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OCTOBRE-NOVEMBRE 2017 –– BIMESTRIEL IMESTRIEL –– NUMÉRO 34
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l’autriche Hongrie FACE À SON DESTIN
PERRIN, LE MEILLEUR DE L’HISTOIRE
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É DITORIAL © VICTOIRE PASTOP
Par Michel De Jaeghere
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SALTO MORTALE
n croyait le genre du roman épistolaire épuisé. Laclos avait fait preuve d’une telle virtuosité dans la pointe en même temps que d’un tel raffinement dans la perversité qu’il semblait suicidaire, après lui, de s’y essayer. Paul Morand conseillait, après-guerre, à ses disciples de tenter de renouveler le procédé en composant un roman rythmé par une succession de conversations téléphoniques. Notre modernité a laissé sur le bord du chemin l’homme pressé. Il pouvait déplorer qu’on ne s’écrivît plus guère : nos textos feraient passer les appels d’autrefois pour les dialogues de Phèdre. Un manuel scolaire avait, en 2016, fait de l’un d’entre eux le point de départ d’un sujet de rédaction : « CC C MWA ! Sa va dps samedi ? G 1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… bz. » Le collégien était prié de développer cette étape, ignorée de Flaubert, de l’éducation sentimentale, désormais au cœur des pratiques quotidiennes des Français. « Au moins cette mode témoigne-t-elle d’un retour des jeunes vers l’écriture », s’était consolé à l’époque un commentateur résigné. De cette évolution du cours des choses, il semble qu’Alain Finkielkraut ne renoncera jamais, lui, à s’indigner. Il n’a pas voulu, dans son dernier livre, se contenter de ressasser les raisons qui font de lui, à l’école de Péguy, un « mécontemporain ». Il a entrepris de renouer avec le plus désuet des usages littéraires pour tenter d’affiner au plus près sa pensée. En terrain miné est un échange de lettres avec Elisabeth de Fontenay, à laquelle le lie une amitié qui a résisté à la divergence de leurs jugements sur l’évolution de la société, et au fil desquelles l’un et l’autre se sont efforcés de faire le point sur leurs convergences et leurs pierres d’achoppement, leurs accords et leurs désaccords. Disciple de Jankélévitch, de Derrida, de Foucault, analyste émerveillée du matérialisme de Diderot, maître de conférences en philosophie à Paris-1, Elisabeth de Fontenay est l’une de ces consciences de la gauche morale qui ont vu, avec une surprise indignée, Alain Finkielkraut s’éloigner toujours un peu plus de leurs présupposés pour dénoncer avec une ardeur douloureuse, un chagrin inentamé, les menaces que le relativisme, la rupture de transmission à l’école, l’avènement d’une culture égotiste de l’immédiateté et l’irruption massive de populations musulmanes sur notre sol font peser sur nos traditions, notre civilisation, notre identité. Les lettres qu’elle lui adresse ont quelque chose d’irritant tant elles sont imbues de la supériorité que la gauche s’est, une fois pour toutes, attribuée. Nous sommes ici au cœur du camp du Bien, en même temps que dans le salon de l’une de ces femmes savantes qui ont décidé que « Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis », et toute l’amitié de la philosophe s’exprime dans la tristesse qu’elle éprouve à voir l’un des siens s’en éloigner pour parler avec des infréquentables, des réactionnaires dont il paraît parfois partager même les nostalgies ou les angoisses, au mépris du cercle de feu qui devrait les entourer. « Jamais, accuse-t-elle, tu ne t’arrêtes pour te demander : avec qui suis-je en train de dire ce que je dis là ? » C’est Bélise égarée dans Rhinocéros. On la sent sincèrement inquiète de la contamination à laquelle son interlocuteur s’expose, comme si le fascisme était une maladie qu’on pouvait attraper par capillarité, comme si elle s’adressait à un petit frère en voie de radicalisation. Admirative aussi de sa propre audace, d’avoir accepté, au terme d’un « salto mortale », de parler à ce pestiféré. La magie de cette correspondance tient à ce que ses objurgations permettent à Finkielkraut de préciser avec plus de netteté peut-être que jamais ses intuitions et ses idées. On dirait même de les émonder. Du caractère potentiellement totalitaire du projet rousseauiste d’extirper de l’Histoire le mal qui est en réalité dans le cœur de l’homme à la nécessité d’entretenir le sentiment « d’appartenir à plus ancien que soi » et de se mettre « à l’écoute de ceux qui ne sont plus » pour résister à la tyrannie d’un « présent dogmatique et passionnément épris de lui-même », en passant par le décryptage de la dérive du progressisme vers une démesure qui lui fait mépriser le donné pour poursuivre l’utopie d’un perfectionnement étranger au « lent façonnement des êtres et des choses », ses lettres font le tour d’horizon des inquiétudes que peut susciter la modernité avec un constant bonheur d’écriture, une lucidité souveraine.
Alain Finkielkraut y fait, singulièrement, le point sur l’évolution qui l’a réconcilié avec des sentiments qu’il avait autrefois lui-même disqualifiés au nom de l’universalité des Lumières (c’était en 1987, dans La Défaite de la pensée), pour proclamer désormais sans ambiguïté le bien-fondé du souci que peuvent avoir les peuples européens de préserver une identité définie comme « la constitution et la transmission, de génération en génération, d’un certain mode d’être, d’une forme de vie, d’une façon d’appréhender et de dire le réel » ; la légitimité d’une « dimension généalogique » de la définition d’eux-mêmes qui dépasse leur seule adhésion à un corpus de principes universels. Il y exprime, plus encore, son amour inconsolé de la France dans les termes mêmes de cet amour de compassion pour une chose que l’on sait fragile et menacée que Simone Weil tenait pour la plus pure expression du patriotisme. « La perspective de voir ce monde mourir, écrit-il, m’a fait comprendre qu’il était aussi mien. » La confession atteint au sublime lorsque, proclamant son attachement au trésor de la civilisation, il confie : « Je n’ai pas peur de l’avenir, j’ai peur pour le passé. » Le livre, cependant, est passionnant aussi par ce qu’il révèle des mœurs qui dominent dans une partie de l’intelligentsia française. Elisabeth de Fontenay s’y distingue par une étrange incapacité à prendre en compte l’argument de l’adversaire, parfois à le comprendre, tant elle est obsédée par l’angoisse que suscite en elle la perspective d’entendre, dans les propos de son ami, l’écho des pensées de Maurras ou de Barrès. Elle ne cherche pas, pour les contredire, à prouver qu’ils sont erronés. Il lui suffit de lui faire observer qu’ils sont mal famés. Qu’Alain Finkielkraut lui démontre qu’elle condamne un auteur (Renaud Camus) en s’appuyant sur une citation déformée ou tronquée, elle croit avoir répondu en affirmant qu’elle parle « en [son] âme et conscience ». Qu’il donne de ses propres références une lecture extensive qui en montre la dangerosité suscite en elle un malaise qui la fait rompre en visière sans plus argumenter. On est ici au cœur de l’absurde inversion qui nous fait admirer les idées « généreuses » et les sentiments « vrais ». Notre époque fait sans cesse l’éloge du dialogue. Elle ne le pratique guère. Elle ne donne qu’à regret la parole à ceux qui s’éloignent des codes du prêtà-penser. Elle les interrompt pour prononcer contre eux des anathèmes courroucés. Elle ne se soucie pas de les laisser développer des pensées blasphématoires et sacrilèges à l’égard des tabous de la modernité. Il suffit qu’elle les ait autorisés à en exprimer, par exception, les prémisses. Elle juge que le dossier d’accusation est dès lors assez consistant pour qu’il soit inutile de laisser le délinquant pousser plus loin le paradoxe. Elle en a assez entendu quand elleatrouvé,danslaseulecontradictiondesesprincipes,matièreàs’indigner. Cet échange de lettres a ceci de précieux qu’il fait soudain renaître un autre monde. Où les idées peuvent être développées, approfondies, analysées avant d’être contredites. Ce qu’il y a pourtant de vertigineux dans ces pages, c’est qu’en dépit de l’effort méritoire que l’amitié d’Elisabeth de Fontenay pour Alain Finkielkraut la conduit à fournir pour l’écouter, s’y exprime sa conviction que certaines idées n’ont pas à être discutées. Que certains auteurs (Emmanuel Berl, coupable d’avoir préparé quelques discours du maréchal Pétain, en 1940, à Vichy, par exemple) ne méritent pas même d’être lus. Que, passée ou présente, toute une partie de l’intelligence française est à ses yeux à jamais disqualifiée, excommuniée, néantisée pour ses liens, réels ou supposés, avec une histoire inavouable, sans qu’il soit nécessaire d’examiner son dossier. Faisant, aux dernières pages du livre, le bilan de leurs échanges, et évoquant l’agression dont Alain Finkielkraut avait été victime lorsque, visitant en 2016 le campement de Nuit debout, il en avait, reconnu, été soudain chassé sous les crachats et les huées, elle a ce mot renversant : « j’ai échoué à te présenter tel que je te vois parfois, ou tel que je t’aurais voulu. Tu m’auras du moins fait comprendre clairement la différence entre un réactionnaire et un conservateur et que le conservateur ne mérite jamais, en régime d’alternance démocratique, que des progressistes s’en prennent physiquement à lui ». Est-ce à dire que, l’aurait-elle, par malheur, trouvé réactionnaire, elle aurait considéré comme légitime qu’il eût été lynché ? En terrain miné, Stock, 270 pages, 19,50 €.
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“ F, ” d’Emmanuel de Waresquiel
“Vous me demanderez, pourquoi revenir à Fouché ? Fouché le petit professeur malingre des collèges de l’Oratoire, Fouché le conventionnel et le régicide, Fouché le missionnaire terroriste de Nevers et de Lyon, l’iconoclaste et le mitrailleur, Fouché le ministre de la Police de tous les régimes, l’homme des réseaux, de la coulisse et des peurs, la pieuvre et l’araignée, celui dont on aperçoit mal les pouvoirs tant ils sont nombreux, qui n’a existé que par eux et qui a fini par mourir de les avoir perdus. Il en va de Fouché comme des boîtes à secrets japonaises ou des poupées russes. S’il est un fil conducteur à ce nouvel essai, c’est bien celui du secret : secret de sa vie de famille, de ses liens avec sa femme et ses enfants, secret de ses souvenirs, secrets des rapports troubles et ambigus qu’il a longtemps entretenus avec les élites et la noblesse d’Ancien Régime, secret de l’argent et du financement de sa police, secret de la police elle-même, de son organisation, de son action, de sa doctrine, secret de son association jalouse, soupçonneuse et parfois dangereuse avec Napoléon”. L’AUTEUR
TALLANDIER 320 pages
Docteur en histoire et professeur à l’Ecole pratique des hautes études, Emmanuel de Waresquiel est l’auteur d’une oeuvre imposante sur la Révolution, l’Empire et la Restauration. Son dernier succès, Juger la reine, a profondément renouvelé la perception que nous avions de Marie-Antoinette et de son procès.
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P40
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AU SOMMAIRE © JON ARNOLD/HEMIS.FR. © IMAGNO-VHS-ARCHIV/LA COLLECTION. © UNCREDITED/AP/SIPA.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8. Le livre noir des complices Par Jean Sévillia 14. Lénine en toute logique Entretien avec Stéphane Courtois, propos recueillis par Geoffroy Caillet 18. Autant en emporte l’histoire Par Jean-Louis Thiériot 20. Le roi oublié Par Eric Mension-Rigau 21. Côté livres 25. Le meilleur des mondes Par François-Xavier Bellamy 26. Vichy à contre-emploi Par Alain Michel 30. Si Ecouen m’était conté Par Albane Piot 32. Expositions Par Albane Piot 34. Pompéi sur Rhône Par Marie Zawisza 36. Au service de Sa Majesté Par Geoffroy Caillet 37. La pizza à la conquête du monde Par Jean-Robert Pitte
EN COUVERTURE
40. Le dernier rêve des Habsbourg Par Jean-Louis Thiériot
50. Sissi, mythes et légendes Par Marie-Amélie Brocard 56. L’aigle à deux têtes Par Jean-Paul Bled 66. Le jour où Princip a assassiné l’archiduc Par Jean-Christophe Buisson 72. Requiem pour un empire Par Jean Sévillia 80. Dernières nouvelles du monde d’hier Par Jean-Louis Thiériot 86. En place pour le quadrille Par Hélène de Lauzun 94. Les ors de la Sécession 98. Chronique d’une mort annoncée 100. Crépuscule d’empire Par Albane Piot
L’ESPRIT DES LIEUX
106. Alcoche, la Rome des chaldéens Par Sébastien de Courtois 114. Hôtel de France Par François d’Orcival 118. A la gloire de la reine Par Sylvie Nougarou 126. Les riches heures de Saint-Germain-des-Prés Par Sophie Humann 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers
Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Président Serge Dassault. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet. LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet. Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray. Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Sofia Bengana. Editeur adjoint Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic. Responsable fabrication Denis Imbault. Responsable pré-presse Alain Penet. Relations presse et communication Marie Müller. LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro. Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26. Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Septembre 2017. Imprimé en France/Printed in France. Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,011 kg/tonne de papier. Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.
Le Figaro Histoire est imprimé dans le respect de l’environnement.
CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE FRANÇOIS-JOSEPH AMBROSELLI, YVES CHIRON, CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER, PHILIPPE MAXENCE, CLÉMENT MÉNARD, JOSÉPHINE DE VARAX, FRÉDÉRIC VALLOIRE, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MARIA VARNIER, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ, FABRICATION, ET AUDREY MOREAU SAN GALLI, RELATIONS PRESSE. EN COUVERTURE PHOTOS : © LUISA RICCIARINI/LEEMAGE.
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RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
LE LIVRE NOIR DES COMPLICES © ROGER ROZENCWAJG/PHOTONONSTOP. © STOCKTREK IMAGES. © ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET. © PHOTO RMN-RENÉ-GABRIEL OJEDA.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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THIERRY WOLTON COMPLÈTE SA FORMIDABLE TRILOGIE DE L’HISTOIRE MONDIALE DU COMMUNISME AVEC LES COMPLICES : LES RELAIS QUI JOUÈRENT LE RÔLE D’IDIOTS UTILES ET CONTRIBUÈRENT, DEPUIS L’OCCIDENT, AU MAINTIEN DE CETTE TYRANNIE.
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AUTANT
EN EMPORTE L’HISTOIRE
LES ÉVÉNEMENTS DE CHARLOTTESVILLE ONT RAVIVÉ LE SOUVENIR DE LA GUERRE DE
SÉCESSION DES DEUX CÔTÉS DE L’ATLANTIQUE. LOIN D’UN AFFRONTEMENT ENTRE ESCLAVAGISTES ET PARTISANS DE LA LIBERTÉ, ELLE S’ENRACINE DANS DES DIVERGENCES ÉCONOMIQUES ET INSTITUTIONNELLES.
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VICHY À CONTRE-EMPLOI L’EXPLORATION À FRAIS NOUVEAUX DES ARCHIVES DE VICHY VIENT BOUSCULER LES IDÉES REÇUES SUR L’ATTITUDE DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL
PÉTAIN VIS-À-VIS DES JUIFS FRANÇAIS.
ET AUSSI LÉNINE EN TOUTE LOGIQUE LE ROI OUBLIÉ CÔTÉ LIVRES LE MEILLEUR DES MONDES SI ÉCOUEN M’ÉTAIT CONTÉ EXPOSITIONS POMPÉI SUR RHÔNE AU SERVICE DE SA MAJESTÉ LA PIZZA À LA CONQUÊTE DU MONDE
À
L’A F F I C H E Par Jean Sévillia
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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Livre noir desComplices Si la tyrannie communiste a pu se maintenir pendant plus de sept décennies, elle l’a dû aux relais dont elle a bénéficié à l’Ouest. Thierry Wolton a fait le tour d’horizon des « idiots utiles ».
J
ournaliste, essayiste et historien, Thierry Wolton est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages traitant de politique française et de relations internationales, dont une douzaine d’essais consacrés à l’histoire des pays communistes. Il y a un peu plus de dix ans, il a entrepris un projet colossal : une histoire globale du communisme analysant toutes les facettes du phénomène à travers les cinq continents. Les deux premiers volumes de cette Histoire mondiale du communisme, fruit de ces dix ans de travail sur le sujet mais aussi d’une vie de recherche sur la question totalitaire, ont paru en 2015. Le premier volume, Les Bourreaux, abordait cette histoire sous l’angle des pouvoirs communistes dont il décrivait l’idéologie, les objectifs et les méthodes. Le deuxième volume, Les Victimes, explorait le communisme d’en bas, se penchant sur le sort des populations et des sociétés soumises au joug marxiste-léniniste, en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique. Voici enfin le troisième volume de cet « essai d’investigation historique » sans équivalent. Intitulé Les Complices, ce livre retrace ce qui n’est pas le moins effroyable dans l’histoire du communisme : les complicités, les complaisances et les aveuglements dont ce système totalitaire a bénéficié tout au long du XXe siècle, et au-delà. Nourri de
faits, de documents, de portraits et d’anecdotes qui parfois prêteraient à sourire si le sujet n’était si dramatique, ce récit fait la part de l’utopie, de la lâcheté ou de l’intérêt matériel dans ce qui a permis aux Etats communistes de durer si longtemps, et d’échapper le plus souvent au jugement de la postérité, le manteau de l’oubli étant jeté sur les crimes du communisme. Dans l’enquête de Thierry Wolton, nous avons dégagé sept familles de complices du communisme, représentées chacune par une personnalité emblématique, sans ignorer que cette typologie pourrait être complétée ou affinée. « Cette histoire, souligne l’auteur, oblige à regarder une face sombre de l’humanité, ce qui est douloureux. » Le grand Soljenitsyne, qui avait tant fait pour faire connaître la réalité du communisme, nous a appris qu’avoir le courage de regarder la vérité en face est le seul moyen de conserver sa liberté de pensée.
