Nicolas Sarkozy en 2007 à Dakar estimant que «l’homme africain» ne serait pas «assez entré dans l’histoire»… A vrai dire, je crois que le président Sarkozy, à cette époquelà, voulait faire dans la provocation. Mais il n’a pas fait l’effort de s’informer un minimum avant de s’exprimer ! Il ne connaissait même pas le nom précis de l’université où il a fait son discours, université baptisée Cheikh Anta Diop, du nom du célèbre historien, anthropologue et politicien. Un pilier de l’intelligence sénégalaise avec Senghor ! Comment dire que les Africains ne sont pas «entrés dans l’Histoire», lorsque l’on sait, par exemple, que l’insurrection d’Haïti en 1791 a été organisée par des Bossales, des esclaves nés en Afrique. Le plus scandaleux, peut-être, c’est que des chefs d’Etat africains ont souscrit à ses propos. C’est notamment le cas de habo Mbeki, alors président d’Afrique du Sud. Ironiquement, celui-ci lançait à l’époque l’idée de la Renaissance africaine... Or comment faire sa renaissance sans jamais avoir été dans l’Histoire ? Tout cela nous a énervés : avec des confrères nous avons rédigé un Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy (éditions La Découverte, 2008), dont j’ai signé la préface. Une manière de dire : ça suffit comme ça de séparer les Noirs et les Blancs. On ne se
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Il faut oublier les vieux réflexes de la Françafrique et poser les bases de l’Eurafrique rend pas compte des blessures que cela provoque dans la jeunesse issue de l’immigration. Certaines personnalités évoquent un bilan «acceptable» et même «positif» du colonialisme. Qu’en pensez-vous ? Beaucoup d’intellectuels ou d’hommes politiques avancent masqués sur le sujet. Je ne veux faire de publicité à personne, mais pour paraphraser un titre d’ouvrage, ils estiment qu’il y en a «marre» de la repentance coloniale (ndlr : Daniel Lefeuvre, historien spécialiste de l’Algérie a signé Pour en finir avec la repentance coloniale en 2006, aux éditions Flammarion). En vérité, en France, nous parlons beaucoup mais nous agissons peu, et il en va de même pour la question de l’esclavage et du travail forcé. Tandis qu’en Californie, par exemple, depuis quinze ans, un texte oblige les entreprises à révéler si elles ont profité de la traite en vue de les soumettre à des réparations. Nous avons bien institué en 2006 une «journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions», mais c’est comme si ces mémoires ne pouvaient se «solidifier». Au fond on en revient toujours à une querelle sur la question des couleurs de peau, de Blancs contre Noirs. Cinquante-cinq ans après les indépendances, quel héritage la France a-t-elle laissé à l’Afrique ? Sa langue, bien sûr. Même si la question de l’usage du français a longtemps taraudé les intellectuels, historiens et écrivains africains qui voulaient s’affranchir de la tutelle coloniale tout en continuant de s’exprimer dans la
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langue même du colonisateur. C’est un paradoxe soulevé dès les années 1930 par Léopold Sédar Senghor, qui s’interrogeait : «Comment concevoir une littérature indigène qui ne serait pas écrite dans une langue indigène ?» Mais dans les anciennes colonies, le français n’est plus seulement la langue de l’administration ou des élites. C’est aussi la langue du commerce et des échanges, qui a été réappropriée et transformée par la population… On voit ainsi apparaître aujourd’hui une forme de créole africain dérivé du français. Quels sont aujourd’hui les points de convergence entre les anciennes colonies françaises ? Comme Senghor, je dirais que la France leur a laissé une forme de rationalité, qui s’est traduite notamment dans leurs modèles institutionnels et culturels. On voit bien par exemple que le rôle de l’Etat y est beaucoup plus important que dans les anciennes colonies britanniques. Par ailleurs, la France est restée très présente dans les domaines économiques, militaires, culturels, de manière beaucoup plus transparente aujourd’hui que dans les années 1960-1970. Regardez l’intervention militaire française au Mali en 2013 ! Personne n’a parlé d’ingérence. Le lien affectif de la France avec l’Afrique occidentale et équatoriale reste encore très puissant, comme l’a montré le succès du dernier Sommet de la francophonie organisé à Kinshasa en 2014. Mais il est temps de reconstruire une relation qui soit fondée non pas sur la subordination mais sur un véritable partenariat. Si des Africains fuient aujourd’hui leur
continent, c’est qu’ils vivent dans la misère. A partir du moment où la France contribuera à mettre sur pieds des modèles économiques fondés sur le partage et le contrôle, alors la question des flux migratoires sera réglée. Il est maintenant grand temps d’oublier les vieux réflexes de la Françafrique et de poser les bases de l’Eurafrique, où l’Europe s’allierait avec une Afrique forte et unie… La France a-t-elle légué à ses anciennes colonies les valeurs des Lumières ? Pas assez. De nombreux Occidentaux mais aussi des Africains estiment que les grandes valeurs théorisées au XVIIIe siècle ne seraient pas transposables sur le continent. Et effectivement, aujourd’hui, on a du mal à les voir reprises dans les faits comme dans les discours. C’est un grave malentendu… Notamment parce que Montesquieu, à cause d’un passage tiré de L’Esprit des lois (1748), semble justifier «l’esclavage des nègres», alors qu’il s’agit sans doute d’un texte ironique. Mais on ne peut pas oublier que des anciens esclaves libérés ont participé aux grands débats de pensée il y a quatre siècles, et que l’abbé Grégoire, qui s’est battu pendant la Révolution de 1789 pour l’abolition de l’esclavage, faisait des intellectuels africains l’une des composantes de la philosophie des Lumières. La fraternité, la solidarité, l’égalité, ont toutes leurs places dans l’Afrique d’aujourd’hui, notamment pour créer un vivre-ensemble au-delà des frontières qui nous cloisonnent. Pourquoi le Sénégal est-il toujours séparé de la Mauritanie ? Comment protéger nos ressources de plus en plus rares ? Comment faire face au défi démographique alors que nous sommes plus d’un milliard sur le continent ? Toutes ces questions, les grandes valeurs issues de la philosophie peuvent nous aider à y répondre… 쮿 PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC GRANIER ET LÉO PAJON
L E CA H I E R PÉ DAG O G IQ U E
L’Afrique coloniale française Photo Pierre Tacher/Collection privée Léouzon
PAR FRÉDÉRIC GRANIER ET CYRIL GUINET
Saint-Louis (ici, vers 1920) fut la première ville fondée par les Français en Afrique occidentale, en 1659.
Du premier comptoir aux indépendances
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Les chefs militaires de la conquête
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Les artisans de la décolonisation
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Pour en savoir plus
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DU PREMIER COMPTOIR AUX INDÉPENDANCES Dans les années 1850, les Européens se lancèrent à la conquête de l’Afrique. Il Le chancelier Bismarck, debout, parmi les membres de la conférence.
1364 Premiers contacts Deux navires normands fondent le port de PetitDieppe sur la côte de la Sierra Leone. Un commerce florissant du poivre et de l’ivoire s’instaure.
1894 Naissance du ministère des Colonies
Quatorze pays européens s’entendent pour se partager l’Afrique et fixer les règles de la colonisation. Les signataires rappellent que la traite négrière y est interdite et s’engagent à contribuer à son extinction.
Afin de centraliser la gestion des colonies françaises, un ministère est créé. Au même moment, l’Ecole coloniale s’intalle rue de l’Observatoire, à Paris, afin de former les cadres de l’administration. Le premier ministre des Colonies, Ernest Boulanger, nommé le 20 mars, est remplacé deux mois plus tard par Théophile Delcassé, proche de Jules Ferry.
1857
1889
DFY/Aurimages
1659 Fondation de SaintLouis (Sénégal) Un comptoir pour la traite des esclaves, à l’embouchure du fleuve Sénégal sur la côte Atlantique, est baptisé Saint-Louis, en hommage au roi de France. Au XVIIIe siècle, la cité compte 7 000 habitants.
1364
1659
1884-1885 Conférence de Berlin
1879
1884
1894
1857
1894
Création des Tirailleurs sénégalais
Assassinat à l’Exposition coloniale de Lyon
Louis Faidherbe met en place des unités d’infanterie, au sein de l’armée coloniale, constituées de soldats africains noirs. Elles prennent le nom du pays qui les a vu naître.
