LESLES NEUFNEUF MYSTÈRESMYSTÈRES DEDE LALA russerusse révolutionrévolution BEL:9,20€-CAN:14,50$C-CH:14,90FS-D:9,30€-DOM:9,50€-GRE:9,20€-IT:9,30€-LUX:9...
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FÉVRIER-MARS 2017 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 30
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révolution russe
LES NEUF MYSTÈRES DE LA
VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE Le fabuleux roman de la Bible Elle est tout à la fois le best-seller indépassable du millénaire, une source historique majeure sur le monde antique, le Livre saint qu’invoquent les juifs et les chrétiens comme la Parole de Dieu. Ses héros ont pour nom Abraham, Moïse, Isaïe, David, Marie, Jésus, Hérode, Ponce Pilate, Paul de Tarse... En partenariat avec l’École biblique de Jérusalem, Le Figaro Hors-Série explore ce monument littéraire unique en son genre : quels en sont les auteurs ? Comment réconcilier Bible et Histoire ? L’archéologie permet-elle de vérifier l’Écriture sainte ? La Bible a-t-elle été écrite sous la « dictée » de Dieu ? Les Évangiles sont-ils des reportages ? Jésus avait-il des frères ? L’apôtre saint jean est-il l’auteur de l’Évangile qui porte son nom ? Somptueusement illustré par Fra Angelico, Botticelli, Michel-Ange, Le Caravage, Rembrandt, Gustave Doré, les mosaïstes de Saint-Marc de Venise, les maîtres verriers de la Sainte-Chapelle et les enlumineurs, les sculpteurs romans de Conques, ce numéro double offre toutes les clés pour découvrir la Bible.
NUMÉRO DOUBLE
12
€ Actuellement disponible ,90 en kiosque et sur www.figarostore.fr/hors-serie Retrouvez Le Figaro Hors-Série sur Twitter et Facebook
É DITORIAL © VICTOIRE PASTOP
Par Michel De Jaeghere
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LE MAL COURT
usqu’ici, tout va bien. » Ce qu’il y a de terrifiant, dans les révolutions, c’est que les historiens les jugent inévitables, quand leurs contemporains n’avaient souvent rien vu venir. On condamne leurs erreurs, on s’étonne de leur aveuglement, on déroule la chaîne des causes et des conséquences qui ne pouvaient, à nos yeux, que les conduire au pire. Louis XVI est un pauvre homme, de n’avoir pas fait tirer sur la foule par les gardes suisses. Nicolas II est un inconséquent d’avoir laissé, au contraire, ses subordonnés faire feu sur de pacifiques manifestants. Gorbatchev a creusé de ses mains le tombeau de l’Union soviétique en promouvant la perestroïka, la glasnost. Le dernier des Romanov s’est avéré incapable de mener lui-même l’ouverture libérale qui aurait fait évoluer sans heurts son régime vers la monarchie parlementaire. Nous nous y serions pris autrement. Face à la catastrophe qui allait emporter, en 1917, la Russie des tsars, les marxistes ont longtemps invoqué les lois d’une histoire régie par la lutte des classes. La montée en puissance de nouvelles élites avait naturellement débouché, comme en 1789, sur une révolution bourgeoise qui faisait l’impasse sur les aspirations du prolétariat. Nationalistes, les nouveaux gouvernants qui en étaient issus entendaient continuer la guerre impérialiste qui condamnait les peuples à s’entre-tuer pour la défense des intérêts des puissances d’argent. Ils n’avaient pu manquer d’être balayés par les masses sous la conduite d’un parti incarnant leurs véritables aspirations. Là-contre, l’historiographie libérale proclama que le pays avait été victime d’unmalheureuxaccidentdeparcours.Larévolutionde1905avaitprovoqué la création d’une Douma qui avait permis à la Russie de faire une première expérience, certes inachevée, incomplète, de la vie parlementaire. La croissance économique avait fait faire au niveau de vie des classes laborieuses un bond spectaculaire. Les réformes de Stolypine avaient commencé de transformer les moujiks libérés du servage en petits propriétaires. Le programme éducatif avait fait passer en quelques années le taux d’alphabétisation de 50 à 75 %. Seule la guerre avait interrompu le processus. Désorganisant l’économie,confrontantlapopulationauxfaillesd’uneadministration bureaucratique et impuissante, brutalisant les relations sociales, enchaînant les retraits, les défaites (l’abandon de la Pologne, des pays Baltes, de la Biélorussie, d’une partie de l’Ukraine) au prix d’une énorme ponction humaine (2 millions de morts, 3 millions de prisonniers, 5 millions de réfugiés), elle avait enclenché le fatal engrenage qui devait permettre à une poignée de révolutionnaires fanatiques sans assises dans le pays réel de s’imposer par la violence. Comme le montre Nicolas Werth dans le précieux petit livre qu’il vient de consacrer aux « révolutions russes », l’une et l’autre de ces interprétations sont aujourd’hui remises en cause tant par l’effondrement du mythe d’un parti bolchevik monolithique et discipliné comme une armée en bataille et « guidant les masses ouvrières » sur les chemins de l’émancipation que par une prise en compte plus fine des limites de l’expérience constitutionnelle des premières années du siècle (les ouvriers ayant été assez largement oubliés par l’œuvre réformatrice et les minorités nationales restant en révolte latente contre leur russification, la situation de la Russie paraissait déjà prérévolutionnaire aux premiers mois de 1914). La plupart des historiens préfèrent, à l’école d’Orlando Figes, conjuguer la révolution russe au pluriel. Décrire, comme dans La Ronde de Max Ophüls, une sorte de réaction en chaîne : une succession de secousses sociales, d’affrontements ethniques, de guerres civiles menant, de proche en proche, à la dislocation de l’immense empire qui avait couvert un sixième des terres émergées de la planète. Le tableau gagne en complexité, en nuances. Il fait la meilleure part à la liberté humaine, aux hasards malheureux, aux
erreurs d’appréciation, dessine une histoire où se lisent en creux une multitude de possibles, une ramification de scénarios inaboutis. On a beau jeu, de fait, de lister les erreurs multipliées par le tsar, et de lui faire porter la responsabilité du désastre. De constater avec Lénine que «pourques’accomplisseunerévolution,iln’estpasbesoinderévolutionnaires: il suffit de laisser agir les dirigeants ». En visite à Petrograd en 1916, Jacques Bainville avait constaté lui-même à quel point réformistes et constitutionnels étaient prêts à collaborer avec le souverain. Jamais Nicolas II n’avait voulusedéprendredel’idéequel’avenirdelaRussietenaitaumaintiend’une autocratie entée sur le lien sacré qui attachait l’oint du Seigneur au peuple des paysans. Cessé de considérer l’Assemblée dont le mode d’élection lui garantissait pourtant le soutien, et qui représentait les nouvelles élites sociales révélées par l’expérience des assemblées locales, comme un repaire de révolutionnaires et d’anarchistes. Replié dans le train spécial où il avait fui la capitale, plus que véritablement pris le commandement de ses troupes, il avait laissé le gouvernement à une impératrice mystique, exaltée, fragile – par ailleurs détestée et suspecte de trahison pour ses origines allemandes –, qui avait elle-même confié les rênes de l’Etat aux médiocres bureaucrates que lui désignait Raspoutine. Il perdit, par là, tout prestige tant auprès des élites et de l’Eglise (outrées de l’influence exercée par un moujik inculte) que des forces armées sur quoi reposait, in fine, son pouvoir. A la veille d’une révolution suscitée, à Petrograd, par la famine provoquée par la paralysie du réseau ferroviaire, la rigueur de l’hiver, les dommages de la guerre, il n’avait vu d’autre issue que dans une répression dont il n’avait plus les moyens, la troupe fraternisant dès les premiers heurts avec la foule des manifestants. N’empêche : aucun des autres acteurs du drame ne paraît, pour autant, avoir fait preuve d’une lucidité exceptionnelle. Homme fort de la révolution de Février, avant que d’être celui du gouvernement provisoire, Kerenski scia d’emblée la branche sur laquelle il était assis en avalisant la directive qui, en abolissant les règles de la discipline militaire, allait désorganiser l’armée et permettre aux bolcheviks d’en noyauter les soviets. Il remit lui-même ses ennemis en selle en septembre 1917, en s’appuyant sur eux contre une fantasmatique menace de coup d’Etat militaire. Lénine avait considéré, en janvier 1917, que sa génération ne verrait pas le triomphe de la révolution. Ce que révèle, par-dessus tout, l’expérience des deux révolutions russes, c’est l’impasse d’une politique qui ne choisit pas franchement son cap, alternant concessions partielles et timides tentatives de reprise en main. Si Lénine fit, avec ses adversaires, la différence, ce n’est pas pour avoir incarné mieux qu’eux les aspirations de la population : c’est qu’appuyé sur la force que recèle, quand on la libère, la soif de revanche sociale, il ne mit, arrivé au pouvoir, plus aucune limite à la violence de l’Etat. Nicolas II et le gouvernement provisoire avaient tour à tour réprimé sans ménagements leurs opposants. Lui fit de la terreur de masse un instrument ordinaire de commandement. Bientôt les ennemis de classe tomberaient par milliers sous les balles des tchekistes quand ils ne seraient pas roulés dans des tonneaux cloutés ou enfermés nus dans des cages à rat. Le jeu de dupes dont les révolutions russes furent le théâtre illustre la phrase de Machiavel sur les crimes que doit s’autoriser le prince : « Ce sont là des moyens très cruels. (…) Tout homme doit les fuir et préférer la condition de simple particulier à celle de roi, au prix de la destruction de tant d’hommes. Néanmoins, tout homme qui a écarté la voie du bien doit suivre celle du mal pour se maintenir. Mais la plupart des hommes choisissent certaines voies moyennes, qui sont les pires de toutes, parce qu’ils ne savent être ni tout à fait bons ni tout à fait méchants… »
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“ RASPOUTINE ” d’Alexandre Sumpf
EDITIONS PERRIN 380 pages
Une biographie renouvelée du personnage le plus controversé de l’histoire russe. A l’instar de Caligula, Grigori Raspoutine fait partie des personnages dont la légende noire – omniprésente – empêche de connaître l’histoire. La vie du moujik-guérisseur devenu favori du couple impérial (Nicolas II et Alexandra) n’a cessé de fasciner, de ses dons thaumaturgiques auprès du tsarévitch hémophile à ses frasques homériques ; de son ascension aux mystères de son assassinat, celui-ci donnant le « la » à la révolution qui allait entraîner les Romanov et l’autocratie à sa suite dans la tombe. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire russe et soviétique, Alexandre Sumpf ouvre l’enquête, à partir d’archives et de la vaste bibliographie existante notamment en langue russe. Il raconte d’abord la vie de l’homme avant de décrypter les multiples visages d’une diabolisation qui en dit beaucoup sur les métamorphoses successives de la Russie au XXe siècle.
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AU SOMMAIRE ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8. Alep, ville martyre Par Annie Sartre-Fauriat 14. Sables mouvants Par Jean-Louis Thiériot 16. Expositions Par Albane Piot 18. Cinéma Par Geoffroy Caillet 20. Requiem pour un empire défunt Par Jean Sévillia 22. La morale de l’Histoire Par Michel De Jaeghere 23. Côté livres 29. Historiens sans frontières Par François-Xavier Bellamy 30. Des héros très discrets Entretien avec Olivier Wieviorka, propos recueillis par Geoffroy Caillet 35. Le pain de vie Par Jean-Robert Pitte
EN COUVERTURE
© PASCAL LAFAY/PICTURETANK. © TASS VIA GETTY IMAGES. © JEAN-FRANCOIS ROLLINGER/ANA.
38. La tragédie de Nicolas II Par Hélène Carrère d’Encausse 48. Kerenski, entre l’enclume et le marteau Par Jean-Christophe Buisson 52. Il était une fois la révolution Par Jean-Pierre Arrignon
En partenariat avec
62. A l’appel de Denikine Par Alexandre Jevakhoff 66. L’inventeur du totalitarisme Par Stéphane Courtois 74. La roue de feu Par Irina de Chikoff 80. De bruit et de fureur Par Pierre Gonneau, illustrations d’Isabelle Dethan 88. Cartons rouges 92. Feuillets d’Octobre 96. Au pays des soviets Par Marie-Noëlle Tranchant 98. A la poursuite d’Octobre rouge Par Albane Piot
L’ESPRIT DES LIEUX
106. La Conciergerie, la reine et les enfers Par Emmanuel de Waresquiel 114. Le gavroche de la musique Par Marie-Laure Castelnau 118. Lumières du Moyen Age Par Albane Piot 126. L’habit fait l’histoire Par Sophie Humann 130. Avant, après Par Vincent Trémolet de Villers
Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Président Serge Dassault. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet. LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet. Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray. Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Sofia Bengana. Editeur adjoint Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic. Responsable fabrication Serge Scotte. Responsable pré-presse Alain Penet. Relations presse et communication Marie Müller. LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro Le Figaro Histoire est imprimé dans le respect Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26. de l’environnement. Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Janvier 2017. Imprimé en France/Printed in France. Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.
CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-LOUIS VOISIN, FRÉDÉRIC VALLOIRE, ÉRIC MENSION-RIGAU, PHILIPPE MAXENCE, BÉATRICE COUTURIER, DOROTHÉE BELLAMY, JOSÉPHINE DE VARAX, PIERRE DE LA TAILLE, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MARIA VARNIER, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ, FABRICATION, MARIE-LOUISE AUVRIGNON, RELATIONS PRESSE. EN COUVERTURE.© OLIVIER LEFEBVRE. © ISADORA/LEEMAGE.
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RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
© AFP PHOTO/GEORGE OURFALIAN. © METROPOLITAN FILM EXPORT.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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ALEP, VILLE MARTYRE
DÉFIGURÉE PAR QUATRE ANNÉES DE GUERRE CIVILE, ALEP N’EST PLUS QUE L’OMBRE D’ELLE-MÊME. SES RUINES DÉSOLÉES RACONTENT POURTANT ENCORE EN POINTILLÉ L’HISTOIRE D’UNE VILLE QUI FUT, PENDANT QUATRE MILLÉNAIRES, UN FLEURON DU PROCHE-ORIENT.
18 LE SILENCE
LE SILENCE
EST D’OR
DANS LE JAPON DU XVIIE SIÈCLE, UN JÉSUITE EST SOUMIS, SOUS LA TORTURE, À LA TENTATION DE L’APOSTASIE. MARTIN SCORSESE A TIRÉ DU ROMAN SILENCE, DE SHUSAKU ENDO, UN FILM GRAVE ET BOULEVERSANT.
© US NATIONAL ARCHIVES/ROGER-VIOLLET. © JEAN MARC MANAÏ/CHÂTEAU DE VERSAILLES.
30
DES HÉROS
TRÈS DISCRETS LA GUERRE DES RÉSISTANTS
EUROPÉENS FUT D’ABORD SUBVERSIVE. DANS UN LIVRE PASSIONNANT, OLIVIER
WIEVIORKA DÉCRYPTE SES ARCANES, LE RÔLE
CENTRAL JOUÉ PAR LES ALLIÉS ET SES VÉRITÉS OUBLIÉES.
ET AUSSI
SABLES MOUVANTS EXPOSITIONS REQUIEM POUR
UN EMPIRE DÉFUNT
LA MORALE DE L’HISTOIRE CÔTÉ LIVRES HISTORIENS SANS FRONTIÈRES LE PAIN DE VIE
À
L’A F F I C H E Par Annie Sartre-Fauriat
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Alep, villemartyre
8 h
Quatre années de combats et de pilonnage systématique ont anéanti la capitale économique de la Syrie, réduisant à l’état de ruines la quasi-totalité d’un patrimoine historique inestimable.
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usqu’en 2011, le nom d’Alep évoquait la grande ville du nord de la Syrie, peuplée alors de près de 3 millions d’habitants ; une ville d’un grand dynamisme économique, dont la beauté et l’intérêt de son centre historique lui avaient valu d’être inscrite en 1986 par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité. Depuis 2012, il est associé aux combats entre rebelles et armée du régime de Damas, et au pilonnage systématique du site par les avions de cette dernière et de son allié russe. Les derniers mois de 2016 ont été particulièrement meurtriers pour la population de la partie Est de la ville, dont les derniers survivants ont été contraints à l’exil. Parallèlement, depuis désormais plus de quatre ans, le monde a assisté à la disparition presque totale du patrimoine historique de l’une des plus anciennes et des plus importantes villes du Proche-Orient. Alep passe en effet pour l’un des plus anciens sites urbains du nord de la Syrie habité en continu, puisque des traces font remonter cette occupation au VIe millénaire av. J.-C. Sous le nom d’Halab, la ville figure sur une tablette d’argile de 1765 av. J.-C., qui relate le passage du roi de Mari, Zimri-Lim, en route vers l’ouest. Son ancienneté historique remonte cependant plus haut encore, puisque des tablettes hittites en langue babylonienne, datant du XIVe siècle avant notre ère, mentionnent son nom à propos d’un traité entre le roi de la ville et un souverain hittite, conclu six siècles plus tôt. Le nom de la ville dériverait du mot halaba, signifiant « blanc », en rapport avec la couleur des terres calcaires environnantes.
DÉCOMBRES A l’est de la Grande Mosquée, dans la vieille ville, le souk al-Zarb (ci-contre, en haut, son entrée le 24 novembre 2008 et, dessous, le 13 décembre 2016) n’est plus qu’une ruine. Page de droite : la citadelle, surplombant la vieille ville (en haut, en octobre 2004 ; dessous, en décembre 2016). Emblème d’Alep, cette forteresse, édifiée aux XIIeXIIIe siècles, sur une butte où s’élevait, dès le IIIe millénaire av. J.-C., un temple au dieu de l’Orage, constituait l’un des plus beaux exemples d’architecture militaire médiévale au Proche-Orient. A cette époque, elle est la capitale du riche et puissant royaume amorrite de Yamkhad, qui s’étend sur une grande partie de la Syrie du Nord, entre Euphrate et Méditerranée. Alep bénéficie d’une situation favorable dansunevasteplaineaucontactdelasteppe et de la vallée de l’Euphrate, chemin le plus court entre la Méditerranée et l’océan Indien via la Mésopotamie ; elle se trouve aussi au carrefour de pistes caravanières en direction de l’Anatolie par le Taurus. Cela explique que la ville ait été souvent convoitée et occupée par divers conquérants et qu’elle ait fait
successivement partie de différents royaumesetempiresàpartirdelafinduXVIIe siècle av. J.-C. : Hittites, Hourrites du Mitanni, Assyriens, Babyloniens, Perses en prennent successivement possession, bien que, parfois, elle parvienne à se maintenir sous la forme d’une petite principauté indépendante. En 333 av. J.-C., l’arrivée des Grecs avec Alexandre le Grand changea le destin de la ville qui, à cette date, semblait n’être plus qu’une bourgade effacée, ne conservant qu’une importance religieuse, grâce à la présence d’un culte révéré : celui du dieu de
© OMAR SANADIKI/REUTERS. © PASCAL LAFAY/PICTURETANK. © ABDALRHMAN ISMAIL/REUTERS.
l’Orage et de la Fertilité, Hadad, sur la colline où fut construite plus tard la citadelle. A la mort du conquérant (323 av. J.-C.), Halab, avec toute la Syrie du Nord, fit partie de l’héritage de Séleucos Nikator, l’un de ses généraux, qui installa des colons militaires grecs et macédoniens dans une cinquantaine de sites déjà existants dont la situation était favorable – des possibilités défensives, une acropole, des terres cultivables, des communications aisées – et qui devinrent, pour les plus importantes, des cités administrées à la manière grecque. Les nouveaux occupants, juxtaposés à la population indigène, étaient répartis en tribus civiques et se géraient de façon autonome au moyen d’un conseil et de magistrats, tandis que chacun recevait un lot de terre pour son entretien. Entre 301 et 281 av. J.-C., Halab fut l’une de ces fondations coloniales, à laquelle on donna le nom de Beroia, qui évoquait une ville homonyme de Macédoine. Le site fut aménagé pour accueillir les nouveaux occupants et subit les transformations communes à toutes ces fondations coloniales, notamment la mise en place d’un plan d’urbanisme en damier. Des études ont permis d’en retrouver trace dans le quadrillage orthogonal des souks à l’ouest de la citadelle, avec entre autres une grande voie à colonnades, de direction ouest-est. Des fortifications, des adductions d’eau, une agora et un grand temple, à l’emplacement de l’actuelle Grande Mosquée, sont les seuls éléments retrouvés à mettre au compte de la période hellénistique. La colline de l’actuelle citadelle aurait continué, quant à elle, à être un lieu sacré, avec un grand temple dédié au dieu indigène Hadad et à sa parèdre, Ashérat.
9 h
En 64 av. J.-C., Beroia passa sous l’autorité des Romains qui, après leur mainmise sur le royaume grec des Séleucides (dynastie des descendants de Séleucos), transformèrent la partie nord en province de Syrie, sous l’autorité d’un gouverneur installé à Antioche. Pas plusqu’ellenel’étaitsousladominationgrecque, Beroia ne fut une ville très importante sous la domination de Rome, car elle pâtit de la proximité de la fondation de Chalcis, quelques kilomètres au sud, mieux située au carrefour des routes d’Antioche, du MoyenEuphrate, de Cyrrhus et d’Emèse. Confirmée néanmoins dans son statut de cité, elle frappa de temps en temps des monnaies civiques en bronze et organisa des concours à la grecque, où se produisaient des athlètes venus de différentes cités du Proche-Orient. Gagnée elle aussi par le christianisme à une date inconnue, Beroia était au IVe siècle le siège d’un évêché, et l’on comptait, d’après lessourcesantiques,ungrandnombred’églises et de monastères dans la ville.
Sa destruction par les Perses sassanides en 540 affaiblit considérablement la cité qui, en 637, est conquise sans résistance par les Arabes. Au cours du Moyen Age, Alep connut des maîtres multiples, qui la dominèrent plus ou moins longtemps : Omeyyades (VII e -VIII e siècles), Abbassides (VIIIe-Xe siècle), Hamdanides et Byzantins (fin Xe siècle), Fatimides d’Egypte (début XIe siècle), Mirdassides (XIe siècle), Turcs seldjoukides (fin XIe siècle). Assiégée par les croisés en 1124, qui échouèrent à s’en emparer, Alep ne devait connaître le renouveau qu’avec l’atabeg de Mossoul, Zengi (1128), et surtout avec son fils, Nour ed-Din (1146-1174), puis avec Saladin, unificateur des musulmans contre les Francs, qui donna la ville en fief à son fils Zahir Ghazi. C’est au cours de cette période des XIIeXIIIe siècles que furent restaurés et édifiés de nombreux monuments qui étaient encore en place jusqu’à récemment : mosquées, écoles coraniques (madrasas),
PHOTOS : © OMAR SANADIKI/REUTERS.
10 h
caravansérails (khans), bains (hammams). La citadelle, devenue un lieu de résidence à la fin du Xe siècle, fut progressivement réaménagée sous les Ayyoubides comme lieu défensif. Ce sont surtout les travaux de Zahir qui lui donnèrent l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui avec ses deux puissantes tours d’entrée reliées par un pont, le profond fossé et le glacis maçonné, incliné à 48° pour décourager toute tentative de sape lors des assauts des croisés. Simultanément, Alep connut alors un grand développement économique comme place d’échange entre l’Orient et l’Occident, auquel mit fin l’invasion mongole et, en 1260, le sac de la ville, qui passa ensuite sous l’autorité des Mamelouks d’Egypte. Il faut attendre le XVe siècle pour que la ville retrouve sa prospérité et redevienne, au cours des deux siècles suivants, la principale place où viennent s’approvisionner les marchands occidentaux en soie, savon, textiles, épices, peaux, tapis, verrerie, papier, etc. Les souks, dont l’installation remonte au XII e siècle, forment le cœur économique de la cité et leur activité ne se dément pas à l’époque ottomane (à partir de 1516), qui voit progressivement l’ouverture, au sein même de leur espace, de consulats étrangers, destinés à apporter aide et conseils à leurs ressortissants (Vénitiens, Français, Anglais, Hollandais), de plus en plus nombreux à venir à Alep et dont certains ont laissé des récits pittoresques de leur passage.
Le drame d’Alep
C’est à partir d’Alep que des marchands anglais, ayant entendu parler de Palmyre par des Bédouins qui venaient à Alep vendre la cendre nécessaire à la fabrication du fameux savon, firent la première tentative, rapide mais réussie, d’atteindre le site dans le désert en 1678. Les guerres européennes du XVIIIe siècle et la fondation d’empires coloniaux par les Européens firent décliner la place d’Alep, qui n’en continua pas moins de jouer son rôle économique, auquel participait une population multiculturelle et de confessions variées : Arméniens, Turcs, Juifs, Druzes, Kurdes, Grecs orthodoxes, maronites, coptes, etc., s’y côtoyaient. La domination ottomane prit fin après la Première Guerre mondiale, et la Syrie dans son ensemble passa sous l’autorité du mandat français jusqu’en 1946. Alep pâtit dès 1938 de la perte d’une partie de son arrière-
pays (sandjak d’Alexandrette), rattaché définitivement à la Turquie en 1939, et de son accès facile à la mer. Après l’indépendance (1946), la rivalité avec Damas s’exacerba, du fait du centralisme politique et économique mis en place par le pouvoir baasiste à partir de 1963, tandis que les mesures de nationalisation décidées par Hafez el-Assad et maintenues jusqu’en 1990 contribuaient au déclin du dynamisme économique, avec la perte des rentes agricoles de la bourgeoisie et le départ de nombreux capitaux. La ville recommençait depuis les années 2000 à retrouver la croissance, notammentenraisondudéveloppementde nouvelles industries (pharmacie, plasturgie, textile, meubles), bien que les liens commerciaux établis avec la Turquie aient entraîné une rude concurrence. La révolte contre le pouvoir de Damas en 2012 a enclenché un processus de destruction systématique de
la ville, dont on estime qu’elle est à ce jour anéantie à plus de 80 %. Près de cinq ans après le début de la révolte, le drame d’Alep est avant tout un drame humain, où des milliers de personnes ont perdu la vie, plusieurs centaines de milliers d’autres se trouvant dans des camps en Turquie ou exilées. Depuis 2012, Alep a été bombardée nuit et jour, avec une intensité de plus en plus féroce depuis l’entrée en scène de l’armée russe, venue en renfort de l’aviation du régime de Damas fin 2015. Mais le drame est aussi patrimonial. La vieille ville, qui était classée au patrimoine mondial de l’Unesco, est aujourd’hui détruite à plus de 75 %, et nombre de ses monuments historiques ont totalement disparu. Avant les derniers combats de novembre-décembre 2016, on comptait plus de 135 bâtiments historiques endommagés, dont 22 étaient totalement détruits, réduits à des tas de gravats par les bombes et les barils de TNT largués par l’armée syrienne et les Russes, ou par les explosions dans des tunnels creusés par les opposants sous les bâtiments afin d’en déloger les soldats du régime. Dès 2012, lorsque la ville se révolta, des dégâts massifs furent perpétrés dans le secteur de la citadelle, situé le long de la ligne de partage entre les quartiers Ouest tenus par l’armée et les quartiers Est rebelles, dans une stratégie d’occupation et de destruction des lieux historiques que certains n’hésitent pas à qualifier de volontaire. Une grande partie des souks, parmi les plus beaux du Moyen-Orient avec leurs voûtes en pierre, brûle dès la fin septembre 2012 et subit des bombardements. Sur les 29 souks, qui s’étendaient sur plus de 13 km de galeries couvertes, 8 sont totalement détruits – les souks Aqqadin, Bazerjiya, Dra (vêtements), Haraj (tapis), Manadil, New Istanbul, Qawooqiya, Siyagh (bijoux) – ; 16 ont été très sévèrement endommagés, dont ceux d’al-Atarin (épices), Aslan Dada (maroquinerie), Atiqa (cuir), Battiya, Ebi, etc. Au total, ce sont entre 1 500 à 1 600 échoppes qui ont disparu. Quant aux voûtes des ruelles, elles se sont effondrées. Mais les souks abritaient aussi de nombreux monuments liés au
DÉVASTATION Ci-contre : la mosquée des Omeyyades, fondée en 715, est aujourd’hui dévastée (en haut, photo du 12 mars 2009 ; dessous, le 13 décembre 2016). Son minaret du XIe siècle avait été abattu par un obus le 24 avril 2013. Page de gauche, en haut : vue de la vieille ville prise le 24 novembre 2008. Dessous : spectacle de désolation, depuis la citadelle (photographie prise le 13 décembre 2016). commerce et aux nécessités de la vie quotidienne. C’est ainsi que plusieurs khans (entrepôts) ou hammams (bains) qui s’y trouvaient ont été détruits – c’est le cas des khans al-Sabun (savon) du XVIe siècle, Fattayin (fourrures) et Nasser – ou ont été sévèrement abîmés, comme ceux d’al-Nahasin (chaussures) du XIIIe siècle, d’al-Burghul (blé) de 1472, d’al-Oulabiyeh, avec ses boiseries peintes d’époque ottomane. Les ruelles autrefois grouillantes de vie, chatoyantes de couleurs, odorantes et sonores, ne sont plus aujourd’hui que de sinistres galeries calcinées et encombrées de gravats. En bordure des souks, la Grande Mosquée, fondée par le calife omeyyade Suleiman en 715, n’a pas non plus été épargnée. Reconstruite plusieurs fois depuis le VIIIe siècle et en dernier lieu aux XIII eXIVe siècles sous les Mamelouks, elle avait néanmoins conservé son très beau minaret du XIe siècle. Il fut totalement abattu par un obus en avril 2013, tandis que le mur oriental de l’enceinte et le pavement de marbre de la cour étaient gravement endommagés, l’intérieur pillé et le musée des manuscrits incendié. Le minbar (chaire pour le prêche) du XV e siècle, en bois sculpté incrusté d’ivoire, a quant à lui pu être mis à l’abri par des sauveteurs qui, au péril de leur vie, l’ont démonté et entreposé dans un endroit sûr.
L’impressionnante citadelle du XIIIe siècle qui domine la vieille ville, œuvre du fils de Saladin, a été occupée dès le début des combats, au mépris des protocoles internationaux (La Haye, 1954 et 1999) qui préconisent d’« éviter de placer des objectifs militaires à proximité des biens culturels ». Occupée alternativement par l’armée du régime et les rebelles, elle a subi d’importants dommages à l’intérieur et, en juillet 2015, toute une section des remparts s’est effondrée. Les souks et la citadelle pourront sans doute être restaurés lorsque le conflit aura cessé, si de nouveaux bombardements ne viennent pas achever le travail de destruction. En revanche, la plupart des bâtiments qui s’étendaient au pied de la citadelle ont été totalement rayés de la carte entre 2014 et 2015, à la suite des bombardements aériens ou des explosions souterraines, et ne retrouveront plus jamais leur aspect d’origine. Parmi eux, la mosquée-madrasa Khusruwiyeh du XVIe siècle, attribuée au célèbre architecte turc Sinan, dont l’emplacement n’est plus marqué que par un énorme cratère de 40 m de diamètre. La madrasa Sultaniyeh du XIIIe siècle, qui abritait le tombeau du fils de Saladin, gravement détériorée d’abord en août 2014, a totalement explosé en décembre de la
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
AVANT-APRÈS L’entrée du XIIIe siècle de la citadelle d’Alep n’a pas été épargnée (ci-dessus, le 9 août 2010 ; à droite, le 13 décembre 2016). En juillet 2015, elle était en effet partiellement endommagée par les explosions souterraines qui détruisirent aussi une section du mur défensif, au nord-est de la forteresse.
© REUTERS/SANDRA AUGER-RTX2VDU1. © OMAR SANADIKI/REUTERS.
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même année, et le hammam Yalbugha alNasri, de la fin du XVe siècle, dont les coupoles s’étaient effondrées en août 2014, a été intégralement détruit le mois suivant. Parmi les innombrables bâtiments sévèrement endommagés ou quasi détruits, figurent la plupart des mosquées de la vieille ville, le bimaristan (hôpital) Argoun du XIVe siècle, victime en outre de vandalisme, le khan du tabac du XIIIe, le khan al-Wazir du XVIIe, et des bâtiments d’époque ottomane de la fin du XIXe comme l’ancien hôpital national, qui avait été transformé en hôtel de luxe (Carlton) et qu’occupaient les forces du régime, ou de l’époque du mandat français comme le Grand Sérail. Alep comptait aussi de nombreuses belles maisons des XVIIIe et XIXe siècles, dont certaines avaient été restaurées et transformées en hôtel de charme ou en musée ; aucune dans la vieille ville n’a échappé aux destructions, de façon plus ou moins sévère. On citera la destruction et le pillage des Dar Zamaria (2012) et Dar Ghazaleh (2015), qui conservait de magnifiques boiseries peintes, dans le quartier chrétien de Jdeideh, ou encore la Beit Ajeqbash du XVIIIe siècle, site du musée des Traditions populaires, la maison dite khan al-Daraj, datée du XVIIe siècle au plus tard, qui abritait un centre culturel fondé par les opposants au régime.
Au c u n q u a r t i e r n’a échappé aux dommages avec, à chaque bombardement, des destructions de nouveaux bâtiments, comme en 2015 le sanctuaire du cheikh Mohamed Nabhan dans la mosquée Kiltawiye, à Bab alHadid, ou l’église arménienne des Quarante-Martyrs dans le quartier de Jdeideh. Les conséquences du pilonnage de la fin 2016 sont quant à elles difficiles à évaluer pour le moment. Les bombardements ont touché surtout des quartiers d’habitation, mais selon un premier bilan, deux des portes de l’enceinte de la vieille ville à l’est (Bab al-Hadid et Bab al-Nairab) ont été sérieusement endommagées. Alep est devenu, avec Palmyre, emblématique des destructions du patrimoine syrien. Mais plus de 300 autres sites, sur un millier environ que compte la Syrie, ont été détruits plus ou moins gravement ou totalement, par la disparition de leurs monuments du passé encore en place, ou par les pillages et les fouilles clandestines, qui privent à tout jamais les historiens de leur unique source pour écrire leur histoire, documentée seulement par des objets. Un immense chantier de restauration et de reconstruction sera ouvert lorsque le conflit prendra fin, car il est très prématuré pour l’instant de vouloir entreprendre quoi que
ce soit avant un retour à la paix : les trêves fragiles et les offensives djihadistes comme à Palmyre montrent quotidiennement que rien n’est réglé et que le patrimoine peut encore être la cible des combattants. En attendant des jours meilleurs, il est urgent de sécuriser des sites où des murs menacent de s’effondrer davantage, de les protéger pour éviter des destructions nouvelles et des pillages. Mais que pèsent les messages envoyés par la communauté scientifique, qui préconise de ne rien entreprendre dans la précipitation, face à la volonté de ceux qui voudraient effacer au plus vite les traces de ces affrontements et faire de la reconstruction rapide le signe de leur succès ? 2 Professeur des universités, spécialiste de la Syrie gréco-romaine, Annie Sartre-Fauriat est membre du groupe d’experts à l’Unesco pour le patrimoine syrien. Pour aller plus loin : Jean-Claude David et Thierry Boissière, « La destruction du patrimoine culturel à Alep : banalité d’un fait de guerre ? », Confluences Méditerranée, 2014/2, N° 89, pages 163-171.
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L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E Par Jean-Louis Thiériot
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© SANDRINE ROUDEIX.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
SABLES MOUVANTS
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L’instabilité de la Syrie et de l’Irak doit beaucoup aux conditions de leur naissance sous l’égide des accords Sykes-Picot entre la Grande-Bretagne et la France.
our nous, Européens de la vieille Europe, habitués aux Etats-nations, l’Etat islamique est assez mystérieux. Outre que la mythologie du califat nous est totalement étrangère, il est à cheval sur deux pays, la Syrie et l’Irak, et donne le sentiment de négliger la réalité politique des territoires dans lesquels il s’ancre. Les conditions de la naissance des deux Etats y sont pour beaucoup. S’ils correspondent en effet à des terres qui furent le creuset de grandes civilisations antiques, la Mésopotamie avec Sumer et Babylone, la Syrie avec l’Empire séleucide, les vicissitudes des siècles et la domination ottomane ont aboli chez eux le sentiment d’appartenance commune. La Syrie et l’Irak ont fait leur apparition au XXe siècle sans avoir été longuement forgés par l’histoire. Comme le montre à point nommé le remarquableouvragedeJamesBarr,Unelignedanslesable,cesontdesconstructions artificielles bâties sur les ruines de l’Empire ottoman par les deux grands alliés de la guerre de 1914, la France et le Royaume-Uni. L’engagement commun des Français et des Anglais dans la guerre de 1914 marque le sommet de « l’Entente cordiale ». Il n’exclut pas pour autant les arrière-pensées. La France conserve une rancœur tenace vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Elle n’oublie ni les guerres napoléoniennes ni surtout l’humiliation de Fachoda. De son côté, l’Angleterre, qui exerce déjà depuis 1914 un protectorat sur l’Egypte, craint que son allié ne cherche à réparer l’affront africain au Levant. Affaibli par son incapacité chronique à se réformer tout au long du XIXe siècle, miné par son influence perdue dans les Balkans, politiquement déchiré par la révolution jeune-turque de 1908, en proie à de chroniques difficultés financières, l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », va devenir le champ clos de cet affrontement. En 1914, la Sublime Porte a fait le choix de s’allier aux Empires centraux. Frapper Istanbul au cœur devient dès lors pour les Alliés un moyen de planter un poignard dans la coalition austro-allemande. Trois hommes sont les protagonistes emblématiques de l’entreprise : Mark Sykes, parlementaire britannique, spécialiste du MoyenOrient, a été officiellement désigné par sir Arthur Nicolson, soussecrétaire au Foreign Office, pour soutenir les intérêts britanniques au Levant ; François Georges-Picot, diplomate français très lié aux milieux coloniaux, défend ceux de la France ; grand connaisseur du monde arabe, archéologue et esthète raffiné passé au service de Sa Gracieuse Majesté, T. E. Lawrence s’apprête de son côté à entrer dans la légende sous le nom de Lawrence d’Arabie. A l’automne 1914, Sykes et Lawrence suggèrent à leurs autorités de tutelle d’organiser une double opération navale et terrestre : au sud de la Turquie, sur Alexandrette, et dans les détroits, à Gallipoli. Mais Alexandrette est en Syrie, une terre traditionnellement liée à la France.
Un mouvement influent, qui réunit nombre d’académiciens et de diplomates,leComitédel’Asiefrançaise,dirigéparRobertdeCaix,agit à Paris dans les cercles du pouvoir pour défendre l’idée que la France y détient depuis les croisades « un droit héréditaire ». Le Quai d’Orsay y voit un moyen de s’implanter à proximité de Suez pour contrebalancer le protectorat britannique sur l’Egypte, de rendre à la France son rôle historique de protectrice des chrétiens d’Orient, et de prendre pied dans la région pour y limiter les ambitions russes. Lorsque Delcassé,leministrefrançaisdesAffairesétrangères,apprendleprojet britannique, il fait immédiatement part de ses réserves à son homologue, sir Edward Grey. Les Anglais s’inclinent. Exit Alexandrette. Ne reste que Gallipoli, dans le détroit des Dardanelles, où les opérations lancées en 1915 débouchent, pour les Alliés, sur un terrible fiasco. Inspirée par T. E. Lawrence, une autre idée fait alors son chemin à Whitehall : soulever les Arabes de l’Empire ottoman contre leurs maîtres turcs. La Porte exerce sa souveraineté sur la Syrie, le Liban, la Palestine, la Mésopotamie et l’Arabie. Aux marges de l’empire, les Bédouins ne relèvent que de manière assez lâche du pouvoir ottoman. Ils obéissent à l’autorité féodale du chérif de La Mecque, le cheikh Hussein, protecteur des lieux saints et descendant du Prophète. Si la ligne est simple, la réalisation est compliquée. Il faut convaincre Hussein et ses fils, les princes Fayçal et Abdallah, de mobiliser les tribus contre Istanbul en leur promettant un grand Etat arabe, tout en ménageant les susceptibilités françaises. Un étourdissant double jeu diplomatique commence alors. Très lié au Comité de l’Asie française, Georges-Picot débarque à Londres en août 1915 avec mission de trouver avec Sykes un accord qui préserve les intérêts français. Le 3 janvier 1916, un accord secret répartit entre les deux alliés les zones d’influence. Celle des Français au nord de la ligne Deraa-Kirkouk intégrera les régions côtières syriennes et libanaisesetdéborderasurleterritoiredelaTurquieactuelleaunord; celle des Britanniques, au sud de cette ligne, inclura la Palestine, Bagdad et Bassora, et permettra d’assurer la continuité territoriale avec le golfe Persique et le Koweït, protectorat britannique depuis 1899 d’où la Royal Navy surveille les débouchés de la mer Rouge, vitaux pour le bon fonctionnement du canal de Suez et l’accès aux Indes. Prudents comme à leur habitude, les Anglais signent cependant avec réticence ; Mark Sykes n’appose son paraphe qu’au crayon à papier, espérant que les événements permettront d’améliorer la part du lion, alors que François Georges-Picot signe à l’encre, d’une belle et large écriture… C’est que, dans le même temps, Londres a fait des promesses aux Arabes. Le 24 octobre 1915, le gouverneur britannique d’Egypte,
Les accords Sykes-Picot (1916)
Mer Noire
AU PAYS DE L’OR NOIR La répartition des zones d’influence entre la Grande-Bretagne et la France scellée, en 1916, par Mark Sykes et François Georges-Picot. Les Britanniques la remirent en question en 1918 pour s’emparer du pétrole de Mossoul, promis à la France. Elle ne laissait pas de place au grand royaume arabe que Lawrence d’Arabie avait fait miroiter à ses alliés mecquois.
France : Zone de contrôle Zone d’influence
Erzurum
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Royaume-Uni : Zone de contrôle Zone d’influence
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Bassora Aqaba
© IDÉ.
Henry McMahon, a adressé au cheikh Hussein une déclaration nébuleuse au terme de laquelle il acceptait la création d’un grand royaume arabe excluant seulement le littoral syrien et l’entrée du golfe Persique, « dans la mesure où l’Angleterre [serait] libre d’agir sans que ce soit au détriment des intérêts de ses alliés actuels ». Dûment cornaqué par T. E. Lawrence, qui croit sincèrement à la parole de son gouvernement, Hussein donne le signal de la révolte à La Mecque en juin 1916 etappellelesArabesaudjihad.PilotéesparLawrence,avectrèspeude moyens, les opérations militaires sont menées par Fayçal, le fils d’Hussein. Elles enchaînent rezzous et coups de main. La prise de Djeddah en 1916, celle d’Al-Wajh sur la mer Rouge en janvier 1917, d’Aqaba, du chemin de fer du Hedjaz en octobre, de Deraa en septembre 1918 affaiblissent considérablement les forces ottomanes. En Palestine, le 11 décembre 1917, le général Allenby peut s’offrir le luxe d’une entrée triomphale à Jérusalem par la porte de Jaffa. A l’automne 1918, Fayçal pénètre dans Damas avec l’appui des troupes britanniques. Incontestablement, les Arabes sunnites n’ont pas démérité. Ils en tireront peu de profit. Et Lawrence d’Arabie pourra déplorer qu’ils aient été appelés au combat « sur la foi d’un mensonge ». Un nouveau facteur est en effet entré en ligne de compte. L’amirauté britannique a pris conscience de l’importance des champs pétrolifères de Mossoul dont nul, en dehors de quelques géologues allemands, n’avait jusqu’alors mesuré l’ampleur. Promis aux Français par les accords Sykes-Picot, ils deviennent désormais une priorité pour les Britanniques car « la grande puissance qui contrôlera les terres pétrolifères de Perse et de Mésopotamie maîtrisera la source d’approvisionnement de la majorité des combustibles liquides du futur ». Venu à Londres le 1er décembre 1918 pour évoquer les termes de la conférence de paix, Clemenceau demande au Premier ministre britannique Lloyd Georges : « Dites-moi ce que vous voulez » en contrepartie de la confirmation de la liberté d’action française en Syrie. « Je veux Mossoul », répond Lloyd George. « Vous l’aurez. » Le sort de Fayçal n’intéresse plus personne. A l’issue de négociations rendues ardues par le président américain qui, au nom des quatorze points fixant les buts de guerre des Etats-Unis, réclame le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les Anglais décident unilatéralement de retirer leurs troupes de Syrie le 1er novembre 1919. Fayçal reste seul. Le 25 avril 1920, la conférence de San Remo confie à la France un mandat pour administrer la Syrie et le Liban « jusqu’à ce que soient remplies les conditions de l’indépendance ». Appliquant à la lettre les termes des accords Sykes-Picot, Clemenceau envoie le général Gouraud occuper le poste de haut-commissaire de la république en Syrie. Il a pour adjoint Robert de Caix, le président du Comité pour l’Asie française. Le 14 juillet 1920, Gouraud lance un ultimatum à Fayçal, qui s’est fait, entre-temps, proclamer roi de Syrie par un parlement de notables. Le 24 juillet, les troupes françaises écrasent les forces arabes à Maysaloun, devant Damas. Le 26, Gouraud fait son entrée dans la capitale syrienne tandis que Fayçal s’enfuit en Palestine. Le rêve d’un grand royaume arabe promis par les Britanniques a vécu. Il ne reste plus que des lots de consolation. En Mésopotamie, l’Angleterre doit faire face, en 1920, à un soulèvement extrêmement violent qui lui coûtera plus de 2 300 morts. Conscient qu’une
Administration internationale
Trabzon
Koweït
Frontières actuelles de la Syrie
100 km
occupation durable représenterait un coût insupportable pour la Couronne, Londres se résout à faire à nouveau appel à Fayçal pour occuper cette fois le trône de Bagdad. En août 1921, après un plébiscite plus ou moins truqué, il obtient 96 % des voix. Pour prix de son ralliement, Abdallah, le frère cadet de Fayçal, se voit offrir le royaume de Transjordanie. On laisse au cheikh Hussein La Mecque et le Hedjaz qui deviendront plus tard, après le renversement du cheikh par Abdelaziz Al Saoud, l’Arabie saoudite. Après la découverte des champs pétrolifères et l’affaiblissement britannique consécutif à la Seconde Guerre mondiale, celle-ci s’imposera comme un pivot majeur de la diplomatie américaine, scellée par le pacte signé en février 1945 entre Roosevelt et Ibn Saoud sur le Quincy. Aux promesses épiques de Lawrence d’Arabie avaient succédé des Etats clients qui ne tenaient compte ni de la volonté des peuples – pour organiser le plébiscite, Churchill avait recommandé de ne pas appliquer « les méthodes politiques occidentales » car il convenait « de soigneusement orienter le scrutin » – ni des divisions religieuses et ethniques. Nul ne s’était préoccupé de la difficulté de faire vivre ensemble dans un cadre national irakien ou syrien des chrétiens présents depuis les temps apostoliques, des sunnites et des chiites déchirés depuis le VIIe siècle et des minorités kurdes et yazidies qui rêvaient d’émancipation. Le succès actuel de Daech, la difficulté du gouvernement irakien à contenir sa poussée, la division de la Syrie entre factions diverses sont pour une part le fruit de ces arrangements. 2
À LIRE Une ligne dans le sable James Barr Perrin 512 pages 24,90 € Parution le 2 février
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XPOSITIONS Par Albane Piot
Versailles Spectacles
Au château de Versailles, une exposition restitue la féerie des divertissements donnés à la cour des trois rois.
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ulendemaindelaFronde,l’ambiance est à la fête, au goût de vivre, à la recherche du plaisir qui guérit de l’ennui. Le roi est de la partie, conscient de l’avantage qu’il peut en tirer. Faire de sa cour une société de plaisirs, ne serait-ce pas donner aux courtisans « une honnête familiarité » avec le souverain, un moyen de les charmer, de les faire siens ? Un moyen aussi d’émerveiller le royaume tout entier, et, mieux encore, l’Europe ! A Versailles alors, le divertissement s’institutionnalise. Non pas
seulement les fêtes à grande échelle, les mariages, les réceptions diplomatiques, les anniversaires fastueux. Mais aussi le calendrier usuel des occupations dont l’art et la beauté charment tous et chacun, l’alternance des journées de chasse avec celles de la promenade, des soirées de comédie aux soirées d’appartement, qu’elles soient consacrées au bal, au jeu ou au concert. L’exposition du château de Versailles restitue merveilleusement toutes les facettes que prirent les divertissements à la Cour
sous les règnes successifs de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Les divertissements de plein air d’abord, avec, souveraine à Versailles, qui avant d’être palais en avait été un rendez-vous, la chasse, le courre, le tiré, le vol. L’exposition s’ouvre au son des trompes, sur les tentures des chasses de Louis XV, les portraits des chiens de Louis XIV, le Déjeuner de chasse de Jean-François de Troy, trompes, fusils et traités de vénerie. A Versailles comme à Paris, les carrousels font danser les chevaux, les courses de dagues permettent à Louis XIV de faire admirer son adresse et sa grâce, les costumes constellés
© CHÂTEAU DE VERSAILLES, DIDIER SAULNIER. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DES CHÂTEAUX DE MALMAISON ET DE BOIS-PRÉAU)/ADRIEN DIDIERJEAN. © DAN COURTICE.
de joyaux lumineux ravissent les yeux éblouis. La comédie, le concert, le jeu et le bal sont donnés à la lumière de milliers de chandelles, dans des constructions provisoires avant que ne soit construit l’Opéra royal en 1770 à l’occasion du mariage du Dauphin : des décors éphémères et transportables, curieux et magnifiques, que l’exposition restitue virtuellement en 3D, ou physiquement, à grand spectacle. S’appuyant sur les dernières recherches des historiens ou des musicologues, l’expérience des praticiens de la vénerie, de la danse ou des jeux anciens, l’exposition met en scène projets de costumes, portraits d’artistes, instruments anciens, habits et décors, cartes et tables à jeux, gravures, dessins, peintures et machineries pour évoquer tour à tour les théâtres de société, le répertoire des ballets et opéras donnés à la Cour, la promenade, occasion de s’adonner au mail, à la paume, à la pêche, à l’escarpolette, à la ramasse (l’ancêtre du bobsleigh) ou au patinage, les bals et mascarades, les illuminations et les feux d’artifice. On y fait mille rencontres : courtisans, danseurs, musiciens ; on admire mille ingéniosités. La curiosité éveillée, on aimerait parfois en savoir plus sur toutes ces pratiques élégantes et normées dont la profusion cependant ne permet pas l’ennui. L’ensemble forme un spectacle divertissant et somptueux, où l’on s’attarde volontiers, amusé, spectateur, courtisan comme avant. 2 « Fêtes et divertissements à la Cour », jusqu’au 26 mars 2017. Versailles, château. Tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 17 h 30. Tarif : 15 €. Rens. : www.chateauversailles.fr Catalogue sous la direction d’Elisabeth Caude, Jérôme de La Gorce et Béatrix Saule, Château de Versailles/Gallimard, 392 pages, 49,90 €.
PROMENADES Page de gauche : Vue de la galerie d’Eau ou bosquet des Antiques, Jean-Baptiste Martin l’Aîné, 1688, et Vue de la salle des Festins ou salle du Conseil, 1688, Etienne Allegrain (Versailles, musée du Château) ; proue du canot de promenade de Marie-Antoinette, anonyme, 1777, (Paris, musée de la Marine). En haut : robe de cour attribuée à l’impératrice, vers 1810 (Château de Malmaison).
HAUTE COUTURE
● Au château de Malmaison, à commencer par la salle des Atours, au deuxième
étage, où étaient conservés autrefois les robes, bas, chemises, gants et chapeaux de l’impératrice Joséphine, sont exposés cet hiver cinquante pièces d’habillement de l’époque, que cette dernière ou sa fille Hortense auraient pu revêtir, reflet des modes du temps, aperçu des élégances de la cour napoléonienne, auquel l’Empereur accordait de l’importance et dont l’impératrice se devait d’être un fleuron. Parmi elles, une robe blanche et or, dont la splendeur autorise l’idée qu’elle ait appartenu à Joséphine elle-même. De fait, on conserve bien peu des atours de l’impératrice, laquelle, en raison d’une coutume baptisée « la réforme des vêtements », passait en revue, deux fois par an avec son personnel, tout le contenu de ses armoires et distribuait ce qu’elle ne souhaitait plus porter. Robes de mousseline ou de tulle, manteau de velours de soie, côtoient chaussures de cuir, ballerines de satin, pochette en damas, proposées à grands frais par les marchands de mode. Tel Louis Hippolyte Leroy, auquel étaient allouées chaque année de fabuleuses sommes et dont Joséphine appréciait l’inventivité et l’assurance mais dont Mlle Avrillon, femme de chambre de l’impératrice, ne pouvait supporter l’afféterie et les manières de faquin fat et ambitieux. Les élégances s’accompagnent de comédies humaines. « Dans les armoires de l’impératrice Joséphine, la collection de costumes féminins du château de Malmaison », jusqu’au 6 mars 2017. Rueil-Malmaison, musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau. Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 15. Tarifs : 6,50 €/5 €. Rens. : www.chateau-malmaison.fr Catalogue, Editions Artlys, 80 pages, 19 €.
VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE
● Elle avait été découverte par quatre adolescents le 12 septembre 1940
à Montignac-sur-Vézère, au cœur du Périgord noir, dans la propriété du comte et de la comtesse de La Rochefoucauld. Sous leurs yeux émerveillés, la lueur de leur lampe à pétrole révélait sur les parois de la grotte les formes plates, couleurs ocre rouge et jaune, bistre, noir et même brun violet, de grands taureaux, de cerfs, de vaches et de chevaux alignés en longues frises. Trois mois plus tard, la grotte de Lascaux était classée Monument historique. Elle ouvre au public en 1948. Des milliers de personnes s’y pressent… déséquilibrant ainsi le milieu climatique qui avait permis jusque-là la conservation de peintures vieilles de dix-huit mille ans avant Jésus-Christ. Pour éviter que les peintures ne se perdent, la grotte est fermée en 1963. On ouvre à la place un premier fac-similé, partiel, de la grotte en 1983 : Lascaux 2. En 2012, une exposition nomade révèle au monde entier le projet de reconstitution de la grotte : Lascaux 3. Le 15 décembre 2016, se sont ouverts Lascaux 4 et le Centre international de l’art pariétal Montignac-Lascaux, dans un long bâtiment de béton et de verre semienterré. Lorsqu’on pénètre à l’intérieur du fac-similé (photo), qui reproduit cette fois l’intégralité du site originel, il fait humide et sombre comme dans une grotte. A la suite, des espaces mettent à profit écrans et techniques numériques pour raconter la découverte du lieu, présenter l’art pariétal, les travaux des préhistoriens, les autres sites comparables à travers le monde et viennent mettre en regard ces peintures préhistoriques avec l’art contemporain… Une expérience ! Centre international de l’art pariétal Montignac-Lascaux, 24290 Montignac. Tous les jours de 9 h à 19 h, puis jusqu’à 20 h, à partir d’avril. Tarifs : 16 €/15 €/10,40 €. www.lascaux.fr
17 h
C
INÉMA Par Geoffroy Caillet
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Le
silence est d’Or
En adaptant fidèlement le roman Silence de Shusaku Endo, Martin Scorsese livre l’histoire déchirante d’un jésuite soumis à la tentation de l’apostasie dans le Japon du XVIIe siècle.
M
© METROPOLITAN FILM EXPORT.
18 h
artin Scorsese a avoué avoir attendu vingt-huit ans pour faire mûrir son projet de porter à l’écran Silence, le roman de Shusaku Endo (1923-1996), que l’auteur de La Puissance et la Gloire tenait pour l’un des plus grands romanciers du XXe siècle, et que la postérité a précisément regardé comme le Graham Greene japonais. Publié en 1966, Silence est bâti sur un fait avéré : l’apostasie sous la torture du jésuite portugais Cristóvão Ferreira en 1633, dans un Japon où le christianisme avait été décrété illégal vingt ans plus tôt. Arrivés en 1549 avec saint François Xavier en bénéficiant du patronage commercial des Portugais sur l’archipel, les jésuites avaient obtenu du pape Grégoire XIII le monopole de la mission d’évangélisation au Japon. Mais la concurrence des franciscains espagnols des Philippines, dont ils désapprouvaient les méthodes trop directes, puis des dominicains et des augustins, compliqua leur tâche. Un premier édit d’interdiction du christianisme fut promulgué en 1587 et vingt-six martyrs exécutés à Nagasaki en 1597. L’unification du pays sous la férule du shogun Tokugawa Ieyasu aboutit bientôt à l’édit de 1614, qui expulsait les prêtres et persécutait les chrétiens en les soumettant à l’épreuve de l’e-fumi, le piétinement d’images sacrées, pour en faire des apostats et non plus des martyrs. Les morts se comptèrent alors par dizaines de milliers, sur fond de révolte fiscale qui entraîna, en 1637, la fermeture du Japon au reste du monde jusqu’aux années 1850. Ce n’est qu’alors que les prêtres des Missions étrangères de Paris
CRUCIFIÉS Alors que le Japon a décrété depuis 1614 l’interdiction du christianisme dans l’archipel, trois chrétiens de l’île de Kyushu affrontent le martyre devant la marée montante. Le père Rodrigues, lui, sera confronté à un dilemme encore plus déchirant. purent se rendre à nouveau au Japon et y découvrir la persistance de communautés chrétiennes éparses dans l’archipel. Fidèle à la trame du roman d’Endo, le film de Scorsese met en scène deux jésuites portugais, les pères Rodrigues (Andrew Garfield) et Garupe (Adam Driver), qui s’embarquent clandestinement pour le Japon afin de mener l’enquête sur l’apostasie du père Ferreira (Liam Neeson). Sitôt leur arrivée, ils sont confrontés à la persécution dramatique qui frappe les chrétiens et doivent se cacher. Mais ils sont vite repérés par les autorités et, capturés, sommés à leur tour de renier leur foi. Quand le gouverneur de la province de Chikugo réalise qu’ils sont
prêts à affronter le martyre, il soumet le père Rodrigues à un autre chantage : s’il n’apostasie pas, ce n’est pas lui mais les chrétiens qui seront torturés et exécutés. L’histoire des jésuites au Japon a fourni à Scorsese un sujet dont la puissance intrinsèque n’est pas sans rappeler celle du poignant Mission (1986) de Roland Joffé. Là s’arrête pourtant la comparaison. Car Martin Scorsese a dégagé son film de la fresque grandiose comme de tout exotisme pour mieux faire ressortir la gravité absolue de son propos. Silence n’est rien de moins en effet que l’histoire d’un cas de conscience suprême, lequel torture bien plus sûrement le père Rodrigues au long
des deux heures quarante du film que n’importe lequel des supplices (noyade, bûcher, décapitation…) qui s’abattent sur les martyrs japonais : peut-on choisir Dieu en condamnant à mort ses enfants ? A peine rescapé de l’excellent Tu ne tueras point de Mel Gibson, Andrew Garfield campe à nouveau un pénétrant personnage christique, rapidement conduit de la foi en action à l’épreuve de la foi. Bouleversé par la soif spirituelle des villageois, le père Rodrigues a tout juste le temps de dire la messe, de baptiser et de confesser à tour de bras, avant de plonger dans la nuit de Gethsémani. Comme le Christ, il a aussi son Judas dans la personne d’un pauvre hère, Kichijiro, apostat en série mais toujours pécheur repentant et pardonné. Face à lui, le gouverneur japonais (Issei Ogata) incarne magistralement le tentateur, parfait connaisseur de la foi chrétienne et de l’âme humaine. Puisque le « silence » dont il est question est bien celui de Dieu, il porte le doigt dans la plaie de ses doutes (« il est silencieux, ne le soyez pas »), agite la tentation de l’orgueil (« le prix de votre gloire est leur souffrance »), tente de le convaincre de l’incompatibilité entre la foi chrétienne et le Japon («un marécage, rien n’y pousse »), minimise l’enjeu du reniement (« ce n’est qu’une formalité »), va enfin jusqu’à se substituer à Dieu (« si le Christ était ici, il aurait apostasié pour les sauver »). Si toute la narration tend vers le choix ultime du père Rodrigues, celui-ci ne marque pas pour autant le dénouement du film, comme le spectateur le découvrira. Surtout, Silence ne se prononce pas sur la validité morale de ce choix : il éclaire avec une acuité bouleversante ses ressorts, ses implications et ses prolongements dans l’âme humaine, au regard de la foi chrétienne. A ce niveau de déchirement de la conscience, quelle parole serait légitime ? Parler reviendrait à connaître le choix de Dieu : or « seul Dieu peut répondre ». Un hommage de haute volée aux chrétiens japonais et à leurs prêtres, auxquels Silence est dédié, et un très grand moment de cinéma. 2 Silence, de Martin Scorsese, avec Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson, 2 h 41. En salles le 8 février.
FIRST LADY
D
ans d’autres mains que celles de Pablo Larraín, un film consacré à Jacqueline Kennedy aurait fatalement tourné au biopic sirupeux. Récit des quatre jours de sa vie entre l’assassinat et l’enterrement de son président de mari en novembre 1963, cette Jackie est au contraire une pénétrante étude de caractère : celui d’une femme à la fois dévastée et digne, anxieuse de donner à « Jack » des funérailles dignes d’Abraham Lincoln, mais consciente au fond de l’exiguïté de son héritage politique, pointée par son beau-frère Bob (Peter Sarsgaard) lui-même : « Qu’avons-nous accompli ? Nous ne sommes que des gens beaux et célèbres. » Sous la caméra de Larraín, Natalie Portman est une Jackie Kennedy sidérante, passant tour à tour d’une force magistrale à un état de vulnérabilité déchirant. Face au journaliste qui vient l’interviewer une semaine après la tragédie, elle tient à garder un contrôle total de ses paroles. Au prêtre auprès de qui elle cherche le soutien de la foi, elle affirme : « Je n’ai jamais voulu la célébrité. J’ai juste voulu être une Kennedy. » Hantée par ses souvenirs, complexe et finalement insaisissable, cette Jackie transcende de bout en bout un film à oscars qui n’en emprunte jamais la voie. Gageons que la grand-messe du cinéma qui aura lieu le 26 février ne lui en tiendra pas rigueur. Jackie, de Pablo Larraín, avec Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig, 1 h 40. En salles le 1er février.
19 h
GUERRE ET PASSION
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n 1982, Roberto (Dougray Scott), un journaliste chargé d’écrire un livre sur Josémaria Escriva, découvre que son père Manolo (Wes Bentley) fut un ami d’enfance du fondateur de l’Opus Dei. Mais, pour le vieil homme au seuil de la mort, accepter de parler d’Escriva (Charlie Cox), c’est d’abord révéler son propre passé. Taupe nationaliste dans les rangs républicains lors de la guerre d’Espagne, il dissimule en effet un lourd secret, lié à son amour d’alors pour une jeune pasionaria, Ildiko (Olga Kurylenko, la James Bond Girl de Quantum of Solace). Plutôt qu’un biopic linéaire de saint Josémaria Escriva, Roland Joffé s’est orienté vers un portrait croisé pendant la guerre civile espagnole. Il faut saluer son parti, plutôt rare au cinéma, d’évoquer cet épisode sans se cantonner au seul point de vue des républicains, comme en témoigne la traque dont Escriva fait l’objet à Madrid ou l’exécution d’un prêtre par des militants. Mais le conflit ne sert que de prétexte à un mélo épique chargé d’un pathos outrancier, la palme revenant à la musique omniprésente et terriblement appuyée qui le sature d’un bout à l’autre. L’histoire de Manolo finit par éclipser Escriva, dont on n’apprendra finalement que peu de chose. Où est passé le réalisateur bien plus inspiré de La Déchirure et de Mission ? Au prix du sang, de Roland Joffé, avec Wes Bentley, Charlie Cox, Olga Kurylenko, 1 h 46.
H
ISTORIQUEMENT INCORRECT Par Jean Sévillia
REQUIEM POUR
20 h
© BALTEL/SIPA.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
UN EMPIRE DÉFUNT
L
Dès son accession au trône, en novembre 1916, Charles Ier d’Autriche manifesta le désir de conclure la paix avec l’Entente. Mais le jeune souverain n’avait pas de marge de manœuvre et les pourparlers secrets engagés en 1917 échouèrent.
e 21 novembre 1916, à la mort de François-Joseph, son petit-neveu Charles lui succède sous la double couronne des Habsbourg. Celui qui devient, à 29 ans, l’empereur Charles Ier d’Autriche et le roi Charles IV de Hongrie était l’héritier du trône depuis l’assassinat de son oncle François-Ferdinand, à Sarajevo, en 1914. Ayant servi sur le front depuis le début des hostilités, le jeune archiduc s’était persuadé que son pays ne pourrait plus gagner la guerre, mais qu’il devait ne pas la perdre. Ayant éprouvé le bellicisme des Allemands et leur habitude de traiter leurs alliés autrichiens en subordonnés, il était déterminé à suivre sa voie propre le jour où il accéderait au pouvoir. Proclamé empereur, Charles va par conséquent entrer en contact avec l’Entente afin de savoir à quelles conditions la paix serait possible. Ces négociations secrètes passeront par deux frères de sa femme, l’impératrice Zita, née princesse de Bourbon-Parme, dont la famille, qui avait perdu son trône de Parme en 1859, vivait en Autriche. En 1914, trois princes de Parme avaient choisi de combattre dans l’armée des Habsbourg tandis que deux autres avaient préféré s’engager chez les Alliés. Dès le 5 décembre 1916, la duchesse de Parme, mère de l’impératrice Zita, écrit à la reine des Belges, sa nièce, pour lui exprimer le vœu de voir ses fils, les princes Sixte et Xavier, officiers dans l’armée belge. La rencontre devant avoir lieu en terrain neutre et le roi des Belges ayant donné son autorisation, les deux hommes ont une entrevue avec leur mère à Neuchâtel, en Suisse, le 29 janvier 1917. Ils apprennent alors l’intention de Charles Ier d’ouvrir sans tarder des discussions avec l’Entente. A leur mère, les princes confient une note consignant les conditions de paix des Alliés, en tout cas celles que leur ont communiquées leurs amis parisiens qui ont leurs entrées au Quai d’Orsay et qui cherchent à détacher l’Autriche de l’Allemagne : restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, rétablissement de la Belgique, restauration de la Serbie, cession de Constantinople à la Russie. De retour à Paris, les deux frères informent Jules Cambon, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, et William Martin, chef du protocole au Quai d’Orsay. A Vienne, l’empereur charge un ami d’enfance, le comte Erdödy, du contact avec ses beaux-frères. La première rencontre a lieu le 14 février 1917 à Neuchâtel. L’émissaire autrichien expose le plan de paix de Charles : restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, rétablissement de l’indépendance belge, signature d’un armistice avec la Russie, fondation d’un royaume des Slaves du Sud
intégré à la fédération austro-hongroise avec un Habsbourg à sa tête. Sixte, lui, plaide pour une offre de paix publique de l’Autriche. Rentré à Vienne, Erdödy rend compte à Charles qui informe son ministre des Affaires étrangères, le comte Czernin, du processus enclenché. Le 20 février, à Neuchâtel, Erdödy apporte à Sixte un mémoire résumant la position du ministre autrichien : indissolubilité de l’alliance des puissances centrales ; accord pour une reconstruction de la Serbie sur une base qui ne menacera pas l’Autriche ; soutien au retour de l’Alsace-Lorraine à la France à condition que l’Allemagne y consente ; rétablissement de la Belgique. L’émissaire de l’empereur donne également à Sixte une note dans laquelle Charles s’engage à faire pression sur l’Allemagne au sujet de l’Alsace-Lorraine. Le 5 mars, les princes Sixte et Xavier sont reçus par le président de la République, Raymond Poincaré. Trois jours plus tard, le chef de l’Etat, après avoir conféré avec Aristide Briand, président du Conseil et titulaire du portefeuille des Affaires étrangères, résume pour Sixte le point de vue de la France. Quatre conditions sont non négociables : la restitution de l’Alsace-Lorraine, le rétablissement de la Belgique, celui de la Serbie, et l’ouverture de discussions avec la Russie. Reste l’Italie que ses alliés devront informer et à qui l’Autriche devra faire une concession territoriale. Le 19 mars, c’est à Genève que Sixte et Xavier retrouvent Erdödy qui les convainc de se rendre clandestinement à Vienne. Le 23 mars, les deux frères sont reçus par l’empereur au château de Laxenbourg, une résidence des Habsbourg. Après un instant d’émotion et d’échange familial en présence de l’impératrice Zita, le vif du sujet est abordé. Charles explique que son devoir est de contraindre son allié allemand à négocier, et qu’en cas d’échec, il conclura la paix séparément. Convoqué, Czernin fait son apparition, mais rend la discussion plus difficile. Il est néanmoins convenu qu’il reprendra les tractations avec les princes, mais le lendemain, la discussion n’avance pas. Le 24 mars, Sixte et Xavier retournent à Laxenbourg où Charles leur remet une lettre manuscrite en français, rédigée à l’intention de Sixte mais destinée aux autorités françaises. Dans ce texte, après
© PHOTO12/UIG/GETTY IMAGES. © HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS/CORBIS VIA GETTY IMAGES.
un hommage aux qualités militaires de la France, l’empereur s’engage notamment à faire jouer son influence en vue de la restitution de l’Alsace-Lorraine et du rétablissement de la Belgique. En France, la situation a changé entre-temps : le ministère Briand tombé, le nouveau président du Conseil et ministre des Affaires étrangères est Alexandre Ribot. Quand Sixte revient à Paris, Poincaré lui fait savoir qu’il le recevra en compagnie du chef du gouvernement. Le 31 mars, cependant, Sixte est reçu à l’Elysée sans Ribot qui a prétexté un rendez-vous avec Clemenceau, alors président de la commission de l’armée au Sénat. En découvrant la lettre de l’empereur, Poincaré décide d’avertir George V, ce que Sixte se propose de faire lui-même mais à quoi Ribot, tenu au courant, s’oppose : devant rencontrer Lloyd George, le Premier ministre britannique, le président du Conseil entend lui parler d’abord. L’entrevue de Ribot et de son homologue anglais a lieu à Folkestone le 11 avril. A la lecture de la lettre de Charles, Lloyd George est enthousiaste et veut prévenir George V. Ribot, toutefois, le persuade d’associer les Italiens aux discussions avec Vienne. Le 12 avril, Sixte rencontre enfin Ribot dans le bureau de Poincaré à l’Elysée. Le prince met en garde contre le risque présenté par l’irruption des Italiens dans le processus amorcé, mais Ribot demeure inébranlable et prévient qu’il avertira Sidney Sonnino, le ministre des Affaires étrangères italien, au cours d’une réunion prévue à Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie, et à laquelle Lloyd George participera également. Le 19 avril, à Saint-Jean-de-Maurienne, la simple évocation d’éventuelles propositions de paix autrichiennes déclenche l’hostilité des Italiens : ceux-ci assurent qu’ils ne renonceront jamais aux clauses du traité secret de Londres (26 avril 1915) par lequel leur pays est entré en guerre en échange de la promesse de territoires autrichiens. Face à ce blocage, Lloyd George et Ribot n’insistent pas… Dès ce moment, les offres de Charles sont condamnées. Il y aura encore un voyage de Sixte à Vienne où l’empereur, le 9 mai, lui confiera une seconde lettre manuscrite en français faisant des ouvertures à l’Entente ; une ultime audience accordée, le 20 mai, par Poincaré au prince Sixte ; une entrevue de ce dernier avec George V, à Londres, le 23 mai. Mais le 20 juin, le gouvernement français notifiera à Sixte et Xavier qu’il n’y avait plus rien à faire pour l’instant. Le 25 juin 1917, les princes de Bourbon-Parme regagneront leur régiment : leur mission avait échoué. La tentative de Charles Ier aurait-elle pu aboutir ? L’empereur avait sous-estimé la logique des alliances qui voulait que la France et l’Angleterre, n’ayant pas de front commun avec l’Autriche, n’eussent pas d’intérêt stratégique immédiat à la cessation des hostilités avec Vienne, tandis qu’elles étaient liées par les promesses
MESSAGERS DE LA PAIX A gauche : les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, officiers de l’armée belge durant la Première Guerre mondiale. Frères de Zita de Bourbon-Parme, l’épouse de Charles Ier (à droite), nouvel empereur d’Autriche depuis novembre 1916, les princes furent, durant les premiers mois de 1917, les messagers secrets de Vienne auprès de la France et de la GrandeBretagne pour tenter d’ouvrir des négociations de paix. consenties à l’Italie. Charles, par souci de l’honneur militaire visà-vis de ses alliés, cherchait plus une paix générale qu’une paix séparée, qui aurait été sa dernière arme. Mais en situation d’infériorité, il ne disposait d’aucun moyen de pression sur l’Allemagne. En cas de défaillance de Vienne, le Reich, dont les espions avaient percé la manœuvre de Charles avec l’Entente, avait d’ailleurs mis au point un plan d’occupation générale de l’Autriche avec une variante, la déposition des Habsbourg, ce que l’empereur savait par ses propres services de renseignement. La marge de manœuvre du jeune souverain, isolé dans son propre camp, était étroite. Il reste que, à part Lloyd George et dans une moindre mesure Poincaré, au lieu de l’encourager, on ne lui a opposé que des rebuffades. Chez certains, comme Ribot, les préjugés idéologiques anti-Habsbourg et même anti-Bourbons (contre le prince Sixte) y étaient pour quelque chose. En 1918, Clemenceau, devenu président du Conseil, donnera le coup de grâce en révélant les pourparlers de 1917 qui, selon les exigences de Charles, devaient rester secrets. Incompris, considéré comme un traître et un défaitiste par les Allemands ainsi que par beaucoup d’Autrichiens, le souverain perdra de son autorité et de sa liberté : les Alliés avaient, par là, condamné à mort l’Autriche impériale.2
À LIRE de Jean Sévillia Le Dernier Empereur Perrin 360 pages 22,50 €
21 h
À
LIVRE OUVERT Par Michel De Jaeghere
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
La
22 h
de morale l’ Histoire
Confrontée à la crise migratoire, la hiérarchie de l’Eglise s’est ralliée à un humanitarisme qui la conduit à négliger les menaces qui pèsent sur l’Europe. Le livre choc de Laurent Dandrieu.
D
epuis que le christianisme est apparu sur terre, les chrétiens se sont interrogés sur leur double nature d’animal social, voués au bien commun de leur nation, et de fils de Dieu, appelés à servir un royaume qui n’est pas de ce monde. L’Eglise leur a longtemps proposé de tenir les deux bouts de la chaîne : la radicalité évangélique et les impératifs d’ordre et de raison hérités du monde gréco-romain. De saint Augustin à saint Thomas d’Aquin, son enseignement les a invités à concilier les obligations de la piété filiale, qui leur commande de considérer leur patrie, leur civilisation, leur culture comme un patrimoine à sauvegarder, à transmettre, avec la conscience d’être sur la terre des étrangers de passage, qui ne sauraient considérer comme un absolu leur vie d’ici-bas. Le discours que tient aujourd’hui le pape François sur la crise migratoire a spectaculairement rompu avec cet équilibre. En proclamant que « le chrétien laisse venir tout le monde » (22 juin 2016), en multipliant petites phrases, visites à grand spectacle et gestes médiatiques, il paraît avoir fait de l’ouverture de l’Europe à l’immigration de masse une sorte de devoir moral. Comme si la parole du Christ « j’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Matthieu 25, 35) avait délégitimé par avance toute politique de maîtrise des frontières, toute défense de l’identité culturelle des nations face à la submersion. Si l’Eglise devait se faire au contraire le complice et l’agent d’un brassage général des populations. Rédacteur en chef des pages culturelles de Valeurs actuelles, chroniqueur religieux en même temps que biographe inspiré de Fra Angelico et de Woody Allen, Laurent Dandrieu s’est efforcé de comprendre comment on en est arrivé là. Analysant avec une grande rigueur, une honnêteté intellectuelle exemplaire l’ensemble de l’enseignement de l’Eglise sur la question depuis Pie XII, il met en lumière l’aveuglement singulier qui semble l’avoir conduite, au fil du temps, d’une légitime charité envers les démunis à la promotion d’une politique qui nie les spécificités de l’Islam, fait l’impasse sur le choc des cultures, méconnaît les droits des nations, et singulièrement, celui des autorités politiques à protéger la Cité des menaces qui pèsent sur elle, et passe par pertes et profits la civilisation européenne au nom de la « culture de la rencontre ». Analysant aussi bien l’impact de la crise migratoire que les degrés d’assentiment que la doctrine catholique impose à ses
fidèles (il y fustige très opportunément la tendance de nombreux chrétiens à considérer comme infaillible tout propos de rencontre tombé de la bouche du pape régnant ; à tenir pour rien au contraire des siècles d’enseignements antérieurs), son livre est plus encore l’occasion d’une méditation extraordinairement éclairante sur l’inévitable tension qui règne entre des règles morales conçues pour régir le comportement des individus, et les obligations spécifiques à la politique : celles qui relèvent des vertus de force, de prudence et de tempérance sans quoi les idées chrétiennes deviennent folles. « De même qu’une justice qui remettrait les dettes, où l’on pardonnerait sans punir, une diplomatie où l’on tendrait la joue gauche, ou une économie où l’ouvrier de la onzième heure recevrait le même salaire que celui qui a œuvré tout le jour conduiraient à coup sûr une société à l’anarchie et à la ruine, de même vouloir appliquer sans autre forme de procès la parabole du Bon Samaritain, qui voit un homme secourir et prendre soin d’un inconnu rencontré sur sa route, à des millions de migrants qui se pressent à nos frontières, ne pourrait que plonger le continent européen dans une spirale de chaos. » « Le discours du Christ, souligne-t-il, est un discours de personne à personne, il indique comment se conduire avec son prochain. » Aux politiques, sauf à sombrer dans les délires de la morale kantienne, il appartient en revanche de prendre en compte l’impact de leurs décisions sur ceux qui en subiront concrètement les conséquences. Petits Blancs confrontés dans des quartiers ghettos à la réalité d’une immigration fantasmée comme une chance par ceux qui n’en ont qu’une connaissance livresque, ceux-ci sont les grands oubliés d’un discours ecclésial qui paraît plus avide de recueillir l’approbation des élites que de prendre en compte leur modeste « périphérie existentielle ». A la disparition de leur bien-être, de leur culture, de leur identité, ils sont appelés à se résigner par un humanitarisme de tréteaux de foire qui place sur leurs épaules un fardeau qu’ils sont seuls à porter. Œuvre d’un catholique hanté par la collaboration de l’Eglise à ce qui lui apparaît comme un suicide de l’Occident, le livre de Laurent Dandrieu est un appel au ressaisissement. 2 Eglise et immigration, le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, de Laurent Dandrieu, Presses de la Renaissance, 308 pages, 17,90 €.
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ÔTÉ LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Albane Piot, Frédéric Valloire, Eric Mension-Rigau, Geoffroy Caillet, Philippe Maxence, Béatrice Couturier, Dorothée Bellamy et Joséphine de Varax L’Egypte des pharaons. De Narmer à Dioclétien (3150 av. J.-C.- 284 apr. J.-C.). Damien
Agut, Juan Carlos Moreno-García Saluons d’abord le découpage chronologique que révèle le titre : s’il est normal d’aborder l’histoire de l’Egypte avec Narmer, premier pharaon à réunir en un royaume Basse Egypte et Haute Egypte (parfaitement présentées entre 6000 et 3300 av. J.-C.), il est plus rare de voir l’histoire de l’Egypte antique se prolonger jusqu’à l’empereur Dioclétien. Une vue justifiée : dans l’état actuel de notre documentation, Dioclétien est le dernier pharaon à présenter, selon la tradition, une offrande au taureau Bouchis, hypostase du dieu Montou. Admirons ensuite les cartes (telle celle des divisions administratives, les nomes), les tableaux, l’iconographie et ses légendes : tout est conçu pour rendre la lecture agréable. Enfin, le texte. Après un superbe chapitre introductif pour connaître ce pays commandé par les aléas du Nil, les auteurs, égyptologues confirmés, suivent sagement la chronologie en insistant sur trois aspects : la réalité du pouvoir monarchique et ses éclipses, la puissance du clergé et des élites, les ambitions géopolitiques et économiques. Au total, une remarquable synthèse d’une histoire aussi fascinante que complexe. J-LV
Ponce Pilate. Aldo Schiavone Sans les évangélistes, on ne saurait à peu près rien de lui. Une courte allusion (d’ailleurs fautive) chez Tacite, un témoignage à charge de Philon d’Alexandrie, quelques pages de Flavius Josèphe. Le procès de Jésus a pourtant fait de lui l’un des Romains les plus célèbres de l’histoire. Le seul païen à avoir eu le privilège de figurer dans le Credo des chrétiens. Historien du droit romain, analyste subtil et pénétrant de la fin de l’empire d’Occident (L’Histoire brisée), biographe de Spartacus, Aldo Schiavone consacre à Ponce Pilate une biographie qui fait plus que rassembler les éléments épars de sa vie. Auscultant ligne à ligne le récit des Evangiles, il reconstitue la confrontation du gouverneur avec le Christ avec une précision documentaire implacable, une rare intensité dramatique. On n’est pas obligé, sans doute, de partager le parti qui lui fait discerner, entre le préfet de Judée et le prédicateur galiléen qui lui a été déféré comme agitateur par les grands prêtres juifs, une mystérieuse complicité qui aurait conduit le Romain à aider l’Homme-Dieu à accomplir le mystère de la Rédemption. On ne sort pas indemne de la lecture des pages brûlantes qui l’ont vu retracer au plus près le face-à-face où s’est joué le Salut. MDeJ
Les Chrétiens et la Culture
Textes rassemblés et présentés par Laure de Chantal Homère envoya, le premier, Ulysse jusqu’au seuil des Enfers pour y faire des libations de vin doux, de lait miellé, d’eau pure. Virgile y fit descendre Enée à la recherche de son père. Hésiode, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Ovide, Lucrèce, Apulée, Lucain les suivirent tour à tour au royaume des ombres. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs », proclame Achille, tandis que rugit Clytemnestre devant l’impunité d’Oreste, et que Didon fixe en silence le sol face aux vaines protestations de son amant. Laure de Chantal s’est mise sur leurs traces pour nous offrir cette splendide anthologie des textes consacrés à l’au-delà, des chants de L’Iliade à La Divine Comédie. Elle nous promène à travers une floraison de chefs-d’œuvre comme dans un jardin de fleurs maudites. La science la plus sûre se conjugue, sous sa plume, avec la plus prenante des mélancolies. MDeJ
Sébastien Morlet L’Antiquité chrétienne fut longtemps écartelée entre deux tentations : celle de rejeter la culture grecque pour les liens étroits qu’elle entretenait avec le paganisme. Celle de la considérer au contraire comme une préparation qui avait disposé les esprits à accueillir la quête de vérité des Evangiles. Pourfendeurs de l’hellénisme ou adeptes de la paideia, apologistes et pères de l’Eglise en utilisèrent quoi qu’il en soit les disciplines pour défendre leur point de vue. La grammaire, pour faire avec Origène l’exégèse des textes sacrés ; l’histoire, pour raconter à l’école d’Eusèbe de Césarée celle de l’Eglise ; la rhétorique, pour polémiquer à l’instar de Lactance contre les païens ; la poésie, pour suggérer l’indicible comme Grégoire de Nazianze ; la dialectique à l’école de Clément d’Alexandrie ; les mathématiques, comme une initiation à l’intelligibilité de l’invisible ; l’astronomie, comme une étape vers la contemplation ; la musique, comme une voie d’accès à l’harmonie qui mette en ordre l’âme et la dispose à glorifier Dieu. Maître de conférences à l’université de ParisSorbonne, spécialiste de la littérature de l’Antiquité tardive, Sébastien Morlet passe en revue avec une érudition sans faille, une parfaite clarté d’exposition et un grand bonheur d’écriture les différents aspects de cette confrontation entre réflexion chrétienne et culture antique. Il montre comment celle-ci s’est finalement traduite par un renouvellement de la notion même de culture, sécularisée par son détachement de ses aspects proprement cultuels et décantée de ce qui relevait du seul héritage hellénique pour désigner tout ce qui contribue à parfaire, en l’homme, sa propre humanité. Une merveille. MDeJ
Les Belles Lettres, 488 pages, 29,50 €.
Les Belles Lettres, 240 pages, 12,90 €.
Belin, 848 pages, 49 €.
Bibliothèque classique infernale
Fayard, 248 pages, 19 €.
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 24 h
La Médecine antique. Vivian Nutton Un sujet austère, un gros livre, un universitaire britannique bardé de diplômes et un miracle : l’ouvrage est lisible. Mieux, passionnant. S’appuyant sur des textes, des inscriptions et des témoignages archéologiques tel que l’hôpital légionnaire du camp de Novaesium (Neuss, près de Düsseldorf), Vivian Nutton raconte l’histoire de la médecine grecque et romaine. Elle commence avec Homère et s’achève au VIIe siècle apr. J.-C. Deux figures la dominent, Hippocrate et Galien. S’il précise la perception de la santé, de la maladie et du corps qu’avaient les Anciens et s’il analyse les systèmes d’idées, les sectes et les différentes écoles qui président à l’art public qu’était alors la médecine, l’auteur est toujours concret. Il rassemble des faits, s’appuie sur des realia et insiste sur la pratique médicale. Il expose le kit chirurgical de base, s’émerveille de la panoplie sophistiquée d’un praticien qui disposait de plus de cent cinquante instruments différents, suit les médecins militaires dans leurs pérégrinations, n’oublie ni les sages-femmes et les femmes médecins ni les patients, rectifie des clichés (Marc Aurèle n’était pas opiomane, mais prenait de la thériaque comme tonique), se penche sur la situation sociale des médecins considérés comme des artisans modestes, hormis ceux des princes… Très diverse, cette médecine qui ne connaît aucune définition formelle et juridique, rassemble thérapeutes, ramasseurs d’herbes, escrocs et charlatans. Elle conserve des liens avec l’astrologie, utilise souvent la pharmacie magique, excelle dans l’observation anatomique, connaît expériences et échecs. Pendant des siècles, rappelle Vivian Nutton, les théories antiques servirent de socle à la médecine occidentale. Quant au serment d’Hippocrate, il incarne toujours les principes fondamentaux de l’éthique médicale ! J-LV
Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord, 1600-1840
L’Enseignement au Moyen Age. Pierre Riché Si de fait, au Moyen Age, seule une petite minorité d’hommes et de femmes sait lire et écrire, ou, en lettré, connaît le latin, tout homme, même d’origine populaire, peut, s’il le souhaite, avoir accès à l’éducation. Nourrie substantiellement des principes évangéliques, celle qui est dispensée dans les monastères du haut Moyen Age, les écoles épiscopales du XIIe siècle, les collèges et les universités du XIIIe siècle, vise tout autant le développement de la conscience chrétienne que la formation du jugement et du caractère. Pierre Riché montre ici brillamment ce que cette éducation doit au monde antique, décrit les institutions qui la dispensent, l’évolution des programmes, la place de la grammaire, du chant, du « par cœur », le regard que l’on portait alors sur l’enfant, les ouvrages et traités utilisés par les moines… Une plongée passionnante aux origines de notre culture, de notre appréhension du savoir, de nos principes éducatifs. AP
Gilles Havard Dans l’Amérique d’avant la conquête de l’Ouest, des Européens, Français surtout, mais aussi Anglais, collectaient des pelleteries auprès des Indiens. Ils les échangeaient contre des textiles, des objets métalliques, des perles. Au Québec, on les appelait « coureurs de bois », dans les régions anglophones « voyageurs ». Si « faire la traite » constitue un maillon important de l’économie des colonies nordaméricaines, ses acteurs sont aussi les principaux pionniers de l’exploration de ces immensités. De ces hommes qui vivent dans la « profondeur des bois », Havard donne un portrait exhaustif. Il multiplie les points de vue, rend compte de leur commerce, légal ou non, de leurs relations avec les colons installés et avec les Amérindiens, de leurs manières d’être, de se déplacer, de s’alimenter, de se vêtir, d’aimer et de croire. Un reproche cependant. Il manque une présentation des plus célèbres coureurs de bois. Ainsi Daniel Greysolon Dulhut (1639-1710). Qui peut savoir que ce petit noble lettré, militaire, qui s’aventure le premier dans les pays d’en haut et en terre sioux, est originaire d’un village du Forez ? Pourquoi est-il parti ? Devant la masse d’informations extraordinaires, quasi inédites, qu’offre cet ouvrage salué par le Grand Prix 2016 des Rendez-vous de l’histoire de Blois, il s’agit d’un détail. Mais qui se répète et laisse insatisfait le lecteur curieux. FV
CNRS Editions, 288 pages, 24 €.
Les Indes savantes, 904 pages, 35 €.
Les Belles Lettres, 592 pages, 27,50 €.
Une tache au front. La bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles. Sylvie Steinberg En 1600, un édit royal précipite dans la roture le bâtard que son père noble n’a pas légitimé et pour lequel il n’a pas réclamé d’anoblissement, l’assujettissant ainsi à l’impôt. Cette nouvelle exigence de la monarchie, qui s’immisce de plus en plus dans la vie privée et bouleverse les hiérarchies, s’oppose à la conception ancestrale de la noblesse et de l’hérédité, fondée sur le sang. C’est cette dialectique qu’étudie Sylvie Steinberg, analysant les coutumes et la jurisprudence. Elle rappelle au préalable que le bâtard est un être rare en cette période de Réforme catholique. Sur un sujet habituellement traité en termes démographiques, elle pose un regard original car anthropologique. EM-R Albin Michel, 448 pages, 24 €.
La Mer et la France. Olivier Chaline Olivier Chaline voit la France depuis le grand large : « Pourquoi et comment la mer a pris dans la vie des Français une importance sans précédent aux XVIIe et XVIIIe siècles. » Un point de vue original qui bouscule la chronologie, renverse la perspective et se révèle pertinent. Pour mieux comprendre les rapports entre la mer et les hommes, navigateurs, pêcheurs, côtiers, politiques, Olivier Chaline part des flots, des vents, des courants et des marées car la mer impose ses contraintes. L’action des hommes consistera à établir une certaine maîtrise des flots et des rivages. Cela va des amers et des phares aux opérations du siège de La Rochelle, de la cartographie à l’équipement des ports, de la construction navale aux instruments de navigation. Jamais la France n’a forcé autant les horizons maritimes que sous ces terriens de Bourbons. Pour se retrouver face à l’Angleterre. Contre elle, notre littoral est fortifié, nos ports de guerre modernisés. Reste que la Royal Navy l’emporte. L’égaler ? Sous Louis XVI, la Royale talonne sa rivale, comme en témoigne sa victoire dans la guerre d’Amérique. La crise financière de 1787 puis les troubles politiques détruiront cette ambition. FV Flammarion, 560 pages, 25 €.
Pierre le Grand chez Louis XV. Philippe Champion Il y a tout juste trois siècles, Pierre le Grand passait neuf semaines à la cour de Louis XV. Riche en pittoresque, le printemps français du tsar valait bien cette chronique passionnante et remarquablement documentée. Plutôt rustique, il refuse de loger au Louvre ; attendri, il soulève dans ses bras et embrasse un Louis XV âgé de 7 ans ; indépendant en diable, il va et vient à sa guise, faussant compagnie à l’escorte royale ; curieux de tout, il visite artistes, orfèvres ou fabricants d’instruments scientifiques. De son séjour au royaume des lys, Pierre le Grand rapportera en Russie le goût de l’art de vivre à la française. Mais ces neuf semaines furent surtout la pierre angulaire de relations diplomatiques suivies entre les deux pays. Chateaubriand notait à ce sujet en 1828 : « Il y a sympathie entre la Russie et la France (…). En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l’union des deux cabinets dictera des lois au monde. » Deux siècles plus tard, la formule n’en finit pas de résonner. GC Apopsix Editions, 424 pages, 23 €.
Le Mariage forcé. Jean-Pierre Fiquet
Pourquoi Louis XVI et Marie-Antoinette ont-ils mis sept ans à consommer leur mariage ? Les libellistes du temps s’en étaient donné à cœur joie pour railler l’impuissance du jeune roi, l’immoralité d’une épouse volage. Sur la foi d’un échange de lettres entre l’impératrice Marie-Thérèse et son ambassadeur à Versailles, le comte de Mercy-Argenteau, les historiens ont cru, un moment, à la nécessité d’une opération qui aurait longtemps répugné au souverain. Une confidence du Dauphin pouvait laisser croire que, marié à 16 ans, il avait volontairement retardé son union avec une adolescente à peine pubère pour éviter le risque d’avoir un enfant anormal. Les indiscrétions de Joseph II, venu incognito à Versailles pour y réconcilier le couple royal ont accrédité la thèse d’une incroyable balourdise de deux époux ignorant les rudiments de l’art conjugal. Qui croire ? Avocat, germaniste, Jean-Pierre Fiquet a repris le dossier à nouveaux frais. S’appuyant sur les archives inexploitées de la cour de Vienne, il en propose une tout autre vision : celle d’une monarchie minée par la trahison des élites, d’un Dauphin menacé de se voir réduit à la condition de marionnette sans pouvoir, et tentant, en se réservant de pouvoir congédier l’épouse qu’on lui a imposée, de sauver sa royauté en perdition. On lui objectera que les preuves décisives font défaut. L’enquête, fondée sur le décryptage de sources mal connues, n’en est pas moins passionnante. MDeJ Tallandier, 336 pages, 20,90 €.
Le Rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime. Fanny Cosandey A quoi le cérémonial peut-il servir lorsque son inflation crée une confusion néfaste à l’image de grandeur de la royauté ? Cette contradiction est au cœur de ce livre sur le « rang », grand marqueur social de l’ancienne France. La valorisation de la noblesse de robe, indissociable de l’absolutisme, n’aurait pas débouché sur un nouveau système politique, puisque les querelles de préséances ont continué à structurer la vie curiale. Fanny Cosandey voit dans cet archaïsme une incapacité conceptuelle de la monarchie et sa plus dangereuse limite. On peut ne pas être d’accord, mais on aura lu une multitude d’histoires savoureuses qui, pour être éloignées de nos passions égalitaires, montrent que la société du spectacle ne date pas d’hier. EM-R Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 496 pages, 28 €.
25 h
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Une guerre au loin. Annam, 1883
26 h
Sylvain Venayre Au cours de l’été 1883, l’officier Julien Viaud, dit Pierre Loti, se trouve sur un cuirassé, l’Atalante, qui longe les côtes de l’empire d’Annam. En août, il assiste du pont du navire à la prise des forts qui protègent Huê, la capitale, par le corps expéditionnaire français. Pour lui, l’Annam n’est rien si ce n’est un lieu où son frère, chirurgien de marine, a péri. Sa conquête lui semble sans objet. En septembre et en octobre paraissent, dans Le Figaro, trois articles signés Pierre Loti. Ils relatent cette bataille, mais la série est interrompue sur ordre du gouvernement de Jules Ferry, tandis que l’officier écrivain est sommé de rentrer en France pour s’expliquer. L’affaire Loti est amorcée. Il a contrevenu aux ordres qui interdisent à tout officier, même sous un pseudonyme, de publier quoi que ce soit sans l’accord de son ministre. Pire, en décrivant la bataille et ses massacres, il a déconsidéré la marine française et décrit les marins comme des sauvages. Londres s’en mêle. Pierre ne comprend pas. « Un étrange contresens », proteste-t-il, lui qui pensait avoir écrit à la gloire des marins ! Il s’était inspiré de ses propres impressions et des récits qu’il avait collectés auprès des acteurs le soir même de la bataille. A-t-il rapporté la vérité sur cette guerre lointaine ? A-t-il été victime de son imagination ? Tel est le propos de cet essai percutant, profond, écrit avec finesse et liberté. FV Les Belles Lettres, 170 pages, 17,50 €.
Pie IX face à la modernité. Yves Chiron
La réédition de cette biographie de l’un des papes les plus discutés de l’Histoire est véritablement une bonne nouvelle. A part quelques épisodes forts, on connaît peu de ce côté-ci des Alpes la vie de Pie IX. Né en 1792, ordonné prêtre en 1819, puis évêque en 1827, Giovanni Maria Mastai-Ferretti devient pape en 1846. Très vite, il se révèle comme un réformateur tout autant qu’un défenseur résolu de la foi. Faute de bien le comprendre, beaucoup vont s’illusionner avant de se retourner contre lui. Pourtant, note très justement l’auteur, la publication de sa première encyclique aurait dû « détruire définitivement le mythe du pape “libéral” ». Bien que bousculé par le mouvement d’unification de l’Italie, Pie IX engage l’Eglise dans le concile Vatican I et proclame solennellement pas moins de deux dogmes. Loin de tout manichéisme, Yves Chiron dresse ici autant un portrait de Pie IX qu’il donne une vue panoramique sur un riche pontificat. PM Clovis, 462 pages, 22 €.
Charles de Foucauld, 1858-1916. Pierre Sourisseau Le 1er décembre 1916, à Tamanrasset en Algérie, mourait le père Charles de Foucauld, assassiné par des pillards senoussistes. Cent ans plus tard, Pierre Sourisseau, théologien et archiviste de sa cause de canonisation, publie la biographie du bienheureux la plus complète à ce jour, construite à partir de documents parfois inédits des archives de la postulation, de ses écrits, de sa correspondance ou encore de ses travaux considérables comme géographe et linguiste. De l’enfant de Strasbourg à l’ermite du Sahara en passant par le spécialiste du monde touareg, cet épais ouvrage livre avec un réel souci d’objectivité une biographie chronologique détaillée qui évite l’hagiographie simple. Ne sont en revanche qu’à peine abordés certains points polémiques autour du personnage tels que sa position sur la colonisation ou sur la nécessité de convertir les musulmans pour en faire des membres à part entière de la communauté nationale. BC Salvator, 720 pages, 29,90 €.
Paris la Rouge. Capitale mondiale des révolutionnaires et des terroristes. Rémi Kauffer
C’est d’abord parce que les Parisiens ont pris la Bastille et ont inventé la Terreur que la Ville Lumière est devenue, au XIXe siècle, le plus grand repaire de révolutionnaires et d’activistes au monde. L’épisode sanglant de la Commune a ensuite confirmé la position centrale de Paris comme foyer intellectuel et lieu d’apprentissage des marxistes, anarchistes et nationalistes. Rémi Kauffer fait revivre les figures marquantes de cette diaspora du terrorisme et défend l’idée que, depuis 1970, ces étrangers ont pris la capitale pour terrain d’action. Désormais des « révolutionnaires d’un troisième type », les djihadistes, ensanglantent la France où ils sont nés. EM-R Perrin, 416 pages, 24 €.
La Saga des Saxe-Cobourg. Patrick Weber
Léopold Ier des Belges, Victoria d’Angleterre, le kaiser Guillaume II… Tous appartiennent à la lignée des Saxe-Cobourg. Comment cette famille, issue d’une modeste principauté de Bavière, a-t-elle su conquérir les plus grands trônes d’Europe ? Par une ambitieuse et habile politique de mariages, qui nous est racontée ici par Patrick Weber. Si le récit, vivant, parvient à brosser en peu de mots le portrait de personnages souvent atypiques, acteurs sur la scène européenne des XIXe et XXe siècles, la succession de ces mariages politiques et souvent désastreux sur le plan personnel donne le sentiment d’une histoire qui bégaye quelque peu. DB Perrin, 280 pages, 19,90 €.
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AUGUIN AMOUREUX. Marc Charuel Ces femmes sensuelles, au regard engageant et fier, habitent les toiles de Paul Gauguin. Elles ont aussi peuplé son existence jusqu’à en devenir sa raison de peindre, de vivre. Les femmes ont été l’inspiration de ce peintre tourmenté. Mais le grand amour de sa vie a causé son malheur : sa femme, Mette, froide Danoise qui pensait avoir atteint l’aisance en épousant ce jeune agent de change prometteur. Jamais elle ne partagera la passion de Gauguin pour la peinture. Elle se sépare de lui, le privant de ses cinq enfants. La vie de Gauguin devient alors une fuite dans de longs voyages, parsemés de nombreuses conquêtes toujours plus jeunes, modèles de ses plus belles toiles. Alors que sa santé physique et son moral se délitent, ses œuvres s’illuminent. Se qualifiant de « sauvage », il cherche, à l’autre bout du monde, la liberté des mœurs et la liberté picturale, essayant de se soustraire à la bien-pensance occidentale. Il suit en cela le chemin tracé par sa grand-mère, Flora Tristan, autre grande figure de sa vie, féministe, écrivain et socialiste engagée. Les femmes ont guidé l’existence de Paul Gauguin, quel meilleur angle pour envisager sa vie et son œuvre ? JdV
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Editions Rabelais, 152 pages, 14,80 €.
La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1943. Christian Ingrao
Avec deux livres (Les Chasseurs noirs et Croire et détruire), ce chercheur s’est imposé comme l’un des meilleurs spécialistes français du nazisme. Le voici qui analyse « le nazisme comme promesse de bâtir un monde nouveau, un futur alternatif ». Dès le 7 octobre 1939, est créé un Commissariat du Reich pour le renforcement du peuple allemand. Ses missions ? Organiser les territoires conquis à l’Est, y installer des colons allemands, éliminer les populations allogènes qui représentent un danger pour l’ethno-communauté nationale. Deux conséquences sont envisagées scientifiquement. L’une sera l’établissement programmé près de Zamosc, aux confins de la Pologne et de l’Ukraine, d’une trentaine de milliers de pionniers, véritable laboratoire de l’utopie nazie et modèle d’une germanisation plus vaste qui irait de la mer Noire au cercle polaire. L’autre aboutira à la classification ethnique des populations, à des expulsions et à des déportations, à la réduction en esclavage et à la mort : la communauté juive de Zamosc a disparu en novembre 1942. Au 1er septembre 1943, l’expérience s’achève. Pour autant, les exigences de la guerre n’éteignent pas l’espérance de poursuivre cette tragique utopie. FV Seuil, 480 pages, 24 €.
Renaissance de Saint Exupéry. Sous la direction d’Alain Vircondelet
Plébiscité par le public, Saint Exupéry est traité avec condescendance par le petit monde des sachants de l’Université. On veut bien que sa vie ait eu la saveur d’un roman d’aventures, que sa mort au combat ait témoigné de la vigueur de son amour de la France, que ses romans soient susceptibles de contribuer à la formation du caractère des grands adolescents, on doute qu’ils lui assurent une place majeure dans la littérature. On réduit la portée de sa pensée à celle d’un recueil des maximes de la morale scoute. Alain Vircondelet a réuni ici les contributions de plus de vingt-cinq écrivains, historiens, passionnés d’aviation, journalistes, universitaires, pour lui rendre sa véritable dimension : l’évocation de l’enfance et celle de l’aventurier, du pilote, du soldat, du politique (Henri-Christian Giraud y fait un point salutaire sur le conflit qui fit de ce patriote exemplaire l’adversaire résolu du gaullisme), va de pair avec celle du visionnaire qui sut, mieux que tout autre, annoncer les impasses dans lesquelles s’enfermait le monde sans âme né du triomphe de la modernité. Une somme salutaire. MDeJ Ecriture, 450 pages, 24,95 €.
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Les Hommes de Vichy
28 h
Jean-Paul Cointet Clemenceau voyait dans la Révolution « un bloc » qu’il fallait accepter ou refuser. On a souvent perçu de la même façon le régime de Vichy. Cette vision monolithique, Jean-Paul Cointet la fait exploser à travers vingt-six portraits qui, du chef de l’Etat français à François Mitterrand, montrent des parcours et des engagements idéologiques souvent contrastés. Quoi de commun, en effet, entre le général Weygand, catholique et revanchard, et un Jacques BenoistMéchin, intellectuel de talent, mu par la perspective de la grande Europe ? A Vichy, on trouvait aussi bien des hommes issus de la gauche pacifiste que de l’Action française, des technocrates sortis des grandes écoles que des journalistes ou des juristes. La défaite seule a créé ce mélange étonnant qui donna lieu souvent à des luttes d’influence. « Esquisser des portraits, écrit l’auteur, est une façon de restituer une réalité multiforme et instable. » C’est aussi rendre à l’histoire de cette période toute sa complexité. PM Perrin, 350 pages, 23,90 €.
Dictionnaire de l’épuration des gens de lettres, 1939-1949
Jacques Boncompain Quels furent les points communs entre Jean Anouilh, André Castelot ou Fernandel ? A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la suspicion s’abat sur eux. Ont-ils collaboré avec l’ennemi ? Cette question, on la leur pose comme à l’ensemble de leurs confrères suspectés d’avoir pactisé avec l’Allemand ou avec Vichy. S’ils répondent par la négative au questionnaire du Comité national d’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs, on leur demande si en leur « âme et conscience » ils n’ont pas quand même failli. L’écrivain René Benjamin refuse de se soumettre à ce diktat. Le compositeur Pascal Bastia manie la dérision dans ses réponses. Jacques Boncompain publie l’ensemble des dossiers des suspectés et offre ainsi un dictionnaire unique en son genre. Son introduction constitue une remarquable synthèse qui remet en cause bien des idées reçues. PM Honoré Champion, 800 pages, 70 €.
La Guerre du Pacifique, 1941-1945. Nicolas Bernard Pour les Européens, c’est un pan méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis et le Japon ne sont pourtant pas les seuls protagonistes de la guerre du Pacifique, dont les opérations s’étendent de 1937 (année de l’attaque de la Chine par le Japon) à 1945. De nombreux pays d’Asie et d’Océanie, parmi lesquels la Chine et la Corée, y furent impliqués, mais aussi la France, la GrandeBretagne et l’URSS. La synthèse que Nicolas Bernard consacre à la question est magistrale. Au fil de dix-sept chapitres vigoureux, c’est toute l’histoire de cette guerre qui s’éclaire, de ses racines (l’impérialisme nippon dans les années 1930) à ses conséquences funestes (l’emploi de l’arme atomique par les Etats-Unis). Entre les deux, l’auteur décrypte à merveille les stratégies américaine et japonaise, les intérêts coloniaux de l’Europe en Asie, le martyre de la Chine et l’ombre de l’URSS. GC Tallandier, 816 pages, 29,90 €.
Paris Capitale. Thierry Sarmant Dresser le portrait de la Ville Lumière dans sa dimension de capitale : c’est l’œuvre à laquelle s’est attelé Thierry Sarmant, conservateur en chef du patrimoine. C’est peu de dire que l’auteur connaît son sujet : il fut l’année dernière commissaire de l’exposition « Napoléon et Paris : rêves d’une capitale », au musée Carnavalet. En deux cents pages, où la rigueur historique le dispute à la clarté, il retrace l’histoire tumultueuse de Paris, ville politique s’il en fut, et de son rayonnement à travers les âges. Celle d’une cité qui, de la Lutèce romaine à la mégapole mondialisée, n’a jamais cessé de se considérer comme « capitale ». Une synthèse captivante et magnifiquement illustrée. GC Parigramme, 200 pages, 16,60 €.