LES STALINIENS / PIERRE DAIX En mai 1945, un sondage Ifop révéla que 57 % des Français considéraient l’Union soviétique comme le pays qui avait le plus contribué à la défaite de l’Allemagne. L’URSS, puissance amie, était par conséquent tout aussi intouchable que son dirigeant, Joseph Staline. Auréolé de sa participation à la Résistance, le PCF
remporterait 26 % des suffrages aux élections législatives d’octobre 1945, 28 % à celles de 1946. Siégeant au gouvernement jusqu’en 1947, il domine alors la scène politique et intellectuelle, et veille à la solidarité absolue avec l’URSS, incriminant toute critique du système soviétique de sympathie rétrospective pour le nazisme. Responsable des étudiants communistes dans Paris occupé, déporté à Mauthausen pour faits de résistance en mars 1944 ;
LES COMPAGNONS DE ROUTE / JEAN-PAUL SARTRE En 1948, Les Temps modernes, revue lancée trois ans plus tôt par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, s’efforcent de définir une troisième voie entre capitalisme et communisme. Au Congrès mondial des intellectuels pour la paix, organisé par les communistes à Wroclaw, en Pologne, cela vaut à Sartre d’être traité de « hyène dactylographe ». En 1950, toutefois, la revue condamne l’antisoviétisme de David Rousset : « L’URSS se trouve grosso modo située, dans l’équilibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d’exploitation
© JEAN-FRANCOIS PAGA/LEEMAGE. ILLUSTRATIONS : © FABIEN CLAIREFOND POUR LE FIGARO HISTOIRE. © ETHEL/GAMMA.
membre du cabinet du ministre communiste Charles Tillon à la Libération, Pierre Daix est rédacteur en chef des Lettres françaises, l’hebdomadaire communiste fondé dans la Résistance, de 1948 à 1950 ; il le sera de nouveau de 1953 à 1972. En 1949, lorsque David Rousset, ancien trotskiste et ancien déporté, lance un appel dans Le Figaro littéraire pour la création d’une commission d’enquête sur le système concentrationnaire de l’URSS, c’est Pierre Daix qui lance la contre-offensive dans L’Humanité, accusant Rousset, en ce temps de guerre froide, de « préparer les esprits à un conflit contre l’Union soviétique ». Il y revient dans Les Lettres françaises. Dans son article, titré « Pierre Daix, matricule 59807 à Mauthausen, répond à David Rousset », le journaliste nie toute analogie entre les camps nazis et les camps soviétiques, vantant ces derniers comme une « magnifique entreprise » : « Les camps de rééducation en Union soviétique sont le parachèvement de la suppression complète de l’exploitation de l’homme par l’homme. » David Rousset ayant assigné Claude Morgan, le directeur des Lettres françaises, et Pierre Daix, ceux-ci seront condamnés pour diffamation. Il faudra un très long chemin pour que Daix, ébranlé par l’intervention soviétique contre le printemps de Prague, en 1968, puis en 1974 par l’expulsion de Soljenitsyne, écrivain auquel il avait consacré l’année précédente un essai laudateur, renonce à reprendre sa carte du PCF. Son autocritique, il la fera en 1976, dans J’ai cru au matin : « Moi, l’ancien de Mauthausen, j’ai bien aidé les bourreaux du goulag. »
GAUCHISTE Jean-Paul Sartre haranguant les ouvriers des usines Renault, à BoulogneBillancourt, debout sur un bidon, en 1970. Page de gauche, en haut : Thierry Wolton, auteur d’Une histoire mondiale du communisme.
Paris, lors de la guerre de Corée, l’avait retourné : « Les derniers liens furent brisés, ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. » Engagé en faveur de la décolonisation et dans la lutte contre la guerre d’Algérie, Sartre placera ensuite dans les peuples du tiers-monde l’espoir de rupture qu’il mettait naguère dans le prolétariat français. Directeur ou soutien affiché de plusieurs journaux gauchistes dans les années 1970 (La Cause du peuple, J’accuse, le nouveau Libération), il n’aura pas cessé de croire en la révolution. LES CURÉS ROUGES / L’ABBÉ BOULIER Lorsque Nikita Khrouchtchev, répondant à l’invitation du général De Gaulle, effectue une visite officielle à Paris, en 1960, l’ambassadeur d’URSS offre une réception dans son hôtel de la rue de Grenelle. Parmi les cinq cents invités qui saluent le maître du Kremlin, déambule un prêtre suspendu par
l’Eglise catholique, mais indéfectiblement fidèle à l’alliance franco-soviétique : l’abbé Boulier. « L’abbé Jean Boulier, remarque Thierry Wolton, incarne le “curé rouge” dans la France de l’immédiat après-guerre. » Curé de paroisse à Paris (1932-1938) puis à Monaco (1938-1941), cet ecclésiastique qui a participé, avant-guerre, à la fondation de la Jeunesse ouvrière chrétienne est en contact avec la Résistance communiste dans la France occupée. A la Libération, il soutient l’expérience des prêtres ouvriers. En 1946, il organise le voyage d’Emmanuel Mounier en Pologne, visant à nouer des liens entre la revue Esprit, où s’expriment nombre de compagnons de route chrétiens du communisme, et le mouvement catholique polonais Pax, courroie de transmission du Parti communiste. En 1947, il appuie l’Union des chrétiens progressistes, un parti fondé en 1947 par des intellectuels qui estiment, derrière André Mandouze, que les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire se situent trop à droite et qu’il leur appartient d’œuvrer politiquement et électoralement aux côtés du PCF. Engagé dans le Mouvement de la paix, en 1948, et présent (en soutane) au congrès de Wroclaw, l’abbé Boulier s’en explique ainsi : « Les chrétiens doivent combattre l’ordre social brutal, où l’argent est roi. » Sa proximité voyante avec les idées communistes lui vaut d’être suspendu en 1950, et même réduit à l’état laïc en 1953. Ne cessant d’arguer de sa foi catholique, il sera réintégré après le concile Vatican II, et publiera son autobiographie en 1977 : J’étais un prêtre rouge. Petite curiosité, jusqu’à sa mort, survenue en 1980, ce prêtre hors cadre ne cessera de célébrer la messe en latin.
ILLUSTRATIONS : © FABIEN CLAIREFOND POUR LE FIGARO HISTOIRE. © ROGER-VIOLLET. © GETTY IMAGES/LONELY PLANET IMAGES.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 10 h
de nous connues. » C’est le début du rapprochement de Sartre et du Parti communiste, mouvement qui s’accélérera à la mort de Staline, en 1953. « Jean-Paul Sartre symbolise le compagnonnage de route des années du poststalinisme », observe Thierry Wolton. En 1954, le philosophe effectue une visite à Moscou et à Leningrad, où il se rendra régulièrement jusqu’au milieu des années 1960 : « Les Soviétiques, commente Wolton, ont le savoir-faire nécessaire pour amener leur hôte à voir ce qu’ils veulent. » Au retour de son premier voyage, le philosophe confie ses impressions à Libération (quotidien des compagnons de route du PCF, qui disparaîtra en 1964) : « Le citoyen soviétique possède à mon avis une entière liberté de critique. (…) Vers 1960, avant 1965 (…), le niveau de vie moyen en URSS sera de 30 à 40 % supérieur au nôtre. » En 1961, à l’occasion d’un hommage funèbre à Merleau-Ponty, il racontera comment la répression d’une manifestation communiste à
GUÉRILLERO Ci-dessus : affiche représentant Che Guevara à Cuba. Sa mort en a fait une figure christique et une référence pour les enfants du babyboom à la recherche d’un modèle pour contester la société de consommation sans rompre avec ses délices. Page de gauche, en bas : le siège du journal L’Humanité, le jour de la mort de Staline, le 5 mars 1953. LES MAOÏSTES / PHILIPPE SOLLERS En 1966, Mao Tsé-toung décrète la « Révolution culturelle ». Au pouvoir depuis 1949, le dictateur communiste a déjà imposé à la Chine un régime politique et économique dont le bilan s’établit en millions de victimes. Mais le mouvement qu’il lance aspire à aller plus loin dans la transformation de la société chinoise. Tandis que les gardes rouges – des adolescents fanatisés – sont lâchés par bandes à travers le pays, tout ce qui vient d’Occident et tout ce qui évoque l’ancienne Chine est détruit. Les Chinois se doivent d’apprendre par cœur les citations du président Mao recueillies dans le Petit livre rouge. C’est à ce moment-là qu’en Occident, dans les cercles nés de la dissidence avec le Parti communiste, s’épanouit la fascination pour la Chine populaire, ce pays qui a rompu avec Moscou en 1960. En 1968 et dans les années suivantes, les mouvements maoïstes tiennent leur place dans la galaxie gauchiste. Entre 1971 et 1976, Tel Quel, la revue fondée en 1960 par Philippe Sollers, un jeune espoir de la littérature française, offre une tribune à la pensée de Mao Tsé-toung. En 1971, elle fait publier aux éditions du Seuil un épais volume de la députée communiste italienne Maria-Antonietta
Macciocchi, De la Chine : six cents pages d’exaltation de la Révolution culturelle qui seront un best-seller en Europe. En 1974, les membres de l’équipe de Tel Quel (Roland Barthes, Philippe Sollers, Julia Kristeva) se rendent en Chine où les autorités, comme ils l’ont fait avec Maria-Antonietta Macciocchi, leur montrent ce qu’elles veulent leur montrer. Un numéro complet de la revue sera consacré aux observations que les Français ont tirées de leur voyage, à peu près toutes louangeuses : Thierry Wolton signale que Sollers tance ses compagnons de voyage « lorsqu’ils font la fine bouche sur les réussites du maoïsme ». La même année, le sinologue Simon Leys, dans Ombres chinoises, livre la vérité sur ce pays transformé en fourmilière encadrée par le Parti et où tout rebelle est exécuté ou expédié au laogai, le goulag chinois. Mais personne ne l’écoute. En 1976, Tel Quel pleure la mort de Mao. Il faudra les règlements de comptes consécutifs à la mort du dirigeant chinois et l’emprisonnement de sa veuve, Jiang Qing, pour que Sollers ouvre les yeux. « Mao a prolongé pour nous, écrit-il en 1977, la vie de ce qu’il faut bien appeler, aujourd’hui, l’illusion marxiste. »
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LES CASTRO-GUÉVARISTES / RÉGIS DEBRAY En 1956, Fidel Castro et son frère Raul débarquent à Cuba à la tête d’une troupe armée. L’expédition est décimée. Parmi les douze survivants qui prennent le maquis se trouvent les frères Castro et un jeune médecin argentin, Ernesto Guevara, qu’on surnommera bientôt « le Che ». En 1959, la guérilla révolutionnaire est victorieuse du régime corrompu de Fulgencio Batista. En 1961,
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Castro proclame Cuba « première république socialiste d’Amérique ». Une république gouvernée par la bureaucratie, la terreur politique et la suppression des libertés civiques. Généreusement accueillis à La Havane, journalistes et écrivains de gauche, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à Jacques Lanzmann ou Françoise Sagan, se bousculent néanmoins pour préparer des reportages et des livres où ils chantent la gloire du Lider maximo. Les responsables de l’Union des étudiants communistes –RégisDebray,RolandCastro,BernardKouchner – ne manquent pas ce pèlerinage à Cuba qui permet de joindre l’utile à l’agréable, le socialisme au soleil, au rhum et aux filles faciles. Brillant normalien, Debray, notamment, multiplie les séjours qui le conduisent à devenir l’ami de Fidel Castro et de Che Guevara. En 1965, après l’agrégation dephilosophie,ils’installeàCuba,etyrédige
LES PRO-INDOCHINOIS / JEAN L ACOUTURE Successivement journaliste à Combat, au Monde, à France-Soir, à nouveau au Monde, ainsi qu’au Nouvel Observateur, Jean Lacouture a été, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, attaché de presse à l’état-major du général Leclerc en Indochine. Ce pays l’a marqué. Engagé à gauche, devenu une grande plume de la presse française et un historien du présent dont on pouvait reconnaître le talent sans partager les idées, il aura eu de multiples entretiens avec les leaders du tiers-monde, Nasser, Bourguiba ou Hô Chi Minh – ce dernier lui inspirant une biographie en 1967. Tout naturellement, au regard de ses opinions, il défendait l’indépendance du Vietnam. L’hostilité à « l’impérialisme américain », marqueur idéologique de la gauche de l’époque, le conduira à prendre parti pour tous les gouvernements hostiles aux Etats-Unis, que ce soit au Vietnam, au Cambodge ou au Laos, et ce sans considération de la place que les communistes y occupaient. En avril 1975, lorsque les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh et vident la ville de ses habitants, il y voit une « audacieuse transfusion de peuple » et salue la venue imminente d’un « meilleur Cambodge ». Quinze jours plus tard, il se réjouit de la prise de Saigon par les troupes du Nord-Vietnam, ne se
posant guère de questions sur le régime qui va s’imposer aux Vietnamiens du Sud. En 1977, il prend connaissance de Cambodge année zéro, le livre du père François Ponchaud, missionnaire, qui révèle le génocide perpétré par Pol Pot et ses hommes. Le journaliste fait alors amende honorable. Interrogé par Valeurs actuelles (13 au 19 novembre 1978), Lacouture avoue « avoir pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien ». Et de préciser : « Je pensais que le conflit contre l’impérialisme américain était profondément juste, et qu’il serait toujours temps, après la guerre, de s’interroger sur la nature véritable du régime. Au Cambodge, j’ai péché par ignorance et par naïveté. Je n’avais aucun moyen de contrôler mes informations. J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme, sans que j’aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J’avoue que j’ai manqué de pénétration politique. » COMMUNISTES JUSQU’AU BOUT / LOUIS ARAGON De François Furet à Emmanuel Le Roy Ladurie et d’Annie Kriegel à Dominique Desanti, on n’en finirait pas de dresser la liste des intellectuels qui ont été adhérents du Parti communiste et qui, un jour, ont rompu avec lui. Impossible d’en dire autant de Louis Aragon, grand écrivain français mais indéfectiblement membre du PCF jusqu’à sa mort. D’abord participant au mouvement Dada puis au surréalisme, rallié au communisme et adhérent du parti en 1927, celui-ci est conduit à renier ses premiers engagements littéraires lorsque, emmené par sa compagne Elsa Triolet en URSS, en 1930, il assiste à la Conférence des écrivains révolutionnaires de Kharkov et doit signer une autocritique dans laquelle il désavoue tout ce qui, dans ses écrits antérieurs, contredit le matérialisme dialectique. En 1931, le poète compose un hymne où il chante les méthodes du Guépéou (la police politique soviétique). De 1933 à 1935, il est une des chevilles ouvrières dans le monde intellectuel de la stratégie de front unique antifasciste décrétée par Moscou, participant
LLUSTRATIONS : © FABIEN CLAIREFOND POUR LE FIGARO HISTOIRE.© ROLAND NEVEU/GAMMA-RAPHO.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Révolution dans la révolution, une théorie de la guérilla. De la théorie à la pratique, il rallie la Bolivie où, sur les hauts plateaux, il organise des maquis. Capturé en 1967, il est condamné à trente ans de prison, quelques semaines avant que Che Guevara ne soit lui-même exécuté par les forces de l’ordre, entrantparlamortdanslalégende.Troisans durant, le slogan « Libérez Régis Debray » fleurira sur les murs de la Sorbonne. En 1970, sous la présidence de Georges Pompidou, le gouvernement français négociera discrètement avec la Bolivie l’amnistie et la libération du jeune philosophe qui, avant de regagner Paris, rendra visite au nouveau président chilien, Salvador Allende. Une quinzaine d’années seront nécessaires à Régis Debray, conseiller de François Mitterrand dans les années 1980, pour se déprendre du romantisme révolutionnaire.
notamment au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui se tient à Paris. Codirecteur du quotidien Ce soir lancé par le parti en 1937, Aragon soutient le pacte germano-soviétique de 1939. Sous l’Occupation, il anime, en zone sud, à partir de 1941, le Front national des écrivains, une émanation du Parti communiste, et à la Libération devient secrétaire général du Comité national des écrivains, dont il sera ensuite président, organisation sous tutelle communiste qui veille à la rigueur de l’épuration dans le milieu littéraire. Aux Lettres françaises qu’il dirige depuis 1953, son influence reste prépondérante dans toutes les années d’après-guerre. En 1956, il intervient pour que le Comité national des écrivains ne condamne pas l’intervention soviétique à Budapest. En 1968, toutefois, il publie avec Pierre Daix, dans Les Lettres françaises, la protestation du Comité national des écrivains contre l’entrée des troupes du pacte de Varsovie à Prague. Cette prise de distance vis-à-vis de
l’orthodoxie communiste poussera la direction du PCF à liquider Les Lettres françaises, décision qui interviendra en 1972. La même année, Aragon acceptera quand même, pour ses 75 ans, la médaille soviétique de la révolution d’Octobre. Quand il mourra, en 1982, l’écrivain sera toujours membre du Comité central du PCF. 2
AVEUGLEMENT Ci-dessus : les Khmers rouges faisant leur entrée dans Phnom Penh, capitale du Cambodge, le 17 avril 1975. Le régime de terreur instauré par Pol Pot durera trois ans et demi, et décimera plus d’un million et demi de personnes. Ce n’est qu’en 1978, que Jean Lacouture reconnaîtra publiquement s’être fourvoyé en applaudissant à la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges.