1879-1881 A la conquête du Congo Savorgnan de Brazza explore l’Afrique centrale. Il obtient la signature du roi Makoko, qui accepte la souveraineté française sur son royaume et l’établissement d’une mission qui deviendra Brazzaville (actuelle capitale de la République du Congo).
1889 Première exposition coloniale à Paris
Une nouvelle Exposition universelle, internationale et coloniale, avec notamment un palais de l’Afrique occidentale, est organisée au parc de la Tête d’Or, à Lyon. Le 24 juin, Sadi Carnot, le président de la République, y est mortellement poignardé par un anarchiste.
Du 6 mai au 31 octobre, la manifestation commémore le centenaire de la Révolution française. Tout en célébrant les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, la métropole exhibe des Africains venus des colonies dans des «zoos humains».
Le roi du Sénégal et sa famille à l’Exposition de 1889.
Henri Neyer/Roger-Viollet
106 GEO HISTOIRE
fallut un siècle aux Africains
pour se libérer du joug. 1911
Fondation de l’Afrique occidentale française
Construction du premier aérodrome
Un vaste territoire place les colonies sous l’autorité d’un gouverneur. Cette fédération (AOF) regroupe, en plusieurs étapes, la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (devenu Mali), la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, la Haute-Volta (devenue Burkina Faso), le Togo et le Dahomey (devenu Bénin). En 1910, l’Afrique équatoriale française (AEF) sera formée du Gabon, du Congo français, du Tchad et de l’Oubangui-Chari (actuelle République Centrafricaine).
A Bambey, située à une centaine de kilomètres à l’est de Dakar, au Sénégal, la première base aérienne de l’Afrique occidentale française (AOF) est aménagée à proximité de la ligne de chemin de fer Thiès-Kayes. Le 13 juin, un avion, construit par l’aviateur Henry Farman et piloté par le capitaine Sido, survole la région et stupéfie ses habitants.
1895
La mission Voulet-Chanoine dans Le Petit Parisien.
Lee/Leemage
1895
1899 La cruelle expédition Voulet-Chanoine La mission Voulet-Chanoine, du nom de deux jeunes capitaines, partie à la conquête du Tchad, sème la mort et la désolation sur son passage. En juillet, le lieutenant-colonel Klobb, chargé par Paris d’arrêter la colonne infernale, est tué par Voulet après une poursuite de 2 000 kilomètres. Cet épisode est considéré comme le paroxysme des violences liées aux conquêtes coloniales.
1898
1899
1902
1911
1914
1914
Un coup critique porté à la résistance
Blaise Diagne, premier noir à l’Assemblée
L’almami Samori Touré, figure de l’opposition à la colonisation du Soudan français (actuel Mali), est capturé à Gelemu (actuelle Côte d’Ivoire), après une traque de six ans. Il est déporté au Gabon.
Le 10 mai, Blaise Diagne est élu député du Sénégal. Celui que l’on surnomme «la voix de l’Afrique» devient le premier Africain de l’empire colonial français à entrer au palais Bourbon, en juillet 1914. Il est réélu sans interruption jusqu’à sa mort, en 1934, malgré des campagnes hostiles de ses adversaires.
1898 Crise de Fachoda La «course aux drapeaux» entre les nations européennes sur le continent africain aboutit à un grave incident diplomatique entre la France et la Grande-Bretagne, dans un poste avancé de l’actuel Soudan.
1902 Fondation de Niamey Dans l’ouest du Niger, dans un petit village de paillotes situé sur le fleuve, le commandant Gouraud installe un port de cabotage et de ravitaillement pour les colonnes d’exploration. La présence française, qui permet de mettre fin aux razzias des Touaregs, est bien acceptée par les habitants. Ces derniers, en remerciement de leur accueil chaleureux, sont dispensés d’impôt. Ce petit poste militaire deviendra Niamey, la capitale du pays en 1925.
i Martinie/Roger-Viollet Henr
1898
Blaise Diagne
1914-1918 La «Force noire» 200 000 tirailleurs africains de l’AOF se battent sous le drapeau français lors de la Première Guerre mondiale, dont plus de 135 000 en Europe. 30 000 soldats de la «Force noire» sont tués lors des combats.
GEO HISTOIRE 107
DU PREMIER COMPTOIR AUX INDÉPENDANCES 1919
1944
Le racisme condamné par le président Poincaré
Conférence de Brazzaville Organisée par le Comité français de la Libération nationale et le général de Gaulle, afin de déterminer le rôle et l’avenir de l’empire français, la réunion aboutit à la création de l’Union française. Désormais les ressortissants de la métropole, des colonies et des protectorats ont tous le même statut de citoyens. Le code de l’indigénat est aboli.
Des touristes américains chassent deux officiers africains d’un bus car ils ne comprennent pas qu’en France, Blancs et Noirs peuvent voyager dans les mêmes transports en commun (la ségrégation raciale, alors en vigueur aux Etats-Unis, ne sera abolie qu’en 1967). En réaction, le chef de l’Etat, Raymond Poincaré, doit se prononcer publiquement contre les discriminations liées à la couleur.
Albert Harlingue/Roger-Viollet
1922
Le boxeur Battling Siki en 1922.
1919
1922
1931
Battling Siki, champion du monde
1945
Originaire de Saint-Louis (Sénégal), le boxeur de 25 ans devient le premier Français noir champion du monde. Bien qu’ayant battu Marcel Carpentier, Siki avait été disqualifié. Les protestations des 40 000 spectateurs de Montrouge forcèrent l’arbitre à revenir sur sa décision.
Afin de remplacer les différentes monnaies qui circulent dans l’empire au lendemain de la guerre, dollars américains, marks de l’occupant ou encore billets locaux, la France crée le franc CFA, qui signifie franc des colonies françaises d’Afrique.
1931
1944
1919
1931
1946
L’acquisition de nouvelles colonies
Football : le premier Noir de l’équipe de France
Abolition du travail forcé
Après la Première Guerre mondiale, le Togo et le Cameroun, deux anciennes colonies allemandes, sont désormais administrées par la France, sous mandat de la Société des Nations (SDN). Cette même année, les possessions du Haut-Sénégal sont divisées pour donner naissance à trois nouvelles colonies, la Haute-Volta (devenu le Burkina Faso), le Niger et le Soudan français (devenu le Mali).
Le 15 février, à Colombes (Hauts-de-Seine), Raoul Diagne, fils du député Blaise Diagne, devient le premier footballeur noir de l’équipe de France.
1945
L’Exposition coloniale de Vincennes Du 6 mai au 15 novembre 1931, cette exposition accueille 8 millions de visiteurs venus accomplir «le tour du monde en un jour», selon le slogan de l’époque. Pour amener les visiteurs, la ligne 8 de métro a été prolongée jusqu’à la station Porte Dorée.
1946
Le 11 avril 1946, l’Assemblée nationale française adopte la loi 46-645, dite «loi Houphouët-Boigny», qui supprime le travail forcé en Afrique. Cette pratique, qui était au centre de la politique coloniale française depuis plus de cinquante ans, perdura cependant dans certains territoires comme le Gabon et le Congo français jusqu’à leur indépendance.
A Vincennes, le 2 octobre 1931, démonstration de danseurs malgaches.
1931
Keystone France
108 GEO HISTOIRE
Création du Franc CFA
1947 Insurrection de Madagascar Le soulèvement, accompagné de massacres de colons et de Malgaches non-indépendantistes, est impitoyablement réprimé par l’armée française. Le nombre exact de victimes (entre 30 000 et 100 000 morts) de cette répression fait encore débat.
1956 La loi-cadre Defferre, du nom du ministre de l’Outre-mer, propose une série de réformes destinées à amener les territoires d’outre-mer à gérer démocratiquement leurs propres affaires. Cette nouvelle législation crée dans les territoires d’outre-mer des Conseils de gouvernement, qui seront élus au suffrage universel et permettront au pouvoir exécutif local d’être plus autonome vis-à-vis de la métropole.
Rue des Archives
AFP Photos
Un pas vers l’autonomie
Des troupes françaises à Madagascar en 1947.
1947
1955
1956
Le général de Gaulle est acclamé à son arrivée à Brazzaville, le 24 août 1958.
1958 La Guinée devient indépendante La colonie française vote non au référendum instituant la Communauté française (une organisation politique entre la France et les Etats de son empire colonial, alors en voie de décolonisation, destinée à remplacer l’Union française). Le général de Gaulle, président de la République française, fait évacuer aussitôt les Français présents sur place. Sékou Touré est élu premier président de la République démocratique de Guinée.