H
L
ISTOIRE DU OUVRE. Geneviève Bresc-Bautier (dir.) Il fut la demeure des rois de France, il est devenu l’un des plus beaux musées du monde. Ancien conservateur du département des sculptures, Geneviève Bresc-Bautier a réuni pas moins de cent spécialistes pour retracer, en trois forts et superbes volumes, huit siècles de l’histoire du Louvre. On y trouve aussi bien l’histoire des agrandissements successifs de la forteresse médiévale que le récit d’une réception d’ambassadeurs au temps d’Henri IV, les péripéties qui retardèrent jusqu’à Napoléon III le grand dessein de rattachement du château au palais des Tuileries que celles qui marquèrent l’aménagement du plus riche de nos musées nationaux, les débats architecturaux qui entourèrent l’aménagement de la Cour carrée et la conception de la colonnade de Perrault au temps de Louis XIV que les polémiques suscitées par la construction de la pyramide de Pei. Un dictionnaire qui offre une approche encyclopédique de l’ensemble de ce que l’on peut savoir. Rarement l’érudition se sera aussi bien conjuguée avec la beauté de l’iconographie, la muséologie avec la petite histoire, la clarté pédagogique avec le raffinement éditorial. MDeJ Fayard/Louvre Editions, coffret de trois volumes, 2 500 pages, 180 €.
LA
SUITE DANS LES IDÉES
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.
Par François-Xavier Bellamy
«
C
HISTORIENS
SANS FRONTIÈRES
Patrick Boucheron a dirigé une Histoire mondiale de la France dont le propos ouvertement anti-identitaire est heureusement débordé par la dynamique même des passionnants récits qu’il y a rassemblés.
e ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. » C’est par cette citation du jeune Michelet, extraite de l’Introduction à l’histoire universelle, que s’ouvre le projet de l’Histoire mondiale de la France. Le pari est donc posé : raconter un pays depuis l’extérieur, en éclairant cet objet familier et scolaire qu’est l’histoire de France à partir d’autres horizons. Une sorte d’ethnocentrisme à l’envers ; un décentrement. C’est ainsi que Patrick Boucheron, qui a dirigé cet ouvrage collectif, décrit le travail singulier autour duquel il a rassemblé plus de 120 auteurs. Spécialiste de la période charnière entre Moyen Age et Renaissance, récemment élu professeur au Collège de France, cet universitaire chevronné revendique, dans sa préface, un projet engagé, politique, et motivé par l’actualité du moment. « Ressaisir la diversité » de cet objet qu’on appelle la France, pour lutter contre « l’étrécissement identitaire ». Au-delà des sophistications formelles, l’intention est claire : il faut arracher l’histoire nationale à tous les amateurs de légendes qui oseraient croire encore qu’existe en réalité une unité autonome dans l’espace et dans le temps qu’on puisse appeler la France. La perspective est presque métaphysique : il n’y a pas de singularités, seulement des continuités ; pas de points d’arrêt, seulement des dynamiques et des énergies ; pas d’identités, seulement des représentations. Boucheron cite avec ferveur Fernand Braudel : « La France se nomme diversité. » La seule histoire possible est donc une histoire-monde – non pas, on l’aura compris, une histoire de la France mondiale, une histoire du rayonnement français sur les cinq continents. Mais une histoire mondiale de la France, qui puisse produire un « décalage », un « débord », montrer qu’il n’y a pas de bords et que tout déborde, et qu’il serait absurde de penser l’histoire d’un pays comme une lutte pour défendre ses frontières et garantir sa souveraineté. Il faut étonner les frontières pour éviter les catastrophes. Patrick Boucheron a l’habitude d’explorer les marches de la pensée où l’histoire semble se confondre avec la littérature et la philosophie. Dans un ouvrage singulier et stimulant, Faire profession d’historien (Publications de la Sorbonne, 2010), il se livrait déjà à une épistémologie qui creusait les failles du récit historique à partir de la rencontre avec d’autres disciplines. Qu’il soit vain d’enfermer l’histoire dans la narration mythique d’une épopée quasi personnifiée, nul ne peut en disconvenir. Mais que la mode de la déconstruction soit passée sans avoir, par définition, rien pu laisser derrière elle, Patrick Boucheron a eu le mérite
de le reconnaître aussi sans détour. Pourquoi alors tenter d’en différer l’épuisement en la dissimulant derrière le vocabulaire un peu abscons du décalage, du divers et du débord ? Il faut qu’il y ait du singulier si l’on veut qu’il y ait du divers ; il faut bien qu’il y ait des bords pour que quoi que ce soit déborde ; il faut des limites pour délimiter un objet, fût-il un objet d’étude ; et si l’on veut l’étudier de l’extérieur, il faut qu’il ait un intérieur – il lui faut donc des frontières… On peut peut-être s’inquiéter d’une « crispation identitaire », mais il serait vain d’y répondre par une crispation anti-identitaire qui n’est pas toujours plus sensée. Par bonheur, l’Histoire mondiale de la France a largement échappé au projet qu’elle était censée servir. Les premières pages passées, on lira avec passion des dizaines d’articles, synthétiques et pourtant très riches, dont chacun se penche sur une date, majeure ou méconnue, de la relation complexe d’un pays avec le monde. A partir de la grotte Chauvet, en 34000 av. J.-C., les auteurs construisent pas à pas les moments du récit que la préface prétendait pourtant « déjouer » : l’ensemble, très didactique, est en effet présenté sous forme… chronologique – ironie de l’histoire ! De cette Histoire mondiale, on ressort en définitive avec l’impression saisissante d’avoir vu s’éclairer simplement, depuis l’étrangeté de cette perspective féconde, rien d’autre ou de mieux que la France, finalement toujours méconnue, et pourtant si familière. 2
À LIRE Histoire mondiale de la France Patrick Boucheron (dir.) Seuil 790 pages 29 €
29 h
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
E
30 h
NTRETIEN AVEC O LIVIER W IEVIORKA Propos recueillis par Geoffroy Caillet
héros discrets
Des très
Dans un livre qui fera date, Olivier Wieviorka décrypte l’histoire de la Résistance dans l’Europe occupée, des rouages de la guerre subversive à ses vérités méconnues ou oubliées.
C
ontre l’idée longtemps en vogue qu’une histoire de la Résistance était impossible à écrire, Olivier Wieviorka a relevé le défi. Après le vaste succès de son Histoire de la Résistance (2013), consacrée à la situation française, ce spécialiste de la Seconde Guerre mondiale publie chez Perrin une Histoire de la Résistance en Europe occidentale. Tout en se penchant sur la nature, la genèse et le développement de la Résistance dans les six pays occupés d’Europe occidentale (France, Belgique, Pays-Bas, Norvège, Danemark et Italie), il s’y attache particulièrement à étudier ses interactions avec les forces anglo-américaines, qui la soutinrent et l’encadrèrent. Servie par une démonstration aussi rigoureuse qu’accessible, cette ambition conduit l’auteur à battre en brèche les déformations et simplismes qui se sont attachés dès 1945 à l’historiographie de la Résistance en Europe. Contre l’idée que les Résistances intérieures avaient eu une part prépondérante dans la libération de leur pays, il montre comment la nature de la guerre moderne les voua au contraire à une action de second plan dans une stratégie militaire d’ensemble. Contre
ALLIÉS Spécialiste de l’histoire de la Résistance, Olivier Wieviorka (ci-dessus) montre comment les « armées des ombres » des pays européens occupés furent intégrées par les Anglo-Américains à une stratégie militaire globale. Page de droite : officier américain et résistant français côte à côte pendant un combat de rue en 1944. toute idéalisation de leurs rapports avec les Alliés, il souligne les difficultés à accorder les buts différents (la libération pour les uns, la victoire pour les autres) d’un combat commun. En démontrant la part respective des facteurs nationaux et alliés dans la chute de l’Allemagne nazie, il décrypte les plus infimes rouages d’une guerre subversive mise en œuvre par les uns, orientée et financée par les autres.
Comment les AngloAméricains en sont-ils venus à s’appuyer sur la guerre
subversive pour lutter contre l’Allemagne nazie ?
Dès juillet 1940, les Britanniques créent le SOE, le Special Operations Executive, une organisation destinée à « coordonner toute action menée outre-mer contre l’ennemi, par la voie de la subversion et du sabotage ». Elle répondait à une proposition de Churchill, persuadé que c’était seulement en s’appuyant sur la guerre subversive que le Royaume-Uni gagnerait la guerre contre l’Allemagne nazie. Cette conviction propre à la culture politique britannique s’enracinait dans des précédents : certains responsables,
Pourquoi, dans leur appui à la Résistance des pays occupés en Europe de l’Ouest, les Alliés ont-ils préféré la propagande à l’armement d’armées secrètes ?
A nouveau, ils étaient d’abord sensibles à un principe de réalité : il est en effet beaucoup plus facile de faire de la propagande que d’envoyer des armes, ce dont le Royaume-Uni n’avait alors pas les moyens. L’armée de l’air était en effet très réticente à appuyer le SOE, son aide impliquantlamobilisationd’appareilsqui devaient prioritairement pilonner l’Allemagne.LesAlliéspartageaientaussil’idée, alors très répandue et confortée par les succès du nazisme et du communisme, que la propagande était la reine des batailles.Onpensaitqu’onpouvaitinciter les peuples à la révolte avec une bonne propagande. Or, qu’elles soient intérieures ou extérieures, les organisations de résistance européennes peinaient à mobiliser les individus et à leur adresser desconsignesd’action.Quedemanderen effet à des citoyens effrayés et dépourvus d’armes ? Eux-mêmes pouvaient raisonnablement estimer que prendre des risques pour distribuer de la presse clandestine était inutile et que ce n’était pas ainsi qu’ils allaient gagner la guerre. La « campagne des V » répondit à ces questions. Lancée en 1941 par le speaker
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comme Churchill ou Gubbins, qui prendra la tête du SOE en septembre 1943, avaient en effet constaté par eux-mêmes, lors de la guerre des Boers, lors de la guerre d’indépendance irlandaise ou de la guerre civile russe, l’impact de la guerre non conventionnelle. Mais les Britanniques font aussi de nécessité vertu, car leurs options sont très limitées. En 1940, ils n’ont pas les moyens de monter une opération sur le continent avec des troupes au sol. Quant aux Américains, leur recours à la guerre subversive sera beaucoup plus tardif, puisqu’ils n’entreront en guerre qu’en décembre 1941 et que leur Office of Strategic Services (OSS) sera créé seulement en 1942.
belge Victor de Laveleye, elle consistait à inciter les populations civiles européennes à tracer à la craie, partout où elles le pourraient, le V de la victoire. Elle procurait ainsi aux populations un moyen d’action simple et peu risqué, et permettait à leurs autorités émigrées au Royaume-Uni de démontrer qu’elles avaient la possibilité d’adresser des consignes claires et, dans une certaine mesure, efficaces. Son succès conforta les autorités britanniques dans l’idée que la BBC leur donnait un précieux moyen d’action, mais leur fit désormais craindre que les peuples se révoltent sans qu’elles puissent les aider. Elles décidèrent donc par la suite de calmer le jeu.
Pourquoi la Résistance ne devint-elle jamais
un mouvement de masse propre à « embraser l’Europe » comme le rêvaient les Alliés en 1940 ?
La réalité prouve qu’il est très difficile de réussir une insurrection. Les quelques flambées insurrectionnelles se sont très mal terminées, que ce soit celle du ghetto de Varsovie, en 1943, de la ville de Varsovie, en août 1944, ou les grèves de mineurs, dans le Pas-de-Calais, en mai 1941, comme en Belgique, où la répression a été féroce. Les dirigeants du SOE en étaient conscients et rappelaient qu’une insurrection pouvait être totalement brisée avec quelques chasseurs et mitrailleuses. Ils avaient peur qu’elle ne soit contre-productive et se termine dans un bain de sang. Si la Résistance dans sa forme insurrectionnelle n’a pas
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V COMME VICTOIRE Soigneusement encadrée par les autorités britanniques (ci-contre, Churchill, par Max Beerbohm, collection privée), la BBC permit à Charles De Gaulle d’émettre son appel le 18 juin 1940 (ci-dessus) et au speaker belge Victor de Laveleye de lancer, en 1941, la « campagne des V » : elle visait à inciter les populations européennes occupées à tracer à la craie des V pour « victoire » (page de droite) et à soutenir ainsi leur moral jusqu’à la Libération. fonctionné, c’est donc bien parce que les Alliés ne le souhaitaient pas. L’exception de la libération de Paris ne doit pas faire oublier l’appui essentiel qui fut alors apporté par les armées régulières, la 2e DB et la 4e division d’infanterie américaine, aux FFI du colonel Rol-Tanguy. Il n’est d’ailleurs pas certain que tous les citoyens et tous les dirigeants des organisations de résistance aient souhaité une insurrection, en raison des risques qu’elle comportait, de la difficulté à la préparer et de leur crainte à eux aussi de la voir déboucher sur une révolution communiste. Cette inertie se vérifie à travers l’exemple du Danemark et de la Norvège, occupés par les Allemands jusqu’en mai 1945. Les opérations militaires n’ayant pas concerné la Scandinavie, ces pays n’ont pas été libérés par les troupes alliées. Mais ils ne se sont pas non plus libérés tout seuls, alors qu’ils avaient reçu des armes. Cela montre assurément qu’une insurrection est très compliquée à monter et encore plus à réussir.
La stratégie d’attentats menée par les communistes
à partir de la rupture du pacte germano-soviétique en 1941 rompit avec les pratiques de la Résistance encouragées par les Alliés (renseignement, sabotage…). Comment ce recours au terrorisme a-t-il été jugé par la Résistance ? Quelles conséquences a-t-il eues ?
Le recours aux attentats préconisé par la direction communiste est loin d’avoir fait l’unanimité. Bien des dirigeants résistants l’ont jugé inutile – ces meurtres ne menaçaient guère le potentiel allemand – et dangereux – en raison des représailles de l’occupant. De Gaulle condamna d’ailleurs cette stratégie avec la plus extrême fermeté dans un discours radiodiffusé le 23 octobre 1941. Mais ce mode d’action fut aussi, ce qui est moins connu, rejeté par certains communistes
parce qu’il privilégiait l’acte individuel aux dépens de l’action de masse. En France comme au Danemark, la presse rouge fut donc loin de le revendiquer, certains journaux accusant même les Allemands d’être responsables de ces prétendus actes provocateurs.
Si, comme vous l’expliquez, « nulle part la Résistance n’a gagné la guerre », comment mesurer son efficacité ? Les Alliés auraient-ils gagné sans elle ?
Laquestiondel’efficacitédelaRésistance est sensible, car nous avons du mal à admettre qu’elle n’a pas joué un rôle éminent dans la libération de l’Europe. Mais il faut impérativement rappeler que, sur le théâtre ouest occidental, la Seconde Guerre mondiale fut une guerre classique, mobilisant des blindés, une puissance de feu et l’aviation. Dès lors, la guérilla ne pouvait par définition que jouer un rôle mineur. Il faut aussi souligner que, n’étant pas des guerriers professionnels, les résistants ne disposèrent pendant
sacrifice de leur vie. C’est ce qui est important, même si on ne peut le compter en nombre de divisions. Enfin, la Résistance a eu un rôle politique, car c’est grâce à son sens des responsabilités qu’il n’y a pas eu de guerre civile à l’Ouest. Dans la transition entre l’ancien monde de l’Occupation et le nouveau monde de la Libération, elle a joué un rôle stabilisateur. A ce sujet, il faut comparer avec la situation actuelle en Syrie, en Irak ou en Afghanistan pour observer ce que peut être une libération réussie ou ratée. Si la libération de l’Europe du Nord-Ouest a été, dans ce sens, réussie, c’est en large partie grâce aux résistants.
Vous montrez que l’histoire de la Résistance est aussi celle de luttes de pouvoir et de différends entre les services secrets alliés et les armées des ombres des différents pays…
Il faut se garder de toute vision irénique : les questions de pouvoir et de rivalité ont beaucoup joué, car les logiques n’étaient
Comment expliquer la tendance des pays européens à minimiser dès 1945 le rôle des Alliés dans la libération de l’Europe ?
La défaite puis l’Occupation avaient été une épreuve terrible. Il était, je pense, très difficile pour un Danois d’admettre que, dans son pays, qui rendit les armes dès le 9 avril 1940, les combats n’avaient duré que quatre heures en causant moins de vingt morts. Dès 1945, tous les citoyens européens ont donc eu tendance à magnifier la Résistance intérieure et à la créditer d’un rôle éminent dans la libération de leur pays. Les pouvoirs nationaux relayèrent souvent cette aspiration, parce qu’ils s’étaient appuyés sur la Résistance pour conforter leur légitimité à avoir menélaluttedès1940contrel’Allemagne
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longtemps que de peu d’armes. Cela explique que l’utilisation de la Résistance comme arme non conventionnelle dans une guerre conventionnelle n’ait pas fonctionné sur ce théâtre d’opérations. Résistance ou non, l’Europe occidentale aurait été libérée par les forces angloaméricaines. Mais – et la nuance est de taille – elle n’aurait pas été libérée dans les mêmes termes. Ce qui a joué effectivement, c’est la capacité de la Résistance à fournir des renseignements aux Alliés, à faciliter la progression des troupes à leur arrivée, à les décharger de certaines missions, à mener une politique d’anti-terre brûlée pour protéger les infrastructures vitales. Elle a surtout été capitale au point de vue moral, aux deux sens du terme. Comme la BBC, qui a aidé les populations à supporter les épreuves de l’Occupation, elle leur a redonné espoir et courage. Contre l’idée que la barbarie nazie s’imposait sans susciter de réaction, elle a montré que la majorité des populations la refusaient et que beaucoup étaient prêtes à aller jusqu’au
pasnécessairementlesmêmes.Pourcaricaturer,onpourraitdirequelaRésistance intérieure cherchait la libération et les Alliés la victoire. Le premier clivage a donc porté sur le commandement de la Résistance. A qui devait-il revenir ? Les Alliés pensaient que c’était à eux de désigner les cibles, de façon à intégrer la Résistance intérieure dans une grande stratégie. A quoi celle-ci rétorquait qu’étant sur place,ellemesuraitmieuxqu’euxlesbons objectifs et les actions envisageables. L’autre question tient bien entendu à la souveraineté. Si les résistants étaient généralement patriotes, Etats-Unis et Grande-Bretagne l’étaient tout autant. Si le but commun restait la défaite de l’Allemagne nazie, chacun poursuivait son intérêt national. La volonté de la Résistance intérieure de défendre sa souveraineté au nom du patriotisme entrait parfoisencollisionaveccelledesAlliés.Ainsi, les requêtes des gouvernements en exil pour desserrer le blocus de la Royal Navy et fournir des vivres à l’Europe occupée se heurtèrent-elles systématiquement au refus de Churchill, inquiet que les Allemands ne fassent main basse dessus. Les cercles dirigeants britanniques euxmêmes discutèrent âprement pour savoir s’ils se battaient pour le RoyaumeUni ou pour l’Europe.
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nazie : un Hubert Pierlot en Belgique, un De Gaulle en France ou une reine Wilhelmine aux Pays-Bas.
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A la lumière de vos recherches, comment analysez-vous le rôle de De Gaulle dans la Résistance : agit-il comme un fondateur ou comme un politicien qui s’appuie sur la situation ?
De Gaulle n’a pas fondé la Résistance. Contrairement à ce qu’on affirme souvent, elle ne s’est pas levée à l’appel du 18 juin. Il suffit d’ailleurs de le lire pour constater que De Gaulle appelle les soldats ou les ouvriers de l’armement à venir le rejoindre à Londres. Il n’a aucunement pensé la guerre subversive. Il a fait de la Résistance une alliée, avec laquelle il y eut des heurts et divergences, mais sur laquelle il a réussi à capitaliser grâce à son unification. Par rapport au Danemark et à l’Italie, c’est en France qu’elle a fonctionné le mieux parce qu’elle est intervenue à tous les niveaux : au niveau intérieur avec le Conseil national de la Résistance (CNR), dans le cabinet De Gaulle avec une ouverture à presque toutes les sensibilités françaises – ce qui ne fut pas le cas en Belgique –, dans l’A ssemblée consultative d’Alger avec l’intégration d’un ancien personnel politique et de nouvelles élites. Cette capacité à se saisir des différents éléments de la Résistance, à procéder à leur unification, à conforter sa légitimité en s’appuyant sur la Résistance, mais aussi à conforter celle de la Résistance en lui permettant de s’appuyer sur lui, témoigne d’un génie politique. Jusqu’au débarquement de Normandie, Churchill et Roosevelt refusèrent de considérer le poids politique de De Gaulle, Churchill allant même jusqu’à écrire : « Je ne peux pas croire que cet homme incarne la France. » Cette attitude, qu’un Anthony Eden, le ministre du Foreign Office britannique, jugeait inepte, se comprend dans la mesure où il était beaucoup plus facile de traiter avec des marionnettes, comme en Italie, le roi
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L’AIGLE FOUDROYÉ Affiche éditée par la direction des services de presse du ministère de la Guerre pour célébrer la victoire des Alliés sur le nazisme (dessin de Pierre Baudouin, 1945). Convaincus de l’importance de la propagande, les Alliés mirent l’accent, pendant toute la guerre, sur la diffusion de tracts, journaux et affiches.
Victor-Emmanuel III et le maréchal Badoglio, qu’avec un personnage très difficile, qui, défendant bec et ongles la souveraineté nationale, n’était pas enclin au compromis. Pour autant, en dépit de leurs tensions perpétuelles et extrêmement vives avec lui, les Britanniques passèrent leurtempsàchercherunDeGaulleitalien et ne le trouvèrent jamais.
Depuis 1945, le statut du résistant dans la mémoire collective a subi une évolution. Comment la décririez-vous ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le résistant est d’abord un militaire, un soldat par défaut, sans uniforme et sans armes, mais qui a combattu. Aujourd’hui, il est perçu comme un pionnier des droits de l’homme, en lutte contre le totalitarisme. On est passé d’une exaltation des valeurs de la Résistance – où le patriotisme joua un rôle essentiel – à une exaltation des valeurs démocratiques. Cette évolution s’expliqueparladissolutiond’uncertainpatriotisme dans toutes les sociétés européennes. Mais aussi par le fait que la place du héros y est aujourd’hui très minorée : le citoyen est d’abord vu comme une victime. Une logique victimaire s’est substituée à la logique héroïsante. La Résistance suit en cela la même évolution que la Grande Guerre, où l’on insiste beaucoup plus sur les malheureux fusillés pour l’exemple que sur les héros de Verdun. Même les Allemands, dans une certaine mesure, se considèrent désormais comme des victimes, notamment à cause des bombardements alliés.
Le résistant est aussi largement perçu aujourd’hui comme une sorte d’indigné contre le sort réservé aux Juifs ? Quelle est la part réelle de la question juive dans la Résistance ?
Sur l’ensemble de l’Europe, la situation est contrastée. En France, la Résistance officielle des organisations ou du général De Gaullenes’estpasmobiliséeenfaveurdes
Juifs. 75 % des Juifs qui vivaient en France ont été sauvés par des Français ordinaires pour une pluralité de motifs, relevant de la compassion, de la charité chrétienne ou de l’altruisme. Au Danemark ou aux Pays-Bas, toute une partie de la Résistance s’est en revanche mobilisée contre le sort réservé aux Juifs. Mais aux PaysBas, la grande grève lancée en février 1941 pourprotestercontrelesmesuresantisémites a déchaîné une répression terrible, qui a totalement annihilé la Résistance et le désir de sauver les Juifs néerlandais. De ce point de vue, la mobilisation a été contre-productive. Pour autant, la représentation moderne du résistant explique qu’on a tendance à le voir souvent comme un sauveur de Juifs. 2
À LIRE d’Olivier Wieviorka Une histoire de la Résistance en Europe occidentale Perrin 450 pages 24,50 € Histoire de la Résistance, 1940-1945 Perrin 576 pages 25 €
À
L A TA B L E D E L’ H I STO I R E Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
LE PAIN DE VIE
miches vers le ciel et le père de famille traçait le signe de la croix au dos avant de commencer à les trancher. Jusqu’à une date récente, il était impensable de jeter du pain. C’est la raison pour laquelle de nombreuses recettes anciennes utilisent du pain plus ou moins rassis dont la plus répandue est la pratique du trempage de la soupe. On ignore souvent que soupe vient du mot germanique suppa qui désigne une tranche de pain que l’on arrose de bouillon, d’où l’expression aujourd’hui incomprise de « tremper sa soupe » ou la métaphore « être trempé comme une soupe ». 2 ABONDANCE En bas : Cérès ou l’Eté, détail d’un pavement de mosaïque de la maison d’Icarios à Oudna, en Tunisie, IIIe siècle (Tunis, le Bardo). Ci-contre : pain perdu au sirop d’érable.
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LE PAIN PERDU Cet entremets fut pendant longtemps très populaire dans les milieux modestes ou dans les collectivités (monastères, cantines, colonies de vacances), car il permettait d’utiliser les restes de pain rassis. Faire bouillir 25 cl de lait avec une gousse de vanille coupée en deux et dont on extrait ensuite les graines. Faire refroidir et battre avec 25 cl de crème liquide, 3 jaunes d’œufs, 75 g de sucre. Beurrer un plat à gratin et y ranger six tranches de pain de 2 cm d’épaisseur (si l’on manque de pain, on peut utiliser de la brioche…). Verser l’appareil sur le pain et attendre la complète absorption du liquide. Faire cuire à four chaud pendant 30 minutes. On peut aussi poêler les tranches imbibées dans du beurre.
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ntre autres vertus, les nourritures et les boissons fermentées sont sapides, digestes et renforcent le système immunitaire. Il en existe dans toutes les civilisations et elles sont souvent identitaires, voire sacrées. Matrices majeures de ce qui va devenir la France, le Croissant fertile et la Méditerranée nous ont apporté en ce domaine le fromage, la bière, le vin et le pain, ce dernier constituant la manière la plus facile et la plus agréable de consommer les céréales. Avant la découverte des levures dont le rôle fut définitivement compris par Pasteur, la fermentation du mélange de farine et d’eau apparaissait comme un produit de la génération spontanée ou d’une action surnaturelle. Le gonflement de la pâte a très tôt été comparé à celui du ventre de la femme enceinte et le pain est donc devenu symbole de vie, don des divinités des moissons et des aliments, Déméter chez les Grecs, Cérès chez les Romains. Dans l’Ancien Testament, le pain est un don de Dieu qui, comme le chante le psaume 104, « tire le pain du sein de la terre et le vin qui réjouit le cœur de l’homme ; il lui donne l’huile qui brille sur sa face et le pain qui affermit son cœur ». Lorsque les Hébreux s’enfuient d’Egypte, guidés par Moïse, ils n’ont pas le temps de faire lever le pain de leur dernier repas. En souvenir, au cours du Seder, le repas de Pessa’h, les juifs continuent à consommer du pain azyme, symbole que les chrétiens, les catholiques surtout, ont maintenu pour la confection des hosties de l’Eucharistie. Jésus-Christ accorde une grande place au pain dans son enseignement. Il accomplit par deux fois le miracle de la multiplication des pains afin de nourrir les foules immenses qui le suivent. Avant même son dernier repas, il annonce l’institution eucharistique (Jn 6, 51) : « le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde ». Du fait des paroles sacramentelles « Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps », l’usage du pain se répandra jusqu’aux extrémités de la terre, d’abord grâce aux missionnaires, puis plus largement en lien avec l’influence européenne. La diffusion du vin et de la viticulture a les mêmes causes. Le pain fut longtemps une nourrituresivénéréeque,dansles campagnes françaises, on tournait toujours la face rebondie des
RECETTE
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Au-delà de ses qualités nutritives et de ses vertus digestives, le pain a acquis, dans la Bible, une dimension sacrée.
IL FUT LE DERNIER EMPEREUR D’UNE DYNASTIE QUI AVAIT DURÉ PLUS DE TROIS SIÈCLES. SOUCIEUX DE MODERNISER SON PAYS, MAIS INDÉCIS ET PEU PRÉPARÉ AU POUVOIR, NICOLAS II NE SUT PAS CONJURER LA RÉVOLUTION.
LA ROUE
74 DE FEU VENT DEBOUT CONTRE
LA FATALITÉ SUPPOSÉE DE L’HISTOIRE,
SOLJENITSYNE A DÉPEINT DANS LA ROUE ROUGE LE CRÉPUSCULE DE LA RUSSIE IMPÉRIALE ET LES REMOUS RÉVOLUTIONNAIRES QUI ALLAIENT L’EMPORTER. UN ROMAN ET UN LIVRE D’HISTOIRE GRANDIOSE, OÙ LUIT UNE INTIME CONVICTION : LE CHAOS ROUGE AURAIT PU ÊTRE ÉVITÉ.
© SYGMA VIA GETTY IMAGES.
ILJA REPIN, PORTRAIT OF TSAR NICOLAAS II, 1895, OIL ON CANVAS © STATE HERMITAGE MUSEUM, ST PETERSBURG.
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38 LA TRAGÉDIE DE NICOLAS II
L’INVENTEUR DU TOTALITARISME
UN SIÈCLE APRÈS LA RÉVOLUTION RUSSE, LE CULTE DONT SON MAÎTRE D’ŒUVRE FAIT ENCORE L’OBJET EST BATTU EN BRÈCHE PAR L’ANALYSE HISTORIQUE. EN PROMOUVANT LA TERREUR DE MASSE, LÉNINE A RÉDUIT L’HOMME À UN MATÉRIAU ET ENFANTÉ LE SYSTÈME TOTALITAIRE.
LES NEUF MYSTÈRES DE LA
révolution russe ET AUSSI
KERENSKI, ENTRE L’ENCLUME ET LE MARTEAU IL ÉTAIT UNE FOIS LA RÉVOLUTION À L’APPEL DE DENIKINE DE BRUIT ET DE FUREUR CARTONS ROUGES FEUILLETS D’OCTOBRE AU PAYS DES SOVIETS À LA POURSUITE D’OCTOBRE ROUGE
© HERITAGE IMAGES/LEEMAGE. ILLUSTRATION : © ISABELLE DETHAN.
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© COSTA/LEEMAGE.
LES DERNIERS ROMANOV Nicolas II et son épouse, Alexandra Fiodorovna, entourés de leurs enfants : Maria, Olga, Tatiana, Anastasia et Alexis.
La
tragédie de NicolasII Par Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française
Le 15 mars 1917, Nicolas II abdiquait et signait la fin de trois cents ans de règne des Romanov. Un an plus tard, toute la famille impériale était assassinée.
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L
e 1er novembre 1894, l’empereur de Russie Alexandre III meurt, à 49 ans. Son fils Nicolas monte sur le trône. Quelle transition naturelle, paisible, remarquable pour une dynastie caractérisée par des successions tragiques. Le jeune empereur Nicolas II – il a 26 ans – a grandi dans un empire pacifié, dans une famille unie, heureuse. Il est séduisant et épouse celle qu’il aime passionnément, Alix de HesseDarmstadt, à l’heure même où il monte sur le trône. Est-il de plus heureux auspices pour un début de règne ? Pourtant celui-ci commence mal. Le mariage voulu par Nicolas II était désapprouvé par Alexandre III, qui ne l’avait accepté qu’à la veille de sa mort. Il fut célébré dans la foulée de l’enterrement du tsar. La fiancée y était donc parue couverte de voiles noirs : « Mauvais présage », dirent les Russes par nature très superstitieux. Ils n’avaient pas tort : dix-huit mois plus tard, le couronnement suivi, selon l’usage, de festivités populaires s’acheva en catastrophe, avec une bousculade provoquant des centaines de morts. Pour le peuple russe, encore attendri par son jeune souverain, la faute en incombait à l’impératrice, « une Allemande parlant mal le russe », distante, même si la timidité en était la cause. « La mort l’accompagne », murmura le peuple. Mais Nicolas II manqua lui aussi sa première rencontre avec la société. Invité par le zemstvo (assemblée provinciale) de Tver à « entendre la voix du peuple », il répondit : « j’ai appris que, dans certaines réunions de zemstvos, se sont élevées des voix exprimant des rêves insensés (…), je maintiendrai le
principe de l’autocratie aussi fermement et constamment que le fit mon inoubliable père ». Déclaration malheureuse ! La société, qui rêvait d’une libéralisation de l’empire autoritaire d’Alexandre III, fut profondément déçue. Le nouveau souverain n’était pourtant pas dépourvu de bonne volonté. Mais il n’avait pas été bien préparé à régner. Son éducation avait été confiée à un juriste éminent certes, mais esprit borné et bigot, Pobedonostsev, qui l’avait convaincu que l’autocratie et la religion incarnée par une Eglise inféodée au souverain étaient l’avenir de la Russie. Nourri de telles doctrines, dont la Russie d’Alexandre III offrait l’illustration, le jeune héritier n’était guère préparé à l’exercice d’un pouvoir contesté, son père l’ayant de surcroît jugé trop immature pour l’y associer. Nicolas s’était de plus montré fort ennuyé des quelques moments où on l’avait informé des affaires de l’Etat. Il aimait la vie mondaine, celle de son régiment, la chaude camaraderie de la vie militaire. En définitive, il aborda son règne avec une seule certitude : d’être dépositaire de la tradition de l’autocratie, du devoir de la maintenir et de la transmettre intacte à son héritier.
Un héritage conséquent
Pourtant, l’héritage que lui laissait son père n’était pas seulement celui de l’Etat autocratique et policier. C’était aussi la transformation du pays, sa modernisation, à bien des égards, réussie. Hostile à tout changement politique – celui-ci était responsable pensait-il de l’assassinat de son père, Alexandre II,
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE D’ORSAY)/HERVÉ LEWANDOWSKI. © SOVFOTO/UIG/LEEMAGE.
DIMANCHE ROUGE Page de gauche : Le Couronnement de Nicolas II (esquisse), par Henri Gervex, 1896 (Paris, musée d’Orsay). Le 26 mai 1896, Nicolas II était couronné dans la cathédrale de la Dormition à Moscou. L’événement fut endeuillé par une bousculade qui causa des centaines de morts durant les festivités populaires. Ci-dessus : le 22 janvier 1905, devant le palais d’Hiver, à Saint-Pétersbourg, les troupes du tsar ouvrirent le feu sur les nombreux mais pacifiques manifestants réclamant des réformes sociales. Ce « Dimanche rouge » marqua le début de la révolution de 1905 (scène extraite du film soviétique Le 9 janvier, réalisé, en 1925, par Viatcheslav Viskovski). qui avait été mal récompensé d’avoir aboli le servage –, Alexandre III y avait substitué un projet de transformation économique du pays comme voie privilégiée de modernisation. L’homme qui avait été le principal maître d’œuvre de cette politique, Serge Witte, voulait faire « rattraper » à la Russie son retard historique sur l’Occident par une grande politique de réforme économique. En 1894, les résultats en étaient déjà spectaculaires : le budget avait été redressé – en déficit jusqu’en 1887, il était en excédent depuis 1888 – et la Russie – vue de loin – apparaissait comme un eldorado où se précipitaient les entrepreneurs étrangers et les souscripteurs, surtout français, séduits par les emprunts russes. Witte entendait développer sur ces bases une « industrie russe » du textile, de la métallurgie et du pétrole. Le progrès industriel et celui des villes allaient de pair. Moscou et Pétersbourg étaient devenus de grands centres industriels, mais aussi Lodz, Varsovie, Kielce, l’Ukraine, riche en charbon et en fer ; le pétrole assurait le développement du Caucase, les minéraux celui de l’Oural, le coton celui de l’Asie centrale. Le progrès considérable de l’agriculture contribuait à financer l’industrie. Et l’extension du réseau ferroviaire, grande préoccupation d’Alexandre III,
même s’il était loin de couvrir tout l’espace russe, permettait d’améliorer l’unité de l’empire et de soutenir l’effort industriel. Témoignage irrécusable du développement russe, le progrès démographique était spectaculaire. En 1885, la population russe comptait 81 millions d’habitants ; en 1897, elle en compterait 93 millions et celle de l’empire 125 millions. Sans doute cet héritage n’avait-il pas été exempt de catastrophes économiques et humaines. La récolte désastreuse de 1891 avait entraîné une effroyable famine, qui avait frappé dixsept gouvernements et 30 millions de paysans. On était mort de faim même dans les régions de terres noires, les plus fertiles au monde. Il avait fallu l’année suivante interdire l’exportation des céréales, pourtant si nécessaire au financement de l’industrie. A peine cette famine achevée, une nouvelle catastrophe avait frappé la Russie : le choléra, 290 000 morts et 600 000 malades. En dépit de cela, la Russie de 1894 présentait l’image d’un pays en voie de modernisation rapide, renforcée par des succès extérieurs dont le principal était le rapprochement avec la France. Visites d’une escadre française à Kronstadt en 1891, russe à Toulon en 1893, convention militaire franco-russe signée le 17 août 1892. A la mort d’Alexandre III, les drapeaux
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RENDEZ-VOUS MANQUÉ A gauche : Serge Witte, « le Colbert de la Russie ». Appelé au ministère des Finances par Alexandre III, en 1892, il resta le ministre de Nicolas II jusqu’à l’élection de la première Douma, en 1906. Il fut le principal artisan de la modernisation économique de la Russie. A droite : Gueorgui Gapone, prêtre et chef de syndicat. C’est autour de lui que se rassemblèrent les milliers de manifestants du Dimanche rouge, le 22 janvier 1905. Page de droite : cérémonie d’ouverture de la Douma, le 10 mai 1906, dans la salle Saint-Georges du palais d’Hiver, en présence de Nicolas II et d’Alexandra Fiodorovna. Cette première assemblée consultative, élue au suffrage indirect, sera dissoute par le tsar, dès le 22 juillet 1906. des édifices publics de Paris avaient été mis en berne et de grandes voix – Anatole France, Pasteur – avaient salué la mémoire de l’« ami de la France ».
Des débuts contrastés
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Le règne de Nicolas II commence donc sur de bonnes bases. Witte est encore auprès de lui. Le Trésor se porte bien et, en 1897, la Russie adopte l’étalon-or et négocie des accords douaniers avec une série de pays pour favoriser son commerce extérieur. Seule ombre, la question paysanne : libérés du servage par Alexandre II, les paysans manquent de terres. La commune rurale (ou mir) préservée en 1861, qui les contraint à travailler en coopérative et maintient la propriété collective des terres, paralyse l’initiative et freine le développement de l’agriculture. Entre 1894 et 1905 les oppositions grandissent, notamment celle du monde étudiant, rassemblé dans dix grandes universités où se multiplient à la fin du siècle les manifestations et les grèves. Le pouvoir répond en les fermant et en envoyant les agitateurs à l’armée, où ceux-ci se livrent à une active propagande révolutionnaire. Les attentats font leur réapparition et en 1901 un étudiant abat le ministre de l’Education, Bogolepov. A la périphérie de l’empire, les Finlandais se révoltent contre la politique de russification engagée par Alexandre III et refusent d’appliquer la loi russe, tandis qu’en Arménie, le parti nationaliste Dachnak proteste contre la même russification en s’attaquant physiquement aux fonctionnaires russes. Face à ce climat d’insécurité, Nicolas II est tenté de chercher à l’extérieur une diversion et des succès propres à impressionner la société. Il croit trouver au Japon le terrain de cette « petite guerre » salvatrice. Et ce sera le désastre. La flotte russe coulée à Port-Arthur le 9 février 1904, la flotte venue en renfort de la Baltique détruite à Tsushima le 28 mai 1905. La paix de Portsmouth négociée par Witte, démissionnaire en août 1903, et rappelé pourl’occasion,sauvel’honneurpuisquelaRussie,quiconcède au Japon la moitié de Sakhaline, ne paie pas d’indemnités. Mais la défaite contribue à saper l’autorité du tsar et à accroître une agitation qui va déboucher sur la révolution de 1905.
Le 22 janvier 1905, une manifestation monstre, mais pacifique d’intention, rassemble tous les mécontents autour du prêtre Gapone pour porter au tsar cette supplique : « qu’il laisse le peuple gouverner avec lui le pays ». Le prêtre Gapone est un produit du syndicalisme ouvrier favorisé peu d’années auparavant par l’ancien ministre de l’Intérieur Plehve, pour infiltrer et contrôler les masses de manœuvre des révolutionnaires. Mais en 1905 la situation a évolué, Gapone n’est plus seulement l’instrument du pouvoir. Il se veut représentant de la société. Le tsar est à Tsarskoïe Selo, ignorant de tout. Les gardes du palais d’Hiver ouvrent le feu sur les manifestants : c’est un massacre, le Dimanche rouge que la société ne pardonnera pas au souverain. L’agitation répond à la répression. Les grèves se multiplient, le pays se soulève. L’oncle du tsar, le grand-duc Serge, tombe sous les balles d’un socialiste-révolutionnaire. Nicolas II est épouvanté mais il capitule et par le manifeste du 3 mars 1905 annonce sa volonté de se réconcilier avec le peuple en échange du retour à l’ordre. L’espoir du souverain ne se réalise pas, pourtant. Car les mencheviks s’invitent sur la scène politique russe. Sous la houlette de ces socialistes influencés par le marxisme, qui dominent le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), un soviet – un conseil d’ouvriers autoproclamé –, le premier de l’histoire, apparaît à Ivanovo-Voznesensk. Il ne vivra que deux mois. En octobre, le Soviet de Pétersbourg lui succède, présidé par un certain Bronstein qui deviendra Trotski. Puis à Moscou aussi se crée un soviet. Le tsar comprend qu’il faut aller plus loin. Dès le mois d’août, il avait promulgué un deuxième manifeste instituant une Douma, assemblée consultative élue au scrutin censitaire et par ordre. Les soviets successifs, la mutinerie du cuirassé Potemkine, témoignent de l’insatisfaction sociale devant des concessions jugées trop tardives et insuffisantes. On réclame le suffrage universel. Poussé par Witte, Nicolas II se résout, le 30 octobre 1905, à signer un troisième manifeste qui garantit les libertés, élargit le suffrage et soumet à la Douma l’approbation des lois. S’il n’y est pas question de Constitution, le mot autocratie ne figure pas non plus dans le
43 h texte. Elue au printemps 1906, la Douma compte 486 députés dont une majorité venue du Parti constitutionnel-démocrate (KD, réformiste), 94 « travaillistes » représentant la paysannerie, 18 mencheviks et 80 sièges réservés aux nationalités. Cette assemblée se réunit le 10 mai. Elle sera dissoute dès le 22 juillet par le tsar. Rendez-vous historique, rendez-vous manqué ! Pourquoi ? Par la faute de Nicolas II, par son manque d’intuition. Il a convié l’Assemblée au palais d’Hiver au lieu d’aller à sa rencontre, chez elle, au palais de Tauride, se plaçant ainsi en position de supériorité et écrasant du faste impérial une assemblée formée d’hommes souvent modestes. Autre erreur, il a renvoyé Witte, qui est respecté par la Douma, alors que son successeur, Goremykine, en est méprisé. Après cette ouverture manquée, la Douma a présenté au tsar une adresse, votée à l’unanimité, exposant les demandes de l’Assemblée. Le souverain y réagit par la dissolution. Son aveuglement tient à des raisons personnelles profondes. Il est convaincu que l’autocratie est inséparable du destin russe et il est encouragé par les pressions de l’impératrice dont l’équilibre instable, la religiosité presque hystérique, ont été amplifiés par une tragédie familiale. Après les années passées à attendre un héritier mâle (la succession excluant les femmes depuis Paul Ier), les souverains ont vu naître en 1904 un fils, et découvert qu’il était hémophile. La menace permanente pesant sur l’héritier, une maladie incurable transmise par
l’impératrice qui en ressent une réelle culpabilité, la volonté de dissimuler ce mal qui met en question la succession, ont poussé le couple impérial à se replier sur lui-même. Isolé, Nicolas II est inconscient de l’évolution du pays.
Répression et réforme
La politique russe va pourtant retrouver un cours plus positif dès le 19 juillet 1906 avec l’arrivée à la tête du gouvernement de Stolypine jusqu’alors ministre de l’Intérieur. Certes Stolypine a pour première tâche de restaurer l’ordre. Il met en place un régime d’exception, des cours martiales ambulantes, une justice expéditive et Nicolas II n’usera pas de son droit de grâce. De Stolypine, ses adversaires retiendront les « cravates de Stolypine » (les cordes qui servaient à pendre les condamnés) et les « wagons de Stolypine » qui les conduisaient vers l’exil sibérien. Mais dès avril 1907, le calme rétabli, l’état d’exception est levé. La situation reste tendue. Stolypine fait élire une deuxième Douma, mais celle-ci est « de gauche », et elle condamne le « terrorisme d’Etat » et son maître d’œuvre, Stolypine ! La conséquence en est sa dissolution le 16 juin 1907. Une troisième Douma est élue avec un nouveau système électoral qui profite à la noblesse et aux grands propriétaires, affaiblit la représentation ouvrière et paysanne et exclut presque les nationalités. Cette Douma dominée par les octobristes (monarchistes constitutionnels, 154) et des députés de
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FIN D’UN MONDE A gauche : Piotr Stolypine, par Ilia Repine, 1910 (Saratov, musée d’Art Radichtchev). Page de droite : célébration du tricentenaire de la maison Romanov, sur la place Rouge, en 1913. En bas : engagée dans le premier conflit mondial aux côtés de la France et de l’Angleterre, la Russie subit rapidement de graves défaites, en particulier à Tannenberg, le 31 août 1914. Les désastres militaires qui s’enchaînent en 1915 et 1916 favoriseront la révolution de 1917.
droite (70) sera une assemblée de centre droit. Elle va accomplir toute sa mandature – jusqu’en juin 1912 – et acquérir une véritable expérience parlementaire et une certaine autorité. A cette réussite politique, Stolypine ajoute une autre. Il s’attaque à la question paysanne. La loi du 18 octobre 1906 marquant les grands débuts politiques de Stolypine après la répression reconnaît enfin une égalité civile complète aux paysans qui peuvent désormais, s’ils le veulent, quitter leur commune. La loi du 22 novembre 1906 définit les modes de propriété rurale afin de créer une véritable paysannerie propriétaire, gage de stabilité sociale pense Stolypine. Pour fournir des terres aux paysans il vend des terres d’Etat et des communes, facilite les conditions d’achat et surtout incite les paysans à coloniser la Sibérie. Ce pari sera pour partie réussi. En 1914, un quart des ménages ruraux sont propriétaires. C’est peu certes, mais c’est un résultat acquis en peu de temps, donc remarquable. La faiblesse de cette politique tient à ce qu’elle repose sur une paysannerie encore attardée, inconsciente de l’enjeu, manquant d’initiative et de matériel, et que Stolypine n’aura disposé que de quatre années pour réaliser son projet puisqu’il est assassiné à Kiev le 14 septembre 1911 (il mourra quatre jours plus tard). Cette politique est accompagnée d’un considérable effort éducatif portant d’abord sur l’enseignement primaire qui sera une grande réussite puisque en quatorze ans, de 1900 à 1914, les conseils de révision constateront que le nombre de recrues sachant lire et écrire passe de 50 % à 75 %. De nouvelles universités s’ouvrent, le nombre d’étudiants croît rapidement. Seule ombre au tableau, des mesures restrictives visent de nouveau les Juifs. Enfin, Stolypine s’efforça toujours d’associer la Douma à son action. Elle bénéficia du travail mené en commun, de la reconnaissance par Stolypine de son existence – ce que le tsar n’approuva guère –, pour s’imposer et durer, contrairement à ses deux devancières. Certes Stolypine n’aura pas modifié radicalement le système politique russe, mais il en avait une conception plus libérale que le tsar. Chaque Russe devait être un citoyen, une société civile devait voir le jour et le parlementarisme devait être en Russie semblable à ce qu’il était en Europe occidentale. Le problème est que cette évolution ne correspondait pas
aux souhaits de l’empereur de préserver l’autocratie. De cette opposition de vues naquit un conflit avec le tsar, auquel l’assassinat de Kiev apporta une réponse inattendue mais confortable pour le souverain. Débarrassé de Stolypine, Nicolas II se dote d’un Premier ministre faible et conservateur, Kokovtsev.
La course à l’abîme
L’élection de la quatrième Douma, qui a lieu en novembre 1912 selon un système électoral soigneusement calculé, produit une assemblée déséquilibrée : si plus de la moitié des sièges va certes aux réformistes modérés (centre gauche, KD, droite centriste, octobristes), les autres se répartissent entre un groupe imposant de 145 députés d’extrême droite, 13 sociaux-démocrates et 10 travaillistes dont le progrès constitutionnel n’est pas la priorité. Or l’agitation croît en Russie. Les syndicats ayant accédé à un statut légal sont très actifs, les grèves sont permanentes, certaines débouchant sur une répression sanglante, telle la répression des grèves de la Lena qualifiée de « deuxième Dimanche rouge ». Dès 1913, on recense en Russie un million et demi de grévistes et les universités suivent le mouvement. 1913 est l’année du tricentenaire des Romanov, marqué de juin à septembre par d’innombrables et somptueuses cérémonies. Le couple impérial traverse le pays pour se rendre à Kostroma, berceau de la dynastie. La splendeur de ces
Front de l’Est en 1914-1918
Campagnes de 1914 Batailles de 1914
Petrograd
Retrait russe de 1915
Pskov Riga
Mer Baltique Königsberg
Kovno
Moscou 3 Front russe Février 1917
EMPIRE RUSSE
Vilnius
Minsk Moguilev 4 Limite de Gumbinnen l’avancée Grodno Baranovitchi allemande Tannenberg Gomel EMPIRE Février 1918 BrestALLEMAND Litovsk Pinsk Varsovie Poznan Offensives Lublin de Broussilov Lodz Kiev Wroclaw Brody Lvov Rostov Prague 2 Front russe Cracovie Galitch Novembre 1915 Gorlice EMPIRE Tchernivtsi AUSTROCarp ates HONGROIS Odessa Dantzig
1 Limite de l’avancée russe 1914-1915
200 km
Sébastopol ROUMANIE Bucarest
Mer Noire
manifestations, la curiosité des foules, tout convainc le tsar de la solidité du lien renoué avec le peuple et surtout avec ce qui en est à ses yeux la partie la plus précieuse, la plus représentative, le paysan, le moujik. Un moujik fidèle à jamais au tsar. C’est ignorer que, dans les campagnes, les paysans misérables, ceux que la réforme Stolypine n’a pu sauver, et c’est la majorité, se rebellent, incendient les domaines, tuent parfois les propriétaires. Derrière les splendeurs du tricentenaire, la Russie souffre et gronde. Et cette fureur gagne aussi la périphérie non russe, Pologne, Ukraine, Finlande soulevées contre la russification imposée depuis Alexandre III. Cette rébellion sourde, mais qui fait tache d’huile, nul à Pétersbourg n’y prête attention, surtout pas Nicolas II.
La guerre perdue
C’est sur cette toile de fond que va commencer la guerre où la Russie, fidèle à l’alliance conclue avec la France, s’engage sans hésiter dès le 28 juillet 1914 par une mobilisation préventive qui entraîne en retour la déclaration de guerre de l’Allemagne le 1er août et de l’Autriche le 6. Or, la belle unanimité vole vite en éclats. D’abord parce que les revers militaires sont impressionnants. Le 31 août 1914, la défaite de Tannenberg, dans la région des lacs de Mazurie, fait 70 000 tués et 100 000 prisonniers. Le chef qui a conduit cette bataille, le général Samsonov, se suicide. Puis, une semaine plus tard, l’armée russe subit une défaite aussi cuisante aux abords de Königsberg : 60 000 morts de plus et des dizaines de milliers de prisonniers. La guerre a-t-elle été mal préparée ? L’union sacrée de juillet était-elle une illusion ? Certes non. La leçon de 1904 avait été
entendue, les efforts d’armement avaient été très importants, mais l’alliance franco-russe a contraint la Russie à renoncer à la stratégie élaborée en amont du conflit. Ayant à choisir entre l’ennemi allemand et autrichien, les stratèges russes avaient prévu de se lancer à l’assaut des seconds, notoirement plus faibles que les troupes de Guillaume II. Mais la France en difficulté face à la poussée militaire allemande avait lancé un appel au secours, invoquant l’alliance militaire liant les deux pays, et imploré l’ouverture d’un second front à l’Est. Fidèle à l’alliance, Nicolas II avait ordonné l’assaut contre les Allemands. Or le bilan de la confrontation avec l’Empire allemand est dès le début de 1915 effroyable : 1 200 000 tués, blessés, disparus ou prisonniers. Il faut lever de nouvelles troupes, ce que la population n’est pas prête à accepter, pas plus que de savoir que les munitions et le matériel manquent. Dès le printemps 1915, le gouvernement allemand décide de mettre toutes ses forces sur le front russe pour le briser, espérant acculer Nicolas II à une paix séparée. L’offensive déclenchée le 28 avril conduit à un nouveau désastre. Les armées allemandes envahissent la Pologne, les provinces baltes, la Galicie. Un territoire où vivent 23 millions de citoyens russes est occupé. Un million de prisonniers sont expédiés en Allemagne ou en Autriche et on ne compte plus les morts. Nicolas II enlève le commandement des troupes au grand-duc Nicolas, son oncle, chef expérimenté et populaire, et s’installe au Grand Quartier général de Moguilev pour assumer lui-même le commandement. Il va même y faire venir le tsarévitch, si fragile, dans l’espoir de recréer ainsi le lien perdu avec l’armée qui le tient pour responsable des choix désastreux effectués. Cette décision est doublement tragique. Sur le plan militaire, parce qu’elle confie la direction des opérations à un
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ÉMINENCE GRISE Ci-dessus : le tsarévitch Alexis et sa mère, Alexandra Fiodorovna. Né en 1904, l’héritier du trône était atteint d’hémophilie. Dans l’espoir d’un miracle, l’impératrice se tourna vers toutes sortes de charlatans et de guérisseurs jusqu’à sa rencontre avec Raspoutine (à droite). A partir de 1907, celui-ci prit un ascendant considérable sur le couple impérial, suscitant l’indignation dans le pays. Il fut assassiné en 1916. Page de droite : Nicolas II, par Valentin Serov, 1900 (Moscou, galerie Tretiakov). souverain indécis et sans expérience. Politiquement, parce qu’elle laisse dans la capitale, au sommet de l’Etat, le champ libre à l’impératrice et à son « ami », son conseiller, Raspoutine. Depuis plusieurs années la société russe s’effarait de la place prise auprès du couple impérial par ce moujik qui, sans être homme d’Eglise, prétendait à la stature de starets, mais était aussi le guérisseur que l’impératrice pensait, parfois à juste titre, capable de soulager les souffrances de son fils. Ce qui jusqu’au départ pour le front de l’empereur était un scandale privé devient alors scandale d’Etat. La Russie, la Douma, toutes les forces politiques mais aussi la Russie du peuple constatent que le pouvoir est assumé par un étrange couple ; une impératrice impopulaire depuis toujours, figée dans son hostilité à toute réforme du système et dont on déplore l’influence néfaste sur le tsar, et Raspoutine, personnage ambigu, indéfinissable, en qui nul ne se reconnaît, ni l’Eglise, ni les élites politiques, ni le peuple, pas même les paysans. « L’Allemande », comme l’appelle le peuple, et Raspoutine font et défont les ministres à leur guise, tandis que les désastres militaires s’accumulent, que le désordre s’étend à tout le pays – en 1916, toute l’Asie centrale se soulève – et que les réfugiés qui fuient la guerre et les territoires occupés ajoutent au désordre et à la pénurie alimentaire qui devient le sort commun des Russes. Lénine avait rêvé – et écrit – en 1914 que la guerre perdue par la Russie accoucherait de la révolution. Il n’avait peut-être
pas prévu toutes les modalités de ce processus, mais dès la fin de 1916, les faits allaient lui donner raison. A l’aube de cette guerre, Raspoutine, de fatale mémoire, avait tenté d’arrêter Nicolas II dans son projet belliciste. Il lui avait prédit que la guerre déboucherait sur un désastre dans lequel la Russie et la monarchie seraient englouties. Comme Lénine, il avait été bon prophète. Nicolas II aura ignoré l’un et n’aura pas écouté l’autre. L’assassinat de Raspoutine le 30 décembre 1916 (organisé par un trio prestigieux, le prince Ioussoupov, marié à une nièce de l’empereur, le grand-duc Dimitri, le jeune cousin de Nicolas II – il a vingt-trois ans de moins que lui –, et le député Pourichkevitch) ne suffit pas à calmer l’indignation du pays devant la manière dont est exercé le pouvoir. Quelques semaines plus tôt à la Douma, Milioukov avait évoqué la « trahison » du gouvernement dont le chef était alors Stürmer, désigné par l’impératrice et Raspoutine. Le pays est convaincu que ses malheurs tiennent à un pouvoir qui le trahit. L’empereur revenu dans la capitale pour enterrer Raspoutine, reparti sur le front où il se tient à l’abri des critiques et des pressions, n’a comme toujours rien compris. Pas compris surtout que le pouvoir avait perdu toute légitimité aux yeux du peuple et que la monarchie était en train de s’effondrer. Le 8 mars 1917, Journée des femmes, grève générale et manifestations paralysent le pays. Le lendemain, ce mouvement débouche sur des fraternisations entre les manifestants et l’armée chargée de réprimer. Dès le 12 mars tout est joué. On voit se constituer un comité, qui devient gouvernement provisoire le 15, et un soviet, deux instances de pouvoir rivales mais qui annulent l’autorité du monarque avant de le contraindre quelques jours plus tard, le 15 mars, à abdiquer en son nom et en celui de son fils. Son frère, qu’il désigne pour successeur, refuse le lendemain ce processus de transmission du pouvoir. Nous sommes le 17 mars, la Russie n’a plus de souverain, la dynastie a cessé de régner en Russie, la monarchie a vécu.