À LIRE de Thierry Wolton Une histoire mondiale du communisme (t. 3). Les complices, Grasset, 1 184 pages, 33 € jusqu’au 31 janvier 2018, puis 39 €. Une histoire mondiale du communisme (t. 1). Les bourreaux, Grasset, 1 136 pages, 39 €. Une histoire mondiale du communisme (t. 2). Les victimes, Grasset, 1 136 pages, 39 €.
AVEC S TÉPHANE C OURTOIS Propos recueillis par Geoffroy Caillet
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
E NTRETIEN
Lénine en toutelogique
Dans un livre magistral, Stéphane Courtois met en lumière la continuité parfaite entre l’itinéraire révolutionnaire de Lénine et la mise en œuvre d’une politique terroriste dès 1917.
S
© BRUNO KLEIN. © JON ARNOLD/HEMIS.FR.
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téphane Courtois a le sens des anniversaires. Après Le Livre noir du communisme, phénomène d’édition en 1997, vendu à plus d’un million d’exemplaires, qui jetait une lumière inédite sur les crimes du communisme, l’historien publie, pour le centième anniversaire de la révolution bolchevique, Lénine, l’inventeur du totalitarisme. A rebours des idées encore largement répandues (Lénine n’instaura la terreur que sous le poids des circonstances ; le régime qu’il mit en place n’avait rien à voir avec celui promu par Staline après lui), cet ouvrage salutaire montre à quel point le long parcours de révolutionnaire de Vladimir Ilitch Oulianov explique fondamentalement son action politique. Habité d’un « délire logique », Lénine s’est au fond borné à appliquer à la lettre en 1917 ce qu’il avait écrit et théorisé dès les premières années de son engagement. Au fil de ces pages, qui scrutent magistralement l’évolution de Lénine à travers les événements de sa vie, ses écrits et ses déclarations, c’est toute la nature et le sens d’un itinéraire qui s’éclairent, la continuité absolue entre le discours révolutionnaire et l’acte performatif qui se donne à voir.
Comment expliquer l’engagement de Lénine dans le mouvement
révolutionnaire russe dès la fin des années 1880 ?
Comme souvent chez les révolutionnaires, on trouve chez lui des traumatismes personnels : des accidents de la vie, parfois banals, mais qui, chez ces personnages, prennent une dimension tragique et suscitent des réactions qui mènent à l’engagement révolutionnaire. En l’occurrence, le père de Lénine – qui avait été anobli par le tsar – meurt brutalement d’une attaque cérébrale en 1886, alors que Vladimir Ilitch n’a que 15 ans et demi. L’année suivante, son frère aîné, Alexandre, brillant étudiant impliqué dans des cercles révolutionnaires, est
pendu pour avoir préparé des bombes dans un projet d’assassinat visant Alexandre III. Dès lors, la famille Oulianov, traitée en paria par la bonne société de Simbirsk, subit un déclassement, que Lénine va transformer en un déclassementsublimé,contrelasociété etle pouvoir. Un engrenage s’enclenche. On a souvent considéré que Lénine était sorti comme un lapin d’un chapeau en 1917. C’est exactement le contraire : son long parcours est fondamental pour comprendre la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, et je consacre les deux tiers de ce livre à montrer en quoi consiste un itinéraire de radicalisation révolutionnaire, partagé plus tard par les Castro, Mao, Pol Pot, avec les dégâts gigantesques que l’on connaît. Or, le marxisme seul ne suffit pas à expliquer cet itinéraire. Le ressort psychologique estdéterminant.Beaucoupplusprofond, il est fait de violence, de ressentiment, de haine, qui, dans le cas de Lénine, se déverseront vingt ans plus tard de façon extraordinairement violente, spécialement contre les Romanov, qu’il donnera personnellement l’ordre d’éliminer. Reçu avocat haut la main en 1892, Lénine aurait pu faire une brillante carrière. Mais, dès ce moment, il choisit de s’engager sur la voie radicale, refusant de mener une vie normale, à une époque où il ne s’intéressait pourtant pas du tout aux questions sociales. A partir de 1900, il
séjourne dans toute l’Europe, de la Suisse à l’Allemagne, de l’Angleterre à la Finlande, de la France à la Pologne, et à l’exception de quelques mois lors de la révolution de 1905, ne remettra pas les pieds en Russie avant 1917. Caractéristique de la pensée révolutionnaire, sa plongée à partir de 1905 dans la clandestinité a fait le reste : coupé de la société russe, il s’est enfoncé dans une rhétorique implacable, excitée par sa mégalomanie et un hypernarcissisme.
Qui sont ses maîtres à penser dans le chaudron révolutionnaire qu’est la Russie de la fin du siècle ?
Comme intellectuel, Lénine a besoin de nourrir et de légitimer son processus de radicalisation. Il va donc chercher des inspirateurs. Au début, il se tourne vers des auteurs russes, car il ne dispose pas encore des réseaux clandestins qui lui permettraient d’accéder à certains ouvrages étrangers. Le premier est Tchernychevski, père fondateur du communisme russe avec son roman Que faire ? (1864), dont Lénine s’est littéralement imprégné et qui lui inspirera le titre de son ouvrage homonyme. Dans ce livre, il découvre l’utopie sociale (l’idée de faire disparaître l’ancien monde et de faire émerger une société parfaite) et « l’homme spécial », soit le modèle du révolutionnaire prêt à tout. Il se plonge aussi dans le Catéchisme du révolutionnaire (1871) de Netchaïev, vade-mecum du révolutionnaire professionnel, qui proclame que celui-ci doit se préparer à tuer et à être tué, et que les plus grands révolutionnaires russes sont les bandits. Le duo formé par Tchernychevski et Netchaïev est intéressant car le premier est unmembredel’intelligentsiaetlesecond sort du bas peuple : on a là la silhouette à venir du couple Lénine-Staline. A ce stade, on est encore dans le cadre de révolutionnaires romantiques, à base de révolte, d’utopie et d’héroïsme. Mais Lénine découvre ensuite Plekhanov, l’introducteur du marxisme en Russie, puisMarxetEngels.Làintervientle changement car, à un intellectuel comme
MÉGALOMANE Mosaïque représentant Lénine (Riviera Park, Sochi). Comme le montre Stéphane Courtois (page de gauche), le culte de la personnalité est au cœur de son programme révolutionnaire.
LIQUIDATEUR Ci-contre : Lénine balaie la terre de la monarchie, du capitalisme et de l’orthodoxie, affiche, 1920. Page de droite : le 5 mai 1920 à Moscou, Lénine harangue les troupes de l’Armée rouge partant sur le front polonais. A droite, sur la tribune, on reconnaît Trotski et Kamenev (devenus opposants de Staline, ils disparaîtront de la photo au début des années 1930). Sitôt au pouvoir (novembre 1917), Lénine applique à la lettre son programme révolutionnaire, en utilisant la terreur comme moyen de gouvernement.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Que leur doit-il et en quoi les dépassa-t-il ?
© COSTA/LEEMAGE. © COLL. MICHEL LEFEBVRE/ADOC-PHOTOS.
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Lénine, Marx propose une séduisante vision « clé en main » du monde et de sa marche. En bref, une idéologie. La bourgeoisie a fini son cycle, le prolétariat entame le sien, le seul horizon est la lutte des classes : il y a là quelque chose d’extrêmement rationnel, qui séduit l’appétit de délire logique de Lénine. Car si vous acceptez la thèse de la lutte des classes, il faut accepter le reste, quand bien même la montée en puissance de la démocratie dans toute l’Europe infirmerait cette thèse. Lénine trouve ainsi chez Marx des éléments de légitimation non plus moraux mais pseudo-scientifiques. Quand Lénine rentre en 1900 de son exil, d’ailleurs très doux, en Sibérie, où il avait été envoyé trois ans plus tôt pour activisme révolutionnaire, il quitte la Russie pour la Suisse et entend prendre la tête de la poignée de révolutionnaires russes avec Plekhanov. Mais sa rencontre avec la figure tutélaire du marxisme russe, qui n’a pas l’intention de partager son pouvoir, se passe très mal. Lénine est effondré, et cette blessure affective va correspondre pour lui à une crise fondatrice. D’une part, elle va accentuer sa radicalisation, qui ne connaîtra plus de bornes jusqu’au moment où son discours va devenir performatif en 1917. De l’autre, elle va le confronter au problème fondamental de la légitimité révolutionnaire. Il comprend que celle-ci ne s’acquiert qu’au prix de la surenchère, qui permet de disqualifier les opposants, d’abord comme « réformistes » puis comme « contre-révolutionnaires ».
Les révolutionnaires français sont omniprésents sous la plume de Lénine.
De Robespierre, Lénine reprend la vertu et la terreur, mais il y ajoute deux éléments. D’abord, il fait de la vertu quelque chose de beaucoup plus puissant : l’idéologie, doublée d’un plan d’action, qui est le programme politique de Marx. Par ailleurs, il invente, dans son Que faire ? le principe du parti de révolutionnaires professionnels. Il s’agit d’une nouveauté absolue, loin des sociétés secrètes du XIXe siècle et de Marx lui-même, qui ne parle du « parti » que comme la réunion des partisans du communisme. A la suite de Netchaïev, Lénine propose en effet que les partisans de la révolution s’occupent seulement de faire de la subversion, dans le cadre d’une discipline militaire clandestine. En 1903, au IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate, il précise que ne peut être membre du parti que celui qui s’y consacre entièrement. N’ayant jamais travaillé pour gagner sa vie, puisqu’il vit de ses rentes et de l’argent du parti, il est bien placé pour l’exiger ! Or, ce faisant, le révolutionnaire se coupe de la société et se replie dans ce qu’Annie Kriegel appelle une « contre-société ». Il est certain que Lénine ne serait arrivé à rien tout seul. Profitant de la révolution de 1905, qui a vu émerger un certain nombre de « profils », il sélectionne pour ainsi dire dès cette époque Staline. Leur duo sera très actif, avec Lénine en penseur et Staline en homme de main, à l’image de celui que Lénine formera aussi avec Trotski en 1917. Pour Lénine, le critère fondamental est l’adhésion absolue à sa personne. Là émerge le leader totalitaire, avec le culte de la personnalité. Mais les Staline ou les Dzerjinski, le futur chef de la Tchéka, sont surtout fascinés par la violence du maître, car ce sont euxmêmes des gens violents, qui cherchent un lieu pour exercer leur violence et la justifient par la révolution. Ces deux éléments nouveaux fondent le totalitarisme : on les retrouve chez Hitler, avec son idéologie raciale et ses révolutionnaires professionnels que sont les SS. Quant au reste, Lénine
reprend le goût de la Révolution française pour la surenchère, la désignation des ennemis intérieurs et des suspects, la violence, et enfin la terreur comme moyen de gouvernement, qu’il va appliquer dès le 7 novembre 1917.
Comment Lénine tire-t-il profit de la Grande Guerre, qu’il n’avait pourtant pas vu venir ?
Lorsque la guerre éclate en août 1914, Lénine se trouve en Galicie, territoire polonaisdel’Autriche-Hongrie,enguerre contre la Russie. Il aurait dû être interné dans un camp pour la durée de la guerre, mais les socialistes autrichiens sont intervenus auprès des autorités pour le faire libérer. On mesure rétrospectivement tout le poids de cette décision… Lénine n’a pas vu venir la guerre car il considère que l’histoire s’explique par la lutte des classes. Pour lui, la lutte des nations est une invention de la bourgeoisie… Il était également perdu dans ses querelles avec les mencheviks. Enfin, il avait peur, car le mouvement bolchevique était toujours très faible et la situation en Russie s’était améliorée depuis 1906 : la croissance économique était forte, les grèves s’étaient taries, l’Okhrana – la police politique – avait beaucoup affaibli les groupes révolutionnaires. Il fait donc preuve d’un aveuglement total. Quant à 1917, il faut dénoncer une nouvelle fois le mythe d’une révolution ouvrière. Il n’y a pas eu de révolution en Février, mais un effondrement du pouvoir en huit jours, appuyé par la soldatesque de Saint-Pétersbourg. A partir de là, un processus s’engage, qui va devenir révolutionnaire et dont Lénine tire profit en Octobre, grâce aux fautes politiques du camp démocrate, qui ne s’attendait pas à cette situation. C’est la Révolution française en accéléré : cinq ans défilent en huit mois !
Comment définir le régime mis en place par Lénine à partir de novembre 1917 ?
Dès le coup de force des bolcheviks, le 7 novembre, on assiste à la formation
d’un régime politique inédit : un parti unique, formé uniquement de révolutionnaires professionnels, sans participation de la société civile. Ce parti, avec Lénine à sa tête, liquide en quelques heures le résultat, défavorable aux bolcheviks, du vote à l’Assemblée constituante. Il s’agissait pourtant de la première assemblée élue au suffrage universel libre, réclamée depuis cinquante ans par tous les révolutionnaires russes. Dès lors, la base du régime totalitaire est en place. Simultanément, la terreur s’installe, avec la création de la Tchéka, la police politique, en décembre 1917, et le mot d’ordre de son chef, Dzerjinski : « Il n’y a rien de plus efficace pour faire taire quelqu’un qu’une balle dans la tête. » A cela s’ajoute un élément fondamental : la guerre civile, qui se traduit par la mise en place du communisme de guerre, avec la liquidation, la déportation ou l’internement de tous les opposants et la réquisition des biens des « riches » et des récoltes. Or cette guerre civile n’est pas le fruit des circonstances, comme lors de la Révolution française. En s’appuyant sur la critique de Marx, qui avait reproché à la Commune de Paris de ne pas s’être attaquée au gouvernement en 1871, Lénine a théorisé la guerre civile de façon radicale, depuis 1905 au moins, comme la condition de la révolution. C’est elle en effet qui permet d’exterminer la bourgeoisie en tant que classe et de se soustraire au principe démocratique. Se soumettre ou être exterminé : c’est l’alternative annoncée par Lénine dès 1905, dans un article où il s’appuie sur l’exemple de la Vendée de 1793-1794.
Pourquoi les dix-huit derniers mois de la fin de la vie de Lénine sont-ils un « naufrage absolu » ?
Lénine a beau changer la Russie en fleuve de sang, il ne peut que constater la réalité de son échec. De 1918 à 1921, le communisme de guerre a plongé le pays, ruiné et exsangue, dans un état de faillite totale. Lénine, qui n’a jamais connu le poids d’une contrainte par le travail, en fait l’expérience par l’exercice du pouvoir. Il lui faut répondre aux circonstances, notamment la gigantesque famine qui touche 30 millions de personnes. Surmené et conscient que son délire logique a mené au chaos, il fait alors un véritable burn-out, qui se traduit par des attaques cérébrales à répétition, jusqu’à sa mort en janvier 1924. Au fond, de ses trois grandes passions (la passion révolutionnaire de la destruction de la société, la passion utopique du démiurge persuadé de pouvoir construire une société parfaite, la passion scientiste de l’idéocrate convaincu qu’il obéit à une vision juste du monde, de l’histoire et de la société), seule la première avait abouti. Et à quel prix…
Comment expliquer que la déléninisation n’ait pas eu lieu ?