1957
1958
Félix Houphouët-Boigny arrive au palais de l’Elysée, le 17 juin 1957.
1960
1960 L’année des indépendances
1955 En mai, des manifestations anticolonialistes éclatent dans les grandes villes du pays. Ces émeutes, sévèrement réprimées, provoquent plusieurs centaines de morts. L’Union des populations du Cameroun (UPC), le parti indépendantiste dirigé par Ruben Um Nyobé, est alors interdit. Ses leaders persécutés forment une armée clandestine. En 1958, des soldats français tueront Ruben Um Nyobé réfugié dans le maquis.
Rue des Archives
Emeutes au Cameroun
1957 Naissance du Conseil de l’Entente Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire, fonde le Conseil de l’Entente (Niger, Haute-Volta, Dahomey, Côte d’Ivoire). Cet instrument de solidarité financière et diplomatique regroupe cinq pays (le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Niger et le Togo) et siège à Abidjan.
Un vent de liberté souffle sur le continent : le Cameroun s’affranchit le 1er janvier, suivi par le Togo en avril, le Soudan français (actuel Mali), le Sénégal et Madagascar en juin. C’est ensuite au Dahomey (actuel Bénin), au Niger, à la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), à la Côte d’Ivoire, au Tchad, à la République centrafricaine, au CongoBrazzaville de proclammer leur indépendance. Le Gabon fait de même en août, et la Mauritanie aussi, en novembre.
GEO HISTOIRE 109
LES CHEFS MILITAIRES DE LA CONQUÊTE Issus des grandes écoles, Saint-Cyr ou Polytechnique, ces stratèges furent le
LOU I S FA I D H ER B E ( 1818-1889 ) SON RÔLE. Après avoir fait ses armes en Algérie, ce fils d’artisan lillois est envoyé au Sénégal en 1854. Nommé gouverneur de la jeune colonie, il doit «pacifier» la région. De fait, il soumet par la force tout l’arrière-pays en conquérant le royaume Ouolof et en repoussant les Maures et les Toucouleurs. Avant de quitter le continent en 1865, il développe la ville de Saint-Louis, fonde le port de Dakar et introduit la culture de l’arachide au Sénégal. LE MOMENT CLÉ. Juillet 1857, à bord d’un bateau à vapeur, Faidherbe remonte le fleuve Sénégal en direction du fort de Médine. Les 7 000 habitants de la ville et la centaine de colons présents sur ce poste sont assiégés depuis plus de trois mois par les 20 000 guerriers d’El Hadj Omar, l’empereur toucouleur. Le 18 juillet, il débarque et sauve la garnison du désastre rejetant les assaillants vers l’est. La France contrôle dès lors toute la région du fleuve, base de la future AOF. 쐽
Selva/Leemage
«J’ai détruit un charmant village et tous les jardins. Cela a terrifié la tribu qui est venue se rendre.»
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«Il ne faut négliger aucun des avantages que peut procurer un armement supérieur.»
BNF/Gallica
Le «pacificateur» impitoyable
G U S T A V E B O R G N IS -D E S B O R D E S ( 1839-1900 ) Le bourreau des Toucouleurs SON RÔLE. Lorsqu’en 1880, le ministère de la Marine décide de placer la zone entre les fleuves Sénégal et Niger sous commandement militaire, BorgnisDesbordes est l’homme de la situation. Après une brillante carrière d’officier qui l’a mené jusqu’en Cochinchine, cet ancien polytechnicien a l’étoffe pour entreprendre la conquête de cette région. Nommé commandant, il est chargé de prendre les postes qui serviront de base à l’établissement d’une ligne de chemin de fer reliant la côte atlantique et le fleuve Niger. LE MOMENT CLÉ. Pour Borgnis-Desbordes, la soumission pacifique de ce territoire est illusoire. Dès son arrivée, il fonce vers l’intérieur du continent à la tête de colonnes de centaines de tirailleurs. Défiant les ordres du haut commandement, il déclenche les hostilités avec Samori Touré, attaque les forteresses de l’empire toucouleur et anéantit le village de Kita (1880) et Bamako (1883), capitale du pays Bambara, pour y construire les forts qui constitueront les jalons du futur Soudan français (l’actuel Mali). 쐽
«bras armé» des ambitions françaises.
JO S EPH G AL L I EN I ( 1849-1916 ) Le maître tout-puissant de Madagascar
«Le sofa [guerrier] qui nous combattait hier était le tirailleur de demain.»
DR
SON RÔLE. C’est en 1876 que Joseph Gallieni pose le pied en Afrique. Après quelques années passées à l’île de la Réunion, le voici en charge d’asseoir la colonisation à partir du Sénégal. Pour l’ancien prisonnier de la guerre de 1870, il s’agit d’une mission personnelle : restaurer la grandeur nationale. Passé maître dans l’administration de territoires donnés pour perdus, l’officier enchaîne les promotions et devient gouverneur général de Madagascar en 1896. LE MOMENT CLÉ. A cette période, la présence française sur la «Grande Ile» est menacée par une insurrection nationaliste. Gallieni s’impose en forçant la reine Ranavalona III à renoncer au trône. S’arrogeant les pleins pouvoirs, il mène une politique de chef d’Etat en structurant une administration et un système d’enseignement «modernes». Mais il fait également sienne la devise «diviser pour régner» et favorise dans ce but les violentes rivalités entre Malgaches. 쐽
Coll. Patrice Garcia/adoc-photos
«Je n’ai pas à savoir quelle est votre religion. Vous pouvez tous vous asseoir sur les bancs de nos écoles.»
C H A R LE S MA N G IN ( 1866-1925 ) L’homme de la Force noire SON RÔLE. Charles Mangin découvre l’Afrique dès sa sortie de l’école militaire de Saint-Cyr, servant au Soudan français dans l’infanterie de marine. Mais c’est sa participation à la mission Congo-Nil qui scellera sa vision du continent. Appelé par le capitaine Marchand, il rejoint ce périple qui lui fait traverser l’Afrique d’ouest en est afin de contrecarrer les prétentions britanniques et de donner une plus large assise aux forces françaises. De 1896 à 1898, il gagne ainsi le sud de l’Egypte après être parti des rives congolaises. LE MOMENT CLÉ. Rattaché au commandement supérieur de l’AOF (Afrique occidentale française), il arrive en 1906 au Sénégal. C’est là que Mangin esquisse les contours de son projet de «Force noire» : une armée de soldats africains prête à venir en renfort des troupes coloniales dans la conquête de l’Afrique, voire sur d’autres terrains. Une proposition qui prend la forme d’un livre publié en 1910 et qui se concrétisera en partie par l’envoi de tirailleurs sénégalais sur le front européen pendant la Première Guerre mondiale. 쐽
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LES ARTISANS DE LA DÉCOLONISATION Après la Seconde Guerre mondiale, des voix s’élèvent dans tout le continent
SÉK O U TO U R É ( 1922-1984 ) L’ENGAGEMENT. La lutte contre les Français est une longue tradition dans la famille puisque Sékou Touré est l’arrière petit-fils de Samori Touré, un des grands résistants à la pénétration coloniale. Dès sa jeunesse, au début des années 1940, il s’engage dans le syndicalisme et lutte contre les mesures raciales imposées par le gouvernement français. En 1945, il fonde le Parti démocratique guinéen, opposé à la colonisation, et, dix ans plus tard, il se fait élire maire de Conakry. LE MOMENT CLÉ. Lorsqu’en 1958, de Gaulle envisage l’autonomie des colonies africaines, Sékou Touré mène une campagne d’opposition et rallie derrière lui le peuple guinéen. Ce sera l’indépendance totale ou rien. Le 28 septembre, par référendum, le pays vote «non» à 98 % au partenariat souhaité par la France et, quelques jours plus tard, le 2 octobre, elle proclame son indépendance. Rompant toute relation avec l’ancienne métropole, Sékou Touré accède à la présidence qu’il conservera jusqu’à sa mort. 쐽
Jacques Cuinières/Roger-Viollet
«Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans l’esclavage.»
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«Notre liberté serait un mot vide de sens si nous devions toujours dépendre financièrement de tel ou tel pays.»