Le règne assez bref – à peine deux décennies – de Nicolas II aura été marqué par une succession de crises et de guerres. Son désarroi, ses réactions mal adaptées sont incontestables. Un historien aura ainsi résumé ce règne malheureux : « Nicolas II gouverne sans passion et sans projet. Indifférent à la misère de son pays et à l’évolution de son temps, (…) il abandonna la chose politique au Seigneur qui l’avait oint, et se réfugia, loin des contraintes, dans un espace privé. » Ce jugement sévère est assez juste, mais il omet deux éléments. Nicolas II était hanté par la certitude qu’il était né malchanceux et cela le conduisit à accepter avec un certain fatalisme les revers, à s’en remettre toujours davantage à Dieu, à ce qu’il tenait pour sa volonté, et à ne pas s’opposer au cours des choses. Mais il était aussi caractérisé par une loyauté profonde, qui le condamna à des décisions fatales pour la Russie. Loyauté à l’impératrice qui lui fit accepter son influence jusqu’à lui abandonner le pouvoir dans les années de guerre. Loyauté surtout à l’alliance avec la France dont les conséquences furent désastreuses pour la Russie : le choix de combattre l’Allemagne en 1914 pour soulager les armées françaises, qui pesa sur le cours de la guerre de manière irréparable, et surtout le refus de conclure une paix séparée avec les Empires centraux à l’été 1916, paix pour laquelle plaidaient alors le nouveau chef du gouvernement, Stürmer, et Raspoutine, et que craignait si fort le gouvernement français. A l’été 1916, la révolution ne pointait pas encore : la paix l’eût peutêtre épargnée à la Russie. Nicolas II eut aussi de son pays une compréhension insuffisante, ce qui eut des conséquences dramatiques. Convaincu que la société était avant tout celle du moujik, il sous-estima le mouvement ouvrier, son impatience, sa misère. Le Dimanche rouge en atteste. Et surtout, il ignora complètement la diversité humaine de l’empire, les différences et les aspirations de ses nations. A l’aube de 1917, les bolcheviks ne représentaient en Russie qu’une force minime, à peine 25 000 militants et des chefs pour la plupart exilés. Mais Lénine, qui observait avec attention les aspirations et les mécontentements nationaux, en conclut que les nations étaient dans le paysage russe un bien plus puissant levier de révolte, donc de révolution, que le prolétariat encore faible. Son appel aux nations en 1916 aura totalement échappé à ceux qui gouvernent la Russie, à Nicolas II en premier. Pourtant, dès l’été 1916, la périphérie asiatique de la Russie serait soulevée, et pour les élites d’Asie centrale, la révolution serait déjà commencée. Cet aveuglement fut partagé par les élites monarchistes et par les mencheviks et autres tendances socialistes. Seul Lénine aura été prophète sur ce sujet, comme il l’aura été sur les conséquences de la défaite. N’est-ce pas ce qui explique sa victoire finale ? 2 Historienne de la Russie, biographe de Catherine II, d’Alexandre II, de Nicolas II et de Lénine, Hélène Carrère d’Encausse est secrétaire perpétuel de l’Académie française.
À LIRE d’Hélène Carrère d’Encausse Nicolas II, Fayard, « Pluriel », 560 pages, 9,60 €. Lénine, Fayard, « Pluriel », parution le 3 avril, 686 pages, 12 €. L’Empire d’Eurasie. Une histoire de l’Empire russe de 1552 à nos jours, Fayard, 506 pages, 23,40 €. Les Romanov, Fayard, 468 pages, 24 €.
P ORTRAIT Par Jean-Christophe Buisson
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Kerenski entrel’ etle
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enclume marteau
Artisan du renversement de la monarchie, Kerenski croira pouvoir s’appuyer alternativement sur l’armée et sur les bolcheviks pour s’imposer comme l’homme fort de la République. Il sera balayé par Lénine. «
T
rès doué, toujours ordonné et régulier dans son travail, Oulianov a été le premier dans toutes les matières. La médaille d’or qu’il s’est vu décerner au terme de ses études récompense en lui l’élève le plus méritant sous le rapport des aptitudes, de la conduite et des progrès accomplis. Pas plus dans l’enceinte de notre collège qu’à l’extérieur nous n’avons relevé dans ses paroles ou dans ses actes le moindre écart qui nous ait donné sujet d’être mécontents… La religion et la discipline ont été les fondements de cette éducation… » Le proviseur qui signe cet étonnant éloge du jeune élève de Simbirsk qui, plus tard, prendra le nom de Lénine et mènera à bien la révolution d’octobre 1917 se nomme Feodor Kerenski. Son propre fils, Alexandre, âgé de onze ans de moins que le futur chef bolchevik, prendra, lui, la tête, de la révolution de Février. Le monde est petit, et la Russie encore plus… Alexandre Kerenski ne fréquenta pourtant jamais la même école que Lénine. En 1890 – il a 9 ans –, son père est muté au Turkestan. A 18 ans, il gagne Saint-Pétersbourg où il embrasse l’esprit de contestation qui règne à l’université sans pour autant adhérer au Parti socialiste-révolutionnaire (favorable à la terreur), ni au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR, partagé entre mencheviks de Martov, bolcheviks léninistes et aile gauche menée par
PREMIÈRE LIGNE Page de droite : Alexandre Kerenski, leader de la révolution de Février, est originaire de Simbirsk, sur la Volga, la ville qui, ironie de l’histoire, avait vu naître onze ans avant lui le futur leader de la révolution d’Octobre, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Ci-dessus : Alexandre Kerenski s’adressant au régiment Semenovski pour tenter d’organiser le mouvement de rébellion qui avait gagné la garde impériale en mars 1917. Léon Trotski). A une vie d’apprenti révolutionnaire, il préfère une autre, plus bourgeoise : il épouse la fille d’un général et s’inscrit au barreau. Son statut d’avocat ne protège pas Kerenski de la répression policière : au lendemain de la révolution ratée de 1905, il est arrêté et exilé à Tachkent, où vivent encore ses parents, pour « possession de littérature illégale ». Libéré en avril 1906, il devient l’avocat le plus en vue des prisonniers politiques hostiles au tsarisme. En particulier les militants du POSDR. Opportuniste, il se
sert de cette réputation pour se faire élire à la Douma en 1912 sous l’étiquette du Parti du travail, un petit mouvement socialiste agrarien dont il devient rapidement le porte-parole. A 31 ans, il est le nouveau héraut de la gauche parlementaire.
La tentation du pouvoir
Quand le conf lit mondial éclate, en août 1914, Alexandre Kerenski refuse de voter les crédits de guerre, au nom du pacifisme internationaliste. Mais il continue à croire en une réforme constitutionnelle
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accordant plus de place aux élus du peuple, qui réorienteraient la politique gouvernementale. Soutenu par les classes libérales aisées que les défaites militaires, l’incohérence politique du tsar et le poids de Raspoutine auprès de la tsarine exaspèrent, Kerenski élabore dans sa tête une alliance avec les masses populaires. Il n’a de cesse de fustiger « ceux qui veulent rester bien au chaud dans leurs fauteuils » et invite le pays à un soulèvement populaire. Kerenski a lu Lénine et Trotski et reprend leurs thèses et leurs mots d’ordre sans complexe ni crainte qu’ils en prennent ombrage : ils se trouvent alors à des milliers de kilomètres de l’épicentre de la révolution qui s’annonce. Le pouvoir lui tend les bras. Et en effet, l’âme fervente de la révolution de février 1917, ce sera lui. Beau parleur, doté d’un physique de jeune premier des planches du Bolchoï, le regard animé d’une fougue, une détermination et une rage de tous les instants, il galvanise les foules et aimante les volontés. Sa chance ? Les bolcheviks ne croient alors pas à l’imminence d’une révolution malgré le mouvement de contestation sociale qui s’affirme. Leurs chefs brillent par leur absence durant l’hiver 1917. Lénine est à Zurich, Trotski à New York, Staline en Sibérie. Ceux, comme Chliapnikov, qui sont présents à Petrograd, sont circonspects : « Quelle révolution ? Donnez aux ouvriers une livre de pain et le mouvement tourne court. » Pour eux, il n’est pas question d’accompagner ou d’encadrer les manifestants qui, pourtant, sont chaque jour plus nombreux à réclamer du pain et la paix depuis le 4 mars. Même les soviets de soldats et d’ouvriers qui se sont créés dans tous les quartiers ne suscitent d’abord que méfiance ou prudence de leur part. Kerenski, lui, pense au contraire que le peuple russe est mûr pour mettre à bas le tsar. Député, il est aussi membre de la commission militaire du comité exécutif provisoire du Soviet des députés des ouvriers et des soldats. Une double casquette qui n’est en rien trop large pour cet homme à la tête bien faite dont l’appartement tient lieu de quartier général de la révolution. La journée, il se rend à la Douma « tâter le pouls de la bourgeoisie » 1
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et se réjouir de la panique qui monte au sein de ses représentants élus ; le soir, aux leaders socialistes ou anarchistes qui passent le visiter chez lui, il décrit, non sans une certaine agitation que d’aucuns expliqueront par la consommation de cocaïne, l’affolement au sommet de l’Etat. Le jour où il apprend que Nicolas II a ordonné aux autorités militaires de Petrograd de « faire cesser par la force, avant demain, les désordres » et décidé de dissoudre la Douma, il sait qu’il a gagné. Par ce geste, le tsar a précipité sa propre chute : il aurait dû être plus souple à ce stade de la révolte. Ou plus ferme plus tôt. Les députés refusent l’oukase du tsar et forment un comité provisoire comprenant toutes les fractions de l’Assemblée (à l’exclusion des députés de droite). Sa mission ? « Le rétablissement de l’ordre dans la capitale et la mise en place de rapports avec les organisations et les institutions publiques. » Kerenski fait partie de ce comité mais aussi, on l’a dit, du soviet local. Or, les deux organismes siègent dans le même lieu – le palais de Tauride : il passe donc sans cesse d’une aile du bâtiment à l’autre, d’un groupe politique à l’autre, rassurant les uns, flattant les autres et vice versa. Une schizophrénie qu’il assume totalement : l’opportunisme est son affaire. Après l’abdication du tsar, est proclamé un gouvernement provisoire issu de la Douma et non du Soviet – en attendant une Assemblée constituante. Lorsque sont annoncés à la foule les noms des ministres, tous sont sifflés ou hués… sauf celui de Kerenski, nouveau ministre de la Justice. Problème : étant également viceprésident de l’exécutif du Soviet des députés des ouvriers et des soldats, concurrent du pouvoir institutionnel qui tente de se
mettre en place, il n’a en théorie pas le droit de cumuler les deux fonctions. Aussi ambitieux que courageux, Kerenski se rend devant le Soviet réuni dans l’aile gauche du palais de Tauride. Dans un discours au lyrisme calculé, il offre sa démission du Soviet si ses estimables délégués jugent que son entrée au gouvernement est incompatible avec sa présence dans son organe exécutif. On le supplie de rester. Dans les mois qui suivent, son étoile ne cesse de grandir. Son appartenance à la franc-maçonnerie lui assure la sympathie des progressistes. Sa fougue et son
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ORATEUR Ci-dessus : Alexandre Kerenski prononçant un discours à la Douma, en 1914. A la veille de la Première Guerre mondiale, il refusa de voter les crédits de guerre au nom du pacifisme internationaliste. En bas : Alexandre Kerenski haranguant les ouvriers des chantiers navals de Petrograd, après avoir assisté au lancement d’un sous-marin, en 1917.
regard séduisent ces dames. Sa défense des membres de la famille impériale menacés par les bolcheviks qui réclament leurs têtes lui vaut le respect des élites nobiliaires et des nostalgiques de l’ancien régime. Sa détermination à continuer la lutte contre les Empires centraux (il devient ministre de la Guerre en mai) lui permet d’être soutenu à la fois par les diplomates alliés et les patriotes – il en reste encore.
Tsar à la place du tsar
En juillet 1917, Kerenski juge son heure venue. Profitant de manifestations quasi insurrectionnelles nées de nouveaux échecs sur le front de l’armée russe et d’un ravitaillement toujours plus aléatoire, il accuse Lénine, Trotski et les bolcheviks de préparer un coup d’Etat et réprime violemment le mouvement de contestation dans la rue. Lénine fuit en Finlande, Trostki est arrêté, le parti réduit à la clandestinité. Le prince Lvov, chef du gouvernement provisoire, a compris : il cède la place à Kerenski. Mais celui-ci ne veut pas être
CHEF DE GUERRE Nommé ministre de la Guerre et de la Marine du deuxième gouvernement provisoire, en mai 1917, Alexandre Kerenski (dans la voiture) passe ici les troupes en revue. Danton : il se rêve Bonaparte. Il déclare son gouvernement « de salut public » et conserve le ministère de la Guerre afin d’avoir en mains tous les pouvoirs pour maintenir l’ordre public dans le pays et diriger les armées aux frontières avec celui qu’il a nommé commandant en chef, le général Kornilov, héraut de la droite monarchiste. Kerenski ordonne aussi de déménager ses bureaux et ceux du gouvernement au palais d’Hiver où il se fait photographier derrière une table de travail plus vaste qu’une piscine. Il fait changer la garde plusieurs fois par jour, fait monter et descendre le drapeau rouge flottant sur le fronton de l’édifice à chacune de ses entrées et sorties. Kerenski rêvait d’abattre le tsar : il en est devenu un. Celui d’une révolution sans direction. En août, persuadé que Kornilov, dont il sait qu’il le trouve « faible et efféminé », veut le renverser, il le limoge et le fait mettre en résidence surveillée après s’être assuré le concours… des bolcheviks en faisant libérer de prison leurs chefs et en distribuant des armes à leurs partisans « pour défendre la révolution ». Fatale erreur stratégique. Deux mois plus tard, ces mêmes armes sont retournées contre lui quand Lénine et Trotski décident de confisquer la révolution à leur profit et d’en déclencher une seconde – violente, décisive, sanglante. Kerenski en appelle alors aux cosaques qui… proclament leur neutralité. Octobre 1917 sonne le glas du vrai faux tsar Alexandre K. Pour Kerenski, abandonné de tous, la fuite s’impose comme la seule issue dès le premier soir du coup d’Etat bolchevik. Après avoir quitté, déguisé, le palais d’Hiver dans un véhicule arborant un fanion américain, il gagne Pskov, au sud de Petrograd, d’où il parvient encore à s’enfuir miraculeusement. Direction la France, où ses rêves d’unification des exilés russes se heurteront au mépris que les survivants des armées blanches témoigneront à celui qui reste pour eux l’homme qui a renversé leur tsar. Il gagne alors l’Amérique où il mourra en 1970, après plus d’un demisiècle d’exil. Méprisé par les autorités de
l’URSS (voir sa représentation ridicule dans Octobre d’Eisenstein), Kerenski l’est tout autant par l’Eglise orthodoxe russe qui lui refuse un enterrement religieux. Pour celle-ci, il ne fut ni un Danton – même d’opérette –, ni un vrai naïf, ni un doux rêveur, ni un révolutionnaire de circonstance, mais d’abord et avant tout celui qui permit aux communistes de s’emparer du pouvoir et de proclamer la fin de Dieu au pays de la sainte Russie orthodoxe. 2
À LIRE de Jean-Christophe Buisson 1917. L’année qui a changé le monde Perrin 320 pages 24,90 €
fois révolution
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Ilétaitune la
Par Jean-Pierre Arrignon
En liquidant le tsarisme, Kerenski et les réformistes pensaient jeter les bases d’une république libérale. Ils ont ouvert la voie à la sanglante dictature de Lénine.
ASSAUT ROUGE Affiche soviétique commémorant le 60e anniversaire de la révolution d’octobre 1917.
Quelle est la situation de la Russie au début de 1917 ?
E grad est terriblement dégradée. La guerre a causé des
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n janvier 1917, la situation politique et sociale dans Petro-
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pertes considérables : 1 700 000 tués et près de 6 millions de blessés. Les meilleures troupes, les plus fidèles à l’empereur, ont été décimées, et l’armée a cessé d’être une force sur laquelle Nicolas II puisse compter : sur tous les fronts, la fraternisation et les désertions deviennent fréquentes ; des mutineries éclatent, provoquées par des soldats membres de soviets. Conseils de délégués des ouvriers, des paysans et des soldats, les soviets étaient apparus en Russie en 1905 à l’initiative directe des mouvements révolutionnaires. Ils n’étaient à l’origine que des comités de grève, institutionnalisés au-delà même du conflit social qui les avait fait naître. Lénine est le premier à avoir compris qu’ils étaient déjà un pouvoir, une dictature en germe, jouissant d’un « pouvoir illimité, extra-légal s’appuyant sur la force ». A ce titre, ils allaient être l’élément déterminant de sa victoire lors de la révolution d’Octobre. Dans le pays, la famine règne partout. Des spéculateurs entretiennent la pénurie. Privés de biens industriels, les paysans n’approvisionnent plus les marchés. Les grèves ouvrières et les révoltes paysannes se multiplient. L’Etat n’est plus en mesure d’assurer le quotidien. Il est suppléé dans ses fonctions d’ordre, de ravitaillement et de soins par des comités en tout genre, qui font face aux difficultés de tous les jours. Le régime ne contrôle plus le « pays réel », d’autant moins que l’empereur est complètement isolé du pays, confiné dans son train spécial sur le front. AuseindelaquatrièmeDouma,l’assembléeconsultativeélue en 1912 et présidée par Mikhaïl Rodzianko, les partis conservateurs qui soutiennent le tsar (octobristes et droite nationale)
s’équilibrent à peu près avec l’opposition. Mais celle-ci est très divisée. S’appuyant sur les sentiments pacifistes, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), d’inspiration marxiste révolutionnaire, fondé à Minsk en 1898, est scindé depuis 1903 entre mencheviks (« minoritaires »), menés par Martov, et bolcheviks (« majoritaires »), dirigés par Lénine. Les premiers sont hostiles à la guerre et favorables à une paix démocratique, tandis que les seconds appellent à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Le Parti socialiste-révolutionnaire (SR), né à Berlin en 1901, qui s’appuie sur les masses paysannes, est allié aux sociaux-démocrates plus représentés parmi les ouvriers. Quant au « bloc progressiste » de l’opposition libérale, il est essentiellementconstituéparleParticonstitutionnel-démocrate (KD ou cadets), dont les chefs sont l’historien Pavel Milioukov et le prince Lvov. C’est le seul parti ouvertement non socialiste de l’opposition. Il réclame la création d’un gouvernement qui aurait la confiance de toutes les couches de la population et serait responsable devant l’Assemblée : une idée immédiatement repoussée par Nicolas II. Depuis 1915, des militaires de haut rang, certains membres de la famille impériale, des hommes politiques comme Mikhaïl Rodzianko critiquent de plus en plus ouvertement le tsar pour les erreurs commises en tant que commandant suprême des armées et pour l’incompétence de ses ministres. Dès lors, l’avenir du régime est compromis.
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En quoi a consisté la révolution de Février ?
A
u mois de février, les magasins d’alimentation ferment en masse, faute d’arrivages suffisants de produits alimentaires. Les éléments se déchaînent : dans la nuit du 27 février, des chutes de neige empêchent les trains de céréales d’atteindre la capitale. Le 1er mars, la municipalité de Petrograd introduit des cartes de rationnement pour le pain. Les pauvres se ruent vers les boulangeries et les magasins sont pillés. La foule s’organise en rassemblements, au cri : « Du pain ! » Mais le gouvernement reste passif. Le 8 mars, lors de la Journée des femmes, les femmes se rassemblent à Vyborg, faubourg ouvrier de Petrograd, et marchent sur l’hôtel de ville. Par prudence, les dirigeants des partis révolutionnaires
(mencheviks, bolcheviks et socialistesrévolutionnaires) tentent de s’opposer à cette manifestation. Le 10 mars, des dizaines de milliers d’ouvriers, qui se sont mis en grève générale, se pressent, armés de bric et de broc, sur la perspective Nevski, l’avenue principale de la ville, avec des pancartes : « A bas le tsarisme ; à bas la guerre ! » La police montée lance plusieurs charges, mais les cosaques prennent le parti des manifestants. C’est une surprise de voir ces paysans libres et armés, liés par serment de fidélité au tsar, passer à la révolte. Dans la soirée, le général Khabalov, commandant du district militaire de Petrograd, reçoit de Nicolas II un télégramme lui ordonnant de « faire cesser par la force, avant demain, les désordres à Petrograd ».
Le 11 mars, Petrograd est en ébullition. Vers midi, la police et l’armée ouvrent le feu sur des manifestants et font 150 victimes. Mais certains soldats, y compris dans les régiments de la Garde, refusent de tirer, et ceux du régiment Pavlovski se rallient aux insurgés. Dans la nuit du 11 au 12 mars, tout bascule : les régiments d’élite Volynski et Preobrajenski se mutinent. La désaffection de l’armée devient irréversible. Au matin du 12, une foule déchaînée de soldats, d’ouvriers, d’étudiants, de femmes et d’enfants prend d’assaut le palais de justice, la forteresse Pierreet-Paul, l’arsenal, la prison de Kresty. Tous les commissariats de police brûlent. La mitraille couvre la ville. Une partie
des révoltés se dirige alors vers le palais de Tauride, siège de la Douma, dont le tsar vient d’ordonner la suspension. Quand la foule arrive en chantant La Marseillaise, le socialiste Alexandre Kerenski, l’un des chefs de l’opposition au gouvernement, bondit à la tribune en hurlant : « Je vais me rendre immédiatement dans les casernes… Puis-je annoncer aux soldats que la Douma est avec eux, qu’elle se place à la tête du mouvement ? » Rejetant leur suspension, les députés de la Douma forment alors un comité provisoire pour rétablir l’ordre. Le même jour, des militants de toutes les tendances révolutionnaires fondent le Soviet de Petrograd, qui se dote lui aussi d’un comité exécutif provisoire. Kerenski est membre de l’un et de l’autre. Le 15 mars, une longue négociation entre les deux comités aboutit à la création
d’un gouvernement provisoire, que la Douma confie au prince Lvov. Aussitôt, les députés Goutchkov et Choulguine se rendent auprès du tsar, au quartier général du front Nord, à Pskov, pour le presser d’abdiquer. Nicolas II, à qui on reproche son irresponsabilité devant la gravité de la crise, se rend à la raison invoquée par son état-major : ce serait là le seul moyen de sauver la Russie et de gagner la guerre aux côtés des Alliés. Après une longue réflexion, il décide cependant d’abdiquer non pas en faveur du tsarévitch Alexis, adolescent hémophile, comme le veulent les lois fondamentales de la Russie, mais de son frère, le grand-duc Michel. L’acte d’abdication est signé dans la soirée mais porte l’indication « 15 heures », pour laisser entendre que Nicolas II a agi seul, sans se soumettre à la pression de la Douma. Influencé par Kerenski, qui lui
représente le danger qu’il y aurait pour lui à s’opposer à la volonté du peuple, le grand-duc Michel abdique à son tour le 16 mars et se déclare en faveur d’une Constitution. C’est la fin de l’autocratie et de la monarchie des Romanov, après plus de trois siècles de règne en Russie. Les journées de mars 1917 marquent l’effondrement du tsarisme et l’apparition d’une république démocratique. Les partis révolutionnaires ont su canaliser le profond mécontentement. La capacité du nouveau gouvernement à maîtriser le pays reste pourtant aléatoire. Comme le note Chliapnikov, représentant de Lénine en Russie : « Nous sommes les seuls à avoir en ce moment une organisation qui couvre toute la Russie… Le mécontentement est à son comble dans le pays. L’ouragan révolutionnaire peut se déchaîner à tout moment. »
55 h GÉNÉRAL ÉNÉRAL HIVER HIVER Barricades dans les rues de Petrograd, le 12 mars 1917. En haut : le front russe durant la Première Guerre mondiale.
Quelles sont les forces politiques en présence après mars 1917 ?
Ltutionnels, démocrates libéraux et socialistes modérés, e gouvernement provisoire associe monarchistes consti-
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dont la plupart des membres sont francs-maçons. Le grandduc Nicolas Mikhaïlovitch, membre de la famille impériale, lui-même franc-maçon, en fait l’éloge en ces termes : « Nous avons un gouvernement de Girondins avec le prince Lvov à la tête, mais le véritable chef est le ministre de la Justice, le socialiste Kerenski, de tout premier ordre… » Nicolas II, dans son adresse aux soldats du Grand Quartier général, les délivre de leur serment : « Soumettez-vous au gouvernement provisoire, obéissez à vos chefs… » notamment le général Alexeïev, qui se voit confier les fonctions de généralissime. C’est la fin de l’armée impériale. Les membres du gouvernement vont pourtant être bientôt emportés par leur rêve tolstoïen de construire une république du bonheur, de concorde, d’égalité et de liberté. « La révolution
russe débuta par un malentendu tragique, écrit Ludovic Naudeau, journaliste français alors à Petrograd. Des messieurs convenables et bien gantés, des libéraux distingués, des savants, des bourgeois riches, des gentilshommes, des écrivains de talent, des historiens avaient voulu, dans un but des plus patriotiques, organiser toute la mise en scène d’un amendement du régime… Mais au moment où le tumulte survint, une foule qui semblait en léthargie (…) s’était à l’improviste ruée sur la scène, frappant non seulement le tsar et ses alguazils, mais aussi tous les Joseph Prudhomme qui avaient voulu inciter le despote à se contenter, comme sceptre, du parapluie de Louis-Philippe. » Le gouvernement provisoire laisse en effet s’installer une dualité du pouvoir avec le Soviet de Petrograd. Pire encore : Kerenski, ministre de la Guerre à partir du mois de mai, qui se méfie du corps des officiers, qu’il soupçonne de vouloir restaurer la monarchie, pratique une politique d’équilibre entre l’armée et le Soviet. Ce qu’il croit être une habileté de gouvernement va ruiner la réalité de son pouvoir. Pour obtenir la paix immédiate et priver ainsi l’empereur d’un éventuel soutien militaire, le Soviet cherche en effet à accélérer l’implosion de l’armée. C’est chose faite le 14 mars 1917 avec le célèbre Prikaz n° 1, un arrêt qui ordonne l’élection des soviets de soldats dans toutes les unités militaires. Ces soviets contrôleront désormais les armes et les véhicules et reconnaîtront aux soldats tous les droits politiques sous l’uniforme. Les officiers perdent leurs prérogatives, sont molestés et arrêtés avec la pleine connivence du gouvernement provisoire. Les désertions prennent des proportions massives. Les Allemands fabriquent et distribuent par-dessus les tranchées un journal, Le Messager russe, qui souligne les intentions pacifiques de l’Allemagne et appelle à la fraternisation.
Quel rôle a joué l’Allemagne dans l’émergence du Parti bolchevik ?
L
a rapidité avec laquelle le Parti bolchevik, porté au pouvoir par la révolution d’octobre 1917, parvint à ses fins, a vite suscité des interrogations. Nombreux sont ceux qui ont dénoncé Lénine comme agent allemand missionné par l’Allemagne de Guillaume II. L’hostilité à toute ingérence allemande était largement partagée en Russie. Dès 1914, le nom de la capitale, Saint-Pétersbourg, jugé trop allemand, avait été changé en Petrograd. En dépit de son dévouement et de celui de ses filles à soigner les blessés de la guerre, la tsarine Alexandra,
Alix de Hesse-Darmstadt, était qualifiée d’« Allemande » par le peuple. Le retour soudain de Lénine à Petrograd le 16 avril 1917, en provenance de Suisse où il s’était réfugié en septembre 1914, suscita, dans ce contexte, la suspicion : il fut aussitôt accusé d’avoir bénéficié de l’aide de Guillaume II, désireux de déstabiliser un peu plus un Empire russe ébranlé par une agitation sociale généralisée. Dans le journal antisémite Jivoïe Slovo du 18 juillet 1917, l’ancien député Alexinski accusa Lénine d’intelligence avec l’ennemi en s’appuyant sur les allégations de l’espion
militaire Ermolenko, qui assurait que les instructions et l’argent des bolcheviks provenaient d’Allemagne. La presse allemande, elle, accusera le financier suédois Olof Aschberg d’être le banquier de la révolution, avec la complicité du gouvernement. Ces allégations seront lancées au moment où l’offensive russe contre l’Allemagne se révélera un échec total. L’argent allemand aurait servi aux bolcheviks pour acheter des armes. Lénine avait de fait accepté la proposition allemande de retourner en Russie depuis la Suisse en traversant
Pourquoi Kerenski échoue-t-il à éliminer les bolcheviks ?
E ment, vient à Petrograd pour pousser les Russes à l’offen-
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n mai 1917, Albert Thomas, ministre français de l’Arme-
le Reich. Il avait exigé que son wagon jouisse de l’extraterritorialité, fasse le trajet sans arrêt, et que l’on procède à un échange de prisonniers russes et austro-hongrois. Cet accord avait été conclu par les diplomates allemands, dont le comte Brockdorff-Rantzau, ambassadeur à Copenhague, et un révolutionnaire russe, Israel Lazarevich Helfand, connu sous le nom d’Alexandre Parvus (1867-1924). En avril 1917 – conformément au plan élaboré par Parvus –, les renseignements allemands transportèrent à travers l’Allemagne, dans un train supervisé par le socialiste suisse Fritz Platten, Lénine et un groupe de trente-deux émigrés russes. La connivence de Parvus avec les Allemands fut rapidement connue et le brouilla rapidement avec le réseau révolutionnaire, y compris Rosa Luxemburg, marxiste allemande, née sujette polonaise de l’Empire russe, fondatrice de la Ligue spartakiste, et les socialistes allemands. Après la révolution d’Octobre, les Soviétiques nièrent son implication. Parvus avait su mesurer l’importance de la personnalité de Lénine : il a incontestablement permis son retour en Russie. Mais là s’arrête son action. Il ne faut pas lui accorder, et à travers lui à l’Allemagne, un rôle majeur dans l’émergence du Parti bolchevik, qui se nourrissait bien davantage de la situation révolutionnaire qui se développait dans le pays. Si l’Allemagne a bien soutenu financièrement les bolcheviks, il ne semble pas que l’argent ait, pour autant, coulé à flots, leurs armes provenant pour l’essentiel des pillages des arsenaux, lors des émeutes populaires de l’année 1917.
sive. Il convainc Kerenski de se lancer dans la « guerre jusqu’au bout ». Des volontaires s’enrôlent dans des troupes de choc qu’on appelle « bataillons de la mort ». Le 1er juillet, ces bataillons placés sous le commandement du général Broussilov lancent l’offensive contre les troupes austro-allemandes sur le front Sud-Ouest, en Galicie. Elle s’achèvera le 23 juillet par le désastre de Tarnopol, provoqué par le refus des troupes de combattre, ce qui fait dire au général russe Monkévitz : « Ce fut le jour le plus honteux de toute l’histoire de l’armée russe. » La nouvelle de la défaite russe provoque une crise dans le gouvernement provisoire, dont quatre ministres démissionnent. Des troupes défilent en armes le 16 juillet sur la perspective Nevski. La passivité du gouvernement pousse alors les bolcheviks, qui se bornaient jusque-là à organiser les soviets, à prendre la tête du mouvement. Mais, dans la nuit, les cosaques du général Polovtsev nettoient la ville. Lénine confie à Trotski : « Maintenant ils vont tous nous fusiller, c’est le bon moment pour eux ! » Lénine s’enfuit alors en Finlande et Trotski est arrêté en août. Kerenski considère dès lors qu’il a éliminé les bolcheviks ! Le 21 juillet, le prince Lvov démissionne et Kerenski devient président du Conseil. Il forme un « gouvernement de salut révolutionnaire », qui regroupe à grand-peine constitutionnels-démocrates et socialistes modérés (qu’il s’agisse des mencheviks ou des socialistes-révolutionnaires), dont la peur des bolcheviks forme le seul trait d’union. Les bolcheviks vont pourtant reprendre pied à la faveur du démantèlement de l’armée impériale – entrepris par Kerenski avec le Prikaz n° 1. Ce dernier leur offre en effet l’opportunité de créer, dans toutes les unités, des soviets aux mains d’agitateurs à leur solde. Soviets et commissaires se chargent d’instrumentaliser la soldatesque, qui s’organise en bandes anarchiques pour lesquelles le pillage et le meurtre sont désormais le quotidien.
57 h LUTTE DE POUVOIRS
Page de gauche : la formation du comité exécutif provisoire du Soviet des députés des ouvriers et des soldats de Petrograd, au palais de Tauride, le 12 mars 1917. En haut : Lénine arrive à Petrograd, le 16 avril 1917, en provenance de Suisse où il était en exil depuis 1914. Ci-contre : après avoir été le ministre de la Guerre du gouvernement provisoire, Kerenski en fut le président du Conseil à partir du 21 juillet 1917.
Comment le putsch raté de Kornilov a-t-il ouvert la voie à Lénine ?
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COUPS DE FORCE Ci-dessus : le général Lavr Kornilov à l’époque de sa tentative de putsch, en septembre 1917. Page de droite : la prise du palais d’Hiver par les bolcheviks, le 7 novembre 1917. Scène reconstituée pour le film Octobre, réalisé en 1927 par Sergueï Eisenstein.
près le désastre de « l’offensive Kerenski », le général Broussilov est relevé de son commandement et remplacé par le général Kornilov, qui accepte à la condition du rétablissement de la peine de mort dans les armées. Ce cosaque du Turkestan a derrière lui une brillante carrière militaire, qui lui vaut une réputation de bravoure. En outre, en février 1917, il a accueilli la révolution avec sympathie, ce qui lui a valu d’être nommé par la Douma gouverneur de Petrograd. A ce titre, il est devenu le geôlier de la famille impériale. Il a démissionné après son échec à rétablir la discipline dans la garnison de Petrograd, mais sa réputation d’homme fort lui rallie tous ceux qui cherchent un Bonaparte. Fin août 1917, à la demande de Kerenski, Kornilov envoie un corps de cavalerie pour établir l’état de siège à Petrograd, dans la crainte de manifestations violentes des bolcheviks contre le rétablissement de la peine de mort dans les armées. Kerenski a pris cette mesure sans avertir le gouvernement ni le Soviet, mais il a exigé de Kornilov que les troupes envoyées à Petrograd ne soient pas les cosaques de la Division sauvage, considérée comme trop violente et difficilement maîtrisable, et surtout qu’elles ne soient pas commandées par le général Krymov, suspecté d’être lié à une conspiration militaire. Or Kornilov, qui a bien mesuré le rôle que Lénine entend faire jouer aux soviets, décide d’envoyer la Division sauvage, la seule sur laquelle il croit pouvoir compter en toutes circonstances. Quand le 9 septembre, Kerenski apprend qu’elle marche sur Petrograd, il réunit son cabinet, dénonce un complot, limoge Kornilov, se proclame généralissime et s’allie aux bolcheviks en faisant libérer Trotski et ses camarades emprisonnés, et en autorisant l’armement des ouvriers pour défendre la capitale. Furieux d’être désavoué, Kornilov refuse de se soumettre : « Moi, général Kornilov, je déclare que le gouvernement provisoire, sous la pression de la majorité bolchevik des soviets, agit en complet accord avec les plans de l’état-major allemand (…), détruit l’armée et bouleverse l’intérieur du pays. » Il envoie aussi l’ordre à tous les généraux du front de le soutenir.
A Petrograd, c’est l’affolement. Alors que le Soviet et les bolcheviks appuient Kerenski avec l’ensemble des soviets ouvriers et paysans de la ville et de la population, chauffée à blanc par la crainte d’un coup d’Etat, la Division sauvage est bloquée à une cinquantaine de kilomètres de Petrograd. Elle se décomposera de l’intérieur. A Orcha, le sous-officier Boudienny, président du soviet de la division caucasienne, descend du train et refuse de marcher sur la capitale. Le 12 septembre, les cosaques décident de faire demi-tour. La tentative du général Kornilov a échoué. Seul le général Krymov entrera à Petrograd. Après une entrevue houleuse avec Kerenski, il se suicide. Kornilov, lui, est arrêté et interné à Bykhov avec ses principaux collaborateurs, sous la protection du général Alexeïev. Une nouvelle purge frappe l’armée et la marine. Peut-on parler de coup d’Etat de Kornilov ? Il ne semble pas. On ne trouve aucune trace de préparation dans les archives. On peut en revanche y voir une manœuvre de Kerenski, qui aurait saisi le prétexte de la menace bolchevik pour pousser à la faute un général qu’il considérait comme un rival. Quoi qu’il en soit, l’échec de la tentative de Kornilov remet en scène les bolcheviks, qui avaient été mis à mal par leur échec de juillet. Désormais, ils se proclament les « seuls défenseurs de la légitimité révolutionnaire », le seul rempart contre les militaires. Leurs promesses d’une paix immédiate et de redistribution des terres galvanisent derrière Lénine les espérances des soldats et des paysans. Les bolcheviks sortent grands vainqueurs de l’affaire Kornilov, qui apporte, comme l’écrit Lénine, la preuve indubitable de la « bolchevisation des masses ». Il ne reste plus qu’une étape à franchir, annoncée par Trotski : l’insurrection bolchevik et le renversement de Kerenski. Depuis la Finlande, Lénine y travaille en donnant des lignes d’action au Comité central du parti et à l’opinion, par la voie d’articles publiés dans le Rabotchi Pout. Dès le 27 septembre, le mot d’ordre est : « Tout le pouvoir aux soviets. » Or le 17 septembre, Trotski, à peine sorti de prison, est devenu président du Soviet de Petrograd.
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Les journées d’Octobre constituent-elles une révolution appuyée par les masses populaires ou un coup d’Etat ?
L journées du coup d’Etat bolchevik, dont la prise du palais
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d’Hiver, siège du gouvernement, dans la nuit du 7 au 8 novembre,estl’événementleplusmarquant.Le23octobre,Léninerentre clandestinement à Petrograd et participe à une réunion restreinte du comité central du Parti bolchevik. En dépit de l’opposition de Kamenev et de Zinoviev, deux de ses principaux chefs, il fait adopter la décision de l’insurrection armée, sans fixer de date. A Saint-Pétersbourg, nul n’ignore pourtant qu’elle est imminente. Mais face à cette menace, Kerenski assure : « Qu’ils se soulèvent, je n’attends que cela pour les écraser ! » La menace du gouvernement d’envoyer au front les soldats de la garnison entraîne, cependant, le 29 octobre, la création du Comité militaire révolutionnaire au Soviet de Petrograd à l’initiative des mencheviks, qui entendent, par là, disposer d’une force armée pour défendre la ville. Les bolcheviks vont en prendre le contrôle et en faire un véritable état-major pour préparer l’insurrection. C’est un succès. Dès le 4 novembre, la garnison de Petrograd cesse d’obéir aux ordres de ses chefs et se place sous l’autorité du Comité. Le 6, au nom du Comité, Trotski fait saisir des fusils dans les arsenaux et occuper les ponts et les postes télégraphiques par de petites unités de Gardes rouges – les groupes armés apparus en février pour maintenir l’ordre dans la ville sont encadrés depuis avril par les bolcheviks –, auxquelles se joignent 1 500 matelots venus de Kronstadt, qui croient agir pour le Soviet. Il s’assure aussi du soutien de la garnison de la forteresse Pierre-et-Paul. Au total, de 20 000 à 30 000 hommes. Désormais privé de troupes, Kerenski ne peut plus compter que sur quelques centaines d’élèves officiers. Le 7 novembre, vers 9 heures du matin, il n’a plus d’autre ressource que de s’enfuir de Petrograd dans une voiture de l’ambassade des Etats-Unis pour tenter de rallier des renforts.
Dans la nuit du 7 au 8 novembre, le signal de la révolution est lancé par un coup de canon à blanc, tiré à 21 heures du croiseur Aurore, amené sur les rives de la Neva. Quelques coups de canon tirés par les insurgés depuis la forteresse Pierre-et-Paul sur le palais d’Hiver amènent aussitôt la reddition de ses défenseurs : les cadets et les membres du bataillon féminin, livrés aux Gardes rouges. Les gardes du central téléphonique sont massacrés, mais les ministres amenés sans résistance dans la forteresse. Pour beaucoup d’habitants de Petrograd, le coup de force passe inaperçu. Et si à Moscou on compte des résistances vives et sanglantes, en province un seul coup de téléphone au responsable du soviet local suffit pour changer de régime ! Le même jour, le congrès des soviets réuni à Petrograd entérine la prise du pouvoir des soviets et la constitution d’un gouvernement entièrement bolchevik, le Conseil des commissaires du peuple : la présidence en est confiée à Lénine, les Affaires étrangères à Trotski. Le Comité militaire révolutionnaire envoie une circulaire à tous les soviets d’unités leur ordonnant de traiter en ennemis les officiers qui ne reconnaissent pas le gouvernement des commissaires du peuple. La prise du pouvoir des bolcheviks, connue sous le nom de « révolution d’Octobre », n’est donc pas le résultat d’une action de masses populaires armées se ruant sur le palais d’Hiver, comme le film Octobre de Sergueï Eisenstein en a propagé l’illusion. Elle procède d’un coup d’Etat bien organisé, mené par Lénine et Trotski, contre un pouvoir qui n’existait plus. Trotski pouvait déclarer, le 7 novembre, devant le Soviet : « Nous allons fonder un pouvoir qui ne se proposera pas d’autre but que de satisfaire les besoins des soldats, des ouvriers et des paysans », laissant croire aux congressistes qu’il avait l’intention de constituer un gouvernement de coalition avec tous les partis socialistes.
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ARMÉES BLANCHES Ci-dessus : soldats de l’Armée des volontaires constituée à partir de novembre 1917, dans la région du Don, par les généraux Kornilov et Alexeïev. Elle regroupe des officiers et des soldats de l’ancienne armée impériale, des cosaques ou de simples étudiants, tous antibolcheviks. Page de droite : arrêté le 21 mars 1917, Nicolas II sera retenu prisonnier dans sa résidence de Tsarskoïe Selo (photo) jusqu’en août. A cette date, lui et sa famille seront transférés à Tobolsk, en Sibérie, puis à Iekaterinbourg en avril 1918.
Comment la révolution débouche-t-elle sur la guerre civile ?
D chaos, qui voit s’affronter toutes les forces du pays dans ès le 8 novembre 1917, la Russie sombre dans un violent
une lutte sans merci. Elle oppose les bolcheviks aux « Blancs », coalition hétérogène de monarchistes et de républicains unis contre le pouvoir bolchevik, mais également aux autres formations politiques, mencheviks en tête, et à des armées de paysans, les « armées vertes », qui refusent les réquisitions et la conscription dans l’Armée rouge, formée en janvier 1918. Au lendemain de la révolution, une « Armée des volontaires » est ainsi constituée par les généraux Kornilov et Alexeïev dans la région du Don, au sud de la Russie. « Nous partons dans la steppe allumer le flambeau pour qu’il y ait au moins un point lumineux dans l’obscurité qui a recouvert la Russie », écrit Alexeïev. Elle regroupe alors moins de 4 000 hommes, officiers, cadets et soldats de l’ex-armée tsariste, mais aussi cosaques et simples étudiants, tous antibolcheviks, qui ont cousu sur leur couvre-chef une bande blanche pour se distinguer des « Rouges ». Après la paix de Brest-Litovsk (3 mars 1918), signée par la Russie soviétique avec l’Allemagne, et surtout après l’armistice du 11 novembre, les Alliés soutiennent le développement d’autres armées dans les régions périphériques : outre l’Armée des volontaires, où le général Denikine a succédé à Kornilov, le Sud est tenu par les
Cosaques du Don, commandés par les atamans (chefs militaires) Kaledine et Bogaïevski ; à l’est, les armées de l’amiral Koltchak contrôlent la Sibérie et l’Oural ; au nord-ouest, le général Youdenitch menace Petrograd. De son côté, l’Armée rouge jouit de la supériorité numérique sur ses ennemis. A l’origine, elle ne compte que quelques centaines de milliers de volontaires émanant des soviets. Mais avec la création, par décret du 29 mai 1918, du service militaire obligatoire pour les hommes de 18 à 40 ans, elle monte rapidement en puissance pour attendre 1 800 000 hommes environ au printemps 1919. Elle bénéficie surtout, depuis le 13 mars 1918, d’un commandement unique et efficace à travers Trotski : « Ma tâche était, avant tout, de mettre les hommes qu’il fallait à la place qu’il fallait, et de leur donner la possibilité de faire leurs preuves », écrira-t-il. Le principe de commandement est arrêté : un spécialiste, officier de carrière, surveillé par un ou deux commissaires bolcheviks. Trotski organise douze armées de la mer Noire à la Baltique et pour surveiller tous ces fronts, se dote d’un QG mobile, le légendaire train blindé, dans lequel, dira-t-il, « j’ai vécu deux ans et demi ». Face à une Armée rouge galvanisée par son maître, les Blancs et leurs alliés sont trop divisés pour renverser une révolution en marche.
Quel est le sort de la famille impériale ?