Le mythe du « grand Lénine » est coriace. Il est né de son vivant, avant de muer en « bon Lénine » lorsque le rapport secret deKhrouchtchev(1956)rejetasurStaline la responsabilité de la terreur après 1934. Par là même, Khrouchtchev découplait le duo Lénine-Staline, en relégitimant le
régime soviétique et le communisme autour de la seule figure du fondateur, censé incarner leur « pureté » originelle. Cette opération de blanchiment à peu de frais a été ternie par l’ouverture des archives de l’ex-URSS à partir de 1991, qui ont montré que Staline n’avait été qu’un élève appliqué de son maître, véritable fondateur d’un système impitoyable. Pour autant, hormis dans une partie de l’Ukraine, la déléninisation n’a pas eu lieu. En Russie, dans les ex-Républiques soviétiques, des milliers de statues de Lénine sont encore en place. A Montpellier même, le président socialiste de la région, Georges Frêche, ancien dirigeant maoïste, en a fait ériger une en 2010. Ailleurs en France, des rues portent son nom. En réalité, cette résistance traduit un réflexe de désespoir : si Lénine saute, il ne reste rien du communisme du XXe siècle. C’est une perspective impossible à admettre pour les communistes et une grande partie de la gauche, qui ont vécu sur cette illusion pendant des décennies. La vérité est pourtant à ce prix. 2
À LIRE Lénine, l’inventeur du totalitarisme Stéphane Courtois Perrin 450 pages 25 €
17 h
À
L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E Par Jean-Louis Thiériot
18 h
© SANDRINE ROUDEIX.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
AUTANT EN EMPORTE
L
L’HISTOIRE
Loin de la vision manichéenne d’un affrontement entre partisans de la liberté et esclavagistes, la guerre de Sécession trouve son origine dans des divergences économiques et institutionnelles.
es affrontements de Charlottesville, qui ont vu un suprémaciste blanc faucher volontairement un groupe de manifestants noirs, ont remis au cœur de l’actualité la guerre de Sécession (18611865). Une fureur mémorielle s’est en effet emparée des Etats-Unis. Au motif qu’elles glorifieraient un passé esclavagiste, des statues du général Lee ont été déboulonnées. On a lancé la chasse au drapeau confédéré, encore très présent dans les Etats du Sud. Le maire de New York a même envisagé de démonter la statue de Christophe Colomb parce que sa mémoire pourrait raviver les plaies des Native Americans, les Indiens, alors même qu’elle n’a aucun rapport avec la guerre civile. Bien dans l’air du temps de la repentance occidentale, ces réactions reposent sur un malentendu. Si l’abolition de l’esclavage a été en effet une conséquence de la guerre de Sécession, elle n’en a pas été la seule cause, tout au plus l’une d’entre elles. Et elle a été suivie par la mise en place au sud d’une politique de ségrégation raciale cantonnant les Noirs dans une citoyenneté de second rang qui a duré ensuite près d’un siècle, jusqu’au combat victorieux de Martin Luther King. En aucun cas, le Nord yankee n’avait pris les armes pour libérer les hommes de couleur opprimés. Les raisons économiques et institutionnelles avaient été premières. L’unité des Etats-Unis était alors chancelante en raison des divergences grandissantes entre les économies du Nord et du Sud. Quelques chiffres suffisent à en donner la mesure : dans les Etats du Sud esclavagiste, en 1860, l’agriculture employait 84 % de la population active contre 40 % dans ceux du Nord. Ces derniers étaient urbanisés à 26 % contre moins de 10 % au sud de la ligne Mason-Dixon. Leurs intérêts étaient dès lors contradictoires. Les régions industrielles de New York, Cincinnati, Pittsburgh ou Baltimore, appuyées sur le capitalisme naissant et adossées à la main-d’œuvre salariée bon marché, souvent prolétarisée, réclament une politique protectionniste pour développer leurs manufactures à l’abri de droits de douane prohibitifs. Elles entendent également que l’Etat fédéral intervienne dans l’économie en finançant les grands travaux qui feront tourner leurs usines ou en créant une banque fédérale à même de favoriser l’émergence d’un vaste marché unique américain. Majoritairement adonnées à la culture du coton, dépendantes de la main-d’œuvre servile, tournées à 81 % vers l’exportation à destination de l’Europe, en particulier vers les gigantesques fabriques d’Angleterre, les régions agricoles militent
au contraire pour une politique libre-échangiste, afin de pouvoir exporter librement et d’avoir accès en retour aux produits manufacturés européens, moins onéreux et souvent de meilleure qualité que ceux qui sont fabriqués au nord des Etats-Unis. C’est un enjeu si crucial que déjà au début des années 1830, il avait conduit le pays au bord de la sécession. Lors de la Nullification Crisis, la Caroline du Sud avait menacé d’annuler – nullify – les droits de douane fédéraux appliqués aux importations européennes. La menace d’une intervention militaire ayant été brandie, Columbia avait prétendu quitter l’Union. Un compromis ayant été trouvé autour de la baisse des taxes controversées, l’affaire en resta là. Mais elle témoigne que les divergences économiques et la question de la primauté de l’autorité fédérale sur celle des Etats préexistaient à la querelle de l’esclavage. La question institutionnelle est en effet un autre sujet de division. Lors de la déclaration d’Indépendance américaine du 4 juillet 1776, la vie politique de la jeune nation s’est articulée autour d’un débat qui n’a pas été tranché : faut-il privilégier le droit des Etats et ne laisser au pouvoir central que des pouvoirs limités, faisant l’objet d’une stricte délégation ? Ou au contraire faut-il privilégier un exécutif fédéral fort qui ne consente aux Etats de l’Union qu’un pouvoir subsidiaire ? En d’autres termes, les Etats-Unis doivent-ils être une confédération ou un Etat fédéral ? Dans les années qui ont suivi l’indépendance des treize colonies britanniques, en 1776, la tendance confédéraliste a eu le vent en poupe. L’adoption de la Constitution du 17 septembre 1787 instaurant le régime présidentiel a marqué au contraire le triomphe des idées fédéralistes. En face, les défenseurs du droit des Etats et de « l’interprétation étroite » de la Constitution se réunissent dans le Parti républicain démocrate, ancêtre du Parti démocrate. En 1800, il arrive au pouvoir avec l’élection à la présidence de Thomas Jefferson. Il dominera la vie politique américaine jusqu’à l’élection d’Abraham Lincoln en 1860. C’est Jackson, élu président en 1828, qui incarne le mieux cette tradition démocrate. Ce grand propriétaire terrien d’origine modeste, gouverneur de Floride, ardent partisan des droits locaux, développe la théorie de l’annulation des lois fédérales par les
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Etats. Il met son veto à la création d’une Banque centrale et s’oppose aux milieux d’affaires de New York et Washington en défendant le libre-échange agricole contre les tentations protectionnistes. Dans le Nord-Ouest industriel, les adversaires de ce programme se regroupent dans le Parti whig, héritier des fédéralistes, puis dans le Parti républicain proprement dit, officiellement fondé en 1854. La question de l’esclavage se greffe sur cette opposition. Pudiquement, la Constitution ne traite pas de « l’institution particulière ». Elle est de la compétence des Etats. Certains sont esclavagistes, d’autres libres. La traite est certes abolie en 1808, mais afin de maintenir l’équilibre entre les deux modèles de société, des compromis, celui du Missouri en 1820, puis celui de 1850, mettent en place des règles tacites prévoyant le maintien du même nombre d’Etats ayant choisi l’un ou l’autre des systèmes lors de l’accession à l’Union d’un nouvel Etat résultant de la conquête de l’Ouest. Le mouvement anti-esclavagiste reste encore marginal. C’est affaire d’activistes. Quelques hommes engagés fondent le « chemin de fer clandestin » qui aide les fugitifs à se réfugier dans les Etats libres. Un journaliste, William Garrison, lance en 1831, à Boston, le journal The Liberator qui en fait son cheval de bataille. Son audience reste confidentielle. La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, publié en 1852, rencontre un écho considérable. C’est certainement un tournant. Lors de la convention nationale de Philadelphie en 1856, les républicains adoptent un programme nationaliste et anti-esclavagiste qui interdit au Congrès de reconnaître l’esclavage dans un territoire et réclame l’abolition de l’esclavage sur l’ensemble du territoire américain. Plus que sur des considérations humanitaires, ce programme s’appuie sur la volonté de promouvoir une économie capitaliste fondée sur le salariat, jugé infiniment plus productif que le vieux système des plantations esclavagistes. En 1858, le républicain Abraham Lincoln, futur président de l’abolition, précise sa pensée, dans des termes qui disent toute l’ambiguïté de l’époque : « Je dirais donc que je ne suis pas et que je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je ne veux pas et que je n’ai jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir des charges politiques ou qu’il leur soit permis de se marier avec des Blanches (…). Dans la mesure où les deux races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’elles resteront ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire, tout autant qu’un autre, que la race blanche occupe la position supérieure. » C’est sur le fond de ces clivages au long cours que l’élection de Lincoln, en novembre 1860, met le feu aux poudres. Convaincue que l’arrivée des républicains aux affaires signifie la fin de « l’institution particulière » nécessaire à sa survie économique, chauffée à blanc par des incidents violents tel le raid anti-esclavagiste de l’activiste John Brown contre la ville virginienne de Harpers Ferry, le 16 octobre 1859, qui cause une dizaine de morts, la Caroline du Sud décide le 20 décembre 1860 de faire sécession. Dix autres Etats du Sud lui emboîtentlepas.LaConfédérationestnée.Le9février1861,Jefferson Davis en est élu président. L’assaut donné par les confédérés contre Fort Sumter à Charleston, en avril, marque le début des hostilités.
ICÔNE Robert E. Lee avec son fils aîné, Custis (à gauche), et son aide de camp, Walter H. Taylor, en 1865. Général en chef des armées sudistes, cette figure emblématique des Etats confédérés se trouve aujourd’hui au cœur de la fureur mémorielle qui s’est emparée des Etats-Unis : au motif que ses effigies glorifient un passé esclavagiste, certains réclament qu’elles soient déboulonnées. Pour autant et jusqu’à la capitulation définitive des confédérés dans le palais de justice d’Appomattox, le 9 avril 1865, l’abolition de l’esclavage est loin d’être une priorité du Nord. En 1862, Lincoln déclare encore : « Mon objectif essentiel dans ce conflit est de sauver l’Union. Ce n’est pas de sauver ou de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer aucun esclave, je le ferais. Si je le pouvais en libérant tous les esclaves, je le ferais. Et si je le pouvais, en en libérant quelques-uns, sans toucher au sort des autres, je ferais cela aussi. » Ce n’est qu’en 1863 qu’il proclamera l’affranchissement général des esclaves, convaincu – à tort – que cela pourrait affaiblir les forces confédérées qui s’appuient sur la main-d’œuvre servile. Et il attendra 1865 pour faire adopter le XIII e amendement bannissant définitivement la vieille « institution particulière ». Faire de la guerre de Sécession un affrontement manichéen entre le parti de la liberté et celui de la servitude est donc un parfait anachronisme. Alors même qu’il se battra contre le Nord, le général sudiste Robert E. Lee écrivait à sa femme en 1856 : « En cet âge éclairé, peu je crois disconviendront que l’esclavage en tant qu’institution est un mal à la fois moral et politique quel que soit le pays. Il est inutile de s’étendre sur ses inconvénients. » Complexité des hommes et des choses ! Comme tant d’autres conflits, la guerre civile américaine ne peut pas s’écrire en noir et blanc, mais dans d’infinies nuances de gris. 2
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LIVRE OUVERT Par Eric Mension-Rigau
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
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Louis XIX ne régna que le temps de signer son abdication. François de Coustin ressuscite la figure inconnue et mélancolique du dernier roi de France.
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libéral, de signer leur acte commun d’abdiuc d’Angoulême dès la naissance, cation afin de nepas contrecarrerla stratégie dernier Dauphin de France, et penvisantàfairepasserdirectementlacouronne dant quelques secondes, dernier sur la tête de l’unique petit-fils du roi, Henri, roi de France, Louis-Antoine de Bourbon duc de Bordeaux, comte de Chambord, fils a suscité peu de biographies. Fils aîné posthume du duc de Berry (lui-même assasdu comte d’Artois, futur Charles X, et de siné en 1820). Le règne de Louis XIX n’a ainsi Marie-Thérèse de Savoie, il émigre dès duré que le temps qu’il signe… « Il a toujours juillet 1789 avec ses parents et son frère été dominé par la pensée de l’obéissance illicadet, le duc de Berry. Il séjourne à Turin, mitée due au roi. Plus il était près de la coucombat dans l’armée de Condé et rejoint ronne, plus, selon lui, il en devait l’exemple », son père à Holyrood en Ecosse, puis son écrit Mme de Boigne. François de Coustin oncle, Louis XVIII, à Blankenburg, dans décrit un homme parfois maladroit dans ses le duché de Brunswick, et à Mitau, en actes, mais surtout sans cesse confronté à Courlande. C’est là, en 1799, qu’il épouse, des forces contradictoires : l’ultracisme, selon la volonté de Louis XVIII, sa coudéfendu par son père, Charles X, et la modésine germaine, Marie-Thérèse Charration conciliatrice prônée par son oncle, lotte de France, Madame Royale, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. A la SOUVERAIN D’UN JOUR Louis-Antoine d’Artois, Louis XVIII, qu’il est le seul de sa famille à soutenir. Ses qualités sont incontestables : il fin de l’Empire, le ménage vit à Hartwell, duc d’Angoulême, école française, XIXe siècle est politiquement mesuré, il sait se montrer en Angleterre, auprès de Louis XVIII. (Paris, musée de la Légion d’honneur). courageux lorsqu’il est confronté au feu, il Au début de l’année 1814, le roi décide est bienveillant, honnête et pieux. Mais il est desservi par un physid’envoyer le duc d’Angoulême dans le sud-ouest de la France, où que disgracieux, une parole embarrassée, des tics nerveux et un celui-ci fait une entrée triomphale à Bordeaux le 12 mars 1814. C’est complexe d’infériorité. L’infécondité de son mariage a contribué à dans cette même ville, où il se rend un an plus tard pour célébrer son discrédit (certains historiens le taxent même d’impuissance, le premier anniversaire de son retour en France, qu’il apprend le mais François de Coustin indique que la duchesse d’Angoulême a fait débarquement de Bonaparte. Durant les Cent-Jours, il est nommé en réalité une ou peut-être deux fausses couches), notamment par lieutenant général du royaume dans le Midi. Il remporte des succès, comparaison avec le duc de Berry, qui avait la réputation d’un nouvel mais après l’arrivée de Napoléon à Paris, doit capituler et embarHenri IV. Alors qu’il avait su, sous le règne de Louis XVIII, manifester quer à Sète pour l’Espagne. De retour après Waterloo, il voyage son sens de la mesure, il approuve en juillet 1830 les ordonnances qui beaucoup en France et cautionne la politique libérale de Louis XVIII entraînent la chute des Bourbons. Son cri pathétique « Laissez-moi qui, en 1823, le place à la tête de l’expédition militaire française régner deux heures » n’est pas entendu par Charles X sans qu’il lève chargée de rétablir Ferdinand VII sur le trône d’Espagne. Il s’illustre pour autant l’étendard de la révolte. Il se résigne en chrétien. Il se dans la prise des forts de Trocadéro, ville proche de Cadix. retire en Angleterre, puis à Prague et enfin à Goritz, où il meurt en Lecteur attentif des Mémoires des contemporains, François 1844. Absent de la chronologie des rois de France, pour n’avoir jamais deCoustinlivreunportraitfortbienécritdeceprincetoutentiervoué voulu se mettre en avant, il mérite le respect que suscite une vie où à une fonction que son destin, scandé par les révolutions et les exils, l’infortune est inséparable de la grande dignité. 2 lui refusa. L’ouvrage s’ouvre sur le récit tragique de son abdication forLouis XIX, duc d’Angoulême, de François de Coustin, Perrin, 480 pages, 24 €. cée, le 3 août 1830, quand il est contraint par son père, qui le juge trop
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ÔTÉ LIVRES Par Philippe Maxence, Charles-Edouard Couturier, Eric Mension-Rigau, Joséphine de Varax, Yves Chiron, Geoffroy Caillet, Frédéric Valloire et Albane Piot Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Age (IXe-XVe siècle). Jean-Marie Moeglin, Stéphane Péquignot
C’est, au fond, à un effort conceptuel qu’invitent les deux auteurs de ce vaste voyage (plus de mille pages dont une vaste bibliographie et un important index des noms) dans les relations internationales au Moyen Age. Il implique de se défaire de nos habitudes de penser en termes de « pays-Etats souverain » pour leur préférer ceux de familles et de pouvoir personnel. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que les autorités du temps ne se référaient pas à des normes supérieures et, peu à peu, à la prise en compte des intérêts de leurs sujets. Dans ce cadre, l’amour (le mariage) et la haine (la guerre) constituent deux éléments essentiels des relations entre les royaumes. Mais existait-il réellement un droit international à cette époque ? Les auteurs concluent en estimant qu’il est resté « très largement » une « chimère ». Peut-être ! Mais une chimère efficace puisqu’elle a permis la transmission de pratiques diplomatiques durables comme l’immunité des ambassadeurs. PM PUF, « Nouvelle Clio », 1 106 pages, 42 €.
La Fontaine. Une école buissonnière. Erik Orsenna
Loup, corbeau, lion, mouche et tortue, renards et rats, nous connaissons tous de La Fontaine le pittoresque cortège animalier de ses fables. Mais qu’en est-il de ses autres poèmes, de ses contes, de la vie même et de la personnalité de cet homme libre et libertin, impécunieux mais riche de mots, amoureux de la nature d’où il tira son œuvre, académicien rêvant de la gloire des dramaturges, « Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles » ? Avec un humour mâtiné d’ironie, Erik Orsenna choisit ses mots, ceux qui sonnent et ceux qui chantent, pour nous emmener, dans un style vif et incisif, à la découverte de Jean de La Fontaine, le poète qui s’amusait des hommes, à commencer par lui-même. C-EC Stock/France Inter, 198 pages, 17 €.
La Civilisation des odeurs (XVIe-XVIIIe siècle)
Robert Muchembled Saviez-vous que Louis XIV, comme son grand-père Henri IV, puait horriblement des pieds ? Que la princesse Palatine exprime avec truculence son horreur de devoir « aller chier dehors » lorsqu’elle séjourne à Fontainebleau ? Que le diable possède une haleine qui, littéralement, empeste et tue ? Il est des puanteurs universelles dans les villes et les campagnes, liées aux excréments et aux déchets. Il est des odeurs cocasses dont Rabelais se fait le chantre, d’autres féminines et diaboliques. Robert Muchembled illustre, par des textes passionnants, une théorie devenue banale : la moralisation de l’apprentissage olfactif a conduit à dissimuler les mauvaises odeurs sous des couches de parfums de plus en plus fruités, signe d’une féminisation de la société et d’un progrès de la civilisation. Plus original, l’usage de l’eau contre les odeurs corporelles remonterait au début du XVIIe siècle. On pourra relire ensuite Le Miasme et la Jonquille, qu’Alain Corbin avait consacré, en 1982, aux odeurs du XIXe siècle. EM-R Les Belles Lettres, 272 pages, 25,50 €. A paraître le 14 octobre.