RIA Nowosti/AKG-Images
La résistance en héritage
MO D IB O K E ÏT A ( 1915-1977 ) Un promoteur de l’Afrique unie L’ENGAGEMENT. Déjà considéré comme anti-Français par ses professeurs de l’école William-Ponty à Dakar, celui que l’on surnommait «le géant du Mali» ne faillira jamais à sa réputation. En 1946, il adhère au Rassemblement démocratique africain fondé par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Considéré comme un dangereux opposant à la France, il est emprisonné quelques mois à Paris. Néanmoins, en 1956, il se fait élire à l’Assemblée nationale française pour faire entendre la voix des Maliens. LE MOMENT CLÉ. Devenu en septembre 1960 président du Mali, Keïta opère un virage socialiste, signe des accords de coopération avec la Chine et l’URSS, et fait incarcérer ses opposants. Œuvrant pour l’unité africaine, il crée avec le Guinéen Sékou Touré et le Ghanéen Kwame N’Krumah, l’Union des Etats d’Afrique de l’Ouest. Son soutien aux indépendantistes du FLN algérien achève de rompre ses relations avec la France. 쐽
africain pour remettre en cause la domination française.
R U B EN U M N Y O B E ( 1913-1958 ) L’ENGAGEMENT. Dès 1948, Ruben Um Nyobe prend la direction de l’UPC (Union des populations du Cameroun) et milite pour l’unification du Cameroun (séparé alors entre administration britannique et française) et pour son indépendance totale. Mais la métropole n’était pas encore prête pour satisfaire ces revendications. En 1955, Paris déclare l’UPC illégal et contraint ainsi les indépendantistes à la clandestinité. LE MOMENT CLÉ Traqué par l’armée française pendant trois ans, il est finalement assassiné, dans le maquis, par une patrouille le 13 septembre 1958. Lui refusant une sépulture décente, les autorités coloniales font couler sa dépouille dans un bloc de béton avant de l’inhumer dans une tombe anonyme. Quelques jours plus tard, la France déclare qu’elle accordera l’indépendance au Cameroun à partir du 1er janvier 1960. Elle placera alors le dictateur Ahmadou Ahidjo à la tête du pays. 쐽
DR
«Nous sommes contre les colonialistes et leurs hommes de main, qu’ils soient blancs, noirs ou jaunes.»
«Les racistes sont des gens qui se trompent de colère.»
Keystone/France
Un rebelle pourchassé
LÉ O P O LD S É D A R S E N G H O R ( 1906-2001 ) Le président poète L’ENGAGEMENT. Symbole de la coopération entre la France et l’Afrique post-coloniale, le Sénégalais Sédar Senghor a marqué de son empreinte l’histoire de son pays, mais aussi la poésie. Après des études au lycée Louis-le-Grand à Paris, ce fils de bonne famille décroche l’agrégation de grammaire et part enseigner les lettres classiques à Tours. Après la guerre, il est élu à l’Assemblée nationale puis, en 1955, devient secrétaire d’Etat dans le gouvernement d’Edgard Faure. Grand défenseur de la francophonie, il est le premier Africain à siéger à l’Académie française en 1983. LE MOMENT CLÉ. Senghor est l’un des fondateurs en 1958 de la Fédération du Mali qui rassemblait le Sénégal, le Soudan français, la Haute-Volta et le Dahomey. Mais après l’élection d’une Assemblée constituante dont il prend la présidence, les dissensions internes entre lui et le Malien Modibo Keïta font éclater la fédération. Le 20 août 1960, le Sénégal proclame son indépendance et Léopold Senghor s’y maintiendra à la présidence pendant vingt ans. 쐽
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POUR EN SAVOIR PLUS la slection de frdric granier LIVRES
Bonbons, caramels et noix de cola…
DR
Dans l’après-guerre, les cinémas de Dakar ou Brazzaville ne sont pas si différents de ceux de la métropole. A ceci près que les Européens s’installent aux derniers rangs et dans des fauteuils, tandis que les indigènes restent devant sur les bancs… Une historienne retrace l’histoire du cinéma dans l’Afrique coloniale, où s’exerce une censure qui ne dit pas son nom, et dont les héros (John Wayne, Tarzan) inspireront une génération de leaders indépendantistes.
BEAU LIVRE
EPOPÉE HÉROÏQUE ET MISSION CIVILISATRICE
L
a colonisation a t-elle été positive ou négative ? La question taraude les historiens depuis un demi-siècle. Certains dénoncent les crimes contre l’humanité, la torture, le racisme. D’autres louent l’œuvre sanitaire, les progrès démographiques et éducatifs, la construction d’infrastructures et, à partir du XIXe siècle, le combat contre l’esclavage… Le sous-titre de ce beau livre sur l’empire colonial, «Quand la France rayonnait dans le monde», prend clairement le parti de la réhabilitation d’une aventure ambiguë. «Nous avons souhaité réconcilier les Français avec leur histoire, loin de tout esprit de repentance, raconte Dimitri Casali, coauteur du livre. Aujourd’hui, dans les collèges et les lycées, on ne parle plus d’expansion du monde européen, mais de “domination” de l’Europe sur le monde. Il faut en finir avec cette entreprise de culpabilisation.» Au fil des pages, on assiste à la fondation de Saint-Louis-du-Sénégal en 1659, premier comptoir fortifié français. On découvre les pionniers de la «colonisation hu-
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maniste» : Alexandre Yersin, découvreur du vaccin contre la peste, ou l’explorateur Brazza, libérateur d’esclaves… «Ces précurseurs risquent de tomber dans l’oubli, on ne les étudie plus, poursuit l’historien. Leur exemple pourrait pourtant nous éclairer sur le monde d’aujourd’hui. Notamment le maréchal Lyautey, premier résident général du protectorat du Maroc, qui a su respecter sa religion, ses assises ancestrales et ses institutions. L’inverse de la stratégie des Américains lorsqu’ils ont envahi l’Irak en 2003…» Ce n’est pas un livre de propagande : les auteurs n’éludent pas la question du travail forcé ou encore la dimension économique de la mission «civilisatrice». Ils ont malgré tout choisi de s’arrêter en 1931, au moment de «l’âge d’or» de l’empire, avant le tumulte des révoltes et des indépendances. Rarement un ouvrage sur le sujet n’aura été si bien documenté (formidables illustrations d’époque). Mais il ne raconte que la moitié de l’histoire. L’Empire colonial français, de D. Casali et N. Cadet, éd. Gründ, 2015, 35 €.
Fantômas sous les tropiques, aller au cinéma en Afrique coloniale, d’Odile Goerg, éd. Vendémiaire, 22 €.
Des colonies au tiers-monde
Un professeur d’histoire de l’université de New York évalue les conséquences des indépendances dans les anciennes colonies françaises, mais aussi en Afrique anglophone et lusitanophone. Entre histoire, sociologie et politique : déjà une référence. L’Afrique depuis 1940, de Frederick Cooper, éd. Payot, 2012, 10,65 €.
Conflits de mémoire
Pourquoi la colonisation ? Quelle est sa spécificité par rapport aux autres impérialismes ? Pourquoi hantet-elle toujours les débats ? Avec intelligence, cette anthologie coécrite par les plus grands spécialistes (Benjamin Stora, Daniel Hémery, Vincent Joly…) dévoile toutes les facettes du phénomène. Dictionnaire de la colonisation française, sous la direction de Claude Liauzu, éd. Larousse, 2006, 26 €.
BD
DVD
LE «BON TEMPS DES COLONIES» DYNAMITÉ
E
Collection de Beppe Cino/DR
n 2006, un ministre français suggère d’enseigner les aspects «positifs» de la colonisation. Deux auteurs de BD le prennent au mot et signent une série de vignettes à l’humour vachard, qui brassent quatre siècles de présence française en outre-mer. Dans un style très «shadoks», le général de Gaulle joue les Monsieur Loyal : «Si je suis ici, parmi vous, ce soir, c’est pour vous raconter
Dans le tourbillon du siècle
la fabuleuse histoire des colonies françaises», proclame-t-il, avant de s’attarder sur les atrocités commises par les capitaines Chanoine et Voulet au Tchad en 1899, sur les émeutes de Madagascar réprimées dans le sang en 1947 ou sur le sort tragique des leaders indépendantistes à la fin des années 1950. Tout d’abord déclinés en quatre tomes, de la rivalité francoanglaise au XVIe siècle sur le jeune continent américain jusqu’aux vestiges actuels de la Françafrique, ces strips décalés et bien documentés (comme l’atteste l’abondante bibliographie en fin de chapitres) ressortent aujourd’hui en édition intégrale. Un concentré d’humour noir, très noir. Petite Histoire des colonies françaises, édition intégrale, de Grégory Jarry et Otto T., éd. FLBLB, 2015, 38 €.