A
bandonné de tous, Nicolas II avait abdiqué le 15 mars 1917 et, le 20 mars, le gouvernement provisoire avait ordonné l’arrestation de l’ex-couple impérial et de leurs cinq enfants. En août, ils furent transférés en Sibérie occidentale, à Tobolsk, où ils restèrent huit mois. Leur situation se dégrade avec la prise de pouvoir de Lénine, dont le frère avait été pendu pour avoir participé à un attentat contre Alexandre III. En avril 1918, les bolcheviks décident de transférer la famille impériale à Iekaterinbourg, dont le soviet était réputé pour sa férocité. Ils furent logés, ainsi que leur suite, au total douze personnes, dans la maison Ipatiev. Le 4 juillet, les gardes rouges sont remplacés par un détachement de dix « Lettons » de la Tcheka (la police politique créée en décembre 1917), parmi lesquels au moins cinq Hongrois, dont Imre Nagy, le futur héros de la révolution hongroise de 1956… D’accord avec Lénine, Sverdlov, le président du comité exécutif central des soviets, fit savoir qu’en aucun cas la famille impériale ne devait tomber entre les mains des Blancs. En cas de menace, il fallait la liquider au complet. Or le 12 juillet, les Blancs approchent d’Iekaterinbourg par le sud. La décision de faire disparaître la famille impériale immédiatement, sans laisser de traces, est prise et transmise le 13 juillet à Iakov Iourovski, le chef des « Lettons ». Dans la nuit du 16 au 17 juillet, Iourovski et ses hommes font descendre la famille impériale au sous-sol de la maison Ipatiev. Après leur avoir lu la sentence de mort prononcée par le soviet de l’Oural, ils font feu au pistolet. Les blessés sont achevés à coups de baïonnettes ou d’une balle dans la nuque. On transporte ensuite leurs corps par camion dans la forêt de Koptiaki, jusqu’à la mine des « QuatreFrères », où on les brûle avant de jeter leurs restes dans des puits. C’est là qu’on les a retrouvés en 1991. Leur identification par des tests ADN a coupé court aux thèses favorables à la survie de certains membres de la famille impériale. Il ne fait aucun doute que la décision a été prise par Lénine. Dans une
conversation avec Sverdlov, Trotski confirme : « Cette mesure était non seulement opportune mais nécessaire. » Cette logique du meurtre nécessaire fut appliquée aux autres membres de la famille Romanov. Maxime Gorki, qui essaya de sauver le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, considéré comme libéral et par ailleurs historien, se vit répondre par Lénine : « La révolution n’a pas besoin d’historiens… » A l’abdication de Nicolas II, les deux puissances alliées de la Russie, la France et la Grande-Bretagne, auraient pu faire pression sur leur allié, le gouvernement provisoire. Mais la France ne manifesta aucun intérêt pour son fidèle allié, prenant pour argent comptant les élucubrations de Lord Francis Bertie, ambassadeur d’Angleterre en France : « L’impératrice n’est pas seulement une Boche par sa naissance et ses sentiments… On la considère comme une criminelle ou une folle… » Quant au roi George V, cousin germain du tsar, il ne répondit pas à Milioukov, ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire, qui priait le gouvernement anglais d’offrir l’asile à la famille impériale : « C’est la dernière chance, disait-il, de sauver la liberté et peut-être la vie de ces malheureux. » Le gouvernement
britannique tergiversa pour différer sa réponse et finit par demander au gouvernement provisoire « de choisir une autre résidence pour Leurs Majestés impériales ». En refusant d’accueillir l’exfamille impériale, le gouvernement scellait sa mort. La monarchie britannique est pleinement responsable de ce drame terrible qui bouleversa profondément et stupéfia Milioukov et Kerenski. Spécialiste du monde slave médiéval et de la Russie contemporaine, Jean-Pierre Arrignon a été professeur d’histoire à l’université de Poitiers et à l’université d’Artois, et chargé de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
À LIRE de Jean-Pierre Arrignon Russie PUF/Clio « Culture Guides » 432 pages 26,50 €
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A N A LY S E Par Alexandre Jevakhoff
Al’appelde
Denikine
EN COUVERTURE
Dès le lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, des forces armées d’opposition s’organisent. La guerre civile entre Rouges et Blancs durera cinq ans. La guerre civile en 1918
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ans la nuit du 7 au 8 novembre 1917, les Gardes rouges et les matelots de la Baltique s’emparent du palais d’Hiver. Ce coup de main, dont Eisenstein fera le clou de son film Octobre en 1927, porte Lénine et Trotski au pouvoir. Ainsi débute explicitement la guerre civile russe. Aux bolcheviks, partisans de la dictature du prolétariat, s’opposent tous ceux qui refusent le putsch d’une minorité dépourvue de légitimité électorale, prompte à s’imposer par l’interdiction d’une bonne partie de la presse et la mise hors la loi du Parti constitutionnel-démocrate (KD), le principal parti non socialiste. Contrairement à la légende soviétique, reprise par ses épigones, les premiers adversaires du coup d’Etat bolchevik ne seront pas des réactionnaires favorables au retour de l’ancien régime : ce sont d’abord les acteurs de la révolution de Février, des socialistes non bolcheviks aux monarchistes constitutionnalistes. Ils espèrent prendre leur revanche grâce à la convocation de l’Assemblée constituante qui leur permettra, croient-ils, d’engager la Russie sur la voie de la démocratie. Les bolcheviks maintiennent en effet les élections à l’Assemblée : ne s’affirment-ils pas les meilleurs défenseurs du peuple ? Ne lui ont-ils pas accordé la socialisation de la terre et la fin de la guerre ? Las ! Ces premières, et uniques, élections libres en Russie bolchevik sont, en définitive, un échec pour le parti léniniste, largement devancé par ses adversaires. Les bolcheviks corrigent la situation à
Insurrection des Cosaques du Don
Territoire contrôlé par le Komoutch
Marche de glace (février-avril)
Ligne de front à la mi-octobre
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À FEU ET À SANG
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DON
Armée des Cosaques du Don
Tsaritsyne
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Novocherkassk Rostov
Don
Armée des volontaires Iekaterinodar Novorossiisk
Mer Noire
Astrakhan
Stavropol
Piatigorsk
leur manière : armes au poing, la Garde rouge interrompt les travaux de la Constituante dès sa première séance. Le lendemain, 19 janvier 1918, celle-ci est dissoute « pour avoir refusé de reconnaître le pouvoir soviétique et d’adopter la déclaration des travailleurs et des peuples exploités ». Le raisonnement est d’une clarté confondante : ceux qui ne sont pas avec eux sont des contre-révolutionnaires;leurschefsdoiventêtrejugés par les tribunaux révolutionnaires (décret
Mer Caspienne
100 km
Ci-contre : fin 1917, des armées antibolcheviks dites « blanches » se forment dans la région du Don, où se déploient aussi, après la paix de Brest-Litovsk (mars 1918), des troupes autrichiennes et les partisans ukrainiens de l’anarchiste Makhno. En février, les Volontaires de Kornilov tentent en vain de rallier d’autres unités blanches à Iekaterinodar. En juin, des socialistesrévolutionnaires créent à Samara le Komoutch, un comité qui se range du côté des Blancs.
du 11 décembre 1917 relatif à l’arrestation des responsables de la guerre civile contre la révolution). Dès le 20 décembre, est créé un outil appelé à un grand avenir dans le système totalitaire soviétique : la Commission extraordinaire pour la lutte contre la contrerévolution et le sabotage – la Tcheka – dont la direction est confiée à Felix Dzerjinski. La formule est connue : les Blancs – par référence à la croix de Saint-Georges, l’ordre militaire réservé aux officiers les plus
valeureux de l’armée impériale – combattent le pouvoir soviétique – les Rouges –, sous la direction d’officiers généraux tsaristes – Denikine, Koltchak, Wrangel ou encore Ioudenitch –, avec le soutien des Alliés, des AméricainsetdesJaponais.Rienn’estfaux;la vérité des faits est cependant plus complexe. Denikine, Wrangel, Ioudenitch, Koltchak, sont effectivement des officiers de l’armée impériale. Sont-ils pour autant des monarchistesdécidésàramenerletsarsurletrône? En aucune sorte. Les monarchistes sont minoritaires parmi les grands chefs militaires blancs. Koltchak, Denikine et les deux généraux qui l’ont précédé à la tête de l’Armée des volontaires – Alexeïev, leur père fondateur, et Kornilov – ont accueilli avec satisfaction la chute du tsarisme. En réalité, tous les chefs blancs n’ont qu’un objectif en combattant les propagateurs d’une lutte de classes à l’horizon mondial : la défense de la patrie russe. Le choix du régime politique viendra, à leurs yeux, après la victoire contre le bolchevisme ; le peuple russe décidera alors du régime sous lequel il souhaite vivre. Les premiers combats entre Blancs et Rougesontlieufin1917surleterritoirecosaque du Don. Alexeïev, Kornilov, Denikine, les principaux généraux antibolcheviks s’y sont réfugiés. Une poignée d’officiers,
CANONS BLANCS Ci-dessus : artilleurs de l’armée blanche de Wrangel, en 1917, dans le sud de la Russie. Page de gauche, en haut : le général Anton Denikine. d’élèves-officiers et d’étudiants les rejoignent, quelques centaines de volontaires – d’où l’appellation d’Armée des volontaires donnée aux forces blanches dans la Russie du Sud – qui, avec les Cosaques antibolcheviks, s’opposent aux matelots de Sébastopol, aux ouvriers du Donbass et aux Gardes rouges. L’Armée rouge ouvrière et paysanne n’existe pas encore. Elle sera créée en janvier 1918, sur le principe initial du volontariat et du commandement électif. Début mars 1918, les bolcheviks signent avec l’Allemagne le traité de Brest-Litovsk. La Russie perd une partie particulièrement productive de son territoire. Surtout, elle change de camp en pleine guerre mondiale. Alliée de la France et de l’Angleterre au point d’avoir privilégié, par deux fois, les intérêts opérationnels français aux siens, elle fait en effet la paix avec l’ennemi. Berlin envoie un ambassadeur à Moscou et à Kiev, tandis que les troupes allemandes et autrichiennes occupent une bonne partie de la Russie méridionale. Ce retrait russe décide Français et Britanniques à intervenir militairement au nord du pays dès le printemps 1918 sous le prétexte de récupérer le matériel de guerre
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fourni à leur ancienne alliée et d’éviter ainsi h qu’il ne tombe aux mains des Allemands ou des bolcheviks. Les Blancs se disent décidés à respecter les engagements pris et tenus jusqu’à octobre 1917 ; ils accueillent donc avec faveur la perspective d’une aide des Alliés et des Américains pour contribuer à la chute des Rouges. Celle-ci va véritablement prendre forme après novembre 1918. Le Kaiser et l’empereur autrichien ayant abdiqué à Berlin et à Vienne, le roi de Bavière renversé à Munich, la crainte d’une « épidémie bolchevik » va justifier une accélération du soutien des Alliés aux Blancs : des troupes britanniques et américaines sont débarquées dans le nord de la Russie (environ 5 000 et 8 000 hommes), un corps expéditionnaire américain de 9 000 hommes et pas moins de 70 000 Japonais prennent pied en Sibérie, quelque 1 000 Français en Ukraine et en Crimée, avec des équipements militaires et de l’argent. Sans oublier les soldats tchécoslovaques, environ 50 000 hommes qui se retrouvent en Russie en tant que prisonniers de l’armée russe ou transfuges de l’armée austro-hongroise pendant la guerre mondiale. Après la révolution de février 1917, 1
La guerre civile, 1919-1921
Région contrôlée par les partisans de Makhno
Arkhangelsk Miller
FINLANDE Mer Baltique
Petrograd
Iaroslav Tver
Dvinsk
EN COUVERTURE
Minsk Limite de l’avancée des armées polonaises Jitomir Fastov
Smolensk
Moscou
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NijniNovgorod
Perm Limite de l’avancée des armées de Koltchak Oufa
Kazan
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Gomel
Kiev
Viatka
Vologda
Pskov
Riga
64 h
Offensive de Ioudenitch contre Petrograd
Helsinki Narva
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Lougansk Iekaterinoslav n Tsaritsyne Alexandrovsk Houljaipole Do Rostov Odessa Kherson Astrakhan Bucarest
de Petlioura
Principales révoltes paysannes
Simferopol Sébastopol
Iekaterinodar Stavropol Novorossiisk
Mer Noire
Vladikavkaz Batoumi
Limite de l’avancée des armées de Denikine
Mer Caspienne Bakou
300 km
Paris avait négocié leur transfert en Europe, via la Sibérie, pour rejoindre les champs de bataillefrançais.Maislaguerrecivileaempêché le bon déroulement du projet ; les Tchécoslovaques restent donc en Sibérie et se battent pendant un temps contre les Rouges, sous le commandement du chef de la mission militaire française, le général Janin. A Paris, à Londres et à Washington, le soutien apporté aux forces antibolcheviks
est cependant contesté par tous ceux que séduisent les promesses messianiques d’un homme nouveau et qui cèdent à l’ivresse de la paix. La Russie, dont aucun représentant ne participe aux négociations préparatoires au traité de paix, n’est pas une priorité dans le monde que dessinent Clemenceau, Lloyd George et Wilson. Londres, Paris, Washington, Tokyo n’ont en outre pas de plan global pour aider les Blancs : tout au long de 1919
ENCERCLEMENT En haut : entre 1919 et 1921, les fronts opposant l’Armée rouge aux différentes armées blanches sont multiples. Au nord, Ioudenitch tente une offensive contre Petrograd à l’automne 1919, tandis que les armées de Denikine et de Koltchak tiennent le Sud, la Sibérie et l’Oural. A l’ouest, les bolcheviks sont en guerre avec la Pologne pour leur frontière commune. En Ukraine, l’Armée populaire du nationaliste Simon Petlioura d’une part, les troupes de l’anarchiste Nestor Makhno de l’autre, combattent tour à tour l’Armée rouge et les Blancs au gré de leurs intérêts. A droite : Trotski, commissaire du peuple à la Guerre de 1918 à 1925, va notamment organiser et rendre efficace l’Armée rouge (page de droite) créée en janvier 1918.
et 1920, chacun s’agite donc de son côté, n’oubliant jamais ses intérêts nationaux. A l’heure du bilan, l’intervention étrangère supposée aider les Blancs alignera une impressionnante liste d’erreurs et d’échecs. Livraisons tardives d’équipements inutiles ou en mauvais état, évacuations précipitées, mutineries dans les troupes françaises et britanniques, trahison de l’amiral Koltchak,soupçonnéparJanind’être«l’homme des Anglais », livré à ses ennemis et fusillé sans jugement : les Occidentaux auront été pour les Blancs des alliés décevants. Quasiment cinq années séparent les premierscombatsducôtédeRostov-sur-le-Don de l’ultime confrontation militaire : la prise deVladivostok,enoctobre1922,parl’Armée rouge. Les principales opérations se déroulent en 1919-1920, jusqu’à l’occupation de la Crimée par les bolcheviks et l’évacuation de WrangelàConstantinople,encompagniede 100 000 militaires et civils (novembre 1920). L’Extrême-Nord, la région de Petrograd, la Sibérie et l’Oural, le Sud – de l’Ukraine jusqu’aux territoires cosaques du Don et du Kouban : les fronts opposant l’Armée rouge et les différentes armées blanches sont multiples. Dans ce contexte, l’unicité de commandement donne à Moscou un avantage considérable, alors que les forces blanches sont dispersées, moins nombreuses et bien moins mobiles : aucune des deux principales armées (celles de Denikine et de Koltchak) n’a jamais dépassé les 100 000 hommes alors qu’en novembre 1920, l’Armée rouge dispose de 800 000 combattants pour des effectifs globaux approchant 5,5 millions. Si
© IDIX. © AKG-IMAGES/PICTURES FROM HISTORY. © ROGER-VIOLLET.
l’amiral Koltchak, en Sibérie, est censé diriger toutes les armées blanches, il n’a en réalité aucun contact direct avec Denikine, le chef des forces blanches dans le sud de la Russie, ni avec le général Ioudenitch, chargé d’attaquer Petrograd. La complexité de la situation s’accroît encore par le jeu des acteurs qui ignorent ou bousculent la ligne idéologique entre les Rouges et les Blancs : l’anarchiste Makhno, tour à tour adversaire et allié du régime soviétique, le nationaliste ukrainien Petlioura, qui combat les deux camps, les chefs de bandes qui imposent localement leur loi, et les révoltes paysannes contre les réquisitions décidées par Moscou et les mobilisations, qu’elles soient rouges ou blanches. Aucune région russe n’échappe à la guerre civile. Sur les distances continentales du pays, elle suit les lignes ferroviaires, en s’adaptant aux contraintes de la nature et des saisons. Si l’offensive blanche sur Petrograd (automne 1919) et les batailles de Tsaritsyne (la future Stalingrad) pèsent symboliquement, la guerre civile ne connaît aucune bataille déterminante pour la victoire de l’un des camps. Dans l’immensité russe, les ennemis s’affrontent dans une guerre de mouvement qui privilégie la cavalerie, la tatchanka, ce chariot à plusieurs chevaux portant une mitrailleuse à longue portée, et les trains blindés. Des caractéristiques bien différentes donc de la guerre mondiale, même si les deux camps utilisent les aéroplanes et les tanks, ces nouvelles armes mises en œuvre depuis 1914. Marqués par leur éducation et leur expérience, influencés par les Alliés (le « syndrome du front Est »), les chefs blancs ont mis du temps à comprendre la différence entre un conflit classique et celui qui les oppose aux Rouges, et à admettre les conséquences de la guerre civile. Denikine et Koltchak pensent et se comportent en militaires, avec les codes traditionnels des officiers, alors que les Rouges mènent un combat idéologique sans merci, qui recourt aux prises d’otages, à l’enfermement dans des camps de concentration, aux tortures et aux exécutions sans jugement contre les « ennemis de classe ». Après avoir été désignés comme les pires ennemis, les officiers de l’ancienne armée
impériale ont été récupérés par le régime bolchevik. Ils sont devenus des « spécialistes militaires»,Spetsdanslejargonbolchevik,au service de l’Armée rouge ouvrière et paysanne.Ilssontencadréspardescommissaires politiques et soupçonnés de traîtrise, mais peu importe : le pouvoir utilise leur savoirfaire pour combattre les Blancs, que ces officiers aient rejoint l’Armée rouge volontairement ou sous la menace de représailles. Trotski est l’homme qui impose les Spets à partir du printemps 1918, lorsqu’il devient commissaire-ministre, dans le vocabulaire bolchevik, à la Guerre. La victoire rouge lui doit beaucoup. Très vite, il transforme en effet la jeune Armée rouge : outre l’utilisation des anciens officiers de l’armée impériale, il supprime le commandement électif, impose la mobilisation avant de doter ses troupes d’un uniforme et d’un emblème fort : « Nous avons enlevé les étoiles du ciel, les avons coloriées en rouge et accrochées sur les chapkas de nos soldats. Voilà pourquoi le chemin de l’Armée rouge brille avec autant d’éclat et d’ampleur. » Trotski réintroduit aussi les « signes distinctifs » des officiers et les décorations. Dans sa démarche, il bénéficie du soutien de Lénine qui sait combien le commissaireàlaGuerreluiestutile.Complices complémentaires, Lénine et Trotski forgent ainsi la victoire communiste, avec une maîtrise partagée de la communication, un autre de leurs avantages sur des Blancs qui
ne sauront jamais parler le langage brutal et simpliste de la guerre civile : des slogans flamboyants, compréhensibles par tous, joliment illustrés, bien souvent par des artistes engagés aux côtés des bolcheviks. La guerre civile éloignera en définitive de leur patrie au moins un million de Russes, partis fonder « une autre Russie » en France et dans tant d’autres pays – du Paraguay à l’Ethiopie, en passant par le Maroc. Fin 1920début 1921, elle avait emporté vraisemblablement 10 millions de vies russes. Morts au combat ou, encore plus nombreux, liquidés par la terreur – transformée en système par les Rouges contre l’élite sociale, le clergé et les paysans. Ou encore emportés par la faim, le typhus, le choléra et tous les tourments d’une cassure tragique pour la Russie. 2
À LIRE d’Alexandre Jevakhoff La Guerre civile russe, 1917-1922 Perrin 688 pages 28 €
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L’
inventeurdu totalitarisme
Par Par Stéphane Stéphane Courtois Courtois © HERITAGE IMAGES/LEEMAGE.
Créateur du parti-Etat monopolisant pouvoirs politique, économique et culturel, promoteur de massacres de masse destinés à imposer le règne de « l’homme nouveau », Lénine fut bien l’instigateur de l’un des systèmes politiques les plus meurtriers de l’histoire.
« FIGURE SACRÉE »
« Vive la révolution socialiste ! » Affiche de propagande du Parti communiste russe.
© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © ROGER-VIOLLET.
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ent ans ! Un siècle déjà qu’un certain Vladimir Ilitch Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, s’emparait du pouvoir dans le plus grand pays du monde, l’Empire russe. Alors que Staline, Mao, Pol Pot, Ceausescu et même Castro sont aujourd’hui reconnus – sauf par Mme Royal… – comme des tyrans cruels, responsables d’immenses tragédies, Lénine demeure intouchable. Pour les uns, il est une figure sacrée, pour les autres un chef idéaliste et intègre, soucieux de moderniser la Russie, et qui n’a rien à voir avec les désastres provoqués par les régimes communistes. Pourtant, vingt-cinq ans après l’effondrement du régime qu’il avait créé et grâce à l’ouverture des archives de Moscou, il est légitime de s’interroger sur cette figure centrale de l’histoire du XXe siècle. Lénine naquit le 22 avril 1870 à Simbirsk, petite ville provinciale endormie au bord de la Volga, dans une famille aux origines mélangées – russe, juive, tatare. Son père, inspecteur des écoles de la province, appartenait à l’intelligentsia moderniste et avait été anobli par le tsar. Dans cette famille aisée et aimante, Vladimir eut une enfance heureuse, jeune garçon turbulent, mais meilleur élève de son lycée. Alors qu’il était destiné à un bel avenir, il fut doublement frappé par le destin à un âge où la personnalité, en pleine formation, est fort impressionnable : en janvier 1886, son père mourut brusquement d’une hémorragie cérébrale ; et en mai 1887, son frère aîné et son modèle, Alexandre, qui s’était entiché des « exploits » des terroristes russes des années 1870-1880, fut condamné à mort et pendu pour avoir voulu attenter à la vie du tsar Alexandre III, dont il refusa de demander la grâce.
Privé de tutelle paternelle, dans une famille désormais stigmatisée par la bonne société, et empli d’un immense désir de vengeance, Vladimir s’engagea dans le mouvement révolutionnaire de tendance marxiste. Arrêté, condamné, il fut envoyé en février 1897 en « déportation », un exil intérieur en Sibérie dans des conditions très acceptables puisque le pouvoir l’autorisa même à faire venir sa « fiancée » – la camarade Nadejda Kroupskaïa – et à l’épouser. Sa peine purgée, il quitta la Russie en 1900 et s’installa en Suisse, puis à Munich et enfin à Londres où il vécut en rentier.
Naissance d’un révolutionnaire
Dès1891-1892, Lénine avaitadhérécorps etâmeauxthèsesdu Manifeste du Parti communiste de Marx de 1848, qui appelait à une lutte des classes impitoyable entre « bourgeois » et « prolétaires ». Pour cette révolution communiste, qui devait aboutir à la suppression générale de la propriété privée, Marx n’avait pas hésité à brandir les menaces : « Les communistes (…) proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. » Lénine devint très vite l’une des personnalités du mouvement marxiste russe et se fit remarquer par son intransigeance doctrinale, la violence de ses polémiques, sa maniaquerie raisonneuse et le côté scolastique et rhétorique du bon élève qui, s’il connaît bien les livres, connaît mal le monde réel. Or derrière le marxiste se cachait un jeune homme fasciné par les grands révolutionnaires populistes, tant l’utopiste Nikolaï Tchernychevski – auteur en 1863 du roman révolutionnaire
FONDEMENT IDÉOLOGIQUE Ci-dessus : « Vive le marxisme-léninisme ! » Affiche de propagande soviétique avec, de gauche à droite, Marx, Engels et Lénine. Dès les années 1891-1892, Lénine avait adhéré aux thèses de Marx appelant à la révolution communiste. Page de gauche : Lénine sur la place Rouge à l’occasion du premier anniversaire de la révolution d’Octobre, le 7 novembre 1918. Que faire ? – que l’activiste Serge Netchaïev, auteur en 1869 d’un Catéchisme du révolutionnaire qui appelait à la destruction violente de la société par une organisation secrète ultracentralisée et ne considérait comme moral que le service de « la Cause » – ce même Netchaïev qui inspira Dostoïevski dans son roman Les Possédés. Il vénérait les terroristes de la Volonté du Peuple, qui avaient assassiné le tsar Alexandre II en 1881. En 1902, Lénine publia son Que faire ? où il prônait la création d’un parti de révolutionnaires professionnels, armée politique organisée sur le modèle militaire, totalement disciplinée aux ordres de son leader. Ce parti était très différent de ceux qui étaient apparus en Europe à la fin du XIXe siècle, partis de masse à base sociologique – ouvriers, paysans, catholiques, de minorités nationales, etc. – représentant les intérêts de ces groupes dans le cadre de la montée en puissance de la démocratie parlementaire. Le parti léniniste devait être au contraire coupé de la société, au seul service de son chef et de son projet idéologique : le communisme. Dès 1903, lors du IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, Lénine provoqua une scission et prit la tête de la fraction « bolchevik » – majoritaire – contre les minoritaires – « mencheviks ». Son comportement lors de ce congrès fut tel que le jeune Léon Trotski, jusque-là l’un de ses plus fervents admirateurs, le dénonça, critiquant « la “volonté de puissance” qui guide le camarade Lénine » et sa « dialectique de “la lutte
pour le pouvoir” ». Trotski allait au fond des choses : « L’“état de siège” [dans le parti] sur lequel Lénine a insisté avec une telle énergie exige un “pouvoir fort”, la pratique de la méfiance organisée exige une main de fer. Le système de la terreur est couronné par un Robespierre. Le camarade Lénine a mentalement passé en revue les membres du parti, et en est arrivé à la conclusion que cette main de fer ne pouvait être que lui. » Ainsi,dès1903,unrévolutionnaireencoredémocratecomme Trotski avait décrit les caractéristiques de la pensée et de l’action que Lénine, pour l’instant, ne mettait en œuvre que dans un petit groupuscule marxiste dont il sélectionnait soigneusement les affidés : ceux qui allaient devenir sa garde rapprochée – Sverdlov, Zinoviev, Kamenev, Dzerjinski et surtout Staline. Le1er août1914éclatalepremierconflitmondialquivitlaRussie entrer en guerre contre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne. Lénine fut profondément choqué de constater que le sentiment d’appartenance nationale et le patriotisme avaient balayé en un instant le sentiment d’appartenance de classe et l’internationalisme proclamés par les socialistes de la IIe Internationale. Il réagit en radicalisant ses positions et lança le terrible slogan « Transformer la guerre impérialiste en guerre civile », camp contre camp, « prolétariat » contre « bourgeoisie ». Cependant, aucun événement significatif ne semblait conforter sa position et, en janvier 1917, Lénine déclarait : « Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les batailles décisives de la révolution future. »
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MAÎTRE DU JEU Ci-contre : une escouade de Gardes rouges à Petrograd, lors de la prise du palais d’Hiver, le 7 novembre 1917. En bas : affiche présentant Lénine haranguant les révolutionnaires. Page de droite : Lénine sur la place Rouge, le 1er mai 1918.
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Or c’est à ce moment précis, à l’hiver 1916-1917, que l’Empire russe qui était en plein développement économique avant 1914 mais dont les institutions politiques autocratiques étaient inadaptées à l’époque moderne, et dont la formation sociale était encore dominée par la paysannerie, commença à craquer devant les énormes pressions – militaires, économiques et industrielles – provoquées par la guerre totale imposée aux belligérants par l’intensité du conflit. Soudain, en mars 1917, confronté à de multiples crises, le tsar Nicolas II abdiqua sous la pression de ses généraux. Ainsi s’ouvrit une formidable crise révolutionnaire qui allait marquer tout le XXe siècle au sceau d’un phénomène politique inédit : le totalitarisme.
Le grand soir
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Dans un premier temps, la révolution dite de Février se voulut démocratique, sur le modèle de 1789, et suscita une floraison de réunions publiques, de journaux, de revues et de groupes politiques, tandis qu’un gouvernement provisoire formé de libéraux, puis de socialistes, et un Soviet de Petrograd regroupant les socialistes de diverses obédiences tentaient avec difficulté de canaliser le souffle de liberté qui balayait une Russie toujours en guerre. Or très vite, venant de Suisse et infiltré en Russie par les services secrets allemands, Lénine se lança dans une violente offensive contre les nouvelles autorités. Entre 1900 et 1917, il n’avait vécu que quelques mois en Russie, fin 1905-début 1906. Il était donc largement déconnecté de l’évolution réelle du pays. Par sa parole et ses écrits, il n’en parvint pas moins à déchaîner les passions, à exacerber toutes les tensions, annonçant son intention de s’emparer du pouvoir et n’hésitant pas à semer les germes de la guerre civile. Avec une détermination sans faille etgrâce àune intense propagande financée par l’argent allemand, il réussit en quelques mois à rallier à ses vues la plupart de ses affidés bolcheviks, d’abord très réticents. Le Parti bolchevik recruta massivement et organisa sa Garde rouge, groupes de choc paramilitaires. Lénine appelait les soldats à la désertion et aux mutineries et, profitant des hésitations, de la naïveté et des conflits internes au gouvernement provisoire et au Soviet, il réussit à organiser, le 7 novembre 1917 à Petrograd, un coup de force et à s’y emparer du pouvoir. Son intention était claire : il voulait devancer l’élection de l’Assemblée constituante, prévue en novembre, qui était la revendication première de tous les démocrates et révolutionnaires russes depuis des décennies.
A peine au pouvoir, Lénine créa le Conseil des commissaires du peuple qui instaura la « dictature du prolétariat », dictature absolue du Parti bolchevik, devenu parti unique et surtout partiEtat – un parti qui s’emparait de toutes les prérogatives de l’Etat. Puis il lança le slogan « Volez les voleurs ! Pillez les pillards ! », appel à dépouiller tous ceux qui possédaient quelque bien. Dans une formidable anarchie, Petrograd fut livrée au pillage, accompagné de tous les abus – viols, assassinats, etc. Le 17 novembre, une commission du ravitaillement proclama la « réquisition » des biens des « riches » ; le pouvoir confisqua toutes les valeurs conservées dans les banques, « nationalisa » les usines, les commerces, les collections artistiques – notamment celle de Sergueï Chtchoukine, présentée jusqu’en février 2017 à Paris par la Fondation Louis-Vuitton –, et envoya des détachements armés s’emparer des récoltes des paysans. Ces mesures ayant provoqué des résistances, Lénine, à l’exemple des jacobins, signa, le 11 décembre 1917, un décret qui institutionnalisait la notion d’« ennemi du peuple ». Le 20 décembre, il créait la Tcheka – la Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage –, une police politique qui, de manière arbitraire, commença à arrêter, puis à fusiller. Alors que le bolchevik Boukharine protestait que la Tcheka était « truffée de criminels et de sadiques, d’éléments dégénérés du lumpenprolétariat », Lénine répondit qu’elle était « injustement attaquée pour quelques excès par une intelligentsia bornée (…) incapable de considérer le problème de la terreur dans une perspective plus large ». Et de conclure : « Un bon communiste est aussi un bon tchékiste. » En 1921, la Tcheka compterait déjà 200 000 hommes et cette police politique – devenue GPU, puis NKVD et enfin KGB – serait, avec le Parti bolchevik et l’Armée rouge – armée de guerre civile créée par un décret du 28 janvier 1918 –, l’un des trois piliers du pouvoir totalitaire. En janvier 1918, le commissaire du peuple à la Justice, Steinberg, protesta auprès de Lénine : « A quoi bon un commissariat dupeupleàlaJustice?Autantl’appelercommissariatdupeuple à l’extermination sociale, et la cause sera entendue. » « Excellente
idée, répondit Lénine. C’est exactement comme cela que je vois la chose. Malheureusement, on ne peut pas l’appeler ainsi. » Dès leur prise de pouvoir, les bolcheviks interdirent la plupart des autres partis et les journaux indépendants. Lénine n’avait pu annuler ni empêcher physiquement les élections de novembre : l’aspiration au suffrage universel était trop forte dans toute la population, en particulier parmi les paysans. Ceux-ci avaient donné une large majorité aux socialistes-révolutionnaires. Voyant arriver le résultat, Lénine avait remplacé par la force la commission électorale chargée de collecter les résultats, mais cela n’avait pas suffi : la fraude n’avait pu être assez massive. Il annula l’élection des libéraux (les constitutionnels-démocrates, les KD), mais cela n’empêcha pas les députés d’affluer de toute la Russie vers Petrograd. Le 18 janvier 1918, se réunit enfin l’Assemblée constituante, première assemblée élue en Russie au suffrage universel libre – et dernière avant 1991 –, où les bolcheviks n’avaient que 168 députés sur 703. Une manifestation de plus de 50 000 personnes, qui défilaient, drapeaux rouges en tête, pour soutenir cette assemblée, fut dispersée à coups de mitrailleuses, laissant plus de vingt morts sur le pavé. Et après quelques heures de réunion, l’Assemblée fut militairement interdite. Lénine venait d’assassiner la démocratie russe.
Jours de terreur
La révolution démocratique puis la révolution bolchevik n’avaient pas mis fin à la guerre. Lénine engagea donc des négociations de paix avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Mais le
chaos s’intensifiait dans le pays et les Empires centraux en profitèrent pour attaquer le 18 février 1918. Les bolcheviks avaient tout fait pour désagréger l’armée tsariste puis républicaine, et Lénine fut donc contraint, le 3 mars 1918, de signer le traité de Brest-Litovsk:laRussieperdait800000km² –26%desapopulation,32%desaproductionagricole,23%desaproductionindustrielle, 75 % de son fer et de son charbon –, et devait payer une indemnité de 6 milliards de marks. C’était le plus grand désastre national que le pays eût connu, mais Lénine n’en avait cure : en perdant du terrain, il gagnait du temps et conservait le pouvoir. Désormais privé du grenier à blé de l’Ukraine, occupée par les Allemands, n’ayant rien à proposer aux paysans en échange de leursrécoltespuisqueles«nationalisations»avaientdésorganisé l’industrie, Lénine se trouva confronté au problème du ravitaillement des villes, îlots de pouvoir bolchevik au milieu de l’océan des campagnes hostiles. En mai 1918, il accusa donc les paysans « riches » de stocker leur blé, lança le cri de « Mort aux koulaks ! » – était stigmatisé comme koulak tout paysan qui résistait au pillage – et instaura le « communisme de guerre ». Ainsi débuta une guerre entre la paysannerie – les « verts » – qui représentait 85 % de la population et le pouvoir ; les paysans, qui n’avaient que leur récolte pour survivre, se défendirent avec l’énergie du désespoir et des révoltes éclatèrent un peu partout à l’été 1918. La riposte de Lénine fut terrible. Le 10 août, il envoyait un télégramme au comité bolchevik de Penza, dans la région de la Volga:«Camarades!Lesoulèvementkoulak(…)doitêtreécrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution tout entière l’exigent, car partout la “lutte finale” avec les koulaks est désormais engagée.
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d’otages issus de ces catégories furent fusillés. L’acte le plus symbolique fut le massacre de la famille impériale, y compris les enfants et les serviteurs, dans des conditions horribles dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. Cette opération fut organisée par Lénine en personne, à l’insu même de la direction bolchevik.
Crimes et châtiments
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Il faut faire un exemple : 1. Pendre (et je dis pendre de façon que les gens le voient) pas moins de 100 koulaks, richards, buveurs de sang connus. 2. Publier leurs noms. 3. S’emparer de tout leur grain. 4. Identifier les otages (…). Faites cela de façon qu’à des centaines de lieues alentour les gens voient, tremblent, sachent et s’écrient : ils tuent et continueront de tuer les koulaks assoiffés de sang (…). Vôtre Lénine. PS : Trouvez des gens plus durs. » Et encore le 1er février 1920, dans une lettre à Trotski, Lénine exigeait que soit réduite la ration de pain des ouvriers ne travaillant pas pour les transports : « Que des milliers de gens périssent si nécessaire, mais le pays doit être sauvé. » Dans son délire idéologique, Lénine assimilait le pays au pouvoir bolchevik qui, au même moment, par sa folle politique, détruisait le pays réel. Parallèlement, les forces politiques opposées aux bolcheviks – mencheviks, socialistes-révolutionnaires, libéraux, monarchistes –, regroupées autour de plusieurs généraux, s’organisaient dans ce que les « rouges » qualifièrent de « blancs », intensifiant la guerre civile. Le 5 septembre 1918, face à la révolte des « verts » et des « blancs », après un attentat contre Lénine et sur le modèle du Comité de salut public en 1793, le pouvoir décréta la « terreur rouge », provoquant en deux mois de 10 000 à 15 000 exécutions sommaires – alors que de 1825 à 1917, la Russie tsariste avait enregistré 6 321 condamnations à mort pour raison politique, et dans le cadre de procédures légales et avec de nombreuses commutations de peine. Cetteterreur,quifitencinqansdescentainesdemilliersdevictimes, visait en priorité ceux qui étaient des ennemis politiques oudesmembresdesclasses«condamnéesparl’histoire»–bourgeois, nobles, commerçants, industriels, intellectuels, officiers, prêtres, mais aussi paysans propriétaires. Dès 1918, des milliers
Cette politique fut bientôt expérimentée à grande échelle. Les Cosaques du Don, paysans propriétaires très attachés à leurs libertés, furent visés par une résolution secrète du 24 janvier 1919 : « Au vu de l’expérience de la guerre civile contre les Cosaques, il est nécessaire de reconnaître comme seule mesure politiquement correcte une lutte sans merci, une terreur massive contre les riches Cosaques, qui devront être exterminés et physiquement liquidés jusqu’au dernier. » Ainsi fut inaugurée la « décosaquisation » qui, jusqu’à la fin de 1920, provoqua la mort ou la déportation de 300 000 à 500 000 personnes – avec une exécution massive des hommes – sur une population totale de 3 millions, la destruction des villages par le feu, le vol de tous les biens, la déportation et l’internement des femmes et des enfants dans des camps que même le chef de la Tcheka, Latsis, nommait « camps de la mort ». Alors qu’il se proclamait le chef du pouvoir du prolétariat, Lénine mena une politique tout aussi violente contre les ouvriers, au point que les ouvriers des grandes usines de Petrograd, dont ceux de l’usine Poutilov qui avaient été à la pointe de la révolution en 1917-1918, se mirent en grève au printemps 1919. Lénine vint de Moscou pour leur parler, mais sans succès. Il ordonna alors la prise d’assaut des usines par les troupes de la Tcheka qui arrêtèrent 900 grévistes et en fusillèrent 200. Des massacres identiques d’ouvriers en grève se multiplièrent, en particulier à Toula et à Astrakhan. Le 29 janvier 1920, face aux grèves des ouvriers dans l’Oural, Lénine télégraphiait aux communistes locaux : « Il y a du sabotage manifeste des cheminots. (…) Je suis étonné que vous vous en accommodiez et que vous ne procédiez pas à des exécutions massives pour sabotage. » Le 12 mai 1920, alors que les désertions se multipliaient dans une Armée rouge où les soldats, essentiellement des paysans, avaient été incorporés de force, Lénine adressait une directive à toutes les directions provinciales : « Les familles et tous ceux qui aident, de quelque manière que ce soit, les déserteurs seront désormais considérés comme otages et traités comme tels. » Au printemps de 1921, la guerre civile et le communisme de guerre avaient mené la Russie au désastre. Le cœur même de la révolution bolchevik, les marins et paysans de l’île-base militaire de Kronstadt qui avaient assuré le succès du coup de force du 7 novembre 1917, entrait en révolte. Après que Trotski les eut militairement écrasés, dans un geste tactique désespéré, Lénine décréta la NEP (Nouvelle politique économique), qui rétablissait en partie l’économie de marché. Mais il était trop tard : une gigantesque famine se déclencha dans la paysannerie, provoquée par les réquisitions forcées ; elle dura jusqu’en 1923 et fit environ 5 millions de morts.
TERREUR DE MASSE Page de gauche, en haut : Staline, Lénine et Kalinine lors du VIIIe congrès du Parti communiste, en mars 1919. Page de gauche, en bas : la famine dans la région de la Volga durant l’été 1921, en pleine guerre civile. A droite : Lénine avec sa sœur et son médecin, en août 1923, après sa troisième attaque cérébrale. Enmars1922,aucœurdelafamine,dansunedirectiveordonnant de détruire l’Eglise orthodoxe à laquelle les paysans étaient très attachés, Lénine écrivait avec un cynisme révoltant : « Avec tous ces gens affamés qui se nourrissent de chair humaine, avec les routes jonchées de centaines, de milliers de cadavres, c’est maintenant et seulement maintenant que nous pouvons (et par conséquent devons) confisquer les biens de l’Eglise avec une énergiefarouche,impitoyable.(…)Toutindiquequenousn’arriverons pas à nos fins à un autre moment, parce que seul le désespoir engendré par la faim peut entraîner une attitude bienveillante, ou du moins neutre, des masses à notre égard. » Lénine étendit sa volonté exterminatrice aux autres révolutionnaires et décida d’organiser, en juin 1922, un procès à grand spectacle contre 34 socialistes-révolutionnaires, dont nombre de leaders connus furent condamnés à mort. Ce fut le premier procès truqué, avec accusations fantaisistes, agents provocateurs et verdict arrêté à l’avance. Pour ce faire, Lénine ordonna de préparer un nouveau Code pénal auquel il mit la plume : « Il faut poser ouvertement le principe, juste politiquement – et pas seulement en termes étroitement juridiques –, qui motive l’essence et la justification de la terreur, sa nécessité, ses limites. » Ainsi fut légalisée la violence politique et désormais toute opposition au régime devint crime contre-révolutionnaire. Parallèlement, Lénine avait créé dès 1919-1920 une IIIe Internationale – Internationale communiste ou Komintern –, chargée, avec tous les moyens de la Russie bolchevik en argent, en armes et en hommes, de semer la révolution dans toute l’Europe et l’Asie. Ainsi naquirent dans des dizaines de pays des sections communistes, dont le Parti communiste français alors intitulé Section française de l’Internationale communiste, qui furent soumis à la férule sourcilleuse de Moscou qui leur imposait son idéologie, sa politique et même le choix de leurs dirigeants. En mai 1922, à la fois en burn-out et confronté à l’échec total de son projet communiste, Lénine eut une attaque cérébrale, puis une seconde en décembre. Il dicta alors son « testament », donnant des indications sur ses éventuels successeurs. Il plaça en tête Staline dont il avait apprécié la fidélité absolue et la brutalité au cours de la guerre civile, et qu’il venait de nommer au poste stratégique de secrétaire général du Comité central. Puis il reconnut, un peu tard, que Staline avait déjà « concentré entre ses mains un pouvoir illimité ». On l’aura compris, le vrai Lénine n’a rien à voir avec l’image de propagande forgée par les communistes, celle d’un grand humaniste, préoccupé du bonheur des ouvriers et de l’humanité. Il fut l’inventeur du système totalitaire, caractérisé par un parti-Etat s’arrogeant le triple monopole du pouvoir politique, du domaine culturel et de la production et la distribution de tous les biens matériels. Un pouvoir imposant par la terreur de masse son projet de création d’un « homme nouveau ». On ne peut guère s’étonner qu’à suivre les leçons d’un tel maître, Staline ait été amené, en 1928, à liquider la NEP, à relancer le communisme de guerre et à provoquer, sur une encore plus grande échelle, les mêmes désastres humains que la Russie avait
connus sous Lénine. Pour l’un comme pour l’autre, l’Homme n’était qu’un matériau que l’on pouvait utiliser à son gré pour construire la société communiste, cette utopie meurtrière. 2 Historien, directeur de recherche honoraire au CNRS, Stéphane Courtois enseigne à l’Institut catholique d’études supérieures (La Roche-sur-Yon) et dirige la collection « Communisme » (Editions Vendémiaire). Spécialiste de l’histoire du communisme, il a coordonné Le Livre noir du communisme.
À LIRE de Stéphane Courtois Communisme et totalitarisme, Perrin, « Tempus », 544 pages, 10 €. Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, « Bouquins », 930 pages, 27 €.
P ORTRAIT Par Irina de Chikoff
La
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Banni de son pays en 1974, Alexandre Soljenitsyne consacra ses vingt années d’exil à la composition de La Roue rouge, une vaste fresque de plusieurs milliers de pages retraçant l’histoire de la révolution russe.
«
L
arme pétrifiée », L’Archipel du goulag paraît à Paris en 1973. Alexandre Soljenitsyne, qui a survécu à huit années de détention dans les camps, s’était fait un devoir moral de témoigner pour les âmes mortes de la Kolyma. Au mois de février 1974, l’écrivain est arrêté et incarcéré à la prison de Lefortovo. C’est un détenu encombrant. Trop célèbre pour être « escamoté » ou renvoyé au bagne, le lauréat du prix Nobel est déchu de sa nationalité et banni d’URSS. Soljenitsyne a 55 ans. Il va désormais se dédier à ce qu’il considère comme l’œuvre de sa vie : La Roue rouge. Une fresque sur la révolution russe. Elle l’obsède depuis son adolescence. Il n’a jamais cessé d’y penser, de se documenter, d’y travailler. Au fil de ses lectures, il a acquis la conviction que la révolution, contrairement au dogme marxiste-léniniste, n’était pas historiquement inéluctable. Elle a brisé net le « cours naturel de l’histoire russe ». L’empire n’était pas « prédestiné au totalitarisme communiste ». C’est un déraillement. Comment cette catastrophe est-elle arrivée ? Et qui est coupable ? Tolstoï croyait à la fatalité de l’histoire. Soljenitsyne la réfute au nom de la liberté qui a été accordée aux hommes. De toute éternité. Ils sont libres de faire le bien. Ou le mal. En revanche, Alexandre Issaïevitch
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Rouede feu
partage avec Lev Nikolaïevitch la conviction qu’un écrivain est mieux à même qu’un historien de restituer la « vérité » d’une époque. Dans toute sa complexité. Ses méandres. Sa densité. L’historien, tel Gulliver, reste entravé par les données objectives. Il ne peut ni surplomber un champ de bataille ni entrer en empathie avec les témoins d’une insurrection. Un 1
UN PRIX NOBEL ENCOMBRANT A droite : Alexandre Soljenitsyne, à Cologne, en 1974, juste après avoir été banni d’Union soviétique. En 1970, le célèbre écrivain s’était vu décerner le prix Nobel de littérature pour ses ouvrages dénonçant le système carcéral soviétique. Ci-dessus : affiche russe illustrant un poème de Demian Biedny, « Nous sommes la flamme géante de l’incendie mondial… »
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romancier a tous les droits. Hormis ceux de manipuler les faits. Mathématicien de formation, Soljenitsyne a découpé sa tapisserie en points nodaux. Ce sont des segments de temps dans l’espace au cours desquels le drame incube. Il a décidé de longue date que le premier nœud se situerait en août 1914. La guerre vient de commencer. Pour Alexandre Issaïevitch, la Russie n’avait rien à y gagner. Tout à perdre. L’empire n’a aucun besoin de nouvelles conquêtes territoriales, fût-ce le détroit des Dardanelles ou Constantinople, cette chimère. Quant à la solidarité entre peuples slaves, c’est un leurre. L’offensive a été ordonnée trop vite. Trop tôt.Enl’espacededixjours,laIIe arméerusse, commandée par le général Samsonov, est anéantie dans la région des lacs de Mazurie. Legénéralestunhommepieux,droitetbon. Mais depuis longtemps déjà, il ne s’occupait plus que d’administration militaire. Il aurait eu besoin de temps pour se remettre à niveau. Il n’en aura guère. Les Alliés le harcèlent ; l’état-major le presse ; quant à l’empereur, il est impatient de prouver à la France ainsi qu’à l’Angleterre qu’il n’a qu’une parole. La défaite de Tannenberg sonne comme un glas. Celui de l’ancienne Russie dont le général est un représentant. Il se suicidera. Dans la forêt prussienne, des petits groupes de rescapés tentent de sortir de la nasse. L’un d’eux s’est formé autour d’un commandant-né, Georges Vorotyntsev, héros
SEUL CONTRE TOUS En haut, à gauche : Piotr Stolypine, Premier ministre de Nicolas II de 1906 à 1911. Il œuvra à la fois à la lutte contre les groupes révolutionnaires après 1905, et à la mise en place d’une réforme agraire d’envergure. Il fut assassiné par un agent double en 1911. Ci-dessus : barricades dans les rues de Moscou, en 1905. Ci-contre : Le tsar Nicolas II de Russie accepte la création d’une Douma, caricature française parue dans Je sais tout, en 1905.
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romanesque qui réapparaîtra tout au long de La Roue rouge avec, à ses côtés, Arsène Blagodariov, archétype du paysan russe, peu instruit mais détenteur d’une très ancienne sagesse. Celle du cœur. Arsène, qui fut diacre dans son village, conduit les obsèques d’un colonel dont le corps a été transporté par ses soldats parce qu’ils ne voulaient pas l’abandonner en terre étrangère. Requiem pour un défunt. Requiem pour un empire que Lénine, en exil en Suisse, traite de « vieille guimbarde ». Alexandre Soljenitsyne, tout comme un autre de ses héros fictifs, Sania Lajénitsyne, éprouve de la compassion pour la vieille Russie et sa « sainteté passive ». Il en livre dans Août 14 une description pleine de tendresse blessée, promenant le lecteur à travers ses immensités, ses villages, ses « cerisaies » où le temps s’écoule lentement, comme les fleuves que nul n’a encore détournés de leur cours.
L’homme qui aurait pu sauver la Russie A ce stade de son roman historique, Alexandre Issaïevitch prend conscience qu’il doit en rompre le fil pour remonter le temps jusqu’aux toutes premières années du XXe siècle. Les « instruits », comme il appelle l’intelligentsia avec un rien de dédain, veulent à tout prix le changement. Ils sont malades – et ce depuis le XVIIIe siècle, quand les Lumières ont pénétré la Russie – du retard pris par le pays par rapport à l’Europe. La révolte des décembristes en 1825, qui réclamaient déjà une Constitution, a échoué, mais un sentiment d’humiliation continue à miner une partie de la noblesse, des milieux universitaires ainsi que les cercles littéraires, artistiques et journalistiques. Les « offensés » ne peuvent que se laisser séduire par un nihilisme qui, selon Soljenitsyne, témoigne de leur immaturité.
Comme autant de coups de boutoir contre une dynastie « à bout de souffle », les attentats se multiplient. Les campagnes grondent. Les ouvriers, aiguillonnés par les partis révolutionnaires, s’agitent. En 1905, des émeutes éclatent à Saint-Pétersbourg puis gagnent Moscou et les provinces. Pressé par son oncle, le grand-duc Nicolas Nikolaïevitch, et par son ministre, le comte Witte, l’empereur cède. Il publie un manifeste qui ouvre la voie à une monarchie constitutionnelle. Un homme va tenter de conduire cette transition. Nommé ministre de l’Intérieur en 1906 puis chef du gouvernement, Piotr Stolypine engage une lutte sans merci contre les terroristes. Parallèlement, il entreprend une vaste réforme agraire afin de libérer le monde paysan de la commune. Celle-ci redistribue annuellement les terres et ce système, où nul ne se sent propriétaire de son lopin, empêche tout progrès. En quelques années, les attentats se raréfient tandis que plus de 2 millions de moujiks s’établissent à leur compte. Stolypine fait également adopter de nouvelles lois sociales afin de soulager le sort des ouvriers. Peu à peu, la Russie sort du marasme. Mais Piotr Stolypine va bientôt se retrouver seul. Seul face à la Douma (la troisième) où les « songe-creux » dominent. Seul face à la camarilla qui entoure le tsar et veut revenir au statu quo ante. Seul face à Nicolas II qui est un homme pieux, droit et bon, comme le général Samsonov, mais qui manque tragiquement de caractère. Bientôt, Nicolas II va abandonner son ministre à la vindicte des envieux. En 1911, Stolypine est assassiné à Kiev par un terroriste qui est aussi un agent double. Pressentant que sa vie ne tenait plus qu’à un fil ténu, Stolypine avait confié à un de ses ministres, peu avant sa mort : « Ils vont encore vivre sur mes réserves pendant quelques années, comme les chameaux survivent avec la graisse accumulée, puis tout s’écroulera. » Dans sa résidence des Cinq Ruisseaux près de Cavendish (Vermont) où il vit en ermite depuis 1976, Alexandre Soljenitsyne contemple souvent le portrait de Piotr Stolypine. Pour lui, cet homme aurait pu sauver la Russie. Sa disparition
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LA VOIX DE L’EXIL Page de droite : Alexandre Soljenitsyne près de sa maison de Cavendish, aux Etats-Unis, où il vécut dix-huit ans sur les vingt années qu’il passa en exil. Il put enfin retourner dans son pays en 1994. Il est mort chez lui, à Moscou, en 2008. Ci-contre : affiche soviétique vantant les soviets et l’électrification comme fondements d’un monde nouveau. rend-elle la révolution inéluctable ? Ou bien reste-t-il encore une chance de ne pas verser dans le ravin ?
Le crépuscule de l’empire
78 Novembre 1916. Une lumière crépuscuh laire flotte au-dessus des canaux de Petro-
grad. En cette deuxième année de la guerre, tandis que le front est enlisé dans les tranchées, les pénuries, les queues devant les magasins minent le moral de l’arrière. On caquète, on complote, on trafique. A la Douma, les députés du bloc progressiste rassemblant tous les élus qui ne sont pas ouvertement socialistes se montrent de plus en plus agressifs. Au début du mois, le discours de Pavel Milioukov, un historien reconverti dans la politique, est un véritable défi lancé à la monarchie. Nicolas II, qui se trouve à la Stavka (l’étatmajor), ne le relève pas. Mais il prend brutalement conscience de ses erreurs. Et de ses torts à l’égard de Piotr Stolypine. L’empereur comprend sur quel terreau s’est développé le mal qui ronge la Russie. Il a pris racine dans la haine que l’intelligentsia ressent pour sa patrie. Tout ce qui pour lui reste sacré est moqué, sali, souillé par les libéraux. Les jeunes gens traitent leurs parents de sauvages, de Petchenègues. Ils baillent aux offices et trouvent le grand carême préhistorique. Ils n’aspirent qu’à la liberté sans comprendre que la liberté sans un ordre qui la fonde, une
autorité qui la garantit, ne peut déboucher que sur l’anarchie. DansNovembre16,ledeuxième«nœud» de La Roue rouge, Soljenitsyne met également en scène l’impératrice. Il se montre indulgent avec la souveraine dont les nerfs ont été toujours fragiles et qui se consume d’angoisse à cause de la maladie incurable de son fils, Alexis. Aveugle ? Inconsciente ? Sans doute. Mais Alexandre Issaïevitch ne tient pas la tsarine pour responsable des malheurs qui vont s’abattre sur la Russie. En revanche, l’écrivain va, à travers des portraits au vitriol des principaux leaders progressistes, se déchaîner contre « le libéralisme russe » dont il analyse le manque de réalisme et l’abyssale inculture politique. Doctrinaires, intransigeants et dévorés d’ambition personnelle, les progressistes sont toujours à la remorque des radicaux. L’ancien zek n’est pas un homme de tempérament suave. Il dresse un véritable réquisitoire contre les tièdes. Ceux-là mêmes que l’Apocalypse vomit. Dans le troisième nœud de La Roue rouge, Mars 17, il poursuit sa charge tandis que les émeutes embrasent la capitale de l’empire. Grèves, manifestations, soulèvement de la garnison, pillages, meurtres. Toutes les institutions vont bientôt s’effondrer comme autant de châteaux de cartes. La Douma forme un comité provisoire, puis un gouvernement de transition, tandis que se constitue un Soviet des députés des ouvriers. Son comité exécutif compte des
socialistes-populistes, des socialistes-révolutionnaires (SR), des mencheviks ainsi que des bolcheviks. Ceux-ci sont minoritaires, mais c’est eux qui donnent le tempo. Lorsque l’empereur se décide enfin à rentrer dans la capitale en état de rébellion, son train est bloqué par les grévistes du côté de Pskov. Nicolas II va y être soumis à une violente pression. Les émeutes de Petrograd font craindre aux membres du comité de la Douma ni plus ni moins que le déclenchement d’une guerre civile. Les généraux eux-mêmes ne sont plus sûrs de contrôler leurs troupes. La garnison de la capitale, ralliée au Soviet, a commencé à tuer ses officiers. Nicolas II y est haï par un peuple qui ne lui a pas pardonné la répression sanglante de 1905. L’état-major ne s’imagine guère ordonnant un assaut de Petrograd alors même que la guerre se poursuit, que l’ennemi semble prêt à enfoncer le front. Les députés espèrent pouvoir, sans le tsar, endosser la continuité de l’empire et poursuivre la lutte. Les uns et les autres l’adjurent de sauver la Russie en abdiquant au profit de son fils tandis que son frère, le grand-duc Michel, assurerait jusqu’à sa majorité la régence. Le tsar, qui a vieilli de dix ans en quelques jours, finira par accepter, mais il ne voudra pas charger l’enfant malade de ce fardeau trop lourd pour ses épaules. Quant à son cadet, il renoncera à son tour au trône.
Le temps des « trognes » Lorsqu’il se trouvait encore en Suisse, après son expulsion d’URSS, Soljenitsyne s’était lancé, tel un détective, sur les traces de Vladimir Oulianov, qui y avait vécu en exil forcé. Lénine piaffe, ne se mêle guère aux autres émigrés qu’il considère comme des braillards et des buses. Lui seul, avec un commando de professionnels de la subversion, peut renverser la table. Oulianov était convaincu que la guerre, si mal engagée, allait provoquer des troubles en Russie. Ils ont éclaté. Mais comment traverser le front et rejoindre Petrograd, pour prendre la tête de la révolte ? Dans une scène d’hallucination, Soljenitsyne réunit à Zurich Lénine et Parvus, nom de code du
© ADAGP, PARIS 2016 - © FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © PHOTO BY STEVE LISS/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES.
docteur Helfand, un socialiste germanorusse, qui lui affirme que l’Allemagne va faciliter sous peu son retour en Russie. Avril 17. Dans le dernier nœud de La Roue rouge, le temps s’accélère. Il ne se compte plus en semaines ou en jours, mais en heures, minutes, secondes. Le gouvernement provisoire, composé de libéraux avec Alexandre Kerenski comme courroie de transmission avec le Soviet, va en quelques semaines, par son incurie, prendre des mesures – comme le renvoi immédiat des gouverneurs de province exigé par le Soviet – qui transforment le pays tout entier en un gigantesque chaos. Les uns, comme Alexandre Goutchkov, ministre de la Guerre et ancien leader du Parti constitutionnel-démocrate (KD), vont le comprendre. Trop tard. Les autres, tel Alexandre Kerenski, espèrent encore
79 h
contenir les bolcheviks dont Lénine, depuis son retour, a pris la direction. Mais il n’est qu’une « marionnette ». Pour Alexandre Soljenitsyne plus rien ne peut arrêter la roue rouge. Elle roule, incandescente, ne laissant derrière elle que cendres. Sur les décombres de l’ancienne Russie, le règne des « trognes » va commencer. Soljenitsyne avait initialement prévu d’aller jusqu’à douze voire vingt volumes. Il y aurait traité de la révolution d’Octobre, et de la guerre civile ; de la révolte des paysans de Tambov, cette Vendée de la Russie. Des premiers grands procès. Il imaginait même parfois poursuivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1991, après avoir publié Avril 17, il y renonce. Il invoque son âge, le manque de force. Mais en réalité, lui apparaît comme une évidence que dès lors tout est joué, et que tout est perdu. 2
À LIRE d’Alexandre Soljenitsyne La Roue rouge est divisée en quatre nœuds : Août 14, Novembre 16, Mars 17 et Avril 17. Mars 17 comprend 4 vol. et Avril 17, 2 vol., le second étant à paraître en français à l’automne 2017. Tous sont édités chez Fayard.