Pélerinages de France
Guy Barrey « La France, le royaume de Marie, le jardin de NotreDame, la patrie des saints », ne serait pas ce qu’elle est sans ses pèlerinages catholiques, les routes qu’ils tracèrent, les monuments qu’ils suscitèrent. Ces centaines de lieux plus ou moins connus, du Mont-Saint-Michel à NotreDame de Chartres en passant par SaintGenou ou Sainte-Germaine de Bar-surAube, rappellent qu’ici les saints ont fleuri, qu’ici le Ciel visita la terre à de nombreuses reprises, et que, depuis le baptême de Clovis, la chrétienté a façonné la France, son territoire et son histoire. Région après région, Guy Barrey recense et présente les principaux pèlerinages catholiques en France, proposant ainsi un excellent guide historique, touristique et spirituel de notre patrimoine religieux. Le livre est préfacé par le cardinal Sarah. C-EC Via Romana, 314 pages, 25 €.
Dictionnaire amoureux des reines
Evelyne Lever « Elle mérite d’être mise au rang de nos plus grands rois. » Ainsi s’exprimait Louis XIV en parlant de sa mère, Anne d’Autriche. Spécialiste du XVIIIe siècle, l’auteur décline ici de A à Z la part féminine de la royauté occidentale, du Moyen Age à nos jours. Petites anecdotes et grande histoire s’entremêlent dans cet ouvrage instructif et plaisant, non dénué d’humour, sur le rôle politique et social que jouèrent les souveraines d’Europe au cours des siècles. Passionnante et passionnée, Evelyne Lever nous entraîne à la découverte de ces femmes couronnées d’hier et d’aujourd’hui, reines amoureuses, reines malheureuses, reines dévouées, reines assassinées, épouses et mères, et, bien souvent, souveraines malgré elles. C-EC Plon, 640 pages, 25 €.
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Fouché. Dossiers secrets
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Emmanuel de Waresquiel « Le propre de la pieuvre est de rester tapie au centre de son énigme. Le propre de l’historien, c’est de la débusquer. » Débusquer Fouché, il semblait bien qu’Emmanuel de Waresquiel y était magistralement parvenu dans sa biographie du plus célèbre ministre de la Police. Mais les tentacules de Fouché s’étendent si loin que l’historien a remis son ouvrage sur le métier pour jeter un jour nouveau sur un personnage qui « est de ceux qui nous donnent mieux à connaître que d’autres les époques dans lesquelles il a vécu ». Armé du meilleur des viatiques (il se « méfie » de son sujet mais avoue être « touché » par lui), l’auteur rouvre donc les dossiers obscurs, explore les ramifications invisibles qui abondent chez cet homme de secret. On y découvre que l’animal de pouvoir, cynique et manœuvrier, fut un époux et un père parfait. Qu’il manifesta la même fidélité quasi évangélique envers cette Révolution à qui il devait tout, en dépit des justifications qu’il s’évertua à donner de sa conduite terroriste. Qu’il alimenta les caisses de la police par un affermage des jeux d’argent particulièrement élaboré, qui lui assurèrent un pouvoir quasi illimité. Le sommet de son art de la manœuvre éclate sous les CentJours, où il reprend du service auprès de Napoléon sans cesser d’être animé d’une lucidité sans faille sur la chute finale de l’Aigle. Mais quand il finit par triompher de son meilleur ennemi, c’est au prix d’une défaite sans appel : « celle de la mémoire ». Pour la postérité, Fouché sera « l’infâme ». Au vrai, comme le note justement l’auteur, « la canaille nous en dit parfois autant et peut-être plus sur notre humanité que tous les saints de la terre ». Est-ce un hasard si son livre comporte neuf chapitres – les huit tentacules des octopodes plus un ? Comme pour marteler qu’on n’en a jamais fini avec Fouché. GC Tallandier, 320 pages, 22 €.
La Vie mouvementée d’Henriette Campan. Geneviève Haroche-Bouzinac
Combien de vies Henriette Campan a-t-elle vécues ? Avec discrétion et détermination, cette femme cultivée, à l’éducation éclairée reçue de son père, très inspiré par les Lumières, a traversé l’une des périodes les plus mouvementées de l’histoire de France. Placée jeune à Versailles, elle vit les derniers feux de la Cour et partage intimement, en tant que première femme de chambre, la vie de Marie-Antoinette qu’elle sert avec ferveur. Si la Révolution l’éprouve durement, elle parvient à se trouver une nouvelle vocation. Henriette fonde une école pour jeunes filles – future Maison de la Légion d’honneur – mettant en œuvre une pédagogie personnelle pleine de douce autorité, enseignant à ses élèves le savoir jusque-là réservé aux garçons. Le succès ne se fait pas attendre et, parmi ses élèves bien-aimées, se trouvent nombre de futures duchesses et têtes couronnées de l’Empire, dont Caroline Bonaparte ou sa chère Hortense de Beauharnais. Derrière la personnalité discrète et humble de Mme Campan, cette biographie vivante et étayée de nombreux extraits de correspondances révèle une femme entreprenante, témoin privilégié de son époque. JdV Flammarion, 450 pages, 24,90 €.
De Koutiepov à Miller. Le combat des Russes blancs, 1930-1940
Nicolas Ross C’est une histoire peu connue que raconte Nicolas Ross dans ce livre qui aurait peut-être mérité un titre plus explicite. Défaites par Trotski, les armées blanches ont pris en bon ordre le chemin de l’exil. Pour leur chef, le général Wrangel, il est hors de question que ses hommes s’éparpillent sans garder de liens. Il crée donc l’Union militaire générale russe (ROVS), importante organisation d’anciens combattants émigrés. Moscou ne se trompe d’ailleurs pas sur le danger qu’elle représente. Quand Wrangel meurt, il est remplacé par le général Koutiepov, de moindre ampleur. N’empêche ! Celui-ci est enlevé par les Soviétiques en 1930. Son successeur, le général Miller, subit le même sort. C’est qu’au sein même du ROVS, le NKVD a retourné Skobline, un autre général blanc. Wrangel avait voulu une association apolitique. Mais les jeunes Russes exilés piaffent et créent la NTSNP, un mouvement politique solidariste qui tentera de pénétrer en Union soviétique… Un livre d’histoire qui se lit comme un roman d’espionnage. PM Editions des Syrtes, 440 pages, 23 €.
Staline. Oleg Khlevniuk
Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes russes du stalinisme, Oleg Khlevniuk a consulté de nombreuses sources d’archives (mais toutes ne sont pas encore ouvertes à la recherche). Le portrait qu’il dresse du dirigeant soviétique est riche d’analyses et de rectifications et ne fait aucune concession à la « mythologie stalinienne ». Staline, stratège autant qu’idéologue, « ignorait tout, ou presque, de la vie de ses sujets, le peuple, quant à lui, savait encore moins quel genre d’homme était Staline ». Son implication personnelle dans les grands épisodes de la terreur et de la répression (26 millions d’internés ou déportés, plus d’un million d’exécutions) est bien attestée par la documentation. Il ne fut pas le « dictateur faible » que certains auteurs décrivent mais exerça un contrôle « total et permanent » sur le groupe dirigeant. YC Belin, 640 pages, 25 €.
Le Diable sur la montagne. Hitler au Berghof, 1922-1944
Thierry Lentz Directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz délaisse son sujet de prédilection pour le XXe siècle le plus sombre. Il accompagne son lecteur dans l’ascension de la montagne où Hitler avait choisi d’installer sa résidence secondaire : le Berghof dans les Alpes bavaroises, près de Berchtesgaden, qu’il ne faut pas confondre avec le « nid d’aigle » situé à quelques kilomètres sur les hauteurs alpines. Sous prétexte d’un récit de voyage, l’ouvrage raconte l’histoire de cette maison et de ceux qui y séjournèrent jusqu’à sa destruction par les armées alliées en avril 1945. Chemin faisant, Thierry Lentz s’interroge sur la cohabitation entre les touristes, friands de paysages de montagne, et les supposés nostalgiques du IIIe Reich. Ce regard hexagonal sur les pays germaniques allie fraîcheur, parfois naïveté et toujours pittoresque. EM-R Perrin, 400 pages, 23 €.
La Source Mad. Marie Gatard
La source MAD fut le fruit d’un étonnant compagnonnage – amical et peut-être amoureux : celui formé par Madeleine Richou, professeur de français à Vienne et agent des Services spéciaux français clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale, et Erwin Lahousen, officier de renseignement autrichien antinazi passé dans la Wehrmacht après l’annexion de l’Autriche, qui fut un proche collaborateur de l’amiral Canaris, chef du renseignement allemand. A son contact, la Française de 33 ans apprend le métier. Grâce aux renseignements qu’il lui procure, les projets d’assassinat de Hitler contre Weygand et Giraud sont déjoués. A Vienne, Berlin ou Budapest, où elle vit le bombardement de la ville par les Russes, on suit avec bonheur son histoire trépidante, tirée des Mémoires découverts après sa mort en 1987. GC Michalon, 288 pages, 20 €.
La Guerre sous-marine allemande, 1914-1945. François-Emmanuel Brézet
Ceux qui ont vu le film Das Boot (1981) ont pu se faire une idée de la vie d’un sous-marin allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Peu étudiée, la guerre sous-marine a pourtant joué un rôle important, qui aurait pu être déterminant, lors des deux conflits mondiaux. Spécialiste de l’histoire maritime, biographe reconnu de l’amiral Dönitz, François-Emmanuel Brézet retrace ici l’histoire de cette arme nouvelle quand éclate, en 1914, la Première Guerre mondiale. Le premier sous-marin avait été commandé dix ans auparavant. Les U-Boot ont vite démontré leur intérêt, notamment dans l’arraisonnement des bateaux alliés ou dans la destruction des navires de guerre ennemis. La Seconde Guerre mondiale les voit encore à l’œuvre, même si Hitler tarde à donner à la force sous-marine les moyens nécessaires. En 1914 comme en 1940, celle-ci pâtit à chaque fois de l’interdiction de mener une guerre sans restriction. La mise en œuvre de l’avion-radar par les Alliés lui porte enfin un coup fatal. PM Perrin, 416 pages, 23,50 €.
Vichy tel quel, 1940-1944. Dominique Canavaggio
Le Paris-Soir de Jean Prouvost tirait à 1,8 million d’exemplaires en 1939. Pendant l’Occupation, il en existe deux. L’un à Paris, financé par les Allemands, l’autre à Lyon, dont le correspondant à Vichy est Dominique Canavaggio (1899-1981). En 1945, avant de rejoindre Paris-Match, ce normalien, agrégé de philosophie, rassemble les notes qu’il a prises entre juillet 1940 et avril 1944. Très bien informé de la politique intérieure, son témoignage apporte du nouveau. Ainsi, dès août 1942, il connaît un rapport sur le débarquement américain en Afrique du Nord et sur la riposte allemande, l’occupation de la zone libre. Témoin indépendant, Canavaggio restitue l’atmosphère étrange qui régnait à Vichy : conflits personnels, poursuite des démêlés de la IIIe République, esquisses de mise en place d’un nouveau régime, fébrilité et passivité dans la politique à tenir envers les Américains, les Allemands, les résistances… Riche portrait de Pierre Laval, très proche de celui de Fred Kupferman, la meilleure biographie actuelle. Un léger reproche, des notes historiques complémentaires auraient été bienvenues, par exemple sur l’assassinat de Maurice Sarraut. FV Editions de Fallois, 304 pages, 22 €.
Un regard sur la guerre d’Algérie. Roger Vétillard
Né à Sétif, ce médecin est devenu historien de son pays natal. A la manière de certains journalistes d’autrefois, des enquêteurs exceptionnels, tels Claude Paillat ou Henri Amouroux, il présente seize épisodes significatifs de ce conflit où la passion continue à l’emporter sur l’objectivité. Ils s’égrènent depuis le mois de mai 1945 à Sétif jusqu’à la naissance difficile du nouvel Etat pendant l’été 1962. Au total, une synthèse d’une excellente tenue. Ainsi, sur le drame de Melouza, en mai 1957, où le FLN algérien massacra tout un hameau, ou sur celui moins connu de Tifraten, en Kabylie, qui fit autour de cinq cents morts. Ou encore sur l’efficacité, réelle, du « plan Challe » souvent mal étudié. Mieux, Vétillard apporte le résultat de ses recherches personnelles inédites, soit dans les archives françaises, algériennes et anglo-saxonnes, soit auprès des combattants des deux camps. Et comme toujours, il travaille avec une probité que salue dans sa préface Kader Benamara, un économiste algérien vivant en Autriche. FV Riveneuve Editions, 338 pages, 22 €.
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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Nouvelle histoire de la Légion étrangère. Patrick de Gmeline
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Mercenaires, soldats de fortune et d’infortune. Alain Sanders
Peut-on faire l’histoire d’un corps aussi mythique que la Légion étrangère ? Bien avant Patrick de Gmeline, Georges Blond, quoiqu’il fût marin, s’y était essayé avec succès tout comme Pierre Montagnon qui était, lui, un ancien de la maison. Mais l’auteur de cette Nouvelle histoire de la Légion étrangère, par ailleurs historien militaire bien connu, a réussi l’exploit de s’inscrire dans le sillon de ses prédécesseurs tout en le renouvelant. Non seulement parce qu’il continue jusqu’à aujourd’hui une histoire héroïque, montrant notamment les évolutions récentes de ce corps créé en 1831, mais aussi en apportant un regard plus détaché et plus personnel sur une institution à la personnalité morale extrêmement forte. Des premiers combats en Algérie et des guerres carlistes en Espagne aux récents engagements en Afghanistan ou en Afrique, sans oublier Camerone ou l’Indochine, Patrick de Gmeline permet de saisir la profonde originalité des unités de la Légion. PM
On les appelle des mercenaires ou des soldats de fortune. De l’Antiquité à la Révolution, ils furent aussi des « frondeurs », des « routiers », des « condottieri », des « affreux » ou des « lansquenets ». Journaliste et écrivain, Alain Sanders a parfois troqué sa plume contre un fusil, et quand il raconte quelques faits de ces soldats pas comme les autres, les souvenirs se mêlent aux portraits, et la géographie des combats se déroule de l’Afrique à la Croatie, sans oublier le Honduras. On définit généralement le mercenaire comme un soldat qui se bat pour de l’argent. Trop simple, rétorque Sanders. Souvent, ils furent plutôt des soldats d’infortune et se battirent (presque) toujours pour l’honneur et des convictions. De fait, beaucoup luttèrent, après les guerres coloniales, contre le communisme et ses alliés. Peu appréciés, mais souvent utiles aux politiques de l’ombre, ils renaissent ici, le temps d’un livre mené tambour battant. PM
Perrin, 648 pages, 26 €.
Atelier Fol’Fer, 184 pages, 20 €.
Les Lieux de l’histoire de France. Sous la direction d’Olivier
Wieviorka et Michel Winock Saisir l’incarnation du temps dans l’espace français : c’est le principe de ces trente-quatre Lieux qui ont fait l’histoire de France. De Lascaux au Mont-Saint-Michel, de Notre-Dame de Paris à l’arc de Triomphe ou de la Promenade des Anglais à la Maison de la Radio, ils défilent ici sous la plume des meilleurs spécialistes, en ouvrant autant de chapitres de l’histoire nationale. Leur réunion est une promenade au fil des siècles. Elle est surtout un formidable tableau, qui s’apprécie d’abord en observant que chaque époque y a mis sa couleur, apposé sa touche, tracé sa perspective. Un livre passionnant. GC Perrin, 340 pages, 23 €.
Les Archives. Bruno Galland
Ce petit livre vaut de l’or ! L’auteur, archiviste paléographe et actuellement directeur des Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon, réussit le tour de force de présenter, dans une langue claire, l’essentiel de ce qui forme et concerne nos archives. Leur histoire, qui commence par les tablettes irakiennes du IVe millénaire av. J.-C. et qui s’arrête (pour le moment) aux nouveaux usages qu’induit Internet, ouvre l’essai. Puis se succèdent les lieux qui les conservent avec un aperçu très utile sur l’étranger et les missions des archivistes : collecter, conserver, communiquer. Avec des problèmes et des questions : stockage, accès, « droit à la mémoire », « droit à l’oubli ». FV PUF, « Que sais-je ? », 128 pages, 9 €.
Les Accords mets-vins. Un art français. Sous la
direction de Jean-Robert Pitte On boit du vin à table en France depuis l’époque gauloise mais ce n’est qu’au début du XIXe siècle, après qu’on eut grandement perfectionné l’art de vinifier et avec l’apparition du service dit « à la russe », que naquit véritablement la gastronomie et que les accords des vins avec les mets devinrent possibles. On recommande alors le chambertin sur la bécasse, un vieux sauternes sur les huîtres, un malaga sur le fromage… Aujourd’hui, la propension à la déconstruction de la culture contemporaine atteint également la cuisine et rend plus complexe un art qui avait atteint des sommets. Publiés sous la direction de Jean-Robert Pitte, grand maître incontesté de l’œnologie, ces articles, analyses et essais, issus des efforts conjugués d’historiens, géographes, professionnels de la gastronomie et du vin, et gastronomes, décrivent avec passion l’évolution des accords mets-vins au fil des siècles, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, et donnent quelques principes et directions avec délicatesse et précision. Savoureux. AP CNRS Editions, 424 pages, 27 €.