Du «crépuscule de l’homme blanc» à l’apprentissage chaotique de la démocratie, cette série doc en cinq parties retrace l’histoire de l’Afrique au XXe siècle, par la voix de ses grands acteurs et penseurs. Dont Elikia M’Bokolo, que GEO Histoire a rencontré pour ce numéro (voir page 100). Afrique(s), une autre histoire du XX siècle, de Elikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari, 360 min, 3 DVD, éd. Ina, 2010, 35 €.
Sous la censure coloniale
En 1950, la Ligue française pour l’enseignement commande au cinéaste René Vautier un documentaire sur les bienfaits de la mission éducative en Afrique de l’Ouest. Il reviendra avec une œuvre à charge sur le système colonial, qui lui vaudra d’être emprisonné. Censuré pendant un demi siècle, son témoignage n’a rien perdu de sa force. Afrique 50, de R. Vautier, 140 min, éd. Les Mutins de la Pangée, 2013, 25 €.
Le cinéaste qui remonta le Niger
ESSAIS
Au cœur de la diplomatie parallèle
P
rès de vingt ans après sa mort, Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du général de Gaulle, suscite toujours autant d’interrogations. De fantasmes aussi. Barbouzeries, réseaux parallèles, manipulations… Dans une passionnante biographie,
Frédéric Turpin fait la part entre la vérité et la légende noire de l’homme le plus secret de la Ve République. Jean-Pierre Bat revient lui sur les années 1950, au moment où les services secrets français préparaient leur politique africaine en vue
des indépendances. Deux nouveautés indispensables pour comprendre les mécanismes de la Françafrique. La Fabrique des Barbouzes, de Jean-Pierre Bat, éd. Du Nouveau Monde, 2015, 25 €. Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir, de Frédéric Turpin, éd. CNRS, 2015, 25 €.
Jacques Foccart Dans l’ombre du pouvoir
CNRS EDITIONS
Quel plaisir de revoir les films réalisés par Jean Rouch au Mali et au Niger de 1947 à 1974. On accompagne le «griot blanc» dans ses expéditions, à la rencontre de «l’Afrique des esprits» avec les villageois magiciens du village de Wanzerbe, aux côtés des Dogons lors d’une cérémonie pour les morts… Un regard d’ethnologue distancié. Respectueux. Unique. Jean Rouch, une aventure africaine, 560 min, 4 DVD, éditions Montparnasse, 2010, 45 €.
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EXPLORER DÉCOUVRIR COMPRENDRE
Ansel Adams/Granger Coll. NY/Aurimages
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En 1943, Ansel Adams fut autorisé à photographier le camp de Manzanar (Californie), qui accueillait des citoyens américains d’origine japonaise présumés ennemis du pays.
LE CAHIER DE L’HISTOIRE DOCUMENT L’histoire oubliée des camps japonais en Californie p. 118 ALBUM Dix-huit grands procès décryptés aujourd’hui p. 130 BIOGRAPHIE Portrait de Ronald Reagan, un acteur devenu Président p. 134 GEO HISTOIRE 117
WASHINGTON OREGON
Heart Moutain IDAHO WYOMING Minidoka
Tule Lake
Manzanar
Topaz UTAH
COLORADO Granada
ARIZONA Poston Gila River
ARKANSAS Rohwer Jerome
Centres de détention Zone d'exclusion dans laquelle toute personne d’ascendance japonaise était interdite de séjour.
Carete : Léonie schlosser
CALIFORNIE NEVADA
L’HISTOIRE OUBLIÉE DES CAMPS JAPONAIS En 1943, le photographe Ansel Adams se rend en Californie Américains d’origine japonaise. Son but ? Prouver qu’ils ne sont pas des ennemis du pays. PAR CYRIL GUINET (TEXTE)
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Ansel Adams/Library of Congress
dans un camp où se trouvent des
D OCUMENT
Désolation et majesté. Au pied de la Sierra Nevada, 36 baraquements sont alignés au cordeau sur les 329 hectares du camp de Manzanar (mot qui signifie «pommeraie» en espagnol). L’été, les températures y atteignent 40 °C, et descendent jusqu’à -20 °C l’hiver.
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D OCUMENT
Les prisonniers qui restent attachés aux traditions de leurs ancêtres peuvent se rendre au temple bouddhiste. Le camp possède aussi une église pour ceux qui se sont convertis au christianisme.
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Photos : Ansel Adams/Granger Coll. NY/Aurimages
Continuer à croire et à prier
Un univers qui rétrécit. Dans la petite pièce qui leur sert de cuisine, M. et Mme Tsurutani posent avec leur fils, Bruce. Chaque logement est équipé d’un poêle, d’un mobilier sommaire et de deux matelas bourrés de paille. Douches et toilettes sont mixtes et collectives.
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D OCUMENT
Photos : Ansel Adams/Granger Coll. NY/Aurimages
Une société qui s’organise Chaque baraque élit un représentant qui siège ensuite au conseil, chargé de prendre les décisions importantes pour la communauté. On voit ici une réunion, présidée par Roy Tanako, debout devant la bannière étoilée des Etats-Unis.
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Le sport comme échappatoire Un minichampionnat de volley oppose les Buckeyes, les BelAires ou les Dusty Nine, équipes composées de jeunes filles. Le camp possède également un terrain de football et quatre courts de tennis, aménagés par les détenus, avec de l’argile apportée de la rivière Owens.
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Ansel Adams/Library of Congress
D OCUMENT
124 GEO HISTOIRE
Nourrir la colonie. Tandis qu’au loin, le mont Williamson, point culminant de la Sierra Nevada (4 383 mètres), disparaît dans la brume, des ouvriers agricoles s’activent. Les cultures et l’élevage de bœufs, porcs et volailles permettent au camp de subvenir à ses propres besoins.
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D OCUMENT
Au jardin du souvenir. Cette stèle marque l’emplacement du cimetière. La disparition, le 16 mai 1942, de Matsunosuke Murakami, 62 ans, fut le premier des 150 décès déplorés à Manzanar. L’inscription en japonais signifie : «Monument pour la paix des esprits.»
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Du travail pour tout le monde
Photos : Ansel Adams/Granger Coll. NY/Aurimages
Phil Hara, responsable du bureau d’embauche du camp, pose devant le panneau d’affichage des annonces d’offres et de demandes d’emplois, classées en trois catégories : hommes à tout faire, personnels non qualifiés et métiers particuliers.
GEO HISTOIRE 127
D OCUMENT
L
Ansel Adams, témoin engagé
J. Malcom Greany/DR
«Du premier plan à l’infini, l’image doit tout englober», disait Ansel Adams (1902-1984). Adepte de la «photographie pure», un style qui cherche à reproduire la réalité aussi précisément que possible, (sans effets comme le flou, par exemple), Adams était impliqué dans la lutte pour la préservation des territoires sauvages de l’Ouest. Avec ce reportage qui a fait date, il s’est révélé être un témoin humaniste, sensible, dans une époque bouleversée.