D
ICTIONNAIRE
Par Pierre Gonneau Illustrations Isabelle Dethan
De
EN COUVERTURE
et bruit defureur
80 h
Emportés par la tourmente révolutionnaire ou fossoyeurs de l’Empire tsariste, ils ont été acteurs de la révolution russe.
LA FAMILLE IMPÉRIALE NICOLAS II (TSARSKOÏE SELO, 1868-IEKATERINBOURG, 1918)
Fils d’Alexandre III et de Dagmar de Danemark (Maria Fiodorovna), il succède à son père le 1er novembre 1894. Son premier manifeste, très conservateur, affirme le lien mystique qui l’unit au peuple, par-delà les élites et l’administration : « La force et la stabilité de la sainte Russie résident dans son unité avec Nous et son dévouement illimité envers Nous. » Le couronnement (26 mai 1896) est endeuillé par une grave bousculade qui cause la mort de 1 300 à 2 000 personnes. A la répression policière répondent des attentats ciblés qui tuent trois ministres et un gouverneur général entre 1901 et 1904. Cependant, grâce à l’alliance franco-russe, conclue par Alexandre III, l’empire des tsars bénéficie d’importants investissements qui financent le chemin de fer transsibérien (1891-1901) et l’accélération de l’expansion en Extrême-Orient. Le conflit avec le Japon (1904-1905) met à nu les faiblesses de la machine russe, confrontée à d’énormes défis logistiques. La révolution de 1905, contrecoup de la défaite, laisse espérer une transition vers la monarchie constitutionnelle. Mais le tsar se refuse à remettre en cause le pouvoir autocratique dont il est le dépositaire. La Douma, première Assemblée nationale élue, est sans pouvoir réel et il n’hésite pas à la dissoudre deux fois. La Première Guerre mondiale, qui éclate un an après les triomphales célébrations du tricentenaire de la dynastie des Romanov, est un défi insurmontable. Nicolas II prend personnellement le commandement des armées en août 1915, ce qui le tient à l’écart de Saint-Pétersbourg. Quand la ville devient la proie de mouvements sociaux, en février 1917, on l’avertit que la loyauté de la garnison est incertaine. Il abdique le 15 mars, en son nom et au nom de son fils, le tsarévitch Alexis, au profit de son frère Michel qui refuse le pouvoir, à moins qu’une assemblée constituante ne l’appelle à régner.
ALEXANDRA FIODOROVNA
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
(DARMSTADT, 1872-IEKATERINBOURG, 1918) ET SES ENFANTS
Alix de Hesse est petite-fille de la reine Victoria. Elle se convertit à l’orthodoxie le jour de la mort d’Alexandre III, pour épouser Nicolas II. Le couple est fusionnel et vit replié sur lui-même. Les filles ne tardent pas à naître : Olga (1895), Tatiana (1897), Maria (1899), Anastasia (1901). La naissance du tsarévitch Alexis (12 août 1904), en pleine année noire de la guerre russo-japonaise, est vue comme un signe de la Providence, mais son hémophilie plonge le tsar et la tsarine dans l’angoisse et permet à Raspoutine d’asseoir son influence à partir de 1907. Pendant la Première Guerre mondiale, l’impératrice est jugée responsable de la valse des ministres, accusée de germanophilie et d’adultère. Après l’abdication, l’empereur, son épouse et leurs enfants sont retenus prisonniers. Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, tous sont abattus dans la cave de la maison Ipatiev, à Iekaterinbourg, sur ordre du gouvernement bolchevik. La dissimulation des cadavres fait naître bien des rumeurs sur d’éventuels survivants, en particulier la grande-duchesse Anastasia. Seule Maria Fiodorovna, la veuve d’Alexandre III, échappe au massacre et se retire au Danemark, son pays natal, où elle meurt, en 1928. La canonisation collective des membres de la famille impériale, comme martyrs de la foi, est prononcée par l’Eglise hors frontières (détachée du patriarcat de Moscou) en 1981. Après la chute de l’Union soviétique, le regain de patriotisme et de religiosité dans la nouvelle Russie incite l’Eglise orthodoxe russe à faire de même, le 14 août 2000. Les restes présumés de Nicolas II et de sa famille sont enterrés en la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul en 1998. Ceux de Maria Fiodorovna y ont été transférés en 2006.
81 h GRIGORI IEFIMOVITCH RASPOUTINE (POKROVSKOÏE, 1869-PETROGRAD, 1916)
Né dans le district de Tioumen en Sibérie occidentale, il fréquente le monastère de Verkhotourie, sur la Toura, sans prendre l’habit, entre 1895 et 1905. Les épreuves ascétiques qu’il s’impose, les talents de guérisseur qu’il acquiert ou cultive et ses nombreux pèlerinages, réels ou supposés, jusqu’au mont Athos et à Jérusalem, lui valent une réputation de vagabond mystique (strannik) et de starets. Une première visite à Saint-Pétersbourg, en 1903, lui permet de nouer des relations utiles : il est présenté à la famille impériale le 1er novembre 1905. Fin 1907, Raspoutine est devenu un familier du couple impérial, et semble seul capable d’arrêter les crises d’hémophilie du tsarévitch. Son influence s’étend à la société mondaine, mais scandalise aussi. Une enquête est ordonnée par les autorités ecclésiastiques. En juin 1914, il réchappe à des coups de poignard à Tioumen. Lors de l’escalade qui conduit à la guerre, il n’intervient pas, alors qu’il est hostile à l’engagement de la Russie. Quand Nicolas II prend le commandement des troupes (août 1915), Raspoutine est à Petrograd et se vante de faire et défaire les cabinets ministériels. Les rumeurs sur sa liaison avec l’impératrice, insistantes depuis 1912, sapent l’autorité impériale. Dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916, le prince Félix Ioussoupov, apparenté à la famille régnante, le grand-duc Dimitri Pavlovitch et le député de la Douma Pourichkevitch se liguent pour abattre à coup de revolver Raspoutine, après avoir tenté en vain de l’empoisonner, et jettent son cadavre dans la Neva. En supprimant l’homme qui a le plus contribué à discréditer la monarchie, Ioussoupov pense la sauver.
PRINCE GUEORGUI IEVGUENIEVITCH LVOV
EN COUVERTURE
(DRESDE, 1861-PARIS, 1925)
82 h
Cousin éloigné du tsar, mais peu fortuné et d’orientation plutôt libérale, il est élu de l’administration de la province de Toula, puis de la première Douma. Il s’intéresse en particulier à la santé publique et à l’aide aux nécessiteux. Lvov est choisi pour être maire de Moscou en 1913, mais le choix n’est pas approuvé par le ministre de l’Intérieur. Dès 1914, il préside le Comité panrusse de secours aux malades et aux blessés de guerre, qui fusionne en 1915 avec l’Union panrusse des villes et devient le Zemgor, organisation civile essentielle au soutien de l’effort de guerre. La réputation de probité et de dévouement du prince le rend très populaire. Le 23 mars 1917, le comité provisoire de la Douma le nomme ministreprésident et ministre de l’Intérieur du premier gouvernement provisoire. Il démissionne en juillet 1917 et est remplacé à la tête du gouvernement provisoire par le ministre de la Guerre et de la Marine, Kerenski. Retiré à Tioumen, en Sibérie occidentale, Lvov est arrêté après la prise de pouvoir des bolcheviks, puis libéré sur parole à l’automne 1918. Il rejoint, à Omsk, le gouvernement provisoire sibérien, hostile aux bolcheviks, qui le charge d’aller plaider sa cause aux EtatsUnis. Après le 11 novembre, Lvov se rend à Paris. Il y préside la Conférence politique russe et met sur pied pour les réfugiés de son pays une bourse du travail à laquelle il fait allouer les fonds du Zemgor déposés à la Banque nationale américaine. Lvov se retire définitivement en 1920 et mène une vie précaire à Paris, où il meurt, le 7 mars 1925.
LES ROUGES VLADIMIR ILITCH OULIANOV DIT LÉNINE (SIMBIRSK, 1870-GORKI, 1924)
Il est issu d’une famille noble. Son frère aîné, Alexandre, est arrêté et exécuté pour avoir tenté d’assassiner Alexandre III (1887). Vladimir Oulianov entre en politique au début des années 1890, en tant que marxiste, polémiquant contre les populistes, partisans d’une révolution paysanne. Dès décembre 1895, il est arrêté, puis déporté en Sibérie en 1897. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) est fondé sans lui, en 1898, mais il en rédige le manifeste, en 1900. Au IIe congrès (1903), Lénine emporte une majorité (les bolcheviks) sur le choix d’un parti d’élite, formé de révolutionnaires professionnels, plutôt que d’un parti de masse. En 1905, les bolcheviks sont surpris par l’apparition spontanée des soviets et la révolution agraire des campagnes, prônée par les socialistesrévolutionnaires (SR). La répression des années suivantes conduit Lénine à penser qu’il ne verra pas de changement de régime de son vivant. Exilé, il revient en hâte de Suisse sitôt connue l’abdication de Nicolas II, les Allemands le laissant passer. Il prône la rupture avec la révolution bourgeoise, le retrait immédiat de la guerre, la révolution paysanne (en attendant une planification d’Etat). Le gouvernement provisoire, affaibli par l’échec de l’offensive de l’été 1917 et par le « putsch de Kornilov », est facilement renversé à Petrograd le 7 novembre. Dès le lendemain, Lénine fait approuver par le IIe congrès des soviets la prise du pouvoir par un Conseil des commissaires du peuple qu’il dirige. La liberté de la presse est restreinte et une commission extraordinaire (Tcheka), chargée d’éradiquer la spéculation et la contrerévolution, voit le jour. L’Assemblée constituante, élue par le pays, est congédiée le 18 janvier 1918. Lénine est l’organisateur du nouveau régime et le théoricien de la révolution. Il ne recule pas devant la « Terreur rouge », approuve les réquisitions imposées aux paysans et la férocité de l’Armée rouge pendant la guerre civile, impose la nationalisation de l’économie. Toutefois, en mars 1921, il opère un tournant tactique et lance la Nouvelle politique économique (NEP) qui redonne partiellement vie au secteur privé. Très affaibli à partir de 1922, il n’est pas en mesure d’organiser sa succession. A sa mort le 21 janvier 1924, un culte officiel s’organise : Petrograd est rebaptisée Leningrad le 26 janvier.
LEV DAVIDOVITCH BRONSTEIN DIT TROTSKI (IANOVKA, UKRAINE, 1879-COYOACÁN, MEXIQUE, 1940)
Il est issu d’une famille juive aisée de la région de Kherson. Révolutionnaire dès 1896, il connaît la prison et l’exil. Trotski rejoint les sociaux-démocrates et se sent plus proche des mencheviks. Avec eux, en 1905, il participe activement au Soviet de Saint-Pétersbourg, qu’il préside quelque temps. Il se rapproche ensuite des bolcheviks, participe à la révolution d’Octobre et entre au Conseil des commissaires du peuple comme commissaire du peuple aux Affaires étrangères. En mars 1918, il négocie la paix de BrestLitovsk avec les Allemands. Il est ensuite l’un des organisateurs de l’Armée rouge et dirige les opérations de la guerre civile depuis son train blindé. Orateur et écrivain brillant, théoricien audacieux et homme d’action, il jouit d’un charisme indéniable, mais suscite la méfiance de la plupart des vieux bolcheviks. Staline réussit à l’isoler, puis à le faire exclure du Parti (1923-1927). Trotski est d’abord relégué en Asie centrale (novembre 1927), puis expulsé d’Union soviétique, en février 1929. Dans son exil, il devient le principal opposant de gauche à Staline, dont il écrit une des premières biographies. Au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Allemagne et l’URSS ont signé un pacte, Trotski, qui vit au Mexique depuis décembre 1936, représente un danger certain pour Staline. Il est mortellement blessé par Ramón Mercader, un agent soviétique, le 20 août 1940, et succombe le lendemain. Les trotskistes, souvent divisés en groupes antagonistes, constituent toujours, avec les anarchistes, un courant révolutionnaire actif qui s’oppose aux communistes, tant sur les objectifs politiques que sur les méthodes d’organisation.
IOSSIF VISSARIONOVITCH DJOUGACHVILI DIT STALINE
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
(GORI, GÉORGIE, 1878-MOSCOU, 1953)
Séminariste converti au marxisme, il s’est d’abord distingué en commettant quelques hold-up (ou « expropriations révolutionnaires »). Parmi les bolcheviks, il est sans doute celui qui a le moins séjourné à l’étranger et maîtrise le moins bien les langues européennes. Mais le « prodigieux Géorgien » plaît à Lénine qui en fait le commissaire aux Nationalités du Conseil des commissaires du peuple. Il s’impose aussi dans le rôle ingrat de secrétaire général du Parti (social-démocrate, puis communiste) qui lui permet de constituer et de contrôler l’appareil. Lénine semble s’être aperçu tardivement du danger qu’il pourrait représenter, mais sa maladie l’empêche de prendre des mesures et une majorité de vieux bolcheviks maintient Staline à son poste en 1924. Il s’appuie d’abord sur Zinoviev et Kamenev contre Trotski (1923-1924), puis sur Boukharine et Rykov contre ses anciens alliés (1925-1926). Entre 1927 et 1930, il impose le choix du socialisme dans un seul pays et de la collectivisation accélérée, en se débarrassant de toute opposition interne. L’assassinat de Sergueï Kirov, son dauphin potentiel, le 1er décembre 1934, précipite la vague des purges à l’intérieur du Parti et de la société. Elles atteignent l’état-major de l’armée en 1937 et l’appareil de répression lui-même, et s’accompagnent de la mise en place d’un culte de la personnalité sans précédent. La victoire contre l’Allemagne nazie efface, provisoirement, les doutes sur l’infaillibilité du chef et toute considération pour ses innombrables victimes. La déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev en 1956 sera un traumatisme pour les Soviétiques et pour l’ensemble du mouvement communiste.
83 h
LEV BORISSOVITCH ROSENFELD DIT KAMENEV
EN COUVERTURE
(MOSCOU, 1883-MOSCOU, 1936)
Il est né d’un père juif, ingénieur des chemins de fer, et d’une mère russe orthodoxe. Il croise en Géorgie le jeune Staline et aura pour première femme la sœur de Trotski (épousée en 1900). Devenu révolutionnaire professionnel à partir de 1902, il séjourne souvent à l’étranger, mais paie son tribut à la lutte avec un an de prison en Russie (1907-1908). Membre du Parti social-démocrate, il suit la ligne bolchevik de Lénine et entre au Comité central en 1905. En janvier 1914, il rejoint Saint-Pétersbourg où il est arrêté et déporté dès la déclaration de guerre, puis reste en Sibérie jusqu’en février 1917. Avec Zinoviev, il se prononce contre le projet de coup d’Etat d’octobre et devient néanmoins l’un des leaders bolcheviks les plus en vue, présidant le Politburo pendant la maladie de Lénine. En 1923, il s’allie avec Zinoviev et Staline contre Trotski. Leur ligne obtient une vaste majorité lors de la XIIIe conférence du Parti (janvier 1924). Une fois Trotski écarté, Zinoviev et Kamenev se rapprochent de la veuve de Lénine et de Grigori Sokolnikov, incarnant une opposition de gauche à Staline qui s’est allié à Boukharine et Rykov, dont les orientations semblent plus modérées. Ils sont mis en minorité en décembre 1925, au XIVe congrès du Parti. Une entente s’amorce avec Trotski en 1926, mais Kamenev est chassé du Politburo, puis du Comité central (octobre 1927) et enfin du Parti, début 1928. Il est réintégré une première fois en 1928, de nouveau exclu en 1932, et réintégré en décembre 1933. En août 1936, il est le principal accusé du premier des procès de Moscou, avec Zinoviev. Jugé coupable de trahison, il est exécuté le 25 août. Presque toute sa famille est liquidée dans la répression stalinienne.
84 h
GRIGORI IEVSEÏEVITCH ZINOVIEV (IELISAVETGRAD, 1883-MOSCOU, 1936)
Juif d’Ukraine, il émigre en Suisse en 1902. Sa rencontre avec Plekhanov et Lénine, en 1905, fait de lui un marxiste. Il adhère au Parti social-démocrate en 1906, entre au Comité central l’année suivante et devient un des plus proches collaborateurs de Lénine. Ils prennent le même « wagon plombé » fourni par les Allemands pour rentrer en Russie en avril 1917. Après l’échec du coup d’Etat bolchevik de juillet, il est contre l’idée de renouveler l’expérience en octobre, tout comme Kamenev. Il est néanmoins coopté au Politburo, préside le Soviet de Petrograd et le comité exécutif de l’Internationale communiste (Komintern). La fin de Lénine approchant, il s’allie avec Kamenev et Staline contre Trotski. Mais dès le XIVe congrès (décembre 1925), il tente de créer une nouvelle troïka contre Staline, avec Kamenev et Trotski. S’appuyant sur Kirov, Staline parvient à déloger Zinoviev de son bastion de Leningrad, puis à l’écarter du Komintern. Zinoviev est exclu du Parti lors du XVe congrès (décembre 1927). Sa réintégration en 1929 ne lui rend pas ses anciennes responsabilités. Avec Kamenev, il est de nouveau exclu (octobre 1932) puis réintégré (décembre 1933) et doit faire son autocritique (janvier 1934) ce qui achève de miner son prestige. Après l’assassinat de Kirov, Zinoviev et Kamenev doivent confesser leur complicité morale et sont condamnés à dix ans de prison. En août 1936, avec Kamenev et quatorze autres « vieux bolcheviks », Zinoviev est l’accusé-vedette du premier grand procès de Moscou. Il est condamné à mort et exécuté le 25 août.
MIKHAÏL NIKOLAÏEVITCH TOUKHATCHEVSKI
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
(RÉGION DE SMOLENSK, 1893-MOSCOU, 1937)
Issu d’une famille noble appauvrie de la région de Smolensk, il rejoint l’armée en 1912. Fait prisonnier en février 1915, il croise De Gaulle à Ingolstadt. Il s’évade en septembre 1917 et rentre en Russie. Il rejoint l’Armée rouge en mars 1918, devient membre du Parti qui l’envoie sur tous les fronts sensibles. Dès l’été, il commande la Ire armée soviétique contre les Blancs. En septembre, il prend Simbirsk, sur la Volga. En décembre, il devient commandant-adjoint du front Sud, jusqu’en mars 1919. Il est ensuite transféré sur le front Est, contre Koltchak qu’il chasse de l’Oural, puis d’Omsk. En février 1920, il commande le front du Caucase, face à Denikine qu’il chasse de Novorossiïsk (27 mars). Le 29 avril, Toukhatchevski est à la tête du front Ouest, dans la guerre contre la Pologne. Il entre alors en concurrence avec le front Sud-Ouest, commandé par Alexandre Iegorov et le commissaire politique, Staline. La grande offensive rouge de juillet-août semble d’abord devoir submerger l’ennemi, mais Iegorov et Staline refusent au moment décisif de soutenir Toukhatchevski dans la bataille de Varsovie, afin de conquérir Lwow pour leur compte. Du 14 au 17 août, les Polonais de Pilsudski, conseillés par Weygand, percent les lignes russes et renversent le sort de la guerre. Toukhatchevski est encore chargé d’écraser le soulèvement de Kronstadt (mars 1921) et la révolte paysanne de Tambov (mai-juillet). Il prône ensuite une modernisation énergique de l’Armée rouge, en développant les tanks et l’aviation. Après avoir été de la première promotion de maréchaux soviétiques (novembre 1935), il est arrêté, le 22 mai 1937, sur des accusations fabriquées, et fusillé, le 12 juin 1937. Des purges massives décapitent alors l’Armée rouge. Toukhatchevski est l’un des premiers réhabilités par Khrouchtchev, en janvier 1957.
MAXIME GORKI (NIJNI-NOVGOROD, 1868-MOSCOU, 1936)
De son vrai nom Alexeï Pechkov, il est né dans une famille paysanne de la région de NijniNovgorod (ville qui sera rebaptisée Gorki de 1932 à 1990). Autodidacte, il devient un journaliste engagé et un écrivain fameux, notamment avec la pièce Les Bas-fonds (1902). Malgré sa popularité, ou à cause d’elle, il est contraint de vivre à l’étranger de 1906 à 1913. Rentré en Russie, il assiste aux révolutions de 1917 qu’il chronique à chaud en se montrant très virulent à l’égard des tendances dictatoriales des bolcheviks. Ses Pensées intempestives ne seront rééditées que bien plus tard. Il part de nouveau à l’étranger en 1921, mais Staline n’a de cesse de rappeler au pays le plus célèbre des « écrivains prolétariens ». Gorki se laisse convaincre : il s’installe en 1932 à Moscou et vit dans le luxe, entouré d’une véritable cour. Il est la figure tutélaire du « réalisme socialiste », érigé en dogme à partir de 1934, participe au voyage de propagande sur le canal de la mer Blanche, dont la construction a coûté la vie à de très nombreux prisonniers du régime, mais il tente aussi de sauver des intellectuels en délicatesse avec le pouvoir et lance un ambitieux programme de traduction en russe des chefsd’œuvre de la littérature mondiale, ainsi que la fameuse collection « Bibliothèque du poète ». Il meurt le 18 juin 1936 et des funérailles grandioses sont organisées en son honneur. Il reste à ce jour un classique de la littérature russe d’inspiration sociale.
85 h
LES BLANCS LAVR GUEORGUIEVITCH KORNILOV
EN COUVERTURE
(OUST-KAMENOGORSK, 1870-IEKATERINODAR, 1918)
D’ascendance cosaque, il naît au Kazakhstan actuel et fait ses études militaires en tant que boursier. Il sert au Turkestan russe entre 1892 et 1904, effectuant aussi des missions d’espionnage au Turkestan chinois, en Afghanistan, en Perse, en Inde. Il est décoré pour sa bravoure pendant la guerre russojaponaise de 1904-1905. En mission en Chine de 1907 à 1911, il rencontre le jeune Tchang Kaï-chek. En 1914, Kornilov s’illustre à la tête de la 48e division du front de Galicie et des Carpates. Blessé et capturé en avril 1915, il s’évade en juillet 1916 et reprend du service. Très populaire auprès de ses hommes, il est nommé commandant en chef de la région militaire de Petrograd, le 15 mars 1917, mais renonce à cette fonction dès avril, car il est en conflit avec le Soviet de la capitale qui veut contrôler les soldats. Revenu au front, il tente de restaurer la discipline. Le 19 juillet, il est choisi comme commandant en chef. Son programme drastique visant à « liquider l’anarchie » (août), suscite la méfiance de Kerenski. Le 9 septembre, Kornilov fait avancer des troupes sur Petrograd. Kerenski, qui avait d’abord donné son accord, exige le rappel des soldats et la démission du général. Devant son refus, il le déclare traître à la patrie et sollicite l’appui du Soviet. Le « putsch » fait long feu ; Kornilov est arrêté. Il reste en prison jusqu’en décembre. A peine libéré, il gagne la région du Don et forme l’Armée des volontaires, antibolchevik, qu’il entraîne en février 1918 dans la première campagne du Kouban. Kornilov est tué par une grenade le 13 avril 1918, devant Iekaterinodar (aujourd’hui Krasnodar). Sa sépulture sommaire est violée peu après par les bolcheviks et son corps incinéré. La ville de Krasnodar lui a dédié un monument, le 13 avril 2013.
86 h
ANTON IVANOVITCH DENIKINE Fils d’un serf enrôlé et d’une Polonaise, il s’engage en 1890. Il se distingue contre les Japonais en 1904-1905. Pendant la Première Guerre mondiale, il est le général russe le plus victorieux. Favorable à la révolution de Février, il est arrêté, pour son soutien à Kornilov (septembre 1917), qu’il suit sur le Don. Il participe aux deux campagnes du Kouban (février-avril et juin-juillet 1918). La seconde lui permet de prendre Iekaterinodar, de contrôler le Caucase du Nord et la région de Sotchi. Il devient commandant en chef des Forces armées du sud de la Russie incorporant l’Armée des volontaires, les Cosaques du Don, du Kouban et la flotte de la mer Noire. Soutenu matériellement par l’Entente, il lance au printemps 1919 une vaste offensive, s’emparant de Kharkov, à l’ouest, et de Tsaritsyne, à l’est, et instaure une « Terreur blanche ». Le 16 juillet, il fixe à ses troupes un objectif : Moscou. Il s’empare de Koursk, Voronej, mais il est stoppé devant Orel en octobre. En très peu de temps, les territoires gagnés sont perdus. Denikine a échoué parce qu’il s’est montré hostile aux aspirations nationales (ukrainiennes, cosaques, caucasiennes), à la réforme agraire et aux mouvements ouvriers. Il est dirigeant suprême de la Russie du 4 janvier au 4 avril 1920, au moment où ses derniers efforts militaires aboutissent à la catastrophique évacuation de Novorossiisk, du 25 au 27 mars 1920. Denikine quitte aussitôt la Russie. En émigration, il dénonce le bolchevisme, mais se montre hostile à toute collaboration avec les nazis, même sous l’Occupation. Il émigre aux Etats-Unis après 1945, et prend position contre le rapatriement forcé des citoyens soviétiques. Il meurt le 7 août 1947. Ses restes sont transportés en Russie le 3 octobre 2005. Il repose à Moscou, au cimetière du monastère Donskoï.
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
(PRÈS DE VARSOVIE, 1872-ANN ARBOR, ÉTATS-UNIS, 1947)
PIOTR NIKOLAÏEVITCH WRANGEL (NOVO-ALEKSANDROVSK, 1878-BRUXELLES, 1928)
Issu d’une famille noble allemande, ingénieur de formation, il fait son service en 1901-1902, puis se réengage lors de la guerre russo-japonaise, dans un régiment de cosaques. De commandant d’un escadron de cavalerie, en 1914, il devient commandant de corps d’armée en 1917. Retiré à Yalta, il rejoint l’Armée des volontaires du Don, en août 1918. S’il remporte des succès en utilisant ses cavaliers comme troupes de choc, ses rapports se tendent avec Denikine dès le début de 1919. Wrangel prend Tsaritsyne, le 30 juin, mais juge l’offensive de Denikine contre Moscou trop risquée. Il prend le commandement de l’Armée des volontaires en novembre, mais est démis de ses fonctions en décembre par Denikine et mis en congé en février 1920. Quand Denikine se retire, le 4 avril, Wrangel est rappelé à la tête de l’Armée du Sud par un Conseil de guerre spécialement réuni. Il fait preuve de souplesse, se prononçant pour une Russie fédérale, une Ukraine et un Caucase du Nord indépendants, pour une réforme agraire. Mais il ne contrôle pratiquement que la Crimée et perd le soutien des Britanniques. Quand les bolcheviks lancent un assaut en règle, il réussit à les repousser, les 13 et 14 avril 1920, et à esquisser une contre-attaque en Tauride. Les bolcheviks reviennent dans la nuit du 8 novembre, sous le commandement de Mikhaïl Frounze. Le 11 novembre, l’évacuation en bon ordre des Blancs commence, avec le soutien des navires de l’Entente. Environ 100 000 hommes s’embarquent. Néanmoins, les bolcheviks, une fois maîtres de la Crimée, se livrent à des exécutions de masse. Dans l’émigration, Wrangel reste un chef influent. Il meurt brutalement, le 25 avril 1928, de la tuberculose, ou empoisonné par un agent soviétique selon les versions. D’abord enterré à Bruxelles, son corps est transporté à Belgrade. Un monument lui a été dédié en septembre 2016 à Kertch (en Crimée). Spécialiste de la Russie, Pierre Gonneau est professeur d’histoire et civilisation russes à l’université Paris-Sorbonne et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
À LIRE de Pierre Gonneau Histoire de la Russie. D’Ivan le Terrible à Nicolas II, 1547-1917 Tallandier 544 pages 24,90 €
87 h
© DROITS RESERVES/COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES. © COLL. JONAS/KHARBINE-TAPABOR. © COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES. © FINEARTIMAGES/LEEMAGE.
LE ROUGE ET LE NOIR Tandis que capitalistes et opposants de la révolution sont balayés par le souffle de l’histoire et les chars soviétiques de 1917, soutenus par le slogan « Vive la révolution socialiste mondiale ! » (ci-dessous, Moscou, Librairie nationale), un ouvrier sonne la cloche pour appeler à combattre l’armée blanche : « L’ennemi est à nos portes ! Tous au combat ! » (ci-contre, Paris, musée des Deux Guerres mondiales). A gauche : « Vive l’avant-garde de la révolution ! » (1924). Affiche de la flotte rouge dans le style constructiviste.
Cartons Rouges
La dialectique révolutionnaire s’exprima en mots autant qu’en images, faisant du graphisme une véritable arme de guerre.
PROPAGANDISTE Page de gauche : affiche appelant à défendre le pays contre les ennemis capitalistes extérieurs (« En garde ! », 1917-1920, Paris, musée des Deux Guerres mondiales), par Dimitri Moor. Engagé dans l’insurrection depuis 1905, celui-ci conçut les décors de la fête organisée à Moscou en 1919 pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre, et créa plus de 50 affiches pour l’Agence télégraphique russe, qui placardait chaque semaine, dans toutes les villes du pays, des caricatures des ennemis de la révolution et appelait à la lutte des classes. Il œuvra aussi comme agitateur politique dans les trains, travailla pour la Pravda et présida l’Académie nationale des arts de l’affiche.
LES PROMESSES Ci-contre : Lénine, en marche vers un avenir radieux, appelle de ses vœux « la paix aux peuples », « la terre aux paysans » et « le pouvoir aux soviets », les trois slogans des bolcheviks. Ci-dessous : « Ceux qui sont contre les soviets ». Riches et repus, les opposants aux soviets, un militaire, un bourgeois, un prêtre et un koulak, propriétaire terrien, sont représentés, dans un style d’Ancien Régime, la main et les yeux fermés, sous le drapeau « A bas les soviets » (1917, Paris, musée d’Histoire contemporaine, Hôtel des Invalides).
ENNEMIS DE CLASSE Ci-contre : affiche du camp adverse : « Emprunt pour la liberté ». En uniforme des armées blanches (notamment avec l’insigne ovale du couvre-chef), un soldat appelle à « La guerre jusqu’à la victoire ». Page de droite : une main armée appelle, devant le palais d’Hiver, à l’insurrection et au gouvernement des soviets (« Tout le pouvoir aux soviets ! »).
© WWWBRIDGEMANART.COM. © DEAGOSTINI/LEEMAGE. © AKG-IMAGES © MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES.
L
IVRES Par Pierre de La Taille, Albane Piot, Geoffroy Caillet, Frédéric Valloire et Irina de Chikoff
EN COUVERTURE
Nicolas II. La transition interrompue
92 h
Hélène Carrère d’Encausse « La tentative désespérée de conduire la Russie vers la modernité, d’assurer l’indispensable transition de l’Ancien Régime à l’âge européen sans pour autant couper la Russie d’elle-même » : tel fut, selon l’auteur, le dessein – amorcé par ses prédécesseurs – qui ne cessa d’habiter et de tourmenter le dernier des Romanov, de son accession au trône en 1894 à sa fin tragique dans la maison Ipatiev, où il fut assassiné par les bolcheviks, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. Spécialiste incontestée de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse livre ici, avec une clarté magistrale, la biographie de référence de Nicolas II, en cernant particulièrement son destin politique : celui d’un autocrate pénétré de la longue tradition dont il était l’héritier, mais mal préparé à faire face aux problèmes de son temps. PdLT Fayard, « Pluriel », 2012, 560 pages, 9,60 €.
Lénine. Hélène Carrère d’Encausse
Loin des passions idéologiques, Hélène Carrère d’Encausse brosse ici un portrait « à froid » du père de la révolution russe, revenant notamment sur le génie politique d’un « révolutionnaire professionnel » qui parvint en seulement quatre ans à instaurer, sur les ruines du tsarisme, le premier régime communiste de l’histoire ainsi qu’un système politique qui durerait près de soixante-dix ans. Une biographie dense où la profondeur des analyses s’allie à l’évocation vivante des faits, nous faisant entrer de plainpied dans cette époque de fer et de sang. PdLT Fayard, « Pluriel », 686 pages, 12 €. Parution le 3 avril.
Feuillets d’Octobre Dictionnaire du communisme. Stéphane Courtois (dir.)
« Armée rouge », « Dissidence », « Goulag », « Kominform », « Lénine », « Staline », « URSS »… A travers ses 150 entrées, ce dictionnaire présente les grands thèmes et les protagonistes d’une doctrine politique qui s’imposa, au XXe siècle, comme le plus grand des systèmes totalitaires de l’Histoire. Accompagné d’un dossier annexe bien fourni (illustrations, cartes, chronologie, bibliographie, index de noms et de lieux), le dictionnaire proprement dit est introduit par une série de grandes questions sur le communisme et sa mémoire, ainsi que par l’évocation de ses « temps forts » au cours de l’Histoire. Dirigé par l’un des plus grands spécialistes de la question, l’ouvrage, à la fois rigoureux et accessible, apparaît comme un outil majeur pour la compréhension du phénomène. PdLT Larousse, 2007, 648 pages, 28,40 €.
Communisme et totalitarisme. Stéphane Courtois
Lénine, leader fanatique et cruel, l’a pour ainsi dire inventé, avec son cortège de crimes. Son héritier, Staline, en a fait une forme de régime, stabilisé, systématisé, capable de durer encore de nombreuses décennies. Vingt ans après la publication du Livre noir du communisme qui montrait comment la terreur avait été le moyen ordinaire de gouvernement des régimes communistes, cet ouvrage réunissant plusieurs textes, articles ou actes de colloque, ne se contente plus de mettre en lumière les massacres de masse d’une dictature criminelle. Il souligne le paradoxe que représente l’amnésie voire le négationnisme entretenu encore aujourd’hui à l’égard de ces crimes en Europe occidentale, en Russie et en Chine. AP Perrin, « Tempus », 2009, 544 pages, 10 €.
Quand tombe la nuit. Stéphane Courtois (dir.)
Quatre ans après la parution du Livre noir du communisme (1997), Stéphane Courtois élargissait sa réflexion en convoquant autour de lui les meilleurs spécialistes (historiens, philosophes, sociologues, politologues) pour penser et décrypter « les origines et l’émergence des régimes totalitaires en Europe », de 1900 à 1934. Les actes de ce colloque dévoilent tant les spécificités que la parenté qui relie ces systèmes politiques et idéologiques, permettant in fine d’aboutir au concept de totalitarisme. PdLT L’Age d’Homme, 2001, 352 pages, 25 €.
Russie. Jean-Pierre Arrignon Plus que jamais sur le devant de la scène politique, la Russie demeure pour beaucoup une énigme : une sorte de géant méconnu et glaçant. Sous la forme d’un guide historique et culturel, l’auteur retrace ici les grandes étapes de l’histoire de cet Etat-continent, à cheval entre l’Europe et l’Asie, et explore les lieux emblématiques de sa mémoire (églises, monastères, palais…), de la « première Russie » ou « Rus’ de Kiev » du IXe siècle à la Russie de Vladimir Poutine, en passant par un millénaire où se sont succédé deux dynasties, Rurikides et Romanov. Des textes de Mme de Staël, de Pouchkine ou encore de Théophile Gautier viennent illustrer un récit à la fois érudit et accessible, qui sonne comme une véritable invitation au voyage. PdLT PUF/Clio, « Culture guides », 2008, 432 pages, 26,50 €.
Histoire de la Russie. D’Ivan le Terrible à Nicolas II, 1547-1917
Pierre Gonneau Du premier à porter le titre de « tsar », Ivan dit le Terrible (1530-1584), au dernier des Romanov, Nicolas II (1868-1918), en passant par les règnes du réformateur Pierre le Grand (1672-1725) ou de la « Grande Catherine » (1729-1796), l’auteur dépeint à grands traits quatre siècles d’autocratie impériale, brutalement interrompus par la révolution bolchevik. Particulièrement accessible, cette histoire du tsarisme permet à la fois de découvrir la personnalité de ces monarques absolus (et leur manière propre d’exercer le pouvoir) et d’observer l’évolution d’un empire en constante mutation (institutionnelle, économique et sociale), confronté au défi de la modernité. PdLT Tallandier, 2016, 544 pages, 24,90 €.
La Guerre civile russe, 1917-1922. Alexandre Jevakhoff
Dans la complexité comme dans la tragédie, la guerre civile russe surpasse toutes les autres. Du coup d’Etat bolchevik à 1922, elle n’opposa pas seulement les partisans du totalitarisme rouge à des « Blancs » qui défendaient d’abord leur patrie, mais aussi des bandes de paysans luttant pour leurs terres et les anciens Alliés de la Grande Guerre, venus soutenir les Blancs mais surtout leurs intérêts. Aucun aspect du chaos qui en résulta n’a échappé à Alexandre Jevakhoff : à la lumière de recherches impressionnantes, sa somme éclaire magistralement les mille rouages d’un conflit qui se solda par 10 millions de morts. GC Perrin, 2017, 688 pages, 28 €.
Les Révolutions russes. Nicolas Werth Comment faire mieux en si peu de pages ? En ajoutant cartes et plans. Mais par sa masse d’informations précises, par la clarté de l’exposé chronologique, par la vigueur des thèmes qui le parcourent (la guerre, la soif de terres, l’impuissance de l’Etat, les minorités nationales, la grande jacquerie, la décomposition de l’armée, le rôle décisif de Lénine, la conjonction de force dissolvantes), ce petit livre est une réussite. Même les débats historiographiques et la naissance du mythe sont analysés ! FV PUF, « Que sais-je ? », 2017, 128 pages, 9 €.
La Révolution russe. Orlando Figes De la grande famine de 1891 à la mort de Lénine en 1924, cette vigoureuse synthèse, initialement parue en 1996, vise, par son cadre large, à répondre à la question immuable posée par la révolution russe : pourquoi la transformation démocratique du régime impérial n’eut-elle pas lieu ? Pour l’auteur, elle seule aurait eu une chance de l’emporter sur les bolcheviks, à condition toutefois de s’appuyer sur les modèles russes d’autonomie locale, comme la commune villageoise, et non de copier les Parlements nationaux de l’Europe occidentale, comme ce fut le cas des quatre Doumas à partir de 1905. L’ouvrage est moins convaincant lorsqu’il refuse, comme l’historiographie soviétique, de voir dans la révolution d’Octobre un coup d’Etat mené par des conspirateurs très minoritaires, au prétexte que les masses auraient consciemment aspiré à ce bouleversement. GC Gallimard, « Folio Histoire », 2009, 2 tomes, 880 et 752 pages, 13,50 € chacun.
Tintin au pays des soviets. Hergé Après la remarquable exposition consacrée à Hergé au Grand Palais, le jeune journaliste revient avec cette réédition en couleurs du premier album de ses aventures. Parues sous la forme de feuilleton dans Le Petit Vingtième, en 1929-1930, dont il informait, l’un des tout premiers, les lecteurs de ce qui se passait alors en Union soviétique, ces premières aventures du petit reporter et de son chien Milou ont marqué la naissance d’un mythe, et de la carrière d’Hergé. Inspiré d’un livre, Moscou sans voiles. Neuf ans de travail au pays des soviets, de Joseph Douillet, ancien consul de Belgique en Russie, mais aussi du Général Dourakine, d’articles d’Albert Londres et des illustrations de Benjamin Rabier, l’album est une critique féroce du communisme et du gouvernement soviétique. PdLT Editions Moulinsart et Casterman, 2017, 140 pages, 31,50 €.
EN COUVERTURE
La Fin de l’empire des tsars
Dominic Lieven Avant l’assassinat de l’archiduc FrançoisFerdinand, avant même la tentative autrichienne de rayer de la carte la Serbie indépendante, la Première Guerre mondiale a commencé par l’affrontement entre les puissances germaniques et la Russie pour la domination de l’Europe centre-orientale. Ce livre ambitionne de donner une nouvelle perspective à l’histoire de la Première Guerre mondiale : contrairement à l’idée reçue, elle aurait d’abord été un conflit est-européen, et l’Ukraine aurait été un rouage essentiel du processus. Un point de vue original étayé par une analyse fine de la situation politique russe à la veille de la guerre, du poids des nationalismes, et du rôle qu’a joué la guerre dans le déclenchement de la révolution. AP Editions des Syrtes, 2015, 504 pages, 25 €.
94 Les Guerres d’indépendance h de l’Ukraine, 1917-1921
Iaroslav Lebedynsky Premier Etat slave oriental avec la Ruthénie constituée à la fin du IXe siècle, l’Ukraine est en 1914 divisée entre la Russie pour l’essentiel et l’Autriche-Hongrie. Des deux côtés, des minorités juives, polonaises, russes, des communautés cosaques et des militants ukrainiens rêvant d’autonomie ou d’indépendance. La guerre et les révolutions russes offrent-elles des occasions inespérées ? Comment les utiliser ? Qui s’en empare ? Une nation ukrainienne émerge-t-elle ? Tel est le sujet de cet ouvrage neuf, concis, étayé par un très bon dossier de documents. FV Lemme edit, « Illustoria », 2016, 132 pages, 17,90 €.
Raspoutine. Alexandre Sumpf « Raspoutine est une fiction », avance l’auteur dès la première ligne de son ouvrage, consacré à la figure omniprésente des derniers temps de la monarchie russe. Le contraste est flagrant en effet entre ce qu’on sait avec certitude du paysan sibérien, devenu starets (moine) officieux auprès de la famille impériale, et la multiplicité des points de vue qu’il inspira dès son vivant et plus encore après son assassinat en 1916. Ascète ou débauché ? Mystique désintéressé ou conseiller occulte ? Sans prétendre dissiper la plupart des mystères qui l’entourent, Alexandre Sumpf établit du moins que, quoique réelle, son influence fut à la fois « circonscrite » et « surestimée ». Il s’attelle surtout à explorer les multiples formes et sens que revêt le phénomène Raspoutine depuis plus d’un siècle, des écrits des Russes blancs aux romans de gare, des journaux au cinéma. Si elle n’évite pas toujours le risque de brouiller un peu plus les pistes, cette enquête inédite et foisonnante met en relief un singulier paradoxe : cet homme sur qui abondent les sources échappe à l’historien. GC
Nikolaï Tchernychevski Alors que dans les années 1850-1860 une intelligentsia s’ouvrait à la pensée politique occidentale tout en en refusant les codes libéraux et bourgeois, Tchernychevski, adolescent sentimental détaché du monde réel, dévot extrême de la raison et du matérialisme scientifique, avait pour ambition ultime de dégager l’opinion publique des brumes de l’ignorance, et de l’initier aux thèses des socialistes européens. Son roman, qui met en scène la lutte pour l’émancipation « d’honnêtes gens » en un contexte social hostile gouverné par l’argent et les profiteurs, dégage les traits du révolutionnaire prophétique dont la vocation est d’enseigner, et d’engager le changement de l’homme vers l’homme supérieur et sans tares remodelé par la nouvelle société. Dévoré, annoté, révéré par Lénine, qui lui rendit hommage en réutilisant son titre pour son propre ouvrage, ce livre sans grande qualité littéraire est un jalon essentiel dans l’histoire du bolchevisme. AP
Que faire ? Les hommes nouveaux
Perrin, 2016, 348 pages, 23 €.
Editions des Syrtes, 2000, 408 pages, 19 €.
L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine
Choix, présentations et traductions de Michel Niqueux « Le mystère de l’altérité de la Russie », souligné par Georges Nivat dans sa préface, a suscité en Occident une littérature abondante, qui atteste la fascination qu’elle exerce sur lui. En s’intéressant ici à l’Occident vu du côté russe, cette remarquable anthologie propose le chemin inverse. Michel Niqueux y a rassemblé des textes de penseurs qui, au fil des siècles, ont analysé, théorisé ou spéculé sur ce « dos à dos perpétuel » qui unit la Russie à l’Europe, entre imitation et rejet, volonté de la dépasser ou de la régénérer. Une plongée documentaire stimulante dans une pensée d’une rare densité, où luit d’un éclat singulier cette phrase qu’Alexandre Herzen écrivait à Michelet, en 1851 : « La Russie ne sera jamais juste milieu. » GC Institut d’études slaves, 2016, 794 pages, 40 €.
Journal de mes rencontres. Iouri Annenkov
C’est un livre de souvenirs qui a l’épaisseur d’une vie d’exilé. Bien que partisan de la révolution de 1917, Iouri (Georges) Annenkov fut contraint à l’exil en 1924 et devint, en France, un talentueux décorateur et créateur de costumes de cinéma, particulièrement pour Max Ophüls (La Ronde, Le Plaisir, Madame de…). A ses compagnons russes (de Gorki à Prokofiev, de Pasternak à Trotski) et à ses souvenirs de Russie, il a consacré ce délicieux ouvrage, dont le sous-titre, Un cycle de tragédies, rappelle que beaucoup laissèrent la vie dans la grande machine à broyer qu’était devenue l’Union soviétique. GC Editions des Syrtes, 2016, 808 pages, 28 €.
Les Démons. Fiodor Dostoïevski
Comment et pourquoi les idées libérales, qui ont peu à peu pénétré la Russie à partir du XVIIIe siècle, se sont-elles radicalisées jusqu’au nihilisme ? Dostoïevski avait été frappé d’horreur en 1869 par l’affaire Netchaïev : l’assassinat d’un étudiant pour insubordination aux injonctions du mouvement révolutionnaire. Ce crime sous-tend le roman paru en feuilleton dès 1870. Maniant une ironie cruelle, Dostoïevski y reconstruit un microcosme de la Russie telle qu’elle dérive vers un désastre que, conscient de tout ce que le socialisme contient de danger, il perçoit par toutes les fibres de son être. Chapitre après chapitre l’abîme s’ouvre sous les pas des protagonistes, jeunes, désespérés et possédés par la haine, gagnés au socialisme par le sentimentalisme, et qui s’y précipitent en croyant participer à l’ouverture des temps nouveaux. IdC Le Livre de Poche, « Les Classiques de Poche », 2011, 896 pages, 8,60 €.
Le Docteur Jivago. Boris Pasternak
Ce sera le premier roman de Boris Pasternak, et le dernier. Refusé par les autorités soviétiques en 1955 pour des raisons d’ordre idéologique, il est finalement publié par l’Italien Feltrinelli en novembre 1957 et remporte le prix Nobel de littérature en 1958, brisant le mythe stalinien d’une soumission spontanée des écrivains au régime. Lyrique et symbolique, partiellement autobiographique, il raconte les amours tragiques du Dr Jivago, médecin et poète, pour une femme qui n’est pas la sienne et qui est ellemême mariée à un instituteur devenu révolutionnaire, alors que la Russie sombre dans la révolution puis dans la violence médiocre du mensonge organisé. Symbolique, il oppose le poète et le révolutionnaire autour de la femme, Lara, incarnation de la vie dans ce qu’elle a de plus pur, de plus précieux et de plus vulnérable. C’est un livre d’amour, un hymne à l’âme russe et à la vocation poétique jailli dans un désert de slogans. AP
1917. L’année qui a changé le monde. Jean-Christophe Buisson
A année exceptionnelle, livre exceptionnel. Guerre (la Grande, avec le Chemin des Dames), politique (les deux révolutions russes), religion (les apparitions de Fatima), cinéma (le premier film de John Ford), musique (le premier disque de jazz), art (le mouvement dada) ou sport (première coupe de France de football) : l’année 1917 cumule les événements marquants, fondateurs à bien des égards pour le monde contemporain. Composée d’une main très sûre par Jean-Christophe Buisson et enrichie d’une somptueuse iconographie, cette étourdissante « chronologie-monde » est à tous égards l’album du siècle. GC Perrin, 2016, 320 pages, 24,90 €.
95 h
Gallimard, « Folio », 2015, 704 pages, 9,70 €.
© AGAT FILMS & CIE.
TÉLÉVISION A l’occasion du centenaire de la révolution russe, Arte programme, le 28 février, une soirée anniversaire qui s’ouvre avec une édition spéciale présentée par Emilie Aubry, en direct avec des correspondants à Petrograd, Paris, Berlin et Washington pour revivre en réalité augmentée l’événement historique que fut l’abdication du dernier tsar de toutes les Russies. Pour mieux cerner le déroulement de la révolution russe, suit un documentaire français de qualité sur le rôle de Lénine, de la révolution de Février à la révolution d’Octobre, qui permet de comprendre comment il a su confisquer la révolution pour en devenir le seul maître. La soirée est complétée par deux documentaires allemands qui sont loin de révolutionner le genre mais retracent l’histoire de l’évolution du plus grand pays du XXe siècle jusqu’à son démantèlement et raconte ce que sont devenus par la suite non seulement la Russie mais également les différents Etats constitutifs de l’URSS. Marie-Amélie Brocard Sur Arte, mardi 28 février, 18 heures : L’Abdication du tsar Nicolas II, « édition spéciale » ; 20 h 55 : Lénine, une autre histoire de la révolution russe ; 22 h 20 : De l’URSS à la Russie - Chronique d’une hégémonie : de la naissance à la chute ; 23 h 50 : De l’URSS à la Russie - Chronique d’une hégémonie : La renaissance russe ? Disponibles pendant sept jours sur ARTE+7.
Les Romanov, 1613-1918
Simon Sebag Montefiore Leur histoire est une « saga », un roman de feu et de sang, un cortège de passions et de tourments. Durant trois siècles, la dynastie Romanov présida aux destinées du peuple russe. Dans un style savoureux, ce récit pétri d’anecdotes revient sur l’épopée dramatique de cette famille, depuis sa naissance, sous l’égide de Michel Ier, jusqu’au règne malheureux de Nicolas II. Une chronique palpitante qui atteint avec un rare bonheur le point de fusion idéal de la petite et de la grande histoire. PdLT Calmann-Lévy, 2016, 660 pages, 27,90 €.
C
INÉMA Par Marie-Noëlle Tranchant
Au
EN COUVERTURE
paysdes soviets
Des studios soviétiques à ceux de Hollywood, la révolution russe a inspiré le cinéma. Pour le meilleur et pour le pire.
L © AKG-IMAGES/PICTURES FROM HISTORY. © MGM/THE KOBAL COLLECTION/K. DANVERS/AURIMAGES.
96 h
e cinéma soviétique et le cinéma hollywoodien ont trouvé dans les bouleversements de la révolution d’Octobre matière à grand spectacle. L’un en fait un instrument politique de masse, l’autre un paysage tourmenté exaltant des destins individuels. Lénine avait tout de suite vu l’importance de cet art neuf, déjà riche et florissant dans la Russie tsariste. Pour implanter le nouveau régime dans les esprits, il fallait des images, des héros, des exemples. Le cinéma serait épique, lyrique, doctrinaire.«Desfilmscontre-révolutionnaires et immoraux n’ont pas leur place », écrit-il en 1922. Par un retour du refoulé, les réalisateurs d’aujourd’hui découvrent des héros du côté des Blancs.
OCTOBRE, DE SERGUEÏ
MIKHAÏLOVITCH EISENSTEIN (1927)
C’est le monument officiel de la révolution bolchevik. Commande du parti, en 1927, pour célébrer le dixième anniversaire de la victoire rouge, Octobre est une œuvre de propagande grandiose, à la mesure du cinéaste de La Grève (1924) et du Cuirassé Potemkine (1925). Avec son budget colossal et ses onze mille figurants, le film parvient à combiner la pompe académique de rigueur et l’audace esthétique qui a fait le génie d’Eisenstein. Il parcourt l’année 1917 à Petrograd, en commençant par l’instauration du gouvernement provisoire au mois de février, les fraternisations,
les grèves et les émeutes réprimées par le gouvernement de Kerenski, qui semblent aboutir à un retour à l’ordre en juillet ; et il s’achève sur les journées des 6, 7 et 8 novembre, avec la prise du palais d’Hiver et le triomphe du Parti bolchevik. La musique, superbe, de Chostakovitch, accompagne cette reconstitution épique, marquée dès l’ouverture par l’emphase symbolique : statues des tsars abattues par les ouvriers, forêt de faux brandies très haut et de fusils canons baissés, toute une imagerie révolutionnaire travaille les antithèses entre noir et blanc, les plongées et contreplongées spectaculaires, les échelles de plan. La masse blanche des statues et des églises à l’immobilité écrasante contraste avec la fourmilière noire du peuple, minuscule mais active. Le film passe d’un groupe à l’autre, des ouvriers aux bourgeois, des soldats et marins aux gouvernants. Kerenski est identifié à un paon vaniteux qui se prend pour Napoléon, tandis que Lénine apparaît de loin dans les plis d’un drapeau flottant au vent, comme une allégorie de l’histoire en marche. Même si certaines outrances frisent le ridicule, Octobre reste une œuvre magistrale par son dynamisme puissant, ses décors extraordinaires et son montage choc. Eisenstein atteint presque à l’abstraction dans sa manière lyrique d’orchestrer le chaos. On lui reprochera d’ailleurs son formalisme, et le nouveau pouvoir imposera vite au cinéma le style réaliste-socialiste plus apte à enseigner le peuple.