LA
SUITE DANS LES IDÉES
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.
Par François-Xavier Bellamy
Q
LE MEILLEUR DES MONDES Avec Un dissident, François-Régis de Guenyveau livre un roman rempli d’incertitudes dérangeantes, qui placent le lecteur devant un choix : se reconnaître homme ou se rêver surhumain.
uand la science transforme le monde, la littérature est plus nécessaire que jamais pour éclairer notre conscience sur les révolutions qui l’attendent. Seul l’art échappe à la technique. La lettre résiste aux chiffres. La fiction protège le réel. C’est la belle intuition qui a conduit le jeune romancier François-Régis de Guenyveau à se lancer dans un récit où il y a tant à penser. Un dissident raconte l’histoire de Christian Sitel, un génie précoce devenu très jeune le responsable des recherches de l’entreprise Trans K. Passionné depuis l’enfance par les disciplines scientifiques, Christian rêvait de réunir la pluralité des savoirs en une seule connaissance absolue ; l’entreprise d’un genre nouveau pour laquelle il travaille lui en donne l’occasion. Le cœur du projet de Trans K est en effet l’accomplissement des promesses du transhumanisme, qui, en faisant converger la biologie, la chimie et l’informatique, doit conférer à l’homme de nouvelles facultés, jusqu’à lui permettre ultimement de vaincre la mort. Fasciné par ce défi, auquel il se donne tout entier, Christian se laisse pourtant peu à peu ébranler dans ses certitudes. Ce roman nous emmène bien sûr, sans jamais perdre le lecteur non averti, au cœur des recherches de pointe qui occupent aujourd’hui les scientifiques du monde entier. On y traverse la Sorbonne et l’ENS Ulm, pour mieux partir, destin désormais classique, vers les Etats-Unis et le monde de la finance. Mais les pas de Christian le conduisent aussi vers des aventures plus inattendues, vers les maladresses de l’amitié et les chemins contournés du cœur ; vers la misère des grandes villes américaines, et vers ces moines du Bronx, bien réels, qui incarnent une foi et une charité à contretemps dans un univers de calcul, de performance et de compétition. C’est la musique aussi, omniprésente dans ce roman, qui réveille dans la conscience de Christian un décalage avec ce monde, une dissonance, qui deviendra une dissidence. Ce livre compte par ses silences aussi. Silence des parents de Christian : Guenyveau brosse le portrait émouvant d’un couple fatigué, usé, si banal apparemment dans la pauvreté de son quotidien. Silence de la solitude du jeune prodige, incapable de s’ouvrir pleinement aux autres, enfermé dans cette tension intérieure permanente vers le savoir et le succès. Silence de l’auteur lui-même, qui laisse bien des questions sans réponses. Vers où ce monde se dirige-t-il ? Pour le meilleur ou pour le pire ? C’est dans ces silences, ces incertitudes dérangeantes, que se forment les brèches par où peut passer la lumière. Christian est
finalement moins lisse qu’il ne le voudrait ; et les aspérités de sa vie constituent autant de failles que la science ne suffit pas à éclairer. Autant de failles qui sont pour nous des obligations de penser. Comme lui, nous avons la chance d’être rendus au point de bifurcation, et nous aurons sans doute à dire ce que nous voulons pour l’avenir de l’arbre de la vie. Il y a d’ailleurs un peu de Terrence Malick dans ce livre, dans ses descriptions, dans les évocations sensorielles qu’il suscite en nous. Mais aussi et surtout dans la capacité à mêler l’itinéraire d’un individu à l’histoire de l’univers : dans la vie et la liberté d’un homme, se joue un destin qui le dépasse pour toujours. Nous aussi, nous allons vivre l’heure du choix : se reconnaître homme ou se rêver surhumain… Ce livre n’impose aucune certitude, et ne prédit aucune réponse. Mais il nous met devant cette évidence que la littérature seule peut sauver : la science ne nous dira pas à elle seule quelle est la bonne décision. Toute l’histoire de Christian le montre, c’est une question de vie ou de mort – le sacre du printemps, ou de l’hiver. Mais la mort de l’humain peut venir plus sûrement de ce qui lui est ajouté plutôt que de ce qui lui fait défaut. Décidément, ce roman donne à penser… Nous pouvons être reconnaissants à FrançoisRégis de Guenyveau de s’être aventuré en littérature pour tenter d’en rapporter, dans ce monde technicisé, le sens du tragique, le rappel de notre absolue liberté, et le chemin vers l’homme intérieur. 2
À LIRE Un dissident FrançoisRégis de Guenyveau Albin Michel 336 pages 21,50 €
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D É C RY P TAG E
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Par Alain Michel
Vichy à contreemploi Les rapports entre Vichy et le Consistoire central éclairent d’un jour nouveau l’attitude du gouvernement du maréchal Pétain vis-à-vis des Juifs citoyens français.
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© HENRI MARTINIE/ROGER-VIOLLET. © ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET.
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n histoire, le dernier mot n’est jamais vraiment dit. Parce que de nouveaux documents sont découverts, l’historien, et notamment l’historien contemporanéiste, se doit de se garder de jugements trop définitifs et tranchés. De plus, lorsque de nouveaux éléments viennent remettre en cause les thèses précédemment avancées, il doit se montrer capable de nuancer ses interprétations et de se remettre, au moins partiellement, en cause. Sur les sujets historiques controversés, notamment parce qu’ils mêlent inévitablement histoire, émotion et politique, cette capacité de remise en cause est parasitée par de nombreux facteurs extérieurs, dont le poids de l’opinion publique n’est pas l’un des moindres. L’histoire du régime de Vichy et de sa participation à la Shoah en donne un bon exemple. Pourtant, même dans ce domaine, précision et meilleure compréhension des faits restent nécessaires. L’un des champs d’affrontement entre les historiens concerne la question de l’attitude du gouvernement de Vichy vis-à-vis des Juifs français. Les uns prétendent que Vichy n’a jamais réellement cherché à les protéger et que le gouvernement de l’Etat français, ne cherchant que son propre intérêt et l’assouvissement de son antisémitisme profond, a abandonné ses concitoyens. L’autre groupe de chercheurs, tout en reconnaissant la réalité de l’antisémitisme de ce régime, affirme la réalité de la protection, au moins relative,
RÉSISTANT ET MARTYR Ci-contre : Jacques Helbronner (1873-1943). Après avoir siégé pendant plus de quarante au Conseil d’Etat, il en fut écarté lors de la promulgation du statut des Juifs d’octobre 1940, et accepta alors le poste de président du Consistoire central israélite de France. Jacques Helbronner fut arrêté avec son épouse, fin octobre 1943. Déportés à Auschwitz, ils moururent tous les deux en novembre 1943 dans les chambres à gaz. Page de droite : le maréchal Pétain salué par Pierre Laval et René Bousquet, secrétaire général de la police, à ClermontFerrand, en août 1942. accordée aux « Israélites français » contre les exigences de l’occupant, tandis que le sort des Juifs étrangers, du fait de la xénophobie vichyssoise, était tout autre. Une bonne illustration de la tension entre ces deux approches est fournie par la questiondurapportentreVichyetleConsistoire central. Cet organisme, créé par Napoléon, et qui existe toujours, a pour mission d’organiser le culte juif en France. Or, depuis 1873, les présidents du Consistoire étaient issus de la famille Rothschild. Malgré leur générosité, ceux-ci étaient au centre des
fantasmes antisémites. C’est pourquoi, après la défaite, Edouard de Rothschild, président du Consistoire central, se réfugia aux Etats-Unis, et c’est Jacques Helbronner, ancien conseiller d’Etat, qui lui succéda. L’arrestation d’Helbronner et sa déportation, fin 1943, sont très souvent citées par les contempteurs absolus de Vichy comme l’exemple même de l’abandon des Juifs français par les autorités françaises. Il n’y a pas eu, jusqu’à aujourd’hui, de travail de recherche systématique sur les interventions de Vichy auprès des Allemands,
qu’elles concernent des Juifs ou des nonJuifs, et les affirmations sur cette question que l’on rencontre dans certains ouvrages historiques reposent sur des interprétations idéologiques plus que sur des faits établis. Ce que j’ai pu rencontrer aux archives du ministère des Affaires étrangères comme aux Archives nationales, notamment à travers les archives de la Commission d’armistice, m’amène à la conclusion provisoire suivante : 1. Il y a eu un nombre important d’interventions de toutes provenances de l’administration vichyssoise au plus haut niveau en faveur de Français non Juifs arrêtés et/ ou déportés, y compris en faveur de résistants non communistes, ceci concernant des catégories extrêmement diverses de la population. 2. Vichy est intervenu à l’occasion d’arrestations et de déportations de Juifs français dans un certain nombre de cas, principalement en faveur de personnalités ou de Juifs considérés comme « particulièrement méritants » (dans le langage de l’époque). 3. L’administration de Vichy n’est pratiquement jamais intervenue en faveur de Juifs étrangers, sauf à la demande de gouvernements étrangers. Je me suis plongé récemment dans les archives de la prison de Montluc, à Lyon, qui a servi à la Gestapo à partir de janvier 1943, et, dans les nombreux dossiers individuels parcourus, j’ai retrouvé ces mêmes trois tendances.
Un grand notable juif
Grand juriste, Jacques Helbronner avait siégé pendant plus de quarante ans au Conseil d’Etat où il finit président de section.Ilfutmisàlaretraited’officeàlasuitede la promulgation du statut des Juifs d’octobre 1940. Entre-temps, il avait accepté de prendre en charge la présidence vacante du Consistoire central des Israélites. Il allait y lutter avec honneur dans sa défense des Juifs et du judaïsme traditionnel français. Jacques Helbronner connaissait assez bien le maréchal Pétain et, dans les deux premières années de l’Occupation, il l’a rencontré à plusieurs reprises, cherchant à utiliser ce lien pour défendre les Juifs. Lors du dévoilement d’une plaque en son honneur en mai 2016, à
Lyon, sur la maison où siégeait le Consistoire central pendant la guerre, Serge Klarsfeld a eu raison de souligner que l’action de protestation de Jacques Helbronner a été une véritable résistance sans armes, et qu’avec le recul des années, nous comprenons mieux l’importance de ses actes. C’était un grand notable, et son action ne manque pas parfois de contradictions, mais elles reflètent clairement les difficultés de l’époque. Ainsi, il signa conjointement avec le grand rabbin de France, fin août 1942, une vigoureuse lettre de protestation adressée au maréchal Pétain et à Pierre Laval pour dénoncer les rafles de Juifs étrangers. En quatre pages argumentées il soulignait que le sort des déportés ne pouvait être que la mort. Pourtant, un an plus tard, apprenant ce qui se passait à Auschwitz, il refusa d’y croire, et entreprit des démarches auprès de l’Eglise et des représentants du Vatican pour être bien sûr que la rumeur était exagérée. La réponse qu’il reçut, hélas, confirma le pire. C’est peu après qu’il fut arrêté avec son épouse, fin octobre 1943. Grâce au témoignage de Léon Meiss, qui allait lui succéder à la tête du Consistoire, nous savons que la Gestapo de Lyon déclara que cette arrestation n’était pas une initiative locale, mais avait été directement diligentée par Berlin.
Il y a de fortes chances que, comme pour d’autres dirigeants juifs à la même période, cette demande directe d’arrestation ait été le fait d’Alois Brunner, proche d’Eichmann, arrivé en France en mai 1943. A l’automne 1943, Brunner cherchait en effet à se débarrasser des notabilités juives qui protestaient contre son action. Léon Meiss envoya une information pour signaler l’arrestation à Pierre Laval, chef du gouvernement, à Joseph Barthélemy, ministre de la Justice, et au président du Conseil d’Etat. Depuis les années 1980, la question de savoir si Vichy était intervenu ou non pour sauver Helbronner a servi de démonstration à certains historiens et à de nombreux publicistes pour prouver le désintérêt du gouvernement du maréchal vis-à-vis des Juifs français. Historien du Consistoire, Simon Schwarzfuchs, dans son livre Aux prises avec Vichy (1998, p. 306), pose ainsi la question : « Protestèrent-ils ? Peut-être, encore qu’aucune trace de leurs démarches n’ait été conservée. » Pourtant à la page précédente, le même avait bien précisé que le préfet régional du gouvernement de Vichy à Lyon, Alexandre Angeli, avait protesté immédiatement auprès de la Kommandantur : « Il y avait déclaré que le chef du gouvernement [Pierre Laval] entendait défendre ses nationaux, en
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dehors de toute question de confession, et que tel était le cas de Helbronner, qui était de vieille souche française. » Contrairement au droit talmudique, il semble ainsi que pour l’historien « l’envoyé d’une personne ne représente pas cette personne » puisque quelques paragraphes plus loin, il affirme la non-intervention de Pétain et de son gouvernement : « [Helbronner] avait-il cru qu’en fin de compte Pétain ne l’abandonnerait pas ? Fut-il victime de l’amour immodéré qu’il portait à la France ? Il ne pouvait imaginer que l’Etat puisse un jour se détourner d’un conseiller d’Etat ? (…) Il préféra aller au martyre, victime de Pétain et de son attachement à sa communauté ». Oubliant l’intervention d’Angeli, Schwarzfuchs cédait ainsi à la tentation classique de croire que l’absence de preuve équivalait à la preuve de l’absence. Saul Friedländer ne lui en a pas moins emboîté le pas dans Les Années d’extermination (2008, p. 683) : « Le 28 octobre, la Gestapo arrêta le président du Consistoire, l’ami de Pétain et de Gerlier, le plus français de tous les Juifs français. Vichy en fut aussitôt informé, de même que le cardinal Gerlier. (…) Entre le 28 octobre et le 20 novembre [date de la déportation], il n’y eut pas la moindre intervention : ni des autorités deVichy ni du chef de l’Eglise de France. Que Pétain ne soit pas intervenu n’a rien d’étonnant ; mais que Gerlier se soit abstenu démontre que jusqu’au bout les chefs de l’Eglise de France restèrent ambigus dans leur attitude, même envers les Juifs français qui leur étaient les plus proches. » Or, dans son excellent livre L’Eglise de France face à la persécution des Juifs (2012), Sylvie Bernay a montré que Gerlier était bien intervenu, mais qu’il n’avait rien pu faire. Reste l’accusation d’indifférence portée contre Pétain et le gouvernement de Vichy. En consultant les archives du Rhône, et plus précisément celles de la prison de Montluc
dont j’ai parlé plus haut, j’ai retrouvé une fiche de renseignements consacrée à Helbronner et destinée à la Direction générale de la police nationale (cabinet), Service central des relations franco-allemandes en zone libre à Vichy. Il y a certes une erreur de prénom dans la fiche (Philippe au lieu de Jacques), qui s’explique sans doute par le fait que le fonctionnaire de police qui avait rempli cette fiche devait connaître un Philippe Helbronner (sans lien de parenté) qui était un des fonctionnaires de l’UGIF (l’organisme central imposé aux Juifs) à Lyon. Mais tous les autres renseignements concordent, notamment sur ses qualités (« président du Consistoire et président de section honoraire duConseild’Etat»),lefaitqu’ilsoitcommandeurdelaLégiond’honneuretladatedeson arrestation à son domicile. Mais le plus intéressant se trouve dans les lignes suivantes, dont les réponses ont été écrites à la main : Lieu de détention : Drancy, le 9-11-43 Autorité française intervenue : I.P. A la date du : 16-11-43 Résultat de l’intervention : négatif Reprenons ces différents éléments. Helbronner et sa femme ont bien été transférés à Drancy, le camp d’internement situé en banlieue parisienne, le 9 novembre, avec vingt-quatre autres Juifs arrêtés à Lyon. Ensuite nous constatons qu’une autorité française portant les initiales I.P. est intervenue. Il y a donc bien eu intervention, les initiales I.P. désignant certainement l’intendant de police de Lyon (on retrouve les mêmes initiales sur d’autres fiches du même type). La date de cette intervention, le 16 novembre, montre qu’elle a été relativement tardive, trois semaines après son arrestation et une semaine après son transfert à Drancy. Pourquoi ce délai ? Les hypothèses peuvent être nombreuses et rien de concret ne nous permet de le dire vraiment. Il y a
enfin le résultat : négatif. Ce résultat était à prévoir. D’une part, courroucés du manque de docilité des Français, les nazis rejetaient systématiquement depuis l’été 1943 toute intervention de Vichy en faveur des Juifs. D’autre part, comme nous l’avons vu, l’ordre d’arrestation était venu directement de Berlin, ce qui avait scellé dès le départ le sort du président Helbronner. Ainsi Vichy n’a pas réussi à éviter la déportation et l’assassinat du président du Consistoire. Mais la grandeur d’Helbronner, résistant et martyr, n’est pas diminuée par le fait que Vichy soit bien intervenu en sa faveur. Un petit point d’histoire, mais qui montre à quel point nous devons éviter de tirer des conclusions générales de connaissances lacunaires, et que l’on peut réprouver le gouvernement du maréchal Pétain et son antisémitisme, tout en constatant qu’il a tenté de contrer parfois la chasse aux Juifs déclenchée par les Allemands.