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e 10 décembre 1941, quatre magnifiques cerisiers, offerts aux EtatsUnis par l’empereur du Japon au début du siècle, étaient retrouvés abattus à la tronçonneuse dans un parc de Washington. Sur une des souches, les vandales avaient inscrit : «Japonais ! Allez en enfer !» Trois jours auparavant, l’armée nippone avait attaqué par surprise la base de Pearl Harbor, dans le Pacifique, provoquant la mort de 2 400 soldats américains. Pour sauver les autres arbres originaires de l’empire du Soleil-Levant, les employés du parc eurent alors l’idée de transformer les pancartes «cerisiers japonais» en «cerisiers orientaux». Le gouvernement américain avait, lui, un problème autrement difficile à résoudre : 117 000 ressortissants d’origine japonaise vivaient aux Etats-Unis, qu’il devenait urgent de protéger de la vindicte populaire. Et de surveiller de près. Deux mois plus tard, le 19 février 1942, le président Roosevelt promulgua le décret 9066 autorisant l’incarcération de «certains groupes ethniques comme mesure de prévention d’actes d’espionnage ou de sabotage». Ce sont les Issei, les immigrés venus du Japon, et les Nisei, la deuxième génération née sur le sol américain, que ciblait cette mesure. Des familles entières furent raflées, dépossédées de leurs biens, et embarquées à bord de bus et de trains dont on avait noirci les fenêtres afin de les soustraire à la vue, pour être conduites dans des centres de détention. Dix camps avaient été construits à la hâte dans des régions désertiques pour accueillir ces présumés ennemis du pays. Manzanar en Californie était l’un de ces sites : une plaine qui s’étire, aride et nue, dans la vallée de l’Owens, entre la Sierra Nevada à l’ouest et les montages Inyo à l’est. Onze mille personnes s’installèrent dans des baraques en bois et en toile goudronnée, pour affronter les vents féroces l’hiver, les tempêtes de poussière brûlantes l’été. Huit miradors, une clôture de barbelés complétaient ce tableau lugubre. Les gardes, prenant position autour du camp, expliquèrent aux prisonniers qu’ils étaient là pour assurer leur sécurité. Les internés ne furent pas dupes : les fusils
étaient pointés dans leur direction. Loin de se rebeller, ils se mirent au travail, creusant des canaux d’irrigation pour les cultures de fruits et de légumes, construisant des écoles pour leurs enfants, un hôpital pour leurs malades, des ateliers de confection. Ils furent également employés à la fabrication de camouflage… pour les véhicules de l’US Army ! Considéré comme l’un des plus grands photographes de paysages, notamment pour ses clichés en noir et blanc de l’Ouest américain, Ansel Adams obtint, en 1943, l’autorisation de visiter Manzanar. Le directeur du camp, Ralph Merritt, était un de ses amis. La War Relocation Authority, l’organisme gouvernemental en charge des centres de détention, lui permit d’aller et venir à sa guise, et de photographier les lieux à condition que les gardes, les miradors et les barbelés n’apparaissent pas sur les images. Adams, au cours des différents séjours qu’il effectua à Manzanar entre 1943 et 1944, se plia à cette contrainte. Mais il avait une autre idée en tête. «Adams estimait que les traitements infligés à ces gens étaient injustes, explique Linde Lehtinen, conservatrice adjointe du Centre culturel Skirball de Los Angeles, qui expose cinquante des photos d’Adams jusqu’en février 2016. Il voulait montrer, avec ses images, que ces gens n’étaient pas de dangereux ennemis, mais des citoyens américains à part entière.» Des extrémistes achetèrent son recueil de photos pour le brûler
Adams réalisa une série de vues du camp. Ses clichés fixent les scènes de vie quotidienne : les enfants étudiant en classe, les hommes travaillant aux champs, les femmes affairées sur leurs machines à coudre. Il photographie les intérieurs exigus que les occupants parviennent à rendre chaleureux, et aussi les batteries de porcs, le poulailler, l’abattoir. Il saisit les familles se rendant au temple bouddhiste ou à l’église (les deux cultes cohabitaient dans le camp), les garçons jouant au base-ball. Dans un courrier adressé à la Bibliothèque du Congrès, en 1965, quand il a fait don d’un lot de photos de Manzanar, Adams a commenté son travail : «Je voulais montrer comment ces gens, spoliés de leur propriété, de leurs entreprises et professions, avaient sur-
Ansel Adams/Granger Coll. NY/Aurimages
monté le sentiment de la défaite et le désespoir en construisant pour eux-mêmes une communauté vivable dans un environnement aride (mais magnifique).» Ses somptueuses images en noir et blanc, réalisées à la chambre, ne capturent pas seulement la majesté sauvage du cadre naturel, mais aussi l’effort des déportés pour recréer une petite cité, avec un bureau de poste, une banque et une maternité où naquirent 150 bébés (le premier est né le 16 avril 1942), un journal baptisé ironiquement Manzanar Free (libre) Press... Chaque prise de vue est, pour Ansel Adams, l’occasion d’une rencontre, chaque portrait, l’opportunité d’une interview. «Il les interrogeait sur leur passé, poursuit Linde Lehtinen, et leur demandait s’ils avaient eu à souffrir de préjugés raciaux avant que la guerre n’éclate. Captu- “activé [ses] talents photographiques rer ce qu’il voyait dans le camp ne lui suf- pour démontrer que les Issei et les Nisei fisait pas, il voulait aussi savoir qui étaient étaient des êtres humains”.» ces prisonniers. Et surtout souligner leur Le 21 novembre 1945, les derniers déloyauté en tant que citoyens américains.» tenus libérés quittèrent Manzanar. Après En 1944, Adams publia Born Free and trois ans d’isolement, ayant perdu tous Equal (Nés libres et égaux, non traduit), leurs biens, la réinsertion s’avéra souun recueil de ses photographies du camp vent délicate. Pourtant, aucune voix, aude Manzanar, et une exposition fut orga- cune protestation ne s’élevèrent de leurs nisée au prestigieux musée d’Art mo- rangs. De retour des camps, et de maderne de New York. Dans le contexte de nière somme toute assez comparable à haine et de paranoïa lié à la guerre, le livre ce que vécurent nombre de déportés eune reçut pas un bon accueil. Certaines ropéens, les Américains d’origine japolibrairies refusèrent de le mettre en naise, avant tout soucieux de retrouver vente, et certains extréune place dans la société mistes achetèrent même américaine, se murèrent des stocks d’exemplaires dans le silence. pour les brûler. Quant au Ce n’est qu’à la fin des 1869 Les premiers MoMA, il relégua les cliannées 1970, sous la immigrants Japochés d’Adams dans un pression des Sansei, la nais s’établissent sous-sol du musée. troisième génération, en Californie. Les réactions à la puque la Cour suprême 1941 Les Etats-Unis blication de ces images reconnut la violation entrent en guerre ne furent pourtant pas flagrante des droits des contre le Japon. toutes négatives. «Moncitoyens américains 1942 Le président roe E. Deutsch, le recteur d’origine japonaise. Il Roosevelt ordonne de l’université de Berkefallut encore attendre l’incarcération de ley, a adressé un courrier 1988 pour que le Congrès 117 000 Américains d’origine japonaise à Adams pour lui dire présente des excuses dans des camps. à quel point il admirait officielles. A cette occaBorn Free and Equal, sion, chaque ancien in1945 La capitulation du Japon, le 14 août, poursuit la conservatrice terné encore en vie se vit met un terme à de Skirball. Et Harold L. attribuer 20 000 dollars la Seconde Guerre en compensation du Ickes, secrétaire de l’Inmondiale. Les dertérieur du gouvernement préjudice subi. Le prix niers détenus sont de Roosevelt, lui a écrit d’une vie gâchée. 쐽 libérés en novembre. pour le remercier d’avoir CYRIL GUINET
Des adieux dans la neige Des hommes se serrent la main avant de monter dans la navette qui les ramène vers la liberté. Les tout derniers occupants quittent Manzanar le 21 novembre 1945. Le site est officiellement fermé un an plus tard, le 21 novembre 1946.
repères
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B E A U
Landru à la cour d’assises de Versailles en novembre 1921. Jugé coupable de onze meurtres, il sera guillotiné.
L I V R E E
BNF/DR
AU CŒUR DES GRANDS PROCÈS Qui a tué le petit Grégory ? Violette Nozière méritait-elle la peine de mort ? Gaston Dominici était-il coupable ? Un avocat revient sur dix-huit énigmes judiciaires.
L
andru, Petiot, Dominici, Omar Raddad… Ce livre aurait pu n’être qu’une compilation – une de plus ! – de faits divers. Me Emmanuel Pierrat, avocat et écrivain, évite bien au contraire cet écueil en remettant chacun de ces drames dans le contexte de leur temps et en expliquant en quoi ils interpellent la société. Au moment où il organise une exposition au musée du Barreau de Paris, l’auteur nous livre son sentiment sur les affaires les plus noires de la chronique judiciaire. Votre livre s’ouvre sur l’affaire Troppmann, le massacreur de Pantin, et se termine avec le fiasco judiciaire d’Outreau. Comment avez-vous sélectionné les affaires qui composent votre livre ? J’ai choisi évidemment des procès qui ont, à leur époque, défrayé la chronique. Je voulais aussi montrer la diversité des cas qui viennent à la barre et proposer des genres différents. On trouve donc dans mon ouvrage des crimes de sang,
130 GEO HISTOIRE
des scandales financiers ou encore des combats sociétaux, comme le procès de l’avortement, à Pontoise, en 1972. On croise des accusés célèbres dans votre livre. Lequel auriez-vous aimé défendre ? Pas Landru, ni Petiot. Ces deux-là voulaient plaider à la place de leurs avocats. En revanche, j’aurais aimé assister Marie Besnard, «l’empoisonneuse» de Loudun. C’est un procès avec des rebondissements extraordinaires. Et puis, défendre cette femme – innocente, il faut le rappeler, car elle a été acquittée après trois procès ! – contre la France entière qui la pensait coupable, était un énorme défi pour un avocat. Que cela soit dans l’affaire Petiot ou dans le procès d’Outreau, vous n’épargnez pas les experts. C’est une revanche ? Disons que dans ces cas, ils n’ont pas été brillants. Toute comme dans l’histoire de
Marie Besnard d’ailleurs. A l’audience, les chimistes interrogés sur l’arsenic se contredisaient les uns les autres, bafouillaient des approximations, et se sont montrés d’une incompétence effrayante quand on sait que la déposition de ces Diafoirus pouvait envoyer l’accusée à la guillotine, c’est effrayant ! Comment expliquer la fascination du public pour ces faits divers ? Je crois que ces tragédies nous interpellent parce qu’elles sont de l’ordre de l’extraordinaire, et qu’en même temps, chacun peut se dire : «Cela aurait pu m’arriver». Il y a une identification très forte, mais aussi une mise en abîme de nos passions, de nos peurs. C’est cela qui est captivant. 쐽 Propos recueillis par CYRIL GUINET
Les Grands Procès de l’Histoire, d’Emmanuel Pierrat, éd. de La Martinière, 176 pages, 39,60 €. Exposition au musée du Barreau de Paris, 25, rue du Jour, 75001, Paris.