LÉNINE EN OCTOBRE, DE MIKHAÏL ROMM (1937)
A l’automne 1917, Lénine, exilé en Finlande, revient en Russie pour mener la révolution prolétarienne. Alexandre Kerenski, chef du gouvernement provisoire, tente de le faire supprimer par un tueur à gages, Filimonov, mais grâce à l’ouvrier Vassili, Lénine parvient à éviter le piège mortel. On assiste à ses dissensions avec Trotski, Zinoviev et Kamenev, au Comité central. De l’école de jeunes filles nobles de Smolny, Lénine dirige l’insurrection qui va aboutir à la prise du palais d’Hiver et à la proclamation de la victoire bolchevik. Vingt ans après, Mikhaïl Romm consacre au chef bolchevik un portrait en action dans un style narratif plus traditionnel que celui d’Eisenstein. A cette époque, il est l’un des réalisateurs en pointe du Sovkino, où il est entré en 1931, à l’âge de 30 ans. Sculpteur, acteur, grand connaisseur de la littérature française, Mikhaïl Romm a traduit l’œuvre de Maupassant et, en 1934, son premier film a été une adaptation de Boule de suif. C’est une personnalité considérable du cinéma soviétique, qui a influencé de grands metteurs en scène comme Tarkovski, Mikhalkov, Panfilov, Klimov, Abouladze. Son talent va de pair avec son orthodoxie stalinienne. Deux ans après Lénine en octobre, il réalise Lénine en 1918, avec le même interprète, Boris Chtchoukine. Plus opportuniste, ce second volet, sorti en 1939, fait la part belle à
ROMANCE OU PROPAGANDE Scène du Docteur Jivago (1965) de David Lean. Page de gauche : Octobre (1927) de Sergueï Eisenstein.
Staline. Mais les scènes à la gloire du dictateur disparaîtront avec lui : elles seront censurées lorsque le film ressort, en 1956.
LE DOCTEUR JIVAGO, DE DAVID LEAN (1965)
On se souvient de la Chanson de Lara, thème célèbre du compositeur Maurice Jarre, du beau visage passionné de Julie Christie, de la solitude romantique d’Omar Sharif, médecin poète aux yeux de braise, déchiré entre sa famille et son fulgurant amour, de la steppe fleurie de jonquilles, des convois de soldats et de prisonniers, des paysages de bataille pleins de fumée et de hennissements. Orphelin adopté par un couple d’aristocrates moscovites, Jivago a épousé leur charmante fille, Tonia (Geraldine Chaplin). Sa route croise une première fois celle de Lara, blonde infirmière fiancée à un révolutionnaire, Pacha. Il la revoit en 1917, alors que gronde la révolution bolchevik, et que Tonia et leurs enfants sont partis en exil en France. Ils deviennent amants, mais Lara doit fuir la répression et part pour l’Extrême-Orient. Ils ne se retrouveront que longtemps après, une dernière fois. David Lean a adapté aux canons hollywoodiens le roman-fleuve de Boris Pasternakpourenfaireuneromanceàgrandspectacle, sur fond mouvementé de Première Guerre mondiale et de révolution bolchevik. Plus attaché à l’intrigue sentimentale et aux tourments intimes des personnages qu’aux bouleversements historiques d’un empire qui s’effondre, David Lean ne retrouve pas la vision ample et profonde de son Lawrence d’Arabie. Faite pour émouvoir
Margot, cette superproduction fastueuse a beaucoup pâli, malgré ses cinq oscars.
REDS, DE WARREN BEATTY (1981)
Un film fleuve de trois heures pour retracer la vie du journaliste américain communiste John Reed, qui suivit la révolution d’Octobre et la raconta dans un ouvrage célèbre, Dix jours qui ébranlèrent le monde. Warren Beatty, qui joue le rôle de John Reed, voulait réaliser ce film depuis les années 1970, et commença alors à engranger des entretiens avec des témoins de l’époque, bien avant le tournage. Ils émaillent la reconstitution fictive, ce qui n’est pas la moindre originalité de l’œuvre. Fils de la bonne bourgeoisie de Portland, John Reed est vraiment devenu un activiste de gauche lors de ses reportages sur les grèves de Paterson (New Jersey), en 1913, puis sur la révolution mexicaine. Le film commence en 1915. Reed collabore au journal The Masses et rencontre Louise Bryant (Diane Keaton), journaliste aux sympathies socialistes et anarchistes. Elle divorcera pour vivre avec lui, et l’accompagnera en 1917 à Petrograd. Il y reviendra en 1920, et c’est là qu’il mourra, emporté par le typhus à 32 ans. Il est le seul étranger enterré au Kremlin. Warren Beatty explore longuement la relation de John et de Louise, et le milieu culturel new-yorkais progressiste dans lequel ils baignent, avec notamment Eugene O’Neill (Jack Nicholson) ou l’anarchiste Emma Goldman (Maureen Stapleton). Les discussions, les confrontations d’idées et de sentiments prennent le pas sur l’action spectaculaire, dans cette superproduction atypique qu’on a pu trouver verbeuse, mais qui ne
manque pas d’intelligence et de charme. Le couple Warren Beatty-Diane Keaton a une réelle profondeur, dans son amour comme dans son engagement, et la vision comparée du gauchisme à l’américaine et du bolchevisme russe est originale. Le cinéaste la conduit de l’enthousiasme à la désillusion, et laisse entrevoir à la fin des lendemains qui déchantent.
L’AMIRAL,
D’ANDREÏ KRAVTCHOUK (2008)
Signe des temps, ce mélodrame à grand spectacle qui prend pour héros l’amiral Koltchak, un des chefs de l’Armée blanche, a connu un grand succès en Russie. Il n’est pas sorti dans les salles françaises, mais a été édité en DVD par France Télévision en 2010. Le film met au premier plan l’histoire d’amour entre Alexandre Koltchak et la ravissante femme d’un de ses officiers, Anna Timiriova, plus jeune que lui d’une vingtaine d’années. Leur liaison traverse la fin du régime tsariste et la révolution d’Octobre, qui entraîne la formation d’un gouvernement antibolchevik à Omsk, où Koltchak est nommé ministre de la Guerre. Devenu commandant suprême de la Russie après le massacre de la famille impériale, Koltchak poursuit la lutte et sera fusillé par les Rouges en 1920. Le réalisateur applique les vieilles recettes de l’académisme romanesque, alternant scènes de guerre et scènes de bal, claquements de talons et regards langoureux, dans des décors et des costumes fastueux (pour un budget de 20 millions de dollars). Au milieu de cet écrin doré, Koltchak est présenté presque comme un saint, ce qui peut sembler excessif. 2
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C HRONOLOGIE Par Albane Piot
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poursuite d’ Octobrerouge
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Lame de fond nourrie par des revendications sociales vieilles de près d’un siècle, la révolution russe fut confisquée par la force par un Parti bolchevik pourtant largement minoritaire. 1883 Les marxistes exilés après l’attentat contre Alexandre II en 1881 fondent, en Suisse, le Groupe pour l’émancipation du travail dont les chefs de file se sont donnés pour mission de diffuser la pensée de Marx. 17 AOÛT 1892 Alliance franco-russe. 1894 Mort d’Alexandre III, le 1er novembre. Son fils, Nicolas II, hérite d’un Etat fort, puissantéconomiquement,engagédansl’industrialisation, produit à la fois du libéralisme d’Alexandre II et de l’autoritarisme d’Alexandre III. Si le développement économique russe fascine le monde extérieur, le paysan émancipé par Alexandre II en 1861, qui reste lourdement imposé et privé des moyens de jouir de sa liberté nouvelle, est, au terme du règne d’Alexandre III, frustré et en colère. 1897 Les grèves des ouvriers du textile se multiplient à Saint-Pétersbourg. 1898 Fondation du Parti ouvrier socialdémocrate de Russie à Minsk, une organisation politique marxiste et révolutionnaire. 1899 Grève des étudiants à Moscou, SaintPétersbourg, Kharkov, Kiev, Odessa. 1901 Un étudiant assassine le ministre de l’Education, Bogolepov. 1902 Les étudiants tiennent un congrès panrusse clandestin et s’autoproclament l’avant-garde de la lutte pour la liberté politique. Les grèves ouvrières se multiplient. Fondation du Parti socialiste-révolutionnaire. Lénine publie son Que faire ? prônant la création d’un parti de révolutionnaires professionnels, sorte d’armée politique. 1903 Lors du II e congrès du Parti socialdémocrate ouvrier, Lénine provoque une
scission entre les mencheviks menés par Martov, marxistes partisans d’une fédéralisation du mouvement ouvrier qui occuperait sa place dans une réforme générale de l’empire, et les bolcheviks menés par Lénine, convaincus que pour assurer le triomphe de la classe ouvrière il faut combattre jusqu’à la destruction du système impérial. Les bolcheviks sont majoritaires. FÉVRIER 1904 Début de la guerre russo-japonaise. Sans avertissement ni déclaration de guerre, comme plus tard à Pearl Harbor, les Japonais attaquent Port-Arthur. 12 AOÛT 1904 Naissance du tsarévitch Alexis. 25 DÉCEMBRE 1904 L’agitation qui se développe en Russie a pris des formes légales : les zemstvos (assemblées provinciales) se réunissent en congrès pour pousser aux réformes du système politique et réclamer la liberté de la presse et de réunion, l’égalité civique, l’instauration d’une démocratie de type parlementaire, l’émancipation des peuples dominés par l’empire (finlandais, polonais, etc.). Le tsar, qui ne peut se résoudre à renoncer à l’autocratie, rejette les réformes libérales présentées par son ministre de l’Intérieur Piotr Sviatopolk-Mirski. L’oukase sur l’amélioration du gouvernement, promulgué le 25 décembre, accorde quelques satisfactions mais omet l’essentiel : la participation sociale par l’instauration d’un système électif. Il provoque la déception et la colère. JANVIER 1905 La perte de Port-Arthur prive la Russie d’un accès à la mer libre. La flotte russe de la Baltique est anéantie à Tsushima
le 28 mai. Après une démarche secrète du Japon qui a, comme la Russie, besoin de mettre un terme à la guerre, le président Theodore Roosevelt organise, en août 1905, une conférence de paix à Portsmouth. La Russie ne récupère pas ses ports, mais obtient de ne pas payer d’indemnités. 22 JANVIER 1905 A Saint-Pétersbourg, une manifestation pacifique réclamant de meilleures conditions de travail pour les ouvriers, l’octroi de terres aux paysans, la fin de la censure et la libération des prisonniers tourne au massacre. On parle de Dimanche rouge. Dans toute la Russie, la population se dresse contre le pouvoir. 3 MARS 1905 Pour arrêter l’incendie, Nicolas II signe trois documents : un manifeste annonçant le retour à l’ordre et réaffirmant l’autocratie, un rescrit impérial informant son ministre en termes vagues que le tsar va associer des citoyens élus par le peuple au travail législatif, un oukase adressé au Sénat insistant sur la nécessité de réformer le régime. La confusion de ces textes quelque peu contradictoires et l’inertie bureaucratique ne satisfont pas la volonté populaire. M AI 1905 Les ouvriers des usines textiles d’Ivanovo-Voznesensk se mettent en grève, puis élisent un soviet, assemblée destinée à faire aboutir leurs revendications, qui restera en place près de deux mois. Ainsi apparaît un nouveau modèle politique appelé à un grand avenir. 27 JUIN 1905 Mutinerie des marins du cuirassé Potemkine, pour partie révolutionnaires, contre leurs officiers.
22 NOVEMBRE 1906 Une loi définit les modes de propriété des paysans : tout paysan peut demander que lui soient attribuées en pleine propriété des terres dont, depuis l’abolition du servage, il partageait jusqu’alors la propriété à intervalles réguliers avec les autres membres d’une même communauté paysanne : le mir. La banque foncière paysanne leur accorde des crédits à taux très favorables pour les inciter à étendre leur propriété. La colonisation de la Sibérie est encouragée. 1907 Election de la deuxième Douma, dominée par les socialistes, encore plus ingouvernable que la première. Installée le 5 mars, elle est dissoute elle aussi dès le 16 juin 1907. La loi électorale est révisée aussitôt pour que Stolypine puisse disposer d’une assemblée conforme à ses vœux. La troisième Douma, qui se réunit pour la première fois le 13 novembre, est beaucoup plus à droite que les deux précédentes. Stolypine peut se consacrer aux réformes et notamment à la réforme agraire, qui concerne la part la plus importante de la population et accuse le plus grand retard. Le ministre veut supprimer totalement le système communal pour favoriser le développement d’une classe de propriétaires à la campagne. Le 13 mars, il crée des commissions d’organisation des terres. Il s’emploie également à réformer le système scolaire. Plus libéral que le tsar, il se trouve rapidement en conflit avec lui. Présenté à la famille impériale en 1905, Raspoutine prend un ascendant considérable sur l’impératrice et le tsar, qui est fustigé par l’opinion. 1908 Le ministre des Affaires étrangères russe, Izvolski, propose à l’Autriche un marché : l’accord russe à l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par Vienne contre le soutien autrichien à la demande russe d’une révision de la convention sur les détroits afin
d’yautoriserlepassagedesbâtimentsrusses. Ce marchandage provoque une crise dans les Balkans. La Russie n’obtient rien sur les détroits, laisse la Serbie faire face seule à l’Autriche-Hongrie et doit abandonner sa prétention à être la protectrice des peuples slaves. Izvolski est remplacé par Sazonov. 1910 Stolypine propose une loi introduisant les zemstvos dans les provinces occidentales de l’empire, c’est-à-dire en Pologne. Projet rejeté par le Conseil d’Etat. 1911 L’assassinat de Stolypine, abattu le 14 septembre d’un coup de pistolet et mort des suites de ses blessures le 18, met fin à la dernière tentative de réforme et de libéralisation de la Russie avant la Grande Guerre. Stolypine est remplacé par Vladimir Nikolaïevitch Kokovtsev, ministre des Finances, intègre mais faible de caractère. Nicolas II compte sur lui pour faire taire les rumeurs qui courent sur le compte de Raspoutine. 1912 Grave hémorragie du tsarévitch. L’impératrice en est désormais convaincue : Raspoutine est nécessaire à la survie de son enfant, donc au salut de la dynastie. Elle n’écoute plus que lui, repliée sur elle-même, maladivement mystique. En novembre, élections de la quatrième Douma : elle donne la majorité aux réformistes modérés mais fait entrer un nombre important de députés d’extrême droite, 13 sociauxdémocrates et 10 travaillistes. Les grèves s’amplifient. Depuis 1910, la classe ouvrière s’est considérablement développée. Elle compte une bonne part de transfuges de la campagne disposés à se battre pour de meilleures conditions de vie. MASSACRE Répression sanglante d’une manifestation le dimanche 22 janvier 1905, illustration D’Ostoya, in L’Assiette au beurre, le 4 février 1905.
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© COLLECTION KHARBINE-TAPABOR.
19 AOÛT 1905 Un nouveau manifeste impérial institue une Douma (assemblée) élue au terme d’un scrutin par ordre, organe consultatif dénué de pouvoirs propres et soumis à l’autocratie. Le pays réagit peu. Nicolas II pense avoir réussi à apaiser la société. Moscou et Saint-Pétersbourg sont paralysées par une grève générale en septembre. 26 OCTOBRE 1905 Création du Soviet de Saint-Pétersbourg, présidé par un certain Bronstein, le futur Trotski, qui se veut un véritable gouvernement d’opposition et entend préparer la révolution. Les mencheviks y exercent une influence prépondérante. Les bolcheviks y participent. 30 OCTOBRE 1905 Sur les conseils de son Premier ministre, Serge Witte, Nicolas II publie un troisième manifeste concédant de réelles réformes : libertés individuelles et publiques, progrès du suffrage universel. Désormais, nulle loi ne pourra entrer en vigueur sans l’approbation de la Douma. La Russie devient constitutionnelle. Dans le pays, c’est l’enthousiasme. Pour pouvoir participer aux élections, les libéraux forment un Parti constitutionnel-démocrate (KD). En face, les socialistes de tout bord ont pour mot d’ordre de dépasser les réformes et aller à la révolution. 1906 LapremièreDouma,élueauprintemps, est dominée par le parti KD et compte quelques mencheviks (18 sur 486 députés). Les bolcheviks ont boycotté les élections. Le Premier ministre Witte a été remplacé par Goremykine, sans volonté propre face à l’empereur. Parallèlement, le Conseil d’Etat est réorganisé et doté des mêmes compétences législatives que la Douma. Les lois fondamentales publiées en guise de Constitution restent très en retrait des exigences sociétales. Les députés exigent l’amnistie pour tous ceux qui sont emprisonnés, l’abolition du Conseil d’Etat et un ministère responsable devant la Douma. Le tsar refuse. L’Assembléedemandealorsunchangement du gouvernement. Goremykine est renvoyé et remplacé le 19 juillet par Stolypine qui institue l’état d’exception afin de restaurer l’ordre, manu militari. Nicolas II prononce la dissolution de la Douma le 22 juillet. 18 OCTOBRE 1906 Une loi reconnaît aux paysans l’égalité civile complète : ils sont désormais libres de leurs déplacements.
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1913 On dénombre un million et demi de grévistes en Russie. Des querelles de répartition des compétences et de futiles rivalités opposent les hommes du gouvernement. L’atmosphère de la Cour est délétère. Célébration du tricentenaire de la dynastie. 1914 Kokovtsev est limogé par le tsar et remplacé par Goremykine. Tentative autrichienne d’écraser la Serbie indépendante, dans laquelle Vienne voit une menace militaire mais aussi une source potentielle de subversion des sujets slaves. 2 8 J U I N 1 9 1 4 Assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo. 28 JUILLET 1914 Mobilisation en Russie. Lénine lance le slogan « Transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Déclaration de guerre à la Russie par l’Allemagne le 1er août puis par l’Autriche le 6 août. 31 AOÛT 1914 Défaite russe à Tannenberg. Le général Samsonov se suicide. SEPTEMBRE 1914 Un oukase du tsar change le nom de Saint-Pétersbourg en Petrograd. Lénine se réfugie en Suisse. 28 AVRIL 1915 Le gouvernement allemand décide de privilégier le front de l’Est pour acculer la Russie à une paix séparée et lance l’offensive. La Russie doit évacuer la Pologne, l’essentiel des provinces baltes et la Galicie. Plus d’un million de prisonniers sont expédiés en Allemagne et en Autriche. Les troupes se replient, les civils fuient. L’opinion exaspérée s’en prend à l’impératrice, allemande,etàsesprochesconseillers.NicolasII limoge le ministre de la Guerre qu’il remplace par le général Polivanov. Une nomination qui se heurte à l’hostilité de l’impératrice et de Raspoutine. Leurs interventions dans la conduite de la guerre et de la vie politique affaiblissent encore le pouvoir impérial. Malgré les pressions de l’impératrice, la Douma est convoquée et se réunit
au milieu de l’été. La Douma s’élève contre le rôle joué par Raspoutine et exige qu’il disparaisse de la vie publique et de la capitale. SEPTEMBRE 1915 Nicolas II annonce sa décision d’assumer lui-même le commandement suprême des troupes à la place du grand-duc Nicolas. Il va désormais porter la responsabilité des revers militaires et laisser l’impératrice et Raspoutine aux commandes du gouvernement. 8 SEPTEMBRE 1915 Le Bloc progressiste, formé à la veille de la réunion de la Douma et qui regroupe les deux tiers des députés – les KD, les octobristes (monarchistes réformateurs) et le centre –, propose un programme en neuf points qui sera à peu de chose près celui du gouvernement provisoire au printemps 1917. Il réclame en particulier un gouvernement qui ait la confiance de la nation, la limitation des pouvoirs de la bureaucratie, la libération des prisonniers, le développement des droits civiques et des libertés, la fin des discriminations visant certains groupes, en particulier les Juifs, une politique libérale à l’égard des nationalités. 2 FÉVRIER 1916 Nicolas II remplace Goremykine, sous l’influence conjuguée de l’impératrice et de Raspoutine, par Boris Stürmer, monarchiste, mais maladroit et portant un nom allemand, alors même que la Russie est en guerre avec l’Allemagne et profondément germanophobe. Son éloignement de la capitale fait perdre au tsar le sens du réel. 27-29 JUIN 1916 La conférence des nationalités à Lausanne se transforme en procès de la Russie, « empire esclavagiste » accusé « d’assassiner les nations ». JUIN-AOÛT 1916 Offensive Broussilov : attaque russe devant coïncider avec l’assaut britannique sur la Somme, de façon à soulager les Français de Verdun et le front italien. Elle parvient à rompre le front austro-hongrois, à récupérer la Bucovine autrichienne, et à stopper l’offensive austro-hongroise en Italie. L’ampleur des pertes empêche cependant Broussilov d’aller plus loin. 14 NOVEMBRE 1916 Le Bloc progressiste tente de prendre le pouvoir en frappant un grand coup politique : Milioukov, du parti KD, fustige la prétendue « trahison » du gouvernement et de son chef Stürmer. 23 NOVEMBRE 1916 Boris Stürmer est remplacé par Alexandre Trepov.
25 NOVEMBRE 1916 L’impératrice écrit au tsar : « Il faut seulement lui [Raspoutine] obéir, avoir confiance en lui et lui demander conseil. Il ne faut jamais penser qu’il ne sait pas. Dieu lui a tout dévoilé. » 30 DÉCEMBRE 1916 Assassinat de Raspoutine par Félix Ioussoupov. JANVIER 1917 Trepov est remplacé par Nicolas Golytsine. L’ambassadeur anglais, sir George Buchanan, et le ministre des Affaires étrangères Pokrovski tentent de faire entendre au tsar que c’est le dernier moment qui lui reste pour faire des concessions qui lui regagneraient la confiance populaire. Alors que tous l’abandonnent, Nicolas II, rigide, croit qu’il en a déjà trop fait, répétant : « J’ai voulu plaire à la Douma. Voilà ma récompense. » La situation est tragique. Dans les régiments, on parle de changer de tsar. Les projets de conspiration se multiplient. Par sa parole et ses écrits, Lénine, depuis la Suisse, sème les germes de la guerre civile. 7 MARS 1917 Nicolas II regagne son état-major. 8 MARS 1917 Des grèves et des manifestations paralysent tout le pays en réclamant du pain et, c’est la Journée des femmes, l’égalité des sexes. Depuis une semaine, la Douma siège sans désemparer, et les députés de gauche y appellent ouvertement au renversement de la monarchie. 9 MARS 1917 La foule des manifestants ne cesse de grossir. 10 MARS 1917 La situation devient incontrôlable. A Petrograd, le peuple est dans la rue. Averti, Nicolas II ordonne de faire cesser par la force les désordres. Les premiers coups de feu retentissent le soir même. 11 MARS 1917 Des barricades sont dressées. A la nuit tombée, une compagnie du régiment Pavlovski se mutine. Le chaos est total. Nicolas II décrète l’état d’urgence et renvoie la Douma. Les députés refusent et forment un comité provisoire. 12 MARS 1917 Peu à peu, les forces militaires dépêchées pour contenir les manifestants tournent casaque et rejoignent les rebelles. Les armes sont récupérées par les ouvriers qui courent aux prisons libérer les détenus. Nombre d’édifices publics sont incendiés. Le palais d’Hiver est envahi par la foule. Le chef du gouvernement démissionne. A 21 heures, se réunit un
La révolution d’Octobre à Saint-Pétersbourg ve Perspecti ievski Samson
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PETROGRAD
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Central téléphonique
© CCI/BRIDGEMAN IMAGES. © IDIX.
Rue Shpalernaya
Bourse Place Palais Université de du Palais de Tauride Saint-Pétersbourg Q.G. de l’Etat-Major Amirauté Cathédrale Notre-Dame de Kazan Ministère de la Guerre Croiseur Poste Douma Aurora municipale Perspe cti Banque d’Etat Nevsk ve Cathédrale Bureau central i Saint-Isaac a des télégraphes Gare k tan Agence des Nicolaïevski n Fo télégraphes Centrale électrique
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ÎLE VASSILIEVSKI
VYBORG
Gare de Varsovie
Petrograd
1 km
RUSSIE
CAPITALE ROUGE Depuis le printemps 1917, les bolcheviks manipulent les désordres, pour prendre peu à peu le contrôle du pays. Le 7 novembre (25 octobre dans le calendrier julien, d’où le nom de révolution d’Octobre), quand se réunit le congrès des soviets, les bolcheviks, organisés en comité révolutionnaire, s’emparent du pouvoir, occupent le palais d’Hiver, enferment les ministres dans la forteresse Pierre-et-Paul. Lénine s’impose par la force comme maître du pouvoir quoique les fonctionnaires refusent d’abord d’admettre l’autorité des commissaires du peuple. A gauche : Les Soldats des révolutions russes de 1905 et 1917, carte postale, URSS, 1956 (collection particulière).
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H Soviet des députés des ouvriers et des soldats. Ils sont six cents et élisent un comité exécutif de onze membres dont trois bolcheviks. Une milice ouvrière est créée : les Gardes rouges. Le Conseil des ministres démissionne. 13 MARS 1917 PremièreséanceduSoviet.Dans le même temps, dans une autre aile du palais de Tauride, un comité provisoire composé de députés de la Douma se fixe pourobjectif le rétablissement de l’ordre dans la capitale. Un comité qui détient l’autorité formelle mais n’a aucun pouvoir sur la rue. 14 MARS 1917 Le Soviet, conduit par Kerenski, adopte le Prikaz n°1 déclarant que toutes les unités militaires devront élire des comités, que les forces armées lui sont subordonnées et qu’elles ne doivent obéissance au gouvernement que si les ordres émanant de celui-ci sont conformes à ceux du Soviet. Il supprime les titres honorifiques des officiers. Nicolas II est en route pour Petrograd, prêt à signer un manifeste annonçant un gouvernement responsable. Il est trop tard. 15 MARS 1917 Abdication de Nicolas II. Il désigne pour lui succéder son frère. Il nomme le prince Lvov à la tête du gouvernement
provisoire constitué principalement de membres issus du comité provisoire de la Douma. Kerenski, leader du Soviet, est nommé ministre de la Justice. 1 6 M A R S 1 9 1 7 Le grand-duc Michel est convaincu de renoncer au pouvoir et signe à son tour un acte d’abdication. 17 MARS 1917 Les deux actes d’abdication sont rendus publics. Milioukov remet une note aux Alliés affirmant la détermination du gouvernement provisoire à poursuivre les buts de la guerre tels qu’ils ont été fixés par le régime antérieur. 19 MARS 1917 Amnistie générale. 20 MARS 1917 La famille impériale est arrêtée à Tsarskoïe Selo. Le tsar, le lendemain. 22 MARS 1917 Milioukov, ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement, demande officiellement à Londres d’accueillir la famille impériale. Le Soviet s’y oppose. Le secrétaire du roi George V écrit « qu’il ne serait pas raisonnable que la famille impériale soit installée dans notre pays ». 23 MARS 1917 Gueorgui Lvov devient ministre-président du gouvernement provisoire. 27 MARS 1917 Le Soviet publie un Appel aux peuples d’Europe à imposer la paix.
L’opinion, également, est hostile à la poursuite de la guerre. La gauche réclame bientôt la paix sans annexions ni indemnités. Les Alliés s’inquiètent. 9 AVRIL 1917 Lénine et les bolcheviks de Zürich partent pour la Russie, aidés par l’Allemagne : Berlin espère que leur retour accélérera la révolution et donc le processus de paix. Ils arrivent à Petrograd le 16 avril. 12 AVRIL 1917 Autonomie de l’Estonie. 17 AVRIL 1917 Au palais de Tauride, Lénine appelle à la révolution socialiste, à rompre avec le pouvoir en place, à donner tout le pouvoir aux soviets. Le Parti bolchevik refuse d’imprimer ces Thèses d’avril. 30 AVRIL 1917 Le nombre de déserteurs dans l’armée russe est estimé à 1,2 million. 1ER MAI 1917 Milioukov adresse aux Alliés une note destinée à les apaiser sur la volonté de la Russie de poursuivre la guerre. Elle déclenche une violente crise en Russie : le Soviet en exige le retrait, des manifestations éclatent. Lénine s’efforce de capter l’émotion populaire pour accélérer la révolution. A Moscou, les bolcheviks encouragent les manifestations. Elles éclatent dans les quartiers ouvriers de la périphérie de Petrograd.
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15 MAI 1917 Milioukov quitte le pouvoir. Une coalition socialiste se forme, dominée par le prince Lvov et comptant Kerenski, Tsereteli etTchernov.Ilss’accordentsurunepolitique « de paix sans indemnités ni annexions », en échange de quoi ils acceptent l’idée de continuer la guerre et de travailler à reconstruire l’armée. Ils constituent le deuxième gouvernement provisoire le 18 mai. 17 MAI 1917 Trotski arrive à Petrograd et annonce son ralliement à Lénine. 23 JUIN 1917 L’Ukraine proclame son autonomie tout en déclarant ne pas vouloir rompre avec la Russie. 1 E R JUILLET 1917 Kerenski, ministre de la Guerre, charge le général Broussilov de lancer une offensive sur le front autrichien. Lénine craint qu’elle soit un succès et qu’elle affaiblisse les positions bolcheviks. 16 JUILLET 1917 Les bolcheviks lancent un assaut préparé par Lénine contre le gouvernement. Le gouvernement parvient à déjouer le putsch, accuse Lénine de haute trahison et ordonne son arrestation. Lénine se met à l’abri en Finlande. De là, il continue à dicter la ligne du Parti bolchevik. 19 JUILLET 1917 Défaite de Broussilov. Il est démis de ses fonctions. 21 JUILLET 1917 Kerenski à la tête d’un nouveau gouvernement, nomme Kornilov généralissime. Ce dernier prend ses fonctions le 24 juillet : il exige une indépendance totale à l’égard des autorités politiques. Kerenski est obsédé par la crainte d’un putsch militaire autant que d’un putsch bolchevik. AOÛT 1917 La famille impériale est transférée en Sibérie occidentale à Tobolsk. 5 AOÛT 1917 Arrestation de Trotski par les fidèles du gouvernement provisoire de Kerenski. La plupart des leaders bolcheviks russes sont en prison ou en fuite. 1 ER SEPTEMBRE 1917 Effondrement du front Nord. Les Allemands prennent Riga. Objet d’une machination peut-être ourdie par Kerenski pour se débarrasser de lui, Kornilov apprend qu’une insurrection bolchevik se prépare à Petrograd. Il dépêche alors le troisième corps de cavalerie pour réprimer le soulèvement et en finir du même coup avec les soviets. Affirmant que Kornilov veut renverser le gouvernement, Kerenski le démet de ses fonctions, le 9 septembre. Les partis de gauche dénoncent un putsch de droite.
Les bolcheviks en profitent pour unifier la gauche sous leur coupe. Ce qui avait été présenté comme un péril, la mainmise bolchevik sur le pouvoir, va devenir une réalité. 17 SEPTEMBRE 1917 Trotski est libéré de prison. Il est nommé à la tête du Soviet de Petrograd le 6 octobre. Il décrète que le gouvernement ne représente plus rien. 7 NOVEMBRE 1917 Ouverture du II e congrès des soviets. Au même moment les bolcheviks organisés en Comité militaire révolutionnaire investissent le palais d’Hiver et enferment les ministres dans la forteresse Pierre-et-Paul. Kerenski se réfugie à Pskov où il réunit une armée. Le Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine, remplace le gouvernement provisoire. 8 NOVEMBRE 1917 Lénine se présente devant le congrès avec trois décrets : l’un instituant un nouveau gouvernement provisoire destiné à diriger le pays jusqu’à la réunion de l’Assemblée constituante ; le deuxième appelant les peuples à la paix sans indemnités ni annexions, et à la révolution contre les gouvernements des empires multinationaux et coloniaux ; et le troisième abolissant la propriété foncière et mettant la terre à la disposition de ceux qui la cultivent. 12 NOVEMBRE 1917 L’armée de Kerenski est battue près de Pulkovo. Kerenski parvient à se cacher puis à quitter le pays pour la France, puis l’Amérique. 15 NOVEMBRE 1917 La déclaration des droits des peuples de Russie définit l’égalité et la souveraineté de tous les peuples de Russie, le droit des peuples à l’autodétermination, jusqu’à la sécession et la création d’Etats indépendants, la suppression de tous les privilèges et discriminations, le libre développement des minorités nationales et ethniques installées sur le territoire russe. Les effets se font sentir rapidement avec des proclamations d’indépendance dans tous les coins de l’Empire en Finlande, en Ukraine, dans les Etats baltes, le Caucase, l’Asie centrale, et sur les bords de la Volga. L’espace impérial est réduit à peu de chose. Et Trotski pose peu après la question : comment faire survivre l’Etat bolchevik sans le blé de l’Ukraine et le pétrole du Caucase ? 25 NOVEMBRE 1917 Les élections à l’Assemblée constituante sont très défavorables aux bolcheviks : 168 sièges sur 703.
6 DÉCEMBRE 1917 Indépendance de la Finlande. Dans le Don, un groupe de volontairescontre-révolutionnairesestconstituépar les généraux Alexeïev et Kornilov. Les Blancs combattront l’Armée rouge jusqu’en 1922. 11 DÉCEMBRE 1917 Décret qui institutionnalise la notion d’ennemi du peuple. 15 DÉCEMBRE 1917 Un armistice est signé à Brest-Litovsk entre l’Allemagne, l’AutricheHongrie et le pouvoir bolchevik. 20 DÉCEMBRE 1917 Création de la Tcheka, Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage. Elle deviendra plus tard le KGB. 26 DÉCEMBRE 1917 Lénine publie ses Thèses sur l’Assemblée constituante où il expose que l’Assemblée constituée de partis bourgeois est un symbole anachronique et que la république des soviets est une forme plus élevée du principe démocratique. 18 JANVIER 1918 L’Assemblée constituante se réunit, première assemblée élue en Russie au suffrage universel libre, et dernière avant 1991. L’Assemblée ayant refusé d’approuver les décrets pris par le gouvernement bolchevik, Lénine la dissout dès le lendemain. 28 JANVIER 1918 Création de l’Armée rouge. 3 MARS 1918 Paix de Brest-Litovsk. La Russie perd la Pologne, la Finlande, les pays Baltes. L’indépendance de l’Ukraine est reconnue. 12 MARS 1918 Moscou, devient la capitale. MAI 1918 Les Cosaques du Don se soulèvent. Trotski ordonne de fusiller tous les ennemis supposés. La terreur règne à quoi s’ajoutent la famine et la désorganisation complète de l’économie. Les bolcheviks, partout minoritaires, prennent le contrôle des soviets par la force. La guerre civile enflamme tout le pays. J UIN 1918 Débarquement anglais à Mourmansk, puis à Arkhangelsk. La curiosité initiale des anciens alliés de la Russie s’est muée en volonté de détruire le pouvoir bolchevik. 6 JUILLET 1918 Grèves antigouvernementales à Petrograd. Rupture des socialistes-révolutionnaires de gauche et des bolcheviks. 10 JUILLET 1918 Première constitution de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Il y est spécifié que seront refusés aux personnes et aux groupes les droits dont ils peuvent se servir au détriment de la révolution socialiste. 17 JUILLET 1918 Assassinat de la famille impériale à Iekaterinbourg. 2
1918-1922 Mer de Barents NORVÈGE
Mourmansk
FINLANDE
Arkhangelsk
RUSSIE
SUÈDE Lac Ladoga
Helsinki
Stockholm
Petrograd
Tallinn
ESTONIE
LETTONIE Mer Baltique ALLEMAGNE
Riga
Kaunas
Smolensk
Wilno Brest-Litovsk
POLOGNE
Kiev TCHÉCOSL.
Kharkov
Bucarest
Wrangel
Sébastopol Mer Noire
Istanbul GRÈCE Mer Ionienne
© IDIX.
Rostov
Orenbourg
Saratov
Astrakhan
ARMÉNIE
Gouriev
PERSE
250 km
La Russie soviétique en 1922 Territoires restés constamment sous contrôle bolchevik sous contrôle bolchevik en 1921 perdus par la Russie par rapport à 1914 PAYS 1 2
103
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AZERBAÏDJAN AZERBA ÏDJAN
Conflit du Haut-Karabagh (Arménie / Azerbaïdjan)
Etat temporairement indépendant de 1918 à 1920 Offensives antibolcheviks (1919-1920) Offensives anarchistes (1918-1920) Principales offensives bolcheviks (1920-1921)
Cosaques de l’Oural
Tsaritsyne
Novorossiisk Grozny Mer GÉORGIE Caspienne Tbilissi Bakou 2 Erevan
TURQUIE
Limite orientale de la zone occupée par l’Allemagne ou par la Turquie en mars 1918 (traité de Brest-Litovsk) PAYS
Samara
Cosaques du Don
1 Odessa
ROUMANIE
Koltchak
Oufa
Toula
Makhno
AUTR. HONGRIE
ITALIE
Iekaterinbourg
Denikine
UKRAINE
YOUGOSLAVIE
Perm
Kostroma
Penza Orel Voronej
Minsk
Berlin Varsovie
Viatka
Nijni-Novgorod Kazan Moscou
LITUANIE
ALL.
Vologda
Novgorod Iaroslav Tver
Nouvel Etat indépendant après 1920 Bessarabie cédée à la Roumanie Cédé à la Turquie (traité de Kars)
EST-OUEST Avec la paix de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, la Russie sort de la guerre, renonce à l’Ukraine, à la Biélorussie, aux pays Baltes, à la Finlande et à la Pologne. Elle perd ainsi le contrôle de 800 000 km². Avec l’armistice du 11 novembre, le traité devient pourtant caduc et la Russie bolchevik en profite pour reprendre ses droits sur l’Ukraine et la Biélorussie. Russes blancs et bolcheviks s’affrontent à l’est et au sud de la Russie. A Mourmansk, un contingent anglo-saxon débarque en 1918 pour prévenir une possible menace allemande. Il doit faire face à une situation complexe où s’affrontent les socialistesrévolutionnaires et Denikine. A Arkhangelsk, un corps américain, remplacé en 1919 par des Britanniques, essaie de récupérer du matériel prêté à la Russie. Au sud de la Russie, Arméniens et Azerbaïdjanais se disputent la possession du Haut-Karabagh.
© MUSÉE CARNAVALET / ROGER-VIOLLET. © RENÉ-GABRIEL OJEDA-OPÉRA COMIQUE.
L’ESPRIT DES LIEUX
LA CONCIERGERIE,
106 LA REINE ET LES ENFERS LES SOIXANTE-SEIZE JOURS QUE MARIE-ANTOINETTE PASSA À LA CONCIERGERIE ONT MARQUÉ L’HISTOIRE DE LA PRISON. EMMANUEL DE WARESQUIEL Y RESSUSCITE L’OMBRE DE LA REINE.
114 L
E GAVROCHE DE LA MUSIQUE
EN DEUX SIÈCLES, IL A DÉJÀ SURVÉCU À DEUX INCENDIES ET AUX MULTIPLES JALOUSIES QUI ONT JALONNÉ SON HISTOIRE. PHÉNIX DE L’ART LYRIQUE
FRANÇAIS, L’OPÉRA-COMIQUE
S’APPRÊTE À ROUVRIR SES PORTES.
118 L
UMIÈRES DU MOYEN ÂGE
DES LIVRES
D’HEURES ENLUMINÉS AUX ANTIPHONAIRES, DES BIBLES AUX BRÉVIAIRES, ILS ONT FAIT LEUR MIEL DE CES TRÉSORS CHATOYANTS. UNE SOMPTUEUSE EXPOSITION PRÉSENTE,
AU MUSÉE DES ANTIQUITÉS DE ROUEN, LES PRÉCIEUX MANUSCRITS MÉDIÉVAUX
© IRHT-CNRS-MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE CAEN. © 2016 JACKIE PRODUCTIONS LIMITED.
RASSEMBLÉS AU XIXE SIÈCLE PAR DES COLLECTIONNEURS NORMANDS.
ET AUSSI
L’HABIT FAIT L’HISTOIRE C ’EST ELLE QUI RESTITUE AU CINÉMA UNE JACKIE KENNEDY PLUS VRAIE QUE NATURE OU HABILLE LES COURTISANS DU ROI-SOLEIL DANS
LA SÉRIE VERSAILLES. LA COMPAGNIE DU COSTUME A OUVERT SA GARDEROBE AU FIGARO HISTOIRE.
© BENJAMIN GAVAUDO/CMN. © RMN/THIERRY LE MAGE.
LLEE SILENCE SILENCE DES DES PIERRES PIERRES Les Les cuisines cuisines de de la la Conciergerie, Conciergerie, récemment récemment restaurées. restaurées. Depuis Depuis le le 14 14 décembre décembre dernier, dernier, l’ancienne l’ancienne prison prison révolutionnaire révolutionnaire propose propose un un nouveau nouveau parcours parcours de de visite visite placé sous le signe de la richesse documentaire. documentaire. En En médaillon médaillon :: portrait de Marie-Antoinette, Marie-Antoinette, dessiné à la plume par David, sur la charrette qui l’emmène au au supplice, supplice, le le 16 16 octobre octobre 1793 1793 (Paris, (Paris, musée musée du du Louvre). Louvre). Député Député montagnard, montagnard, régicide, régicide, le le peintre peintre s’était s’était posté posté àà la la fenêtre fenêtre d’une d’une maison maison de de la la rue rue SaintSaintHonoré Honoré pour pour saisir saisir sur le vif la reine reine déchue. déchue. Quelques Quelques années années encore encore et et ilil se se ferait ferait le le valet valet de de l’empereur l’empereur Napoléon. Napoléon.
La
Conciergerie, la reine etles enfers Par Emmanuel de Waresquiel
Le séjour de Marie-Antoinette à la Conciergerie a marqué pour toujours l’histoire d’un bâtiment qui abrita le palais des rois avant de devenir l’antichambre de la guillotine. Historien inspiré du procès de la reine, Emmanuel de Waresquiel est retourné sur les lieux du crime.
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SOUS LE VOILE DES VEUVES Ci-dessus : la façade de l’ancien palais de la Cité, côté Seine. Résidence royale des Capétiens, il fut abandonné en 1360, par Charles V, encore régent, qui s’installa rive droite à l’hôtel Saint-Pol. Cidessous : reconstitution en 3D de la Grand’Salle aménagée en salle de banquet en 1378. Dans les années 1380, le rez-de-chaussée du logis royal fut transformé en prison. Elle dut son nom au concierge de l’ancien palais. C’est là que MarieAntoinette vécut ces soixante-seize derniers jours. Plus de 2 700 condamnés y furent envoyés à l’échafaud par le Tribunal révolutionnaire entre avril 1793 et mai 1795. A gauche : Portrait de Marie-Antoinette à la Conciergerie, par Sophie Prieur, d’après Alexandre Kucharski (Paris, musée Carnavalet). Elle y porte le deuil de Louis XVI.
I
l y a des prisons comme cela. Des prisons qui l’ont toujours été. Depuis six cents ans. Lorsque, sous le règne de Charles V, les Valois avaient décidé d’abandonner leur résidence de l’île de la Cité pour celle de l’hôtel Saint-Pol sur la rive droite de la Seine, ils y avaient néanmoins conservé leur « cour assemblée en parlement » et avec elle les fonctions réglementaires et de police qui lui étaient attribuées. Dès les années 1380, le rez-de-chaussée de l’ancien logis du roi, aujourd’hui disparu, avait été aménagé en prison à l’usage des prévenus du parlement jusqu’alors détenus au Châtelet de Paris. Celle-ci ne fera par la suite que s’étendre. Elle dépendait de l’ancienne juridiction du concierge du palais d’où son nom de Conciergerie. A la veille de la Révolution, l’espace dévolu à la prison dans les sous-sols de la Grand’Salledupalais,delaGrand’Chambre du parlement et des salles attenantes était à peine plus vaste que ce qu’il était à la fin du Moyen Age. On y entrait par la cour du Mai (aujourd’hui la cour du Palais) et on accédait par un long couloir aux geôles primitivement aménagées à proximité de la salle des Gardes, le long des berges de la Seine, au nord, entre les tours Bonbec et d’Argent, autour du Grand Préau du roi. Avant même la Révolution, la Conciergerie avait mauvaise réputation. Victor Hugo, qui la visitera en 1846, jure y avoir vu les anciens crochets de fer qui servaient aux interrogatoires des grands coupables, régicides, empoisonneurs et autres conspirateurs, dans la sinistre tour Bonbec transformée en chambre de la question. Comme s’il y respirait encore, le secret du sang des Ravaillac, des Damiens et des Cartouche, de la Voisin et de la Brinvilliers. Tous les grands romanciers du XIXe siècle ont rêvé de cet endroit comme on décrirait les enfers. C’est là et nulle part ailleurs que « mènent les mauvais chemins », comme dirait Balzac (Splendeurs et misères des courtisanes). Lucien de Rubempré s’y pend dans sa cellule ; Jacques Collin, alias Vautrin, y séjourne longtemps ; Babet, l’un des associés de la bande Patron-
Minette inventée par Victor Hugo dans Les Misérables, s’en évade. On y entre en tremblant et on en ressort comme on se réveillerait d’un mauvais rêve. « Cependant le guichetier avait ouvert la grande grille du fond de la voûte, puis d’autres grilles et de lourdes portes, et je me trouvais aucœurdelaprison », raconteVictor Hugo dans Choses vues. Dans la tête exaltée des romantiques, la Conciergerie, ce sont les bas-fonds, le dernier séjour terrestre, une cour des Miracles tout juste bonne à abriter la lie de la société, une sorte d’envers de leur histoire contemporaine transporté dans un Moyen Age revisité par Walter Scott, fait de souterrains, de portes qui grincent, de chaînes et de poulies. Je pense encore à Victor Hugo : « Tout en circulant dans les
imaginaire morbide et compassionnel se mit en place dans la mémoire des survivants : le greffe, l’appel du jugement, les moutons qui vous espionnent, la promenadedes condamnésdans les deux cours de la prison, leur dernière lettre, l’ultime toilette et la charrette prête à les conduire à l’échafaud. Et puis les tricoteuses qui vous injurient sur les marches du palais et l’accusateur Fouquier-Tinville, « cet homme fait glaive », qui des fenêtres de ses appartements du premier étage observeledépartdescondamnésetveille à la bonne marche des opérations. La Conciergerie est une machine aveugle conduite par des automates. Elle fait un peupenseràl’étrangeinstrumentinventé par Kafka dans sa Colonie pénitentiaire qui tout à la fois prononce la peine et
La Conciergerie est une machine aveugle conduite par des automates. profondeurs du vieil édifice, j’apercevais çà et là, par des soupiraux, d’immenses caves, des halles mystérieuses et désertes, avec des herses s’ouvrant sur la rivière, des galetas effrayants, des passages noirs. » On y respire un air fade et humide,onycirculedansunclair-obscur de revenants, on s’y heurte sans cesse à des barreaux. Il n’y manque, comme dit encore Hugo, que « ces deux choses libres et divines : l’air et la lumière ». Et puis c’est là que se sont commis les pires crimes de la Révolution. On ne peut pas ne pas voir dans cette fascination des romantiques pour ce qui avait été sous la Terreur « l’antichambre de la mort » comme un désir d’expiation et de rédemption. C’est là qu’en quelques mois, d’avril 1793 à sa dissolution en mai 1795, le Tribunal révolutionnaire qui siégeaitaupremierétagedansl’ancienne Grand’Chambre du parlement de Paris rebaptisée salle de la Liberté, juste audessus de la salle des Gardes, avait envoyé plus de 2 700 condamnés à l’échafaud. Si l’on voulait trouver un visage à la Terreur, c’est à la Conciergerie qu’il faudrait le chercher. Très vite tout un
l’applique. Les bourreaux n’y ont plus de visages. On n’y voit rien. De sa cellule, Camille le crie à sa femme, Lucile Desmoulins, le 4 avril 1794, veille de son exécution : « Est-il possible que ma génération, des hommes si féroces, si injustes, aient pourtant des pieds, des mains, des visages, des entrailles comme nous ? Est-il possible qu’ils soient de la même nature que nous ? (…) Quels monstres que ces hommes. » Non. Pas de pieds, ni de mains. La Conciergerie est le lieu anonyme des procédures de la mort. La Terreur aussi a son administration. Des dossiers s’y entassent: leslistesd’entréeaugreffe,les pièces à charge, les actes d’accusation, les réquisitions des jurés, des témoins, les procès-verbaux d’exécution et de mort, tout cela soigneusement imprimé, et les lignes laissées en blanc pour y écrire les noms des condamnés. Parfois onoublieundossier,ouunebonneâmele dissimule sous une pile, et l’accusé survit. Pour se sortir de tout ce sordide et de toute cette boue, pour la transformer en or, il fallait des légendes. Plus tard, on ne manquera pas d’en inventer. Ce fameux
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dernier banquet des Girondins, par exemple, qui n’a jamais existé que dans la tête de Charles Nodier. On a là la quintessence de la mort éclatante. Certes, tel Saturne, la République empêtrée dans sesluttesdefactionsetdepouvoirdévore ses propres enfants, mais ceux-ci savent mourir. Les vingt députés girondins de la Convention nationale que Nodier fait dînerdansleurprisonlaveilledeleurmort devant le cadavre de leur ami Valazé, tout en évoquant Socrate et Démosthène, sont de véritables héros de tragédie antique. « Qu’importe la mesure des jours à qui meurt pour son pays ? » Qui n’a pas fait parler les grands condamnés de la Conciergerie à leurs derniers instants : Charlotte Corday, Madame Roland, Danton ? Comme s’ils étaient devenus subitement bavards. Les Girondins, victimes de Robespierre, vont à la mort en Romains. Les aristocrates, eux, ont gardé l’élégance de leur caste et de leur rang. Le code de l’honneur, le mépris du danger leur tiennent lieu d’indifférence et de courage. On a fait marcher les nobles à la guillotine en sifflotant, comme autrefois ils allaient sur le pré expédier un fâcheux. L’abbé Prévost n’est jamais loin. « C’est Lescaut, (…) il ira souper ce soir avec les anges. » On voudra que le duc de Biron, l’ancien favori de la Cour devenu général de la République
avant que celle-ci ne l’accuse de l’avoir trahie, se soit habillé avec soin le jour de sa mort, puis qu’il ait commandé des huîtres et du vin d’Alsace dans sa cellule. A l’arrivée du bourreau, il aurait invité ce dernier à boire avec lui. « Dans ton métier mon brave, il faut avoir du courage. » Tout cela nous console du malheur. Mais il n’est pas besoin d’inventer ni d’enjoliver. Tant de lettres subsistent dans les archives du Tribunal révolutionnaire, qui souvent ne sont jamais parvenues à leurs destinataires. Ce sont elles qu’il faut lire en premier. Le sang de ceux qui les ont écrites y circule encore. Leurs mots y suintent comme des aveux. Il y a ceux qui règlent leurs affaires terrestres, s’inquiètent de leurs dernières dettes, laissent un dernier souvenir, d’autres qui se sont déjà détachés de tout. Beaucoup y crient leur innocence. On y trouve à la fois de l’indifférence, de la colère, du désespoir, bien souvent de l’amour d’après la tombe. Je pense encore à Camille terminant sa lettre à Lucile par un dernier baiser : « Adieu Lucile, ma Lucile, (…) mes mains liées t’embrassent, mon cœur palpite encore pour toi, et ma tête séparée ouvre encore ses yeux mourants sur Lucile. » Vous vous frottez les yeux, mais tout cela a bel et bien existé. Toutes ces voix résonnent encore dans les souterrains
de la Conciergerie. Je m’y suis promené souvent, en dehors des heures de visite, quand les lieux étaient encore nus, avec ses vieilles voûtes et ses vieux tombeaux, comme dirait Chateaubriand de la cathédrale de Reims, avant qu’on ne les mette en lumière. Je projetais alors d’écrire un livre sur Marie-Antoinette et son procès, et c’est en entrant dans sa cellule – ou au moins celle qu’on présente comme telle – que j’ai eu le pressentiment de ce qu’elle avait été toute sa vie : enfermée dans ses prisons, des prisons mentales d’abord, puis des prisons de pierre, et cherchant désespérément les moyens d’y échapper. Toute sa vie n’a été qu’un seul et même désir de fuite jusqu’à l’ultime étape de la Conciergerie. Ce n’est pas parce qu’on s’interroge encore sur le véritable emplacement de sa ou de ses cellules, ce n’est pas parce que l’une d’elles a été transformée sous la Restauration en chapelle expiatoire, qu’on ne sent pas sa présence. Lesquelquesrarestémoignagessurles soixante-seize jours qu’elle a passés là, du 2 août au 16 octobre 1793, avant d’être guillotinée place de la Révolution, nous y aident aussi. Il faut pourtant les prendre avec précaution tant ils ont subi les déformations du temps, quand ce n’est pas celles de la bonne conscience de ceux qui, bien après la Révolution, ont
PHOTOS : © HISTOVERY-CMN.