Le cas d’André Weill
Ce constat est encore plus flagrant lorsque l’on étudie le cas d’un autre membre du Consistoire central, André Weill. Né en 1901, au sein d’une famille juive alsacienne et lorraine, André Weill était administrateur dans le domaine bancaire. D’une santé fragile, et bien que dispensé du service militaire, il s’engage volontairement en septembre 1939 et devient responsable de la censure militaire auprès d’agences de presse. Ne pouvant reprendre ces activités professionnelles après la défaite, il milite au sein de la communauté juive, devenant entre autres membres du Consistoire central. A partir de début 1942, il est le représentant du Consistoire auprès de l’Amitié chrétienne, un organisme créé sous l’autorité du cardinal Gerlier pour venir en aide aux Juifs étrangers enfermés dans les camps de la zone sud. Le dossier d’André Weill aux archives de Montluc contient plusieurs dizaines de documents, ce qui permet de reconstituer précisément l’histoire des menaces qui pèsent sur lui et de son sauvetage. Fin mai 1943, la Kommandantur de Lyon demande à l’intendant de police que « le Juif André Weill et sa famille », qui résident à ce moment à Grenoble, soient arrêtés et transmis aux Allemands afin de les envoyer en
camp de concentration. Le motif ? Il est accusé d’avoir des activités « communogaullistes » et, de plus, la Kommandantur le présente comme un Juif étranger. L’intendant régional de police à Lyon transmet donc l’information à la police de Grenoble, et effectivement, le 8 juillet 1943, il peut informer les Allemands que « l’intéressé et sa femme ont été arrêtés hier, 7 juillet, par la police française à Grenoble ». Mais, en même temps, force lui est de les informer également qu’André Weill ne peut être transféré à Lyon du fait de l’opposition des Italiens. C’est le premier grain de sable qui se glisse dans cette collaboration policière franco-allemande qui paraît, a priori, sans faille. Grenoble se trouve en effet dans la zone d’occupation italienne et, depuis plusieurs mois, les Italiens s’opposent à l’administration de Vichy en leur interdisant d’arrêter et de livrer des Juifs étrangers aux Allemands. Dès l’arrestation de Weill connue, le président du Consistoire central, Helbronner, avait écrit à l’intendant de police pour faire part de son émotion et demander de surseoir à son transfert du fait de sa santé précaire. Quelques jours plus tard, c’est le secrétaire particulier du cardinal Gerlier, le chanoine Maury, qui était intervenu pour demander la libération d’André Weill. Or, le deuxième grain de sable, après les Italiens, celuiquisauveAndréWeilletsafemme,provient de l’administration de Vichy ellemême. En effet, l’intendant de police s’est aperçu de la méprise en ce qui concerne la nationalité d’André Weill. Le 15 juillet, il résume les faits dans une lettre adressée à son supérieur, René Bousquet, écrivant notamment : « L’enquête à laquelle j’ai fait procéder sur leur compte ayant révélé que les intéressés étaient de nationalité française, je les ai fait remettre en liberté. Je vous serais très obligé de bien vouloir me faire connaître la suite qu’il y a lieu de réserver à la demande présentée par la police allemande de sûreté de Lyon. » On le voit, le problème s’est totalement inversé. Il ne s’agit plus de savoir comment arrêter et transférer le Juif Weill, mais comment répondre aux Allemands que leur demande est irrecevable. Se déroule alors une sorte de comédie administrative qui va durer près de six mois durant lesquels la police allemande revient régulièrement à la
LIEU DE MÉMOIRE Page de gauche : la prison de Montluc, à Lyon, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. De janvier 1943 à août 1944, elle fut réquisitionnée par l’occupant allemand. Près de 10 000 personnes – juifs, résistants, otages –, y furent emprisonnées avant d’être déportées ou exécutées. Ci-contre : la synagogue Nazareth fut la première synagogue construite à Paris, en 1822, par le Consistoire israélite de France, créé en 1808. charge pour réclamer « le Juif André Weill et sa famille », notamment après le départ des troupesitaliennesdeGrenoble,tandisquela police de Vichy parfois fait la sourde oreille, à d’autres moments avise ses interlocuteurs que l’affaire est en cours. En décembre 1943, l’intendant de police fait savoir aux Allemands que « les autorités administratives supérieures, consultées par mes soins, m’ont informé qu’il n’était pas possible de donner une suite favorable à votre demande ». Aucune raison n’est invoquée à ce refus. Ceci n’a pas raison de l’entêtement germanique, et les demandes continuent à arriver. Finalement, en avril 1944, répondant à une nouvelle lettre de la police allemande, l’intendant régional leur répond : «… j’ai l’honneur de vous faire connaître que mes services de Grenoble n’ont pas procédé à l’arrestation du nommé Weill André, de confession juive, né le 13.11.01 à Paris ». Et, presque perfidement, il ajoute « L’intéressé a résidé effectivement (…) mais a quitté Grenoble depuis le mois d’août 1943. » La police française a donc caché à ses confrères allemands pendant près de huit mois l’information que le Juif qu’ils recherchaient avait été se mettre au vert ! André Weill et sa famille survivront à la guerre. Deux remarques sont dès lors à souligner : la première c’est qu’il est clair, à travers cet exemple, que l’attitude de la police
de Vichy change du tout au tout dès lors qu’il s’agit d’un « Israélite français » et non d’un « Juif étranger ». Le second point est que la même administration qui sait devenir une bureaucratie de la mort lorsqu’elle broie les familles juives étrangères, de par sa complicité dans les arrestations et déportations, devient une bureaucratie de la vie pour tenter de mettre en échec les intentions allemandes vis-à-vis de Juifs français. Bien entendu, l’un ne compense pas l’autre, mais le fait demeure que la Shoah en France se doit d’être étudiée à travers deux narratifs différents, celui des Juifs citoyens français et celui des Juifs étrangers. 2 Historien et rabbin en Israël, Alain Michel est spécialiste de l’histoire de la Shoah en France.
À LIRE d’Alain Michel Vichy et la Shoah. Enquête sur le paradoxe français Elkana 330 pages 20 €
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AT R I MO I N E
Par Albane Piot
30 h
Ecouen m’était conté Le musée national de la Renaissance, au château d’Ecouen, célèbre cet automne son quarantième anniversaire.
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u sommet d’une butte ouvrant sur la plaine de France, enchâssé dans une forêt de feuillus, chênes et châtaigniers, comme dans un écrin, le château d’Ecouen, joyau du XVIe siècle, élève sa fière silhouette au-dessus de la ville blottie à ses pieds. Derrière ses murs et sous ses toits d’ardoise, on s’affaire plus que jamais : les 7 et 8 octobre 2017 seront jours de fête au château. A nouveau, le temps d’un week-end, sa cour retentira du cliquetis des épées ; la lueur des lanternes fera chanter les vieilles pierres, à la nuit tombée, depuis l’église jusqu’au château, réveillera les bêtes et les chimères qui dorment sur ses façades ; la galerie de Psyché fera tourner les têtes au son des violes, et peut-être des hautbois, des cornets, des sacqueboutes, et qui les aura appris au château le matin, dansera au soir la pavane, les branles ou les courantes. La ville, elle, résonnera des cris et des rires jaillissant devant les étals des marchés et les spectacles de rue. Avec la huitième édition du Festival du Connétable, on célèbre cette année le quarantième anniversaire du musée national de la Renaissance, seul musée de France exclusivement dédié à cette période de l’histoire, que l’allure du château qui l’abrite incarne avec tant de perfection. Sur la butte qui prolonge la vallée de Montmorency, par-delà le Petit Rosne, se dressait autrefois un petit château médiéval appartenant aux Bouchard de Montmorency. C’est là qu’Anne de Montmorency,
nouvellement nommé connétable par le roi François Ier, voulut édifier une demeure digne de son rang. Il convoqua les meilleurs artisans, ceux qui avaient travaillé pour le roi à Fontainebleau : Jean Bullant, Bernard Palissy, Masséot Abaquesne, Jean Goujon, exigea qu’on l’habillât de riches pavements, de vitraux, de lambris, de marbres et de fontes, de frises et de paysages peints. Il le meubla d’émaux limousins, de majoliques italiennes, de précieuses tapisseries,
peintures à la mode, riches pièces orfévrées, poteries de Saint-Porchaire. Sous Henri II dont il fut aussi un ministre influent, il aménagea pour le roi et sa femme, Catherine de Médicis, des appartements royaux avec salle d’honneur, antichambre, chambre, garde-robe et cabinet. Demeurée dans la famille Montmorency jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la demeure est cédée en 1696 aux Condé, qui possèdent déjà l’autre château du connétable :
© PWP/RMN-GP. © RMN-TONY QUERREC. © RMN-GRAND PALAIS-MICHEL URTADO. © RMN-RENÉ-GABRIEL OJEDA.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Si
LES PHARES D’ÉCOUEN Ci-contre : plaque émaillée Ulysse, vers 1564, émail peint sur cuivre par Léonard Limosin. L’ensemble des objets présentés ici sont conservés au Musée national de la Renaissance d’Ecouen. En bas : horloge-automate en forme de nef dite Nef de Charles Quint, attribuée à Hans Schlottheim, fer et laiton doré et émaillé, vers 1580. Chantilly. Après les troubles de la Révolution, Napoléon charge Mme Campan, ancienne femme de chambre de MarieAntoinette, qui a fondé un internat pour jeunes filles à Saint-Germain, de tenir entre ces murs une maison d’éducation pour les jeunes filles de la Légion d’honneur. Restitué aux Condé sous la Restauration, le château redevient ensuite Maison de la Légion d’honneur jusqu’en 1962. Lorsque ses pensionnaires quittèrent définitivement le château pour SaintDenis, André Malraux proposa que les milliers d’œuvres de la Renaissance du musée national du Moyen Age à Paris, dans l’hôtel des abbés de Cluny, qui
n’avaient pas été sorties des réserves du musée après la Seconde Guerre mondiale, soient déployées ici. Le projet d’un Musée national de la Renaissance à l’image du Musée national du Moyen Age était né. Le château reprit l’allure du siècle qui l’avait vu naître. Mobilier Renaissance, céramiques, verrerie, émaux peints, tapisseries, tentures de cuir, la Nef de Charles Quint, l’immense tenture de David et Bethsabée, la Daphné de Wenzel Jamnitzer font écho aux pavements polychromes, au décor peint des douze cheminées, aux frises ornées de rinceaux et de grotesques, aux serrures en ferronnerie, aux vitraux héraldiques épargnés par le temps, qui forment l’un des décors renaissants les plus exceptionnels qui nous soient parvenus. Ouvert au public en 1977, le Musée national de la Renaissance s’emploie depuis avec talent à transmettre l’histoire de la Renaissance, de ses arts, de ses pratiques, sous la houlette de Thierry Crépin-Leblond. Expositions, colloques, festivals y ressuscitent chaque année un pan des raffinements de la France d’autrefois. Un grand œuvre qui méritait bien qu’on le célèbre. 2 Musée national de la Renaissance. Ecouen, château d’Ecouen. Tous les jours, sauf le mardi, de 9 h 30 à 12 h 45 et de 14 h à 17 h 45. Tarifs : 5 €/3,50 €. Rens. : musee-renaissance.fr ; 01 34 38 38 50. Fête des 40 ans du musée : les 7 et 8 octobre 2017 (entrée gratuite durant tout le week-end). Programme du Festival du Connétable : www.ecouen.fr
31 h
CURIOSITÉ SAVANTE
Daphné, par Wenzel Jamnitzer, argent doré, corail et pierres précieuses, vers 1570. Evocation d’un mythe des Métamorphoses d’Ovide, cette statuette exceptionnelle devait enrichir autrefois les collections d’un prince amateur de naturalia.
E
XPOSITIONS Par Albane Piot
LA LEÇON DE MUSIQUE
T l’entrée au musée du Louvre du
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
out commença en 1857 par
32 h
pied d’un brûle-parfum, qu’on prit pour une trompette… Soucieux d’authenticité, Verdi fit copier ladite trompette par Adolphe Sax (à qui l’on doit le saxophone), un tantinet modifiée pour qu’on pût en tirer un son, pour la mise en scène de son opéra Aida. Ainsi le XIXe siècle avait-il lancé l’archéologie musicale et, partant, la mode de la musique antique, joyeusement imaginée sur scène puis au cinéma et dans les cases des bandes dessinées. Ce ne fut que durant les années 1970 qu’on s’aperçut de la méprise et que la trompette égyptienne fut rebaptisée « support d’autel ». Un demi-siècle plus tard, Marie Lavandier, directrice du Louvre-Lens, balaie d’un geste large tous ces stéréotypes : adieu, trompettes de Quo vadis, place au cornu de Pompéi ! Après cinq années de travaux alliant les expertises de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, de l’Ecole française d’Athènes, de l’Ecole française de Rome, du CNRS, du musée du Louvre, de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) et du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), les talents joints de chercheurs, universitaires et conservateurs, l’exposition qu’elle inaugure dresse le portrait inédit de ce que fut la musique dans l’Antiquité, en Orient, en Egypte, en Grèce et à Rome. A partir de vestiges d’instruments de musique, de bribes de notations musicales et de nombreuses représentations de musiciens à travers la céramique, la sculpture, la mosaïque ou la numismatique, datées de 2900 av. J.-C. à 395 apr. J.-C., cette exposition reconstitue l’univers sonore et les pratiques musicales propres à chaque culture. Partie intégrante des rites sacrés, la musique est associée au dieu Ea en Mésopotamie, à Hathor en Egypte, à Apollon dans la civilisation gréco-romaine, tandis qu’Hermès fabrique la lyre, Pan la syrinx et Athéna l’aulos. Omniprésente aussi dans les rites civiques, elle accompagne les chasses royales et les
banquets orientaux au son de la harpe ou de la lyre. Aux côtés du roi, la reine et les princesses égyptiennes élèvent leur voix pour contenter les dieux. En Grèce, la musique devient nécessaire à la formation du citoyen ; elle est indissociable du théâtre dans l’Athènes du Ve siècle av. J.-C. Outil de communication dans la guerre, instrument de séduction, moyen d’éloigner les esprits malfaisants ou de faciliter aux âmes défuntes l’accès à l’au-delà, la musique est partout. On découvre ainsi ses usages, sa transmission, ses métiers, ses instruments (33 instruments différents, à cordes, à vent ou à percussion, sont ici exposés ou représentés), leur mode de fabrication et de circulation à travers un espace aussi vaste. Des sons ont été reconstitués par l’Ircam et la première chanson connue au monde (épitaphe de Seikilos, datée du IIe siècle de notre ère) est entonnée gaillardement par l’un des commissaires. Passionnant ! « Musiques ! Echos de l’Antiquité », jusqu’au 15 janvier 2018. Lens, musée du Louvre-Lens. Tous les jours de 10 h à 18 h sauf le mardi. Tarifs : 10 €/5 €. Rens. : www.louvrelens.fr ; 03 21 18 62 62. Catalogue, musée du Louvre-Lens/Snoeck Publishers, 376 pages, 39 €.
CONCERT Citharède d’un groupe de figurines dit Concert d’Egine, vers 250-225 av. J.-C. (Paris, musée du Louvre). Page de droite : fragment d’un plat à la Descente de Croix, Syrie, XIIIe-XIVe siècle (Athènes, musée Benaki).
Art et politique
B
âtisseur, architecte, législateur, guerrier et même dieu ou figure mythologique, le prince a revêtu bien des atours depuis l’apparition du pouvoir central, au IVe millénaire av. J.-C., en Mésopotamie et en Egypte, jusqu’à l’Europe des temps modernes. Inlassablement, les artistes ont mis leur savoir-faire au service de sa représentation, pour asseoir le pouvoir, parfois le légitimer (Henri IV en est le plus bel exemple), l’inscrire dans une filiation remontant à l’Antiquité, caractériser ses insignes. L’exposition de la petite galerie du Louvre convie peintres du Grand Siècle, émailleurs renaissants, bronziers, ivoires byzantins, regalia médiévales, plâtres et photographies pour évoquer la mise en scène du pouvoir en France, surtout du XVIe siècle à aujourd’hui. Eloquent. « Théâtre du pouvoir », jusqu’au 2 juillet 2018. Paris, musée du Louvre. Tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Tarif : 15 €. Rens. : www.louvre.fr
CHRÉTIENS D’ORIENT, HIER ET AUJOURD’HUI
© 2009 MUSÉE DU LOUVRE/ANNE CHAUVET, SERVICE PRESSE/MUSÉE DU LOUVRE-LENS. © BENAKI MUSEUM.