A
LIRE, A VOIR
ESSAI
LE COCHON, CE MALAIMÉ
FRÉDÉRIC GRANIER
Le Roi tué par un cochon, de Michel Pastoureau, éd. du Seuil, 21 €.
BNF/DR
L
e 13 octobre 1131 ? La date figure rarement dans les livres d’histoire, et pourtant, elle marque un tournant dans la destinée de la France : une révolution causée par un… cochon ? Le spécialiste des animaux, des couleurs et des symboles, Michel Pastoureau, revient sur un événement insolite : la chute mortelle du jeune roi Philippe, tombé de cheval à cause d’un misérable porc domestique vagabondant dans les rues de Paris. Cette mort idiote apparaît aux yeux des contemporains comme une punition divine envers la dynastie capétienne qui trouve en Louis VII un piètre remplaçant : son long règne (1137-1180) restera comme l’une des périodes les plus noires de l’histoire de France, rythmée par de désastreuses croisades et des guerres contre l’Angleterre. Avec érudition et une pointe d’humour, l’historien revient sur la dimension symbolique de cette souillure originelle causée par le «porcus diabolicus». Afin d’effacer le mauvais souvenir, la monarchie adoptera en effet les attributs iconographi ques de la Vierge : la fleur de lys et la couleur bleue, comme pour surmonter le ridicule de cette mort indigne. La royauté retrouvera tout son lustre. Mais il y aura un perdant : le pauvre cochon, qui gardera jusqu’à aujourd’hui une réputation exécrable dans l’imaginaire populaire, coupable d’avoir fait dérailler le destin de tout un royaume… 쐽
B E A U
L I V R E S
A VOS CARTES… PRÊTS ? PARTEZ ! Cet ouvrage richement illustré est une invitation au voyage et une excursion dans l’Histoire.
U
n jour, à Rancagua, capitale de la province de Cachapoal, le grandpère de la petite Francisca Mattéoli (elle avait alors entre 6 et 7 ans) a ouvert un atlas devant elle pour lui faire découvrir son pays, le Chili. En écoutant le vieil homme égrener les noms des villes, des fleuves, des montagnes, en suivant son doigt qui indiquait le chemin emprunté par les conquistadors espagnols au XVIe siècle, ou qui pointait l’île de Robinson Crusoé au large de Valparaiso, la fillette a compris que les cartes ne racontaient pas seulement la géographie, mais aussi des histoires fabuleuses. Avec cet ouvrage, la jeune écrivaine de voyage, auteur d’Escales autour du monde, récemment primé, nous entraîne, à la façon de son aïeul, à la recherche des cités légendaires (Petra, Angkor,
ou Machu Pichu…), à la conquête du pôle Sud avec l’explorateur Roald Amundsen, ou encore dans l’enfer vert de l’Amazonie aux côtés d’un jeune journaliste aventurier, Peter Fleming, frère de Ian, le père de James Bond. On se promène, avec une conteuse hors pair, bercé par les flots du Mékong ou le roulis de l’Orient-Express. Au fil des pages, on s’arrête souvent. Ebloui par un planisphère dessiné vers 1449 par le moine vénitien Fra Mauro, ou la représentation du Brésil de Willem et Joan Blaeu (XVIIe siècle). Dans ce livre ludique et passionnant, les courbes de la Nationale 7 fascinent autant que les rives du Loch Ness. On en referme les pages en se disant que l’on a vécu une formidable aventure. C. G. Maps Stories, histoires de cartes, de Francisca Mattéoli, éd. du Chêne, 35 €.
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A
LIRE, A VOIR
LES NOSTALGIES DU CONTINENTAL
Dans la tradition des palaces, cette étiquette se collait sur les malles des riches clients.
Ce grand hôtel de Saigon où passèrent journalistes, aventuriers et gouverneurs coloniaux, est devenu une légende. Récit.
C
e livre, publié une première fois en 1976, n’est pas qu’un ouvrage de souvenirs. Grâce à l’hôtel Continental, vaste bâtisse blanche de Saigon, on revisite l’histoire de l’Indochine française et une part de sa mythologie. Récapitulons : né à Saigon, Franchini a été élevé dans le delta du Mékong, entre des grandsparents mandarins (dont il tire des portraits savoureux) et un père corse, solitaire et entreprenant. Ce dernier dirigea le vieil établissement jusqu’en 1965, ren-
dez-vous des coloniaux et des aventuriers puis des journalistes et des écrivains, comme Malraux, enfièvré par l’Extrême-Orient. Sans le désirer, l’auteur hérita du lieu, somptueux et décati, doté d’une plomberie capricieuse et d’un personnel pléthorique, mais marqué par une indéniable nostalgie. Car ici, salons et jardins avaient vu le monde changer de destin, tomber dans le tragique, la bâtisse devenant le baromètre des évènements… A travers ses mille
et une anecdotes, affaires d’amour ou jeux d’influences, où glissent sous les ventilateurs beautés d’ivoire et officiers désabusés, Franchini brosse d’une plume émue l’histoire de sa ville jusqu’à sa chute en 1975. Et développe un propos subtil sur sa condition de métis, exaucé autant que laminé par deux cultures antagonistes. Un ouvrage indispensable à glisser dans son bagage si l’on veut goûter, comme le disait Rimbaud, à «ces climats perdus qui tannent». 쐽 JEAN-LUC COATALEM
Continental Saigon, de Philippe Franchini, éd. des Equateurs, 21 €.
D O C U M E N T A I R E E
LA VOIX DU MARÉCHAL Plongée stupéfiante dans les archives visuelles et sonores du procès de Pétain.
L
a guerre n’est pas encore finie que, déjà, les Français réclament des comptes. En avril 1945, le maréchal Pétain est transféré au fort de Montrouge où a commencé l’instruction de son procès. L’ancien chef de l’Etat doit répondre de complot contre la France et d’intelligence avec l’ennemi. Soixante-dix ans après, un documentaire propose de revivre les audiences comme si on y était : exceptionnellement, le gouvernement De Gaulle autorisa en effet quelques opérateurs munis de caméras muettes à pénétrer chaque jour pour quelques
132 GEO HISTOIRE
minutes dans l’enceinte du palais de Justice. A partir des 2 500 pages de débats consignés dans le Journal Officiel, Philippe Saada et ses équipes ont ajouté aux images colorisées la parole des protagonistes (Pétain, Laval, Blum, Daladier, Reynaud) dont les intonations ont été reconstituées numériquement. L’effet est saisissant : grâce à la sonorisation, les deux sources se complètent, redonnant vie et force aux débats enflammés. Mais, au-delà du tour de force technique, le
documentaire éclaire sur des détails restés obscurs. Notamment sur les réticences de de Gaulle à juger l’ancien héros de Verdun. Ou sur la défense de Pétain, qui s’est contenté d’une courte déclaration avant de rester mutique durant les trois semaines de procès. A moitié sourd, affaibli, le maréchal de 89 ans ne voulait pas paraître ridicule face à ses juges, alors qu’un de ses avocats lui aurait conseillé de «plaider gâteux»… F. G. Juger Pétain, de Philippe Saada, DVD France Télévisions, 232 min. 19,90 €.