CIEL DE SUIE Page de gauche : la Grand’Chambre du parlement de Paris en 1780 (reconstitution en 3D). Rebaptisée salle de la Liberté et dépouillée de ses ornements royaux, elle fut le siège du Tribunal révolutionnaire qui jugea notamment Marie-Antoinette. Elle était située juste au-dessus de la salle des Gardes de la Conciergerie. Ci-dessus : la cellule de la reine (reconstitution virtuelle). Marie-Antoinette était détenue dans une pièce de 20 m² divisée en deux par un paravent. La partie droite était occupée par deux gendarmes chargés de la surveiller nuit et jour. Elle disposait d’une table de bois, de chaises, d’un lit de sangle, d’un fauteuil en canne servant de garde-robe et d’un bidet de basane rouge pour la toilette. Ni lampe ni flambeau, un maigre jour filtrant depuis la fenêtre qui donnait sur la cour où se promenaient les autres prisonnières.
voulu faire d’elle une sainte et martyre. L’abbé Lafont d’Aussonne a peut-être embelli en partie sous la Restauration celui de la jeune Rosalie Lamorlière, qui avait servi la reine déchue dans sa cellule, et donne les détails les plus précis sur sa vieàlaConciergerie.L’auteurdesMémoires secrets et universels des malheurs et delamortdelareinedeFrance,publiésen 1824, prête en effet un peu à équivoque. Il trafiquait de tout, manquait toujours d’argentetselonsonavocattenaitplusdu neveu de Rameau que du bon prêtre, jusqu’à être mêlé à quelques retentissantes affaires de mœurs. C’est lui qui près de trente ans après les événements retrouve Rosalie, la déclare analphabète et la fait parler dans un sens très favorable à la reine. Ce n’est pas tant pour ses opinions royalistes que pour avoir visiblement cherché à faire des « malheurs » de MarieAntoinette son fonds de commerce qu’il faut le prendre avec précaution. A la même époque, d’autres anciens témoins ont certainement tenté de se racheter en arrangeant leur histoire : celle du gendarme Gilbert, de la femme du concierge Bault, du porte-clés Louis Larivière, des commissaires de la Commune Moëlle et Daujon. C’est que les rois étaient revenus en France. Il fallait faire bonne figure. Les derniers jours de la reine, plus que tout le reste de sa vie, pâtissent certai-
nement de ce genre de distorsions plus ou moins volontaires de la mémoire. Il suffirait de prendre le seul exemple de l’un des deux avocats de Marie-Antoinette, commis d’office à son procès, Claude François Chauveau-Lagarde. Dans une Note historique publiée en 1816, ce dernier ne tarit pas d’éloges sur celle qu’il qualifie tour à tour d’« auguste victime » ou de « reine assassinée ». Mais lorsqu’on lit les lettres restées inédites jusqu’à ce jour qu’il écrivait sous la Terreur aux juges du Tribunal révolutionnaire, c’est une tout autre musique. Là, il s’excuse platement d’avoir eu « le malheureux honneur » de défendre… « la Capet ». Sic transit gloria mundi ! Dans leur sécheresse même, dans leur glaciale précision, les inventaires laissés par l’administration de la prison, tous contemporains de sa détention, en disent souvent plus et mieux que tout le reste. L’ameublement de sa cellule était réduit au strict minimum : « deux matelas, dont un de crin, l’autre de laine, un lit de sangle, un traversin, une couverture, un fauteuil en canne servant de garderobe, (…) un bidet en basane rouge garni de sa seringue ». Un peu plus loin, il est question de ce qu’elle mange : « café pour déjeuner ; pour dîner, soupe, bouilly, un plat de légumes, poulet et dessert (…) ». Tout cela a coûté 1 407 livres à la
République, 1 407 livres pour faire d’une reine déchue une reine morte. On arrivait à sa cellule, en tout cas la première qu’elle ait occupée et peut-être la seule, en passant par les guichets de la cour du Mai, puis par le couloir central de la prison que l’on devait prendre sur toute sa longueur, jusqu’à une dernière porte, au fond, à gauche. Sa transformation en chapelle expiatoire sous la Restauration, transformation que Victor Hugo regrettait tant en 1846, les modifications opérées dans ses accès laissent à peine deviner ce que pouvait être cet endroit à l’époquedesadétention.Lapièced’environ 20 m² était alors divisée en deux parties égales séparées par un paravent, l’une, celle de droite par où l’on entrait, était réservée aux deux gendarmes chargés de garder la prisonnière, l’autre lui était affectée. Au sol, des briques posées de champ, des murs, des voûtes de pierre, très basses, en croisée d’ogives, et pour toute ouverture, un mauvais jour grillagé et barreaudé qui donnait au ras du sol de la cour dite des Femmes, réservée aux prisonnières. Mais à aucun moment Marie-Antoinette n’aura le droit de s’y promener. Elle est beaucoup trop dangereuse pour être traitée comme les autres. C’est là que l’ancienne reine de Versailles et de Trianon, prématurément vieillie, malade, va vivre ses soixante-
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L’ESPRIT DES LIEUX 112 h
seize derniers jours, gardée à vue, à demie enterrée, éternellement soupçonnée. Elle a 37 ans. Les dernières tentatives qui furent faites pour la sauver, en particulier celle de cette tête brûlée de Rougeville,mieuxconnuesouslenomde conspiration de l’œillet, début septembre, ne feront qu’aggraver ses conditions de détention. On sonde les murs, on renforce les barreaux de sa cellule, on multiplie les perquisitions, on l’interroge à plusieurs reprises. Et puis l’automne arrive, les jours raccourcissent. La nuit envahit sa cellule comme elle envahit sa vie, et avec elle, l’humidité et le froid. Il ne lui reste que la vague lueur du réverbère de la cour des Femmes et le bruit amplifié, sous la voûte des couloirs, des pas, des clés et des serrures. On lui a interdit les travaux d’aiguille auxquels elle s’est toujours adonnée. Faute de mieux, elle fait des fils de la tenture des murs de sa cellule, des sortes de lacets qu’elle vide et dévide entre ses doigts. Une sorte de quenouille de l’absurde. Elle reste ainsi assise de longues heures. Des images sans doute passent comme passerait
une armée défaite dans le lointain de ses souvenirs. Elle lit un peu aussi, mais le seul livre dont on se souvienne est celui dans lequel elle a laissé les quatre lignes les plus émouvantes qu’elle ait jamais écrites. Ses quatre dernières lignes. Nous sommes le 16 octobre 1793. Il est quatre heures et demie du matin. Son procès qui a duré deux jours et deux nuits vient de s’achever. Elle sait désormais qu’elle va mourir et tout la ramène à ses enfants enfermés à la tour du Temple : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! / Mes yeux n’ont plus de larmes / Pour pleurer pour vous mes pauvres / Enfants ; adieu, adieu ! » Et les autres prisonniers me direzvous ? Ils sont déjà 280, entassés dans la prison au moment de l’arrivée de MarieAntoinette à la Conciergerie, le 2 août. Mais la mémoire et peut-être l’éternel sourire de la dernière reine de France ont presque tout recouvert. Certainement à cause du vertige tragique de sa chute et de son destin. Peut-être aussi par la faute de nos imaginaires, nous qui plus de deux siècles après sa mort continuons à la plaindre, à la pleurer ou à la détester,
sans jamais parvenir à la rendre vraiment à elle-même. Décidément, c’est Chateaubriand qui a raison : « Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalités dans l’homme. » (Vie de Rancé). 2 Historien de la Révolution et du XIXe siècle, Emmanuel de Waresquiel est professeur à l’Ecole pratique des hautes études. Il est l’auteur de biographies de référence de Talleyrand et de Fouché.
À LIRE d’Emmanuel de Waresquiel Juger la reine Tallandier 368 pages 22,50 €
LA MACHINE À REMONTER LE TEMPS Depuis le 14 décembre 2016, le Centre des monuments nationaux a doté la Conciergerie d’un nouveau parcours de visite, à la fois spectaculaire et instructif. Les salles consacrées à la Révolution font l’objet d’une présentation placée sous le signe de la richesse documentaire : une maquette interactive permet de découvrir l’ancien palais de la Cité, les quelque 4 000 noms des personnes déférées devant le Tribunal révolutionnaire recouvrent les murs d’une salle, une borne explore les archives de ces procès, une chronologie illustrée répond à une carte du Paris révolutionnaire, des tableaux et objets déposés par le musée Carnavalet-Histoire de Paris à un film sur les grands procès… L’hôte le plus illustre de la Conciergerie n’est bien sûr pas oublié : Marie-Antoinette est évoquée dans la chapelle, où l’on s’émeut devant la vitrine qui regroupe des objets lui ayant appartenu pendant sa détention ou qui ont perpétué sa mémoire. L’autre atout de cette nouvelle visite repose sur l’HistoPad : cette tablette numérique permet au visiteur de « remonter le temps », du palais médiéval à la prison révolutionnaire. Grâce à la réalité augmentée, à des reconstitutions 3D à 360° et à des fonctionnalités interactives, elle lui donne en effet un accès virtuel à des lieux fermés au public, disparus comme le Tribunal révolutionnaire, ou transformés comme la Grand’Salle, à l’emplacement actuel de la salle des Pas Perdus du Palais de justice. Un clic lui suffit, par exemple, pour remonter en 1378 et pour revivre, comme s’il y était, un banquet de Charles V ! Un autre lui permet de suivre le parcours de Marie-Antoinette, de son procès à son exécution sur l’actuelle place de la Concorde. Le commissariat scientifique a été assuré par Guillaume Mazeau, historien spécialiste de la Révolution française, maître de conférences en histoire moderne à l’université Paris-I-Panthéon. Théophane Colin La Conciergerie, 2, boulevard du Palais, 75001 Paris. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 18 h. Fermé les 1er janvier, 1er mai et 25 décembre. Tarifs : 9 € ; 7 €, tarif réduit. HistoPad : 6,50 € ; 5 €, tarif réduit. Pack duo (2 entrées plein tarif et 2 HistoPads) : 29 €. Rens. au 01 53 40 60 80 ou sur www.paris-conciergerie.fr
© BNF, DIST. RMN-GRAND PALAIS. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.
LES DERNIERS JOURS Ci-dessus : Jugement de MarieAntoinette d’Autriche au Tribunal révolutionnaire, d’après Pierre Bouillon (Paris, Bibliothèque nationale de France). Au premier plan, assis devant sa table, l’accusateur public, FouquierTinville, qui a organisé le procès. Derrière lui, les juges et, debout, leur président, Martial Herman, un proche de Robespierre. Assis à sa gauche, Hébert et, derrière ce dernier, le cordonnier Simon chargé de la garde du petit « Louis XVII » à la tour du Temple. A droite, le public, composé de sectionnaires, d’activistes, de sans-culottes et de tricoteuses. Ci-contre : Marie-Antoinette sortant de la Conciergerie, le 16 octobre 1793, par Georges Cain, 1885 (Paris, musée Carnavalet).
DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau
Le
gavroche dela musique
Après plusieurs mois de travaux, l’Opéra-Comique lève le rideau. L’occasion d’une plongée dans les coulisses de son histoire méconnue.
© CITADELLES & MAZENOD-SABINE HARTL & OLAF-DANIEL MEYER. © RUE DES ARCHIVES/PVDE.
L IEUX
© RENÉ-GABRIEL OJEDA-OPÉRA COMIQUE. © CITADELLES & MAZENOD-SABINE HARTL & OLAF-DANIEL MEYER.
S
erait-elle frappée par le mauvais sort ? La première salle Favart avait pris feu le 15 janvier 1838, après une représentation de Don Giovanni de Mozart. Rebâtie, elle essuie un second incendie le 25 mai 1887, alors que se joue le premier acte de Mignon d’Ambroise Thomas. Le feu emporte les décors et gagne tout le bâtiment. Bloquée dans les étages, une partie du personnel et des spectateurs ne parvient pas à fuir les flammes. Le bilan est accablant : 60 morts. L’événement fait scandale. Il provoque un deuil national et la première véritable réflexion sur la sécurité des théâtres. Sur la charmante petite place Boieldieu, dans le IIe arrondissement de Paris, on se croirait comme hors du temps, loin du bruit et de la circulation des Grands Boulevards. Temple de l’art lyrique, l’OpéraComique leur tourne le dos et revendique sa différence. Le bâtiment qui se dresse là est donc le troisième du nom. Plutôt élégant, il semble bien à l’étroit entre les deux rues qui l’enserrent : à gauche, la rue de Marivaux ; à droite, la rue Favart. Bâti
TEMPLE DE L’ART LYRIQUE Victime de deux incendies, en 1838 puis en 1887, l’OpéraComique fut reconstruit par l’architecte Louis Bernier et inauguré le 7 décembre 1898 par le président de la République, Félix Faure. Dominant la petite place Boieldieu, sa façade (ci-dessus, au centre) est couronnée par une imposante corniche soutenue par six caryatides. La troisième salle Favart, à l’acoustique exceptionnelle (ci-dessus, à gauche), peut accueillir 1 200 spectateurs, comme en 1910 lorsque la danseuse Stacia Napierkowska y interprète Pierrot noir dans Les Lucioles (en bas, à gauche). Le foyer (ci-dessus, à droite), restauré en 2012, a retrouvé toute sa théâtralité. au chausse-pied sur une parcelle vendue un siècle plus tôt par le duc de Choiseul, il ne donne pas sur le boulevard, car le duc ne voulait pas se séparer de l’immeuble de rapport qui y donne accès. Il posa aussi une condition et demanda une loge à vie pour lui et sa famille. Ses descendants en bénéficient encore aujourd’hui ! Inaugurée le 7 décembre 1898 en présence du président de la République, Félix Faure, et de ses illustres invités, avec un programme composé d’œuvres de Massé, Gounod, Bizet ou Saint-Saëns, la troisième salle Favart, élevée par l’architecte Bernier, peut accueillir 1 200 spectateurs. A la fois classique et moderne, son programme décoratif comprend lambris, marbres sculptés et peintures évoquant la musique et le théâtre, mais aussi lustres et appliques.
Dans le grand vestibule, les statues de Carmen et de Manon, deux héroïnes de l’Opéra-Comique, accueillent le visiteur. Les noms de compositeurs et de librettistes inscrits dans des cartouches au niveau de la corniche rappellent, eux aussi, ses riches heures : Donizetti, Rossini ou d’autres, aujourd’hui oubliés. Sans être aussi fastueux que celui de l’Opéra Garnier, le vestibule en impose avec ses marbres, ses boiseries et ses motifs végétaux dorés. Deux puissantes colonnes de marbre rose d’Ecosse, ornées de chapiteaux en bronze, encadrent l’accès à un escalier dont les marches alternent marbre blanc et veiné. Le plus joli décor se trouve au-dessus, dans le foyer, restauré en 2012 grâce au mécénat du World Monuments Fund, et son avant-foyer. Des bustes en marbre,
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TROUPE FORAINE Créé en 1714, l’Opéra-Comique se produit d’abord sur les tréteaux des foires parisiennes, dont la foire Saint-Laurent (ci-contre, 1786, Paris, musée Carnavalet). Ce n’est qu’en 1783 que la troupe s’installe dans la première salle Favart, édifiée par Jean-François Heurtier, qui brûlera en 1838 (en bas, par Ippolito Caffi, vers 1850, Milan, Museo teatrale alla Scala). Page de droite : L’Incendie de l’Opéra-Comique, le 25 mai 1887, par Eugène Courboin (Paris, musée Carnavalet).
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des décors en bronze doré, des ors, des mosaïques vénitiennes d’une finesse exquise, des toiles marouflées, des lustres signés Christofle, des lambris et des moulages, et enfin de somptueux rideaux en soie et fils d’or, retissés d’après les cartons d’origine : tout rime avec luxe, charme et légèreté. Dans le foyer, des toiles monumentales, signées Henri Gervex et Albert Maignan, évoquent la naissance de l’Opéra-Comique, ainsi que deux œuvres (Les Noces de Jeannette et Zampa) créées pour le lieu. Sur le côté droit de l’une des toiles, un détail surprend dans le paysage : une petite tour Eiffel, clin d’œil à l’Exposition universelle de 1889. Le talent de plusieurs artistes et artisans d’art a fait de la salle Favart un haut lieu du style Belle Epoque. Toute de velours et de moulures dorées, elle épouse la forme d’une lyre, avec les caractéristiques de la salle à la française : très peu de séparations entre les loges et vaste couverture sur l’espace central. L’acoustique y est exceptionnelle. Mais la véritable surprise se trouve sous les toits, au sixième étage, où sont réunis les « doigts d’or » dont la maison est si fière. L’Opéra-Comique confectionne en effet lui-même ses costumes. Dans l’atelier de couture, appelé « le Central costumes », on pique, coud, essaie. Dans les énormes bassines de la cuisine, on teint les tissus avec des produits naturels : garance, cochenille, réséda… Dans les armoires de bois entrouvertes, on aperçoit des soies, des pourpoints de velours, des taffetas de plus d’un siècle. Sur les étagères, des dizaines de bottines, chaussures à boucles, escarpins et, plus loin, foulards et lavallières, ou des dessous féminins. Au total 5 000 costumes, qui constituent un formidable patrimoine.
Si le bâtiment est à ce point exceptionnel, l’histoire de l’Opéra-Comique l’est tout autant. Car avant d’être un lieu, il est un genre d’opéra où les scènes chantées alternent avec les dialogues parlés, un dérivé de la comédie-ballet. Surnommé plus tard « le gavroche de la musique », il s’inspire du quotidien et de l’actualité sur un mode comique ou parodique, et s’oppose au genre sérieux de la tragédie lyrique, créé par Lully à la fin du XVIIe siècle et joué, lui, dans les théâtres. En réalité, il faudra presque un siècle pour que le genre, appelé aussi « opéra bouffon » ou « vaudeville », acquière ses lettres de noblesse. Tout débuta en mai 1697 par une vive colère de Louis XIV. Les comédiens italiens, venus en France près de cent ans plus tôt grâce à Marie de Médicis, avaient eu l’audace de jouer La Fausse Prude, une pièce tournant en ridicule Mme de Maintenon. Le vieux monarque, naguère défenseur des arts, est furieux. L’hôtel de Bourgogne, où se produit la commedia dell’arte, est fermé
sur ordre du Roi-Soleil et la troupe éloignée « à trente lieues de Paris ». Sur les tréteaux des foires parisiennes Saint-Laurent et Saint-Germain, les troupes de forains en profitent pour reprendre son répertoire. En décembre 1714, deux directeurs de troupes de comédiens itinérants de la foire Saint-Germain obtiennent de Louis XIV la permission de se réunir sous le nom d’Opéra-Comique. Un genre nouveau de spectacle apparaît : ni entièrement déclamé pour ne pas fâcher la Comédie-Française, ni totalement chanté et dansé, pour ne pas contrarier l’Académie royale de musique. L’Opéra-Comique rencontre pourtant les plus grandes difficultés à s’imposer. Arc-boutées sur leurs privilèges, les deux institutions multiplient les plaintes. Malins comme des singes, les forains contournent toutes les interdictions. Ils n’ont pas le droit aux dialogues ? Ils enchaîneront les monologues. On les leur interdit aussi ? Ils joueront « à la muette », avec des écriteaux. Ils n’ont pas le droit de chanter et danser ? Ils lanceront le ballet-pantomime et feront chanter les spectateurs. Ces innovations successives séduisent plus que jamais le public. Auteurs et musiciens composent bientôt pour ces spectacles d’avant-garde.
© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © ELECTA/LEEMAGE. © MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.
Après avoir bataillé des années, opéracomique et tragédie lyrique signent un armistice. Dès 1737, le répertoire est publié, attestant d’une reconnaissance officielle. La troupe s’étoffe : en 1752, elle réunit plus de vingt comédiens, une vingtaine de musiciens et environ quinze danseurs. Jadis créés par des anonymes, les spectacles sont désormais associés à des auteurs, maîtres de ballet et décorateurs confirmés, voire déjà prestigieux comme Charles-Simon Favart. En devenant à la mode, le genre s’adapte aux goûts de la bourgeoisie et perd un peu de son mordant. Mais il continue, devant le public des foires, à critiquer les œuvres du grand genre et à ridiculiser le programme des salles officielles. Fort de l’appui de Mme de Pompadour, l’Opéra-Comique reçoit finalement en 1762 le statut de « théâtre royal ». Désormais, ses premières se déroulent à la Cour, devant le roi Louis XV, et ses ouvrages sont traduits et exportés sur toutes les scènes d’Europe. Cette même année, il fusionne avec la Comédie-Italienne et quitte la foire pour l’hôtel de Bourgogne. Mais la troupe va bientôt profiter de son propre théâtre : la salle Favart, construite par l’architecte Heurtier aux frais du duc de Choiseul, à deux pas du boulevard des Italiens.
Inaugurée en grande pompe le 28 avril 1783, en présence de Marie-Antoinette, elle compte 1 100 places et s’impose bientôt comme l’un des centres de la création artistique européenne. En 1793, les « comédiens du roi » deviennent sociétaires du Théâtre de l’Opéra-Comique national. Quatorze ans plus tard, Napoléon fixe par décret le genre de l’opéra-comique : « Comédie ou drame mêlés de couplets, d’ariettes ou de morceaux d’ensemble. » L’opéra-comique va connaître son âge d’or au XIXe siècle, avec la création d’œuvres parmi les plus célèbres du répertoire : Mignon (1866), Carmen (1875), Les Contes d’Hoffmann (1881), Manon (1884), Pelléas et Mélisande (1902). Mais la salle Favart, qui a survécu aux tempêtes de la Révolution, de la Terreur, de la chute de l’Empire et des Trois Glorieuses, prend feu en 1838. Deux ans plus tard, un nouveau théâtre au frontispice classique imaginé par Louis Charpentier est inauguré. Il résiste à une nouvelle révolution en 1848, puis à la chute du second Empire et à la Commune, qui ravage pourtant plusieurs monuments de la capitale, jusqu’à… l’incendie de 1887. Plus de dix ans de travaux seront nécessaires pour que s’élève, place Boieldieu, la troisième salle Favart que l’on connaît.
Malgré son succès, l’Opéra-Comique est déstabilisé par le krach boursier de 1929 et le ralentissement des subventions. Bientôt, c’est la faillite. En 1939, il devient une simple succursale de l’Opéra de Paris, au sein de la Réunion des théâtres lyriques nationaux. La troupe est même dissoute au début des années 1970. Contre toute attente, la salle Favart regagne pourtant son autonomie en 1990. Ses directeurs successifs s’activent à réveiller la « belle endormie ». En 2005, l’Opéra-Comique redevient enfin un théâtre national à part entière. Au cours des huit saisons dirigées par Jérôme Deschamps de 2007 à 2015, il renoue avec le répertoire qui fit les riches heures de son histoire. Il reconquiert surtout une identité, face au Théâtre du Châtelet, au Théâtre des ChampsElysées et surtout à l’Opéra de Paris. Pour le tricentenaire du genre, en 20142015, Deschamps avait voulu une programmation exceptionnelle, propre à faire revivre la grande époque de l’institution. Après son concert de clôture le 27 juin 2015, la salle Favart a alors fermé ses portes, tandis qu’Olivier Mantei en prenait la direction et supervisait ses travaux. Car depuis plusieurs années, l’OpéraComique avait fait l’objet de campagnes de restauration et de modernisation. Celle qui s’achève, sur un chantier de 8 500 m², a permis la mise en conformité de l’édifice (désenfumage, ventilation, réseau électrique, sécurité incendie…) et la restauration des moquettes et fauteuils, dorures et stucs, marbres et boiseries, lustres et appliques. Au total, 16 corps d’état composés de 13 entreprises ont été mobilisés, soit 80 compagnons par jour. Dès février, la saison de l’OpéraComique s’ouvrira au Théâtre du Châtelet sur un chef-d’œuvre méconnu de Jacques Offenbach, Fantasio. Au Châtelet ? Oui, car il faudra patienter jusqu’au 26 avril pour pousser à nouveau les portes de la salle Favart. La « belle endormie » veut toujours être la plus belle et prend le temps de se refaire une beauté pour mieux nous enchanter. 2 Opéra-Comique, 1, place Boieldieu, 75002 Paris. Réservation : 0 825 01 01 23 ou www.opera-comique.com
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PHOTOS : © IRHT-CNRS-MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE CAEN. © IRHT-CNRS MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE ROUEN.
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P ORTFOLIO Par Albane Piot HEURES SAINTES Ci-contre et en bas : L’Annonce aux bergers, Livre d’heures à l’usage de Bayeux, vers 1440-1450, (Caen, musée des BeauxArts, legs de Bernard Mancel à la ville de Caen en 1872). Initiale A ornée de fleurs et de végétaux provenant d’un graduel, vers 1630-1640 (Rouen, musée des Antiquités). Page de gauche : Saint Jean à Patmos, Jean Coene IV ou atelier, Livre d’heures à l’usage de Paris, vers 15101520 (Caen, musée des Beaux-Arts, legs Mancel).
Lumières du MoyenAge
Au musée des Antiquités de Rouen, une belle exposition rassemble les manuscrits enluminés des musées de la région.
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ls s’appelaient Eustache-Hyacinthe Langlois du Pont-de-l’Arche, dessinateur et écrivain, Pierre-Bernard Mancel, libraire à Caen, Alexandre Prosper Hubert Le Grand, industriel et père de la Bénédictine, Charles-André Langevin, chef des douaniers du port du Havre, Auguste et Eugène Dutuit, rentiers de leur état… Des Normands, tout au moins d’origine (les Dutuit vécurent à Paris et leurs collections sont aujourd’hui au Petit Palais), amateurs d’art aux collections éclectiques, ou bibliophiles passionnés. Alors que depuis la fin du XVIIIe siècle toute l’Europe redécouvre,
curieuse et bientôt romantique, les mœurs et les arts du Moyen Age, ces amateurs du XIXe siècle collectionnent les manuscrits enluminés, sous l’influence des érudits anglais qui traversent alors la Manche pour venir les étudier. Ces images anciennes ne renseignent-elles pas magnifiquement sur l’histoire et les coutumes de cette époque lointaine ? Les sociétés savantes sont de la partie, alors même que la Normandie tente par tous les moyens de gagner quelque indépendance à l’égard des institutions parisiennes en mettant en valeur l’histoire de l’ancien duché.
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A Rouen, jouxtant les objets précieux, les sculptures et les vitraux du musée des Antiquités, le long d’une galerie de style gothique au charme désuet, une jolie exposition réunit aujourd’hui les trésors enluminés de la région passés des mains de ces collectionneurs aux fonds des musées locaux. De somptueux manuscrits à peinture, coutumiers, livres d’heures, antiphonaires, bibles, bréviaires, lectionnaires, des feuillets enluminés mais aussi des copies de miniatures réalisées au XIX e siècle, des pastiches créés par quelques nostalgiques de temps révolus, des fac-similés, des créations d’amateurs heureux d’enluminer les documents de leur vie quotidienne, de s’inventer leur propre manuscrit telles ces Deux scènes de la vie de saint Yves, d’Ernest-Pierre Guérin : tout l’appareil d’une génération émerveillée d’avoir su reconnaître la beauté de ces objets. Pourtant la plupart des manuscrits médiévaux sont fragmentaires, victimes des dépeçages perpétrés par d’obscurs marchands qui faisaient commerce de miniatures et d’initiales comme d’autant de petits tableaux : images émaillées des travaux et des jours d’une époque soit barbare et désespérément
rurale, soit romanesque, âge d’or, de courtoisie, de chevalerie, selon les idées reçues chez l’un ou chez l’autre, qu’on admirait à la clarté des lampes comme d’autres s’émerveillaient des croquis féeriques cueillis sur un album aux détours d’un voyage. C’était passer à côté de leur signification, intrinsèquement liée au livre, ou au feuillet dont elles étaient issues. Négliger l’importance du manuscrit médiéval, pour l’époque et pour ce qu’il nous en dit. Il n’y avait pas d’écrivain alors, au sens qu’on lui prête aujourd’hui : pas d’individu couchant par écrit sa propre création. Les auteurs médiévaux dictaient le plus souvent leur œuvre, ou un savoir transmis jusque-là par oral. Mais surtout des copistes, le calame taillé au
US ET COUTUMES Ci-contre : Louis le Hutin remet la Charte aux Normands à l’archevêque de Rouen, Grand Coutumier de Normandie, vers 1330-1340 (Paris, Petit Palais, legs d’Auguste Dutuit en 1902). En haut : Mariages scellant la paix entre Ephèse et les Indiens, Les Faicts et conquestes d’Alexandre le Grand, de Jean Wauquelin, miniature de Lieven van Lathem, enlumineur d’Anvers, avant 1467 (Paris, Petit Palais, legs Dutuit). Page de droite : Annonciation, Livre d’heures à l’usage de Rome, enluminure du Maître de Boèce BnF 809, vers 1460 (Rouen, musée des Beaux-Arts, don Henri Baderou, 1975).
couteau, plongé dans une encre faite de noix de galle broyée ou d’os calcinés, transcrivaient des textes préexistants, se succédant sur l’ouvrage après que le parcheminier avait préparé les peaux ou le papetier fait sécher la pâte au sortir de la forme, que les cahiers avaient été assemblés, les surfaces des pages préparées ; avant que le rubricateur n’inscrive à l’encre rouge les titres et les initiales, et que le correcteur ne contrôle la copie ; que le dessinateur au trait précède l’enlumineur ; qu’enfin le relieur couse le tout, le fixe sous des plats de bois et un habit de peau (de truie, de chèvre, de mouton ou de cervidé) qui protégerait le fruit de ce travail choral. Tous obéissaient au concepteur de l’ouvrage : le libraire, l’auteur ou le commanditaire. Chaque livre médiéval, chaque manuscrit est une édition à lui tout seul. Le passage du rouleau de papyrus au codex de parchemin, bien plus pérenne que le papyrus et dont l’emploi s’était généralisé à partir du IVe siècle (avant d’être lui-même remplacé par le papier au XIVe siècle), avait favorisé la transmission des textes anciens. Mais elle était nécessairement sélective, et
© PHOTOS : IRHT-CNRS-PETIT PALAIS, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LA VILLE DE PARIS. © IRHT-CNRS MUSÉE DES BEAUX-ARTTS DE ROUEN.
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DÉDICACE Le Roi Philippe Auguste recevant le coutumier de Normandie, Grand Coutumier de Normandie, vers 1330-1340 (Caen, musée des Beaux-Arts). Recueil du droit coutumier dans lequel sont intégrés les usages en vigueur dans le duché, le Grand Coutumier débute au folio 6 par cette miniature, la seule du manuscrit, évoquant la composition du texte à l’époque de Philippe Auguste. Les huit blasons sont de la famille d’Argennes (d’azur à la croix d’or cantonnée de quatre aigles éployées à deux-têtes de même), et de sept alliances.
PHOTOS : © IRHT-CNRS-MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE CAEN. © IRHT-CNRS-PETIT PALAIS, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LA VILLE DE PARIS.
fonction de la largeur ou de l’étroitesse du goût de l’époque et de la conscience qu’elle pouvait avoir de ce que ces textes fussent dignes d’être conservés par la postérité. Le démantèlement de l’Empire romain et l’effondrement de la civilisation antique en Occident en avaient arrêté net l’entreprise. Mais bientôt l’Eglise s’était trouvée là pour prendre le relais des institutions civiles où elles faisaient défaut, et en particulier dans le domaine de l’enseignement. Au VIe siècle, les évêques fondent des écoles épiscopales afin de sauvegarder le niveau d’étude indispensable à la formation des clercs. En 529, sous l’impulsion de saint Césaire, apparaissent les écoles presbytérales. Les prêtres y dispensant une éducation chrétienne aux enfants parmi lesquels se trouveraient ensuite leurs successeurs. Abbayes, écoles et cathédrales sont les dépositaires de la culture religieuse et profane. Plus tard, au XIII e siècle, les universités issues des écoles presbytérales s’épanouissent. La Renaissance carolingienne avait entrepris entre-temps le sauvetage de l’héritage antique par une intense activité de copie des textes anciens : un moyen pour l’empire de s’inscrire dans l’Histoire, de se lester de l’expérience des Anciens, d’enseigner son peuple, de jouir d’une cour brillante, cultivée et dépositaire d’un patrimoine ancien. Alors que nombre d’ouvrages grecs avaient été traduits en arabe dans l’Orient sous domination musulmane, des traductions latines de ces textes sont effectuées à la fin du XIe et au XIIe siècle,
ÉLOQUENCE A gauche : La Vierge à l’Enfant, Livre d’heures à l’usage de Venise, Cristoforo Cortese, vers 1425-1430 (Caen, musée des Beaux-Arts, legs Mancel). La richesse de ce manuscrit, orné de treize initiales historiées, trois miniatures en pleine page, de bordures exubérantes, témoigne de l’aisance du commanditaire représenté aux pieds de la Vierge. A droite : Scène de dédicace, Les Faicts et conquestes d’Alexandre, de Jean Wauquelin, enluminure de Willem Vrelant ou atelier, avant 1467 (Paris, Petit Palais, legs Dutuit). en Italie du Sud et en Espagne d’abord, élargissant le champ des connaissances en philosophie notamment, et en sciences. La traduction latine d’Aristote, dès la première moitié du XIIe siècle, sous la direction de Raymond de Tolède, ouvre la porte à une nouvelle appréhension des problèmes philosophiques. Une seconde vague de traductions a lieu sous l’impulsion du roi bibliophile Charles V (1364-1380). Dans le domaine profane, la poésie, d’abord exprimée en latin, fleurit à nouveau au travers de l’occitan et de la langue romane, tandis que la littérature courtoise favorise l’éclosion des romans en langue vernaculaire dès le milieu du XIIe siècle. Matérialisation de ce renouvellement flamboyant de la culture et de l’éducation, les manuscrits alignent sur la réglure qui guide la main du scribe une écriture qui évolue du VIII e siècle au XIIIe siècle de la minuscule caroline à la gothique, avant d’aboutir au XVe siècle à la plus simple humanistique. Les plus pressés jettent en hâte leurs notes prisent en cursives à l’écoute d’un cours ou d’un sermon. Tantôt le texte suit de longues lignes, tantôt deux colonnes. Ou en plein centre de la page, en gros module, pour le texte principal, tandis que dans les marges ou entre les lignes courent les commentaires. Des repères
jalonnent le texte, scandent le raisonnement : incipit, explicit, titres, intertitres, miniatures, initiales zoomorphes, historiées et habitées, pieds-de-mouche. A l’époque romane, l’entrelacement des formes s’associe au jeu de la métamorphose pour faire jaillir les formes des lettres initiales d’un feu d’artifice d’invention visuelle, de rejets végétaux, de silhouettes animales. Démêlant l’essentiel de l’accessoire par ses ornements, l’enluminure met en valeur les parties les plus importantes de l’ouvrage, telle l’ouverture du canon de la messe avec la formule Te igitur clementissime Pater qui, dès l’époque ottonienne et à l’époque romane, se trouve ornée dans les sacramentaires d’une façon de plus en plus présente et explicite. Le T, de signe géométrique abstrait, devient le symbole du crucifié dont la messe renouvelle le sacrifice de manière non sanglante, puis sa représentation anthropomorphe avant de céder la place dans les missels de l’époque gothique (les sacramentaires n’existent plus) à une représentation pleine et entière de la crucifixion précédant le texte où se trouvent les prières de la consécration. De même, l’introduction de la préface Vere dignum et justum est signalée du plus simple sténogramme (VD) jusqu’au signe décoratif
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visages de Dieu. Notamment à Rouen, dont le corpus de manuscrits est surtout religieux. On s’y laisse prendre au jeu des devinettes, ébloui par la fraîcheur des pages, le chatoiement des ors, le raffinement des poses, la vivacité des couleurs franches, des attitudes, des simagrées. Et l’on songe à tout ce que l’on doit à ces ouvriers anonymes passeurs de textes et d’images qui nous nourrissent aujourd’hui encore. 2
le plus grandiose, et la représentation en pleine page d’un Dieu en majesté. L’enluminure met en lumière. L’image explique le texte. Elle témoigne aussi du monde dans lequel évoluent l’enlumineur et le scribe. Aucune copie n’est identique. Chaque fois, le copiste introduit ici une élucidation, là un excursus, remplace un mot par un autre. Autant de signes qui permettent à l’historien de dresser un arbre généalogique des manuscrits et de la pensée de l’époque. De son côté, sans souci de fidélité à la réalité passée, l’enlumineur transpose presque toujours les événements antiques à sa propre époque, qu’il s’agisse de mythologie, d’histoire sainte ou profane, en compte rendu des mœurs et de la moralité de son temps. L’animal, réel ou chimérique, familier ou exotique, créature du Christ ou du diable, dénonce la bestialité ou célèbre l’unité du vivant, parodie, singe, caricature, amuse. Alexandre le Grand devient le modèle
du chevalier et du souverain, artisan de paix. Au premier plan de la miniature représentant la vocation de saint Pierre et de saint André, une abbaye bénédictine élève son clocher gothique. Dès l’époque gothique, l’apparition du psautier, auquel succédera le livre d’heures, des ouvrages de dévotion privée, entraîne l’irruption de la vie aristocratique dans les décors de plus en plus présents des ouvrages. Dans le Livre d’heures à l’usage de Venise, le commanditaire est figuré, agenouillé au pied de la Vierge à l’Enfant. Le décor de l’initiale qui débute le Grand Coutumier de Normandie montre le roi Philippe Auguste assis, recevant le coutumier des mains d’un personnage agenouillé entouré de légistes. Les travaux et les jours, le temps et l’espace, les formes du pouvoir, du droit et de la législation se lisent sous les rinceaux colorés de marges exubérantes. Mais aussi les correspondances entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les vérités éternelles, et les
SAYNÈTES Ci-contre : Bethsabée surprise au bain par le roi David, Livre d’heures à l’usage de Rouen, miniature attribuée au Maître du Missel d’Ambroise le Veneur, début du XVIe siècle (Caen, collection Jean-Claude Delauney). La scène biblique se dessine dans un encadrement Renaissance et sur un fond de paysage structuré caractéristique du maître rouennais. En haut : La Vocation de saint Pierre et de saint André, atelier de Matteo di Ser Cambio, après 1377 (Rouen, musée des Beaux-Arts). Cette miniature est peut-être issue d’une matricola pérousine, livre des statuts d’une corporation. Page de droite : Adoration des Mages, Livre d’heures à l’usage de Rome, début du XVe siècle (Rouen, musée des Beaux-Arts).
« Trésors enluminés de Normandie. Une (re)découverte », jusqu’au 19 mars 2017. Musée des Antiquités, 198, rue Beauvoisine, Rouen. Ouvert du mardi au samedi, de 13 h 30 à 17 h 30 et de 14 h à 18 h le dimanche ; le matin (sauf le dimanche), de 10 h à 12 h 15. Tarif unique : 4 €. Rens. : museedesantiquites.fr ; 02 76 30 39 50.
À LIRE Catalogue de l’exposition, sous la direction de Nicolas Hatot et de Marie Jacob, Presses universitaires de Rennes, 296 pages, 28 €.
© IRHT-CNRS MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE ROUEN. © IRHT-CNRS. © IRHT-CNRS MUSÉE DES BEAUX-A RTS DE ROUEN.
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T RÉSORS
VIVANTS
Par Sophie Humann
habit fait Histoire
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Spécialisée dans la reconstitution historique, la Compagnie du Costume habille les comédiens du monde entier. Promenade en coulisses…
PHOTOS : © ANDREW C. KOVALEV POUR LE FIGARO HISTOIRE. © 2016 JACKIE PRODUCTIONS LIMITED.
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ackie, le nouveau film de Pablo Larraín où Natalie Portman incarne la femme de John F. Kennedy, sort sur les écrans français. Les spectateurs, qui verront les militaires défiler à l’enterrement du président américain, se douteront-ils un instant que leurs uniformes viennent directement de… Saint-Ouen, au nord de Paris ? Comme les vêtements portés par les comédiens de Stefan Zweig, adieu l’Europe de Maria Schrader, de Cézanne et moi de Danièle Thompson, ou de l’adaptation d’Une vie de Maupassant par Stéphane Brizé, qu’ils ont pu voir cet automne. C’est là en effet, à proximité des puces, que la Compagnie du Costume, qui crée et loue des tenues historiques pour le cinéma, la télévision et le spectacle vivant, abrite, sur quelque deux kilomètres et demi de portants, son stock d’habits, de chaussures et d’accessoires du XXe siècle. Déambuler à l’intérieur de ce vaste hangar offre une étrange plongée dans l’Histoire. Dans cette immense garde-robe classée par décade, on avance au milieu des habits – des pièces authentiques pour la plupart –
L’ANTRE DU COSTUME Page de gauche, en haut : Richard Ingram (à gauche) et Robert D’Elia, tous deux spécialistes de l’histoire militaire, ont sélectionné dans leurs gigantesques stocks les uniformes du film Jackie de Pablo Larraín, qui sort en France en février 2017, et dans lequel Natalie Portman joue la femme du président Kennedy (ci-dessus). Toutes les périodes de l’Histoire défilent sur des kilomètres de portants, sans oublier les accessoires (page de gauche, en bas), sans lesquels l’habit ne fait pas le costume… en remontant les années à chaque rangée, pris d’une légère griserie, comme si, d’un coup de baguette magique, on possédait le pouvoir d’abolir le temps. On voudrait tout essayer : cette robe de soirée à paillettes des Années folles, ce tailleur pied-de-poule Chanel, cette tunique à motifs psychédéliques orange, cette blouse à carreaux de la Mère Denis… Au rayon enfants, on sourit devant cet alignement de culottes pour garçons dignes de La Guerre des boutons… Et là, on frôle des cintres couverts de sages chemisiers à fleurs et de jupes plissées, qui déclenchent une bouffée de souvenirs d’enfance ! D’autres images, plus graves, surgissent entre les lignes d’uniformes bleu horizon qui viennent de servir pour les docufictions sur la Grande Guerre… Et on n’a pas encore vu les tenues du KGB, des hirondelles parisiennes, des gardes
champêtres ou de la police montée canadienne ! Quelques kilomètres plus loin, à Gargeslès-Gonesse, un autre bâtiment héberge l’atelier de confection et les vêtements plus anciens, des cottes de mailles médiévales aux redingotes de la IIIe République. Là encore, en quelques minutes, on est immergé tour à tour en plein roman balzacien, à la cour du Roi-Soleil ou au milieu d’une croisade. Les spécialistes de la maison veillent sur ce patrimoine vestimentaire comme sur un trésor, dont les joyaux sont un gilet porté par Sacha Guitry dans son premier film parlant en 1935, le pantalon de flanelle grise d’Alain Delon dans Le Chemin des écoliers, celui de Belmondo dans Le Voleur de Louis Malle… Jupons de duchesse ou simples pantalons pattes d’éph’, tout est inspecté régulièrement et vaporisé deux fois
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LE CONSERVATOIRE DE LA COUTURE A l’atelier de Garges-lès-Gonesse, les costumiers de la Compagnie travaillent encore au besoin avec des techniques de couture traditionnelles à la main et savent couper les habits de la même manière qu’à l’époque où ils étaient portés (ci-contre et page de droite). Jérémy Della Corte-Milesi (ci-dessus) est ainsi incollable sur le costume des dandys balzaciens auxquels il a consacré un ouvrage.
COSTUMES : LOIC BENOT. © ANDREW C. KOVALEV POUR LE FIGARO HISTOIRE.
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par an de produit antimites. Chacun a sa spécialité. Magali Teillol peut dater une robe ou une jupe du XXe siècle d’un simple coup d’œil. Hakim Otmani, lui, connaît toute l’histoire des armes à feu ; l’Ecossais Richard Ingram, qui a longtemps travaillé chez Sabre Sales, à Portsmouth, est incollable sur les costumes d’homme. Quant à Robert D’Elia, féru d’histoire militaire et d’« uniformologie », il est heureux de pouvoir vivre de sa passion. « Nous avons un rôle de consultants en iconographie auprès des créateurs de costumes avec qui nous collaborons, explique-t-il, surtout dans le domaine des uniformes militaires, qui reste très pointu et dans lequel ils reconnaissent volontiers leur ignorance. Dans la reconstitution de l’enterrement de John Kennedy, par exemple, l’équipe du film Jackie voulait être au plus
près de la vérité historique. J’ai étudié le protocole américain, visionné de nombreuses fois les retransmissions de l’événement. Nous avons fourni quelques costumes civils et la totalité des costumes militaires du film, qui a été tourné en grande partie en France. Nous avions beaucoup d’uniformes ici dans nos stocks, mais j’ai dû acheter des insignes aux Etats-Unis. » Créée en 2000, la Compagnie du Costume a intégré au fil des années plusieurs stocks, dont celui de la SFP (Société française de production) ou de la société Costumes & Costume. Une concentration inévitable pour rester compétitif dans le monde du cinéma, où les productions sont toujours plus internationales et les délais plus courts. Et elle enrichit son patrimoine en permanence. L’été dernier, elle a acquis la garde-robe de la famille von Mallinckrodt, en Bavière : un très beau lot de costumes fabriqués sur mesure, entre 1916 et 1955, chez les meilleurs tailleurs de Bond Street, de Paris ou de Munich. Sur le grand et le petit écran, l’Histoire est à la mode. La Compagnie a fourni la série Versailles de Canal+, celle de Nicolas Le Floch… et sept cents costumes pour le film Grace de Monaco, d’Olivier Dahan ! Elle possède un contrat d’exclusivité avec la SNCF. « Nous connaissons l’évolution des uniformes des contrôleurs, précise Robert D’Elia, dont nous possédons un vaste stock. Nous devons visionner tous les films dans lesquels apparaissent des agents, vérifier la véracité historique de leur tenue et signaler
ces films à la SNCF, qui tient à garder un contrôle sur son image. » Depuis une vingtaine d’années, la véracité des costumes comme du décor n’a cessé de s’améliorer dans les films historiques, sous l’impulsion des AngloSaxons, en particulier des Britanniques, chez qui la tradition vestimentaire est très forte. Des séries récentes comme Downton Abbey ou Peaky Blinders ont définitivement relevé les exigences en matière d’habillement. Au point que, depuis quelques mois, sur le site Gentleman’s Gazette, on trouve des conseils pour se procurer un costume trois-pièces en tweed identique à celui que porte Thomas Shelby dans la série culte ! « Nous sommes dans une civilisation de l’image, au détriment parfois du scénario, explique Loïc Benot, fin connaisseur du costume ancien, qui s’occupe du développement de la Compagnie. Dans les années 1960, on embarquait le spectateur dans une histoire. Aujourd’hui, on le conduit dans un décor. Par exemple, nous avons ici des costumes du XVIIIe siècle créés il y a une quarantaine d’années, qui ne sortent presque plus parce qu’ils ne font plus assez authentiques. » Un jugement partagé par Jérémy Della Corte-Milesi, costumier à l’atelier de la Compagnie, qui vient de réaliser avec le photographe Matthieu Brajon un livre consacré au vêtement masculin dans La Comédie humaine. « Dans les années 1960, les costumiers choisissaient des vêtements de coupe contemporaine, sur lesquels ils se contentaient de coudre
d’Auguste Racinet et l’Histoire du costume en Occident de l’Antiquité à nos jours de François Boucher sont aussi très utiles, comme les reproductions de tableaux, et pour le XXe siècle, La Mode pratique, les patrons Vogue des années 1950 à 1970, les revues d’histoire militaire… Qu’ils confectionnent les vêtements historiques ou les louent, les costumiers n’oublient pourtant jamais qu’ils habillent un personnage. Tel tissu au tombé mou correspondra bien à un caractère veule, tandis qu’un drap de laine qui se tient siéra mieux à un héros flamboyant. Et ils savent aussi que ce personnage est incarné par un comédien, dont il faut prendre en compte la silhouette, le teint, et respecter aussi les mouvements : impossible de se battre à l’épée dans un costume trop serré ! Ils accompagnent d’ailleurs les costumes jusqu’à l’habillage, reconnaissant qu’il est beaucoup plus long d’habiller un homme qu’une femme. Peu savent boutonner un plastron et connaissent la fonction de la petite languette derrière un faux col. Et, pauvres sans-culottes depuis si longtemps, ils enfilent souvent les leurs… à l’envers. 2
h LES NEUF MYSTÈRES
DE LA RÉVOLUTION RUSSE
Le jeudi 2 février De 20 h à 22 h
SIDONIE BONNEC ET THOMAS HUGUES
© ABACA PRESS POUR RTL.
quelques dentelles. En plus de la couture, j’ai beaucoup étudié l’histoire du vêtement. Nous reproduisons les patrons et les coupes d’origine et nous les recréons à l’identique. » Comme lui, Valérie Biasotto, qui dirige l’atelier, est capable de monter directement un gilet du XVIIIe siècle sur un mannequin. « J’ai été formée à l’Ecole de la rue Blanche, raconte-t-elle, puis avec Danièle Boutard, nommée maître d’art. Elle m’a appris toutes les méthodes anciennes de couture à la main. Avant 1850, tous les habits étaient fabriqués entièrement sans machine, donc si nous voulons comprendre comment ils s’articulent, nous devons vraiment savoir couper, faire un patron et maîtriser à fond la couture. » En quatre jours seulement, Valérie peut coudre un modèle de robe Louis XV, tout en regrettant l’époque où elle avait davantage de temps, les heures passées sur les films tels que Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, La Reine Margot de Patrice Chéreau… Surtout, elle se souvient de ses collaborations avec Anthony Powell, le créateur qui travaille avec Polanski. « Il est capable de nous apporter de véritables dentelles du XVIIe siècle pour ajouter à une robe ! » Les deux costumiers essaient de récupérer des tissus anciens, mais ils sont toujours plus difficiles à trouver. Alors il faut s’adapter, entoiler au besoin les nouveaux pour les rendre plus épais, ou changer les techniques de couture. Dans la bibliothèque, quelques ouvrages indispensables, la plupart en anglais comme The Evolution of Fashion : Pattern and Cut from 1066 to 1930. La bible française, c’est L’Histoire du costume à travers les âges, de Maurice Leloir, qui eut encore la chance de travailler sur de véritables costumes des XVIIIe et XIXe siècles appartenant à des collectionneurs privés. Le Costume historique
À LIRE
reçoivent
Les Elégants de Balzac, Jérémy Della Corte-Milesi et Matthieu Brajon, éditions Les Elégants de Balzac, 128 pages, 35 €.
Geoffroy Caillet, rédacteur en chef du Figaro Histoire dans
La curiosité est un vilain défaut, une émission à retrouver du lundi au jeudi de 20 h à 22 h et sur RTL.fr en podcast.
A
VA NT,
A PRÈS
L’ESPRIT DES LIEUX
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
Par Vincent Trémolet de Villers
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© JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/FIGAROPHOTO.COM.
130 h
La gauche
Barbapapa
rançois Hollande ? François Hollande ? Quelques esprits insistants cherchent encore à comprendre comment un socialiste pépère est devenu, pour cinq ans, le président de la République française. François Hollande ? Jean-Pierre Le Goff est capable d’expliquer ce mystère. Il ne le fait ni par la science électorale ni par le décryptage des stratégies obliques, mais par une voie plus noble : celle de la recherche, de l’analyse et du mouvement des idées. Le sociologue, auteur de plusieurs maîtres livres (Mai 68, l’héritage impossible ; La Fin du village), n’avance rien qu’il n’ait tourné mille fois dans son esprit, lit tout ce qui passe, observe tant qu’il peut notre société. Rien ne le décourage : ni la nouvelle religion du management dont il a décrit la liturgie mieux que personne, ni les formes contemporaines de spiritualité, ni le verbe liquide des sphères médiatiques. Constant, obstiné, profondément honnête, il parvient à saisir l’insaisissable, à tenir l’édredon qui toujours nous échappe. Ainsi dans La Gauche à l’agonie ? 1968-2017, l’édition augmentée de La Gauche à l’épreuve, 1968-2011, que la collection « Tempus » a eu la bonne idée de publier, il montre comment les restes des grandes idéologies (marxisme, trotskisme, etc.) ont imprégné l’atmosphère, comment les grandes causes sociales ont laissé la place à ce que Le Goff appelle, dans l’un des trois nouveaux chapitres de cet essai, « le gauchisme culturel ». Un concept qui rejoint « l’empire du bien » de Philippe Muray. Le gauchisme culturel, ce n’est « ni un mouvement organisé ou un courant bien structuré, mais un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias ». Et le sociologue d’en donner les cinq thèmes obsédants : la sexualité et le corps, la nature et l’environnement, l’éducation des enfants, la culture et l’histoire. Dans ces domaines, il s’agit de montrer les bons réflexes, les signes extérieurs de vertu qui vous éviteront d’être considéré comme « suspect ou comme un adversaire en puissance ». Dans le cas contraire, la gauche embouchera le clairon de l’antifascisme contre ceux qui refusent le mariage pour tous, le pédagogisme, l’utopie écologique, la profanation des chefs-d’œuvre de notre patrimoine, la
disqualification du passé. La raison, dans cette affaire, est inutile. Pourquoi penser ? Le gauchiste culturel, sous les traits de François Hollande ou de n’importe lequel de ses ministres, ne raisonne pas. « L’indignation lui tient souvent lieu de pensée et le pathos qui l’accompagne brouille la réflexion. L’affirmation d’idées générales et généreuses, les références emblématiques à la résistance et aux luttes héroïques du passé accompagnent son indignation et servent d’arguments d’autorité. La morale et les bons sentiments recouvrent souvent l’inculture et la bêtise, donnant lieu à de vastes synthèses éclectiques et des salmigondis. » Ici, il n’y a ni doutes, ni nuances, ni interrogations. Des certitudes émues, des évidences touchantes. Le magistère moral se déploie avec un cœur « gros comme ça », le ressenti tient lieu de démonstration. La force du gauchisme culturel, c’est qu’il est comme les Barbapapa : il s’adapte aux formes médiatiques ou politiques. Avec François Hollande, il s’illustre dans le « pouvoir informe », la « langue caoutchouc », « la fuite en avant ». L’idéologie, sans aucun doute, est émiettée, mais la mentalité utopique continue, par secousses, de violenter le réel. En s’ouvrant sur la loi Taubira, en s’achevant sur la « loi égalité et citoyenneté » (« panier de la ménagère du gauchisme culturel », selon Jean-Pierre Le Goff), le quinquennat de François Hollande a fait la preuve qu’« à ses pointes extrêmes le gauchisme culturel combine la rage des sans-culottes et le sourire du dalaï-lama ». 2
À LIRE
Retrouvez Le Figaro Histoire le 30 mars 2017
La Gauche à l’agonie ? 1968-2017 Jean-Pierre Le Goff Perrin « Tempus » 347 pages 9€
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présente
Édition collector } Le Figaro Magazine rend hommage au pape des verbicrucistes. Une compilation de 40 de ses meilleures grilles pour vous faire découvrir ou apprécier à nouveau l’art de croiser les mots.
6
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EN VENTE ACTUELLEMENT
en kiosque et sur www.figarostore.fr
« MAGNIFIQUEMENT ILLUSTRÉE, CETTE CHRONOLOGIE-MONDE EST UN TOURBILLON QUI EMPORTE LE LECTEUR. » VINCENT TREMOLET DE VILLERS
et sur www.editions-perrin.fr