E
n Egypte, en Syrie, en Irak, au Liban, en Jordanie, en Palestine, ils ne sont pas intrus, ils sont aussi chez eux. C’est en Palestine que le Christ prêcha, c’est entre la Méditerranée et l’Euphrate que s’est développée la nouvelle religion avant d’essaimer dans le monde entier. C’est là que, malgré les vicissitudes de l’histoire, le christianisme oriental a perduré. Aujourd’hui encore, les maronites, grecs orthodoxes, grecs melkites catholiques, latins, arméniens, chaldéens, coptes, assyriens, syriaques se comptent par dizaines de milliers au Proche-Orient. Conçue avec l’aide de l’Œuvre d’Orient, l’exposition de l’Institut du monde arabe raconte l’histoire religieuse, politique et culturelle des communautés chrétiennes du Proche-Orient, de l’Antiquité à nos jours, par le biais de chefs-d’œuvre méconnus : Evangiles de Rabbula, les premières fresques d’églises connues au monde, mosaïques, stèles, portraits coptes, icônes… Sont évoquées
la fondation des premières communautés, la survivance malgré la conquête arabe, les croisades, la situation actuelle des chrétiens d’Orient. La magnificence des objets présentés séduit, la vivacité de la culture chrétienne en Orient émerveille et émeut. Mais l’on regrette que soient largement édulcorées les problématiques qu’engendra au cours des siècles la domination de l’islam. « Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire », jusqu’au 14 janvier 2018. Paris, Institut du monde arabe. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h, les dimanches et jours fériés, jusqu’à 19 h. Tarifs : 12 €/10 €. Rens. : www.imarabe.org ; 01 40 51 38 38. Catalogue, Gallimard, 208 pages, 29 €. Colloque au collège des Bernardins le mardi 14 novembre 2017 avec la participation de Sébastien de Courtois, spécialiste des minorités chrétiennes d’Orient, et Mgr Pascal Gollnisch, directeur général de l’Œuvre d’Orient.
L’Empereur aux Hauts-de-France
I
l aimait séjourner à Trianon. Le musée de l’Histoire de France créé par la monarchie de Juillet concentra la ferveur populaire qu’on vouait alors à Napoléon, rassemblant nombre d’œuvres à sa gloire. Versailles devint ainsi l’un des plus riches conservatoires d’images napoléoniennes. Une bonne partie d’entre elles ont pris pour un an leurs quartiers au musée des Beaux-Arts d’Arras. Racontant la vie de l’Empereur depuis la Révolution jusqu’au retour de ses cendres, réunissant les tableaux des artistes les plus représentatifs de son temps (François Gérard, Antoine-Jean Gros, LouisFrançois Lejeune, Robert Lefèvre), des œuvres emblématiques et d’autres moins connues, l’exposition convoque aussi la vie parisienne et intellectuelle de l’époque. On y croise Chateaubriand, Juliette Récamier, Charles Percier, Dominique Vivant Denon… Meubles et objets d’art du plus pur style Empire achèvent cette évocation éloquente du temps de Napoléon. « Napoléon, images de la légende », du 7 octobre 2017 au 4 novembre 2018. Arras, musée des Beaux-Arts. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 18 h. Tarifs : 7,50 €/5 €. Rens. : 03 21 51 26 95. Catalogue, Somogy, 280 pages, 29 €.
NICE AU TEMPS DES EMPIRES « Soldats, vous êtes nus, mal nourris (…) je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde (…) vous y trouverez honneur, gloire et richesses. » C’est par ces mots, prononcés à Nice le 27 mars 1796, que le jeune Bonaparte déchaîna les passions guerrières et aiguisa la fierté de ses troupes. La campagne d’Italie, qui lui apporta la gloire, pouvait commencer. En 1860, Napoléon III réintégra la ville dans le giron de l’Empire français après un plébiscite favorable (et truqué) ! Organisées les 20, 21 et 22 octobre avec la participation du Figaro Histoire, les Journées impériales seront l’occasion pour la ville de Nice, qui signera, le 20 octobre, son adhésion au réseau des villes impériales, de rappeler cette histoire qui la lie aux deux empereurs français. Jean Tulard interviendra sur le thème « Napoléon, un personnage de roman ». Une table ronde avec l’ambassadeur Alexandre Orlov sera consacrée aux relations entre « Les empires et la Russie ». Un choix judicieux alors que Nice célèbre ses vingt ans de jumelage avec Saint-Pétersbourg. François-Joseph Ambroselli Tout le programme sur : nice.fr
33 h
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RCHÉOLOGIE Par Marie Zawisza
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Pompéi sur Rhône Figés par des incendies successifs dans les premiers siècles de notre ère, de nouveaux vestiges de la Vienne romaine ont été mis au jour à Sainte-Colombe, dans le Rhône. Leur état de conservation est exceptionnel.
A © CÉLINE LOIZEAU/RADIO FRANCE. © AFP PHOTO/J-PH. KSIAZEK. © SOUDAN E./ALPACA/ANDIA.FR
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la fin du Ier siècle, un feu ravage un marché des faubourgs de la ville antique de Vienne, Vienna, cité romaine implantée à 35 km au sud de Lyon. Les artisans quittent en hâte leurs échoppes, laissant derrière eux marchandises et effets personnels. Ces vestiges seront recouverts au siècle suivant par un autre espace public. Non loin de là, un quartier d’habitations luxueuses, ornées de somptueuses mosaïques, sera également victime des flammes au cours du IIe siècle. Depuis avril 2017, une équipe scientifique d’Archeodunum, entreprise spécialisée dans l’archéologie préventive, exhume cette parcelle de 5 500 m² figée dans le temps par ces incendies successifs dans l’actuelle commune de SainteColombe (Rhône). Ses découvertes viennent enrichir les connaissances sur la Vienne antique, qui s’étendait de part et d’autre du Rhône, sur un territoire aujourd’hui administré par le département de l’Isère – où se trouve la Vienne moderne –, et celui du Rhône – sur les sites des communes de Sainte-Colombe et Saint-Romain-en-Gal. Cette dernière possède déjà un important site archéologique mis au jour depuis 1967, où l’on peut admirer thermes, ateliers, habitations et boutiques, ainsi qu’un splendide musée gallo-romain abritant un important atelier de restauration chargé de la conservation des mosaïques. A travers les fouilles de
Sainte-Colombe, c’est deux autres quartiers, où se mêlent lieux publics, riches demeures et échoppes d’artisans, qui ont été exhumés, dans un état de conservation exceptionnel : une « petite Pompéi viennoise ». Les premières investigations, en bordure du Rhône, ont en effet mis au jour un vaste espace public remontant au IIe siècle : une place dotée d’une fontaine monumentale, bordée de trois rangées de colonnes, qui pourrait correspondre à une schola, école philosophique et rhétorique connue par les inscriptions mais pas encore localisée, ou à un gymnase. Cet espace public avait été bâti sur le site d’un ancien marché édifié au milieu du Ier siècle et dont l’incendie, quelques décennies après sa construction,
offre quant à lui aux archéologues un instantané de la vie quotidienne. Ainsi, parmi les boutiques (tabernae) dédiées à la production artisanale, celle d’un forgeron. Celui-ci aurait fui l’incendie, laissant dans son appartement une caisse où il tenait rangé un petit récipient – balsamaire – en forme de chien, un autre en verre, deux couverts en céramique qu’il remployait comme coupelles à offrandes, une petite bourse avec trois deniers républicains, sans doute thésaurisés, et quelques outils : ces éléments appartenaient à un petit autel domestique dédié aux divinités protectrices de la famille du forgeron. A l’étage d’une autre taberna, dans un appartement richement décoré, c’est un
DERNIER DOMICILE CONNU La Vienne romaine s’étendait de part et d’autre du Rhône. Si le site de Saint-Romain-en-Gal est déjà bien connu, les fouilles entamées en avril 2017 à Sainte-Colombe ont mis au jour un vaste espace public, établi sur le site d’un ancien marché, ainsi qu’un quartier résidentiel. On y a retrouvé notamment mosaïques (ci-dessus), amphores (en bas) et squelettes (page de gauche, probablement celui d’une jeune fille). coffre en bois contenant l’équipement d’un légionnairequiaétéabandonné.Lesarchéologues y ont identifié une armure, un glaive, une paire de chaussures, probablement l’équipement d’un vétéran qui aurait combattu entre 30 et 60 apr. J.-C. avant de s’installer à Vienne.« Cette découverte exceptionnelle permet de parfaire nos connaissances de l’équipement militaire à cette époque et nous éclaire surtout sur les modes de vie des classes moyennes dans les grandes villes romaines à la fin du Ier siècle apr. J.-C », indique l’archéologue Benjamin Clément, responsable scientifique du chantier. L’autre secteur des fouilles recouvre un quartier résidentiel. Là ont été exhumées en particulier deux domus, vastes demeures aristocratiques,ornéesdemosaïquesexceptionnelles. L’une de ces résidences, organisée autour d’un petit jardin de 70 m², est ornée d’une mosaïque très bien conservée, dont
le médaillon central représente Thalie, la muse de la comédie, fesses dénudées, enlevée par le lubrique dieu Pan. La seconde domus a été victime d’un incendie au cours du IIe siècle. Son mobilier a été laissé sur place et l’effondrement du toit et de la terrasse a permis de préserver une mosaïque de grande qualité artistique, bien qu’abîmée par les flammes : un cortège de bacchantes et de satyres entourant Bacchus. « Les vestiges de ce quartier de la Vienne antique vont nous permettre de mieux comprendre les techniques architecturales, mais aussi la vie quotidienne des habitants de cette colonie romaine », explique Bertrand Bonaventure, responsable d’opération du chantier. Les fouilles, qui devaient durer six mois, ont été prolongées jusqu’en décembre 2017. Une section de la voie narbonnaise et d’autres bâtiments devraient être exhumés. 2
C
INÉMA Par Geoffroy Caillet
Au
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
service desamajesté Avec Confident royal, Stephen Frears transforme l’histoire d’amitié entre la reine Victoria et son valet indien musulman en ode multiculturaliste assumée, à cent lieues de l’histoire.
A
© PETER MOUNTAIN/FOCUS FEATURES.
36 h
près Le Dernier Vice-Roi des Indes, c’est au tour de Stephen Frears de payer son écot à la mémoire coloniale britannique, par le biais d’un épisode méconnu de la vie de la reine Victoria, impératrice des Indes de 1876 à sa mort en 1901. Et d’une façon qui s’apparente ouvertement à un règlement de comptes. Confident royal relate l’amitié de la reine pour un valet indien musulman, Abdul Karim, dont elle fit son munshi (« professeur ») et son confident à la fin de sa vie. La lecture du journal de la reine et la découverte de celui du munshi ont inspiré un livre dont a été tiré le scénario : matière bien mince en vérité et utilisée par Frears comme prétexte pour asséner une outrancière leçon de morale à la sauce contemporaine. Si « l’humour acidulé » promis par la production jaillit ici ou là, il est surtout écrasé par une pénible caricature tissée de provocations, où l’impératrice des Indes est transformée en militante antiraciste en butte à une cour de crétins envieux, qui ose s’insurger contre la promotion du munshi au rang de commandeur de l’ordre de Victoria « pour services rendus à l’empire ». En fait de services, Abdul Karim se borna à distraire la solitude de la reine, qui l’en récompensa par des honneurs toujours plus disproportionnés. Mais l’extravagance avérée de leur relation échappe ici à toute critique. Et pour cause : l’histoire est la grande perdante de Confident royal. Peu importe que le futur Edouard VII se soit distingué, lors de sa visite aux Indes en 1875, par son humanité envers tous. Celui qui déclarait alors :
AMITIÉ PARTICULIÈRE Rencontré en 1887, Abdul Karim (Ali Fazal) devint le confident et le munshi de la reine Victoria (Judi Dench) jusqu’à la mort de l’impératrice des Indes. L’image largement idéalisée qu’en donne le film contraste avec le portrait qu’en dressent les historiens. « Même si un homme a le visage noir et une religion différente de la nôtre, il n’y a aucune raison de le traiter comme un sauvage » remporte ici la palme de la haine, dans le rôle d’un idiot maladivement raciste. Quant à Abdul Karim, c’est peu de dire que l’imagerie de prince romantique aux yeux embués servie au spectateur relève de l’imposture pure et simple. Les historiens s’accordent en effet sur son ambition mâtinée d’arrogance et sur sa propension à influencer la reine en favorisant les musulmans contre les hindous, qui avaient donné à la Cour des motifs légitimes d’hostilité. Abonnée au rôle et au sujet (elle était déjà en 1997 La Dame de Windsor, histoire de l’amitié controversée de Victoria avec son palefrenier écossais John Brown), Judi Dench est la seule bonne surprise du film. Tout en nuances, excellant à exprimer le caractère passionné de la reine comme le
poids de sa solitude, elle est une jubilatoire Victoria, piquante et obstinée, mais aussi incroyablement naïve vis-à-vis d’un empire où elle ne mit jamais les pieds. On aimerait y voir la raison du caractère surréalistedesrépliquesplacéesdanssabouche, où la reine traite ses familiers de « racistes » et estime sans ambages que la burka est une tenue « très digne ». Mais est-ce alors l’impératrice des Indes qui s’exprime ou une idéologie bien contemporaine, adoubée à peu de frais par Stephen Frears sous couvert d’histoire ? La production l’avoue à demimot, en reconnaissant que « le film tient plus de la fable (…) que du documentaire », et en soulignant ses « résonances très actuelles sur l’importance de l’ouverture d’esprit et [sur] les échanges nécessaires entre les différentes cultures ». Le spectateur l’avait compris. 2 Confident royal, de Stephen Frears, avec Judi Dench, Ali Fazal, Eddie Izzard, 1 h 52.
À
L A TA B L E D E L’ H I STO I R E Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
LA PIZZA À LA CONQUÊTE
DU MONDE
© DEAGOSTINI/LEEMAGE.
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n humble aliment du petit peuple napolitain a connu un singulier destin, celui d’être aujourd’hui, avec les spaghettis à la bolognaise, l’un des plats les plus consommés dans le monde : 30 milliards d’unités par an (4 par habitant de la planète), les champions des amateurs étant les Américains avec 13 kg par personne et par an, et les Français avec 10 kg, contre seulement 5 kg pour les Italiens. En se diffusant sous toutes les latitudes, la pizza s’est mise aux couleurs locales : molle et sucrée à la mode des hamburgers à New York, garnie d’ananas à Honolulu, de miso et de shiso à Tokyo, de truffes à Saint-Tropez. A l’origine, il s’agit d’une simple pâte à pain étirée en un grand disque mince, puis cuite prestement dans un four très chaud, à même la sole horizontale comme la pita des Grecs et des Libanais, ou, comme le lavash des Arméniens, des Turcs, des Iraniens ou de l’Asie centrale, sur les parois d’un four cylindrique vertical. Elle est cousine de la focaccia toscane ou de la fougasse provençale, toutes deux un peu plus épaisses et à la pâte mêlée d’huile. Elle est attestée sous son nom actuel depuis le XVIe siècle et fut longtemps un « roboratif matefaim ambulatoire », comme la qualifie Sylvie Sanchez dans son bel essai Pizza connexion. Cette pizza bianca est alors juste arrosée d’un filet d’huile d’olive et parsemée d’origan. La pizza rossa, à la tomate, n’apparaît, semble-t-il, que dans le courant du XIXe siècle, par contagion avec la sauce qui accompagne les aristocratiques macaroni. Sa présence devient identitaire et indispensable en 1889. Alors que le roi Umberto Ier séjourne à Naples, dans une Campanie encore nostalgique des Bourbons pourtant partis en 1861, il commande au pizzaïolo Rafaelle Esposito (un nom très commun à Naples qui signifie enfant trouvé), de la pizzeria Brandi, via Sant’Anna di Palazzo, une pizza pour la reine Margherita qui veut manifester son intérêt pour les saveurs locales. Il invente alors
la fameuse pizza qui porte son nom, aux couleurs de l’Italie unifiée : le vert du basilic, le blanc de la mozzarella, le rouge de la tomate. Les Napolitains conquis se rallient enfin au Risorgimento. Rien ne garantit l’authenticité de cette histoire. Comme disent les Italiens : « Se non è vero è bene trovato ! » 2
A lire : le dernier ouvrage publié par Jean-Robert Pitte (dir.), Les Accords mets-vins. Un art français, CNRS Editions, 424 pages, 27 €.
LA VRAIE PIZZA DE LA REINE MARGHERITA Travailler à la main, jusqu’à ce que la pâte ne colle plus, 1 kg de farine pour 2/3 de litre d’eau, une pincée de sel, une noisette de levure de boulanger ou, mieux, un reste de levain de la veille. Faire lever sous un torchon légèrement humide pendant deux heures. Etaler ensuite en disques minces des boules d’environ 200 g, garnir de pulpe de tomates fraîches d’été, épépinées et égouttées, de lamelles de vraie mozzarella di bufala campana, de feuilles de basilic frais poussé au soleil. Cuire à four très chaud entre 40 secondes et une minute. Servir avec un vin du Vésuve, greco di tufo blanc ou lacryma christi rouge.
RECETTE
© CANAL ACADÉMIE.
Facile à préparer et bon marché, la pizza a su s’adapter à tous les goûts, de New York à Saint-Tropez, d’Honolulu à Tokyo.
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© IMAGNO/LA COLLECTION. © IMAGNO-VHS-ARCHIV/LA COLLECTION.
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40 L
E DERNIER RÊVE DES HABSBOURG POUR LÉGITIMER SON DÉPEÇAGE, LES VAINQUEURS DE LA GRANDE GUERRE L’ONT DÉCRIT COMME UNE « PRISON DES PEUPLES ». MAIS L’EMPIRE AUSTRO-HONGROIS FUT AUSSI LE LIEU D’UNE BRILLANTE CIVILISATION, OÙ CE QUI UNISSAIT ÉTAIT AU MOINS