Coll. privée Philippe Franchini
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A
LIRE, A VOIR
B I O G R A P H I E E
UN IDÉALISTE À LA MAISON BLANCHE
L
e mystère Reagan reste entier. Onze ans après sa mort, le quarantième président des Etats-Unis (de 1981 à 1989) jouit toujours d’une aura sans pareille auprès des Américains. Comme si ces derniers n’étaient pas parvenus à développer une distance critique envers le chantre du conservatisme culturel et du néolibéralisme économique (dont les effets néfastes se font pourtant encore sentir, notamment sur le système éducatif). La spécialiste des Etats-Unis Françoise Coste retrace le parcours de cette star de série B devenue gouverneur de Californie (1966), et revient sur une figure plus complexe qu’il n’y paraît, loin de l’image du
B A N D E
«grand communicateur» sans substance. Certes, les défaillances de Reagan, notamment sur les questions internationales, peuvent faire sourire (quand un journaliste l’interrogea sur Valéry Giscard d’Estaing, il répondit : «Qui ça ?»), mais son habileté à gérer le tournant de la Guerre froide aux côtés de Gorbatchev reste un modèle de diplomatie. La clé de sa popularité ? Selon l’historienne, elle réside dans sa croyance indéfectible en l’Amérique. Une foi viscérale, presque candide. Attaqué dans l’affaire de la vente secrète d’armes à l’Iran au milieu des années 1980, le président reconnut sa faute, tout en jugeant inconcevable que la Mai-
son Blanche, et donc l’Amérique, puisse mal agir. Tantôt touchant, tantôt inquiétant, c’est le portrait d’un Reagan «plus attaché au cœur qu’aux faits» que déroule ce livre remarquable, à quelques mois de l’élection présidentielle de 2016. Sur laquelle plane, une fois encore, l’héritage du néo-conservatisme et de son représentant le plus charismatique. F. G. Reagan, de Françoise Coste, éd. Perrin, 25,90 €.
Pas encore entré en politique, l’acteur Ronald Reagan pose ici, en 1938, pour un cliché publicitaire.
D E S S I N É E
LA FRANCE, ALLIÉE DU IIIE REICH ? S’appuyant sur une documentation solide et un dessin rigoureux, cette BD propose un autre scénario du Débarquement de 1944. Insolite !
J
our J est une collection de bandes dessinées «uchronique», c’est-àdire qu’elle s’amuse à imaginer ce qui se serait passé si l’Histoire s’était déroulée différemment. Ce 21e album clôt une trilogie consacrée à la Seconde Guerre mondiale : nous sommes en 1943. Laval gouverne une France fasciste qui combat aux côtés de l’Allemagne. Et Simone de Beauvoir est une incroyable porteparole du gouvernement. Dans une des scènes les plus truculentes imaginées par les deux auteurs, on la voit tenter de rejoindre l’Espagne
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de Franco dans la même Traction Citroën que… Louis-Ferdinand Céline. Historiens autant que scénaristes, les auteurs mettent en scène une autre histoire, documentée, cohérente et vraisemblable par rapport aux faits réels. C’est là le point fort de cette BD : on finit par être convaincu que les choses auraient pu réellement se passer ainsi. Par des chemins détournés et souvent stupéfiants, l’issue du conflit reste conforme à la réalité histori-
que. C’est-à-dire que les forces anglo-américaines, appuyées par la Résistance française, finissent par l’emporter. Ce sont les destins individuels qui changent et surprennent le lecteur. Ainsi, celui de de Gaulle (nous n’en dirons pas plus ici pour ne pas gâcher la surprise) constitue un des moments les plus surprenants de l’album. C. G. Jour J – Le crépuscule des damnés, scénario de Fred Duval et Jean-Pierre Pécau (assisté de Fred Blanchard), et dessins de Maza, éd. Delcourt, 15,50 €.
Corbis
Portrait d’un acteur de série B devenu président ultrapopulaire.
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CHEVAUCHÉE POÉTIQUE DANS LES STEPPES MONGOLES
A
u prix d’un reportage éprouvant de six ans et un nombre incalculable d’heures passées dans un froid intense, l’artiste chinois Li Gang a photographié les chevaux sauvages au sud de la province autonome de Mongolie intérieure, à la jonction des montagnes Hinggan et Yinshan. Le résultat ? Des clichés inédits et d’une infinie poésie. Dans la steppe enneigée, on suit les pas de ces animaux descendants directs des hordes équestres de Gengis Khan qui déferlèrent sur l’Europe
au début du XIIIe siècle. Ces équidés font preuve d’une forte capacité de résistance face au blizzard sibérien, qui fait couramment tomber la température sous les -40°C en hiver, aux attaques nocturnes de loups et aux longues semaines d’alimentation restreinte. Aujourd’hui encore, ces animaux restent difficiles à approcher. A mi-chemin entre la photographie documentaire et le cliché artistique, l’esthétique de Li Gang est fortement influencée par la peinture traditionnelle chinoise de chevaux, notamment par les œuvres de Xu Beihong (1895-1953), qui fut l’un des plus célèbres artistes du pays. Au fil des pages, on se laisse ainsi emporter par cette magie d’instants précieux. 쐽 Paradis blanc, éd. Prisma/GEO, 45,90€. Disponible en librairie.
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BEAU LIVRE
Tintin à la découverte des civilisations
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es ruines brûlantes de l’Empire inca aux momies enrubannées de l’Egypte, Tintin apparaît ici comme un formidable «éclaireur» de mondes. Dans cet ouvrage, les journalistes de GEO décryptent les sources d’inspiration de son auteur, Hergé, qui fut, on le sait trop peu, un grand amateur d’art. L’occasion, entre autres, de publier pour la première fois la carte de la fameuse Syldavie. Une édition collector qui séduira tous les tintinophiles mais aussi les passionnés d’art et d’histoire. 쐽 Tintin – Les arts et les civilisations vus par le héros d’Hergé, éd. GEO/ Moulinsart, 29,95€. Disponible en librairie et en grande surface.
138 GEO HISTOIRE
SÉJOURS
La France des délices
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n château en Dordogne, une table avec vue sur le bocage normand, une demeure romantique au cœur de l’Auvergne... Partez à la découverte du patrimoine culinaire français dans l’un des 278 lieux d’exception sélectionnés par Dakotabox et GEO. Et choisissez une activité détente pour deux personnes : sauna, hammam, bain finlandais, balnéothérapie, modelage, gommage… Un séjour à savou쐽 rer toute l’année. Coffret cadeau Escale spa et délices pour deux personnes, GEO/Dakotabox, 179,90€. www.dakotabox.fr
13, rue Henri-Barbusse, 92624 Gennevilliers Cedex. Société en nom collectif au capital de 3 000 000 €, d’une durée de 99 ans, ayant pour gérant Gruner + Jahr Communication GmbH. Les principaux associés sont Média Communication S.A.S. et Gruner und Jahr Communication GmbH. Directeur de la publication : Rolf Heinz Editeur : Martin Trautmann Directrice marketing adjointe : Julie Le Floch Chef de groupe : Hélène Coin (Pour joindre directement votre correspondant, composez le 01 73 05 + les 4 chiffres suivant son nom.) Directeur exécutif de Prisma Pub : Philipp Schmidt (5188). Directrice commerciale : Virginie Lubot (6450). Directrice commerciale (opérations spéciales) : Géraldine Pangrazzi (4749). Directeur de publicité : Arnaud Maillard. Responsables de clientèle : Evelyne Allain Tholy (6424), Karine Azoulay (69 80), Sabine Zimmermann (6469). Directrice de publicité, secteur automobile et luxe : Dominique Bellanger (45 28) Responsable back office : Céline Baude (6467). Responsable exécution : Rachel Eyango (4639). Assistante commerciale : Corinne Prod’homme (64 50). Directrice des études éditoriales : Isabelle Demailly Engelsen (5338). Directeur marketing client : Laurent Grolée (5320). Directeur commercialisation réseau : Serge Hayek (6471). Direction des ventes : Bruno Recurt (5676). Secrétariat (5674). Directrice marketing opérationnel et études diffusion : Béatrice Vannière (5342). Photogravure et impression : MOHN Media Mohndruck GmbH, Carl-Bertelsmann-Straße 161 M, 33311 Gütersloh, Allemagne. © Prisma Média 2015. Dépôt légal : novembre 2015. Diffusion Presstalis - ISSN : 1956-7855. Création : janvier 2012. Numéro de Commission paritaire : 0913 K 83550.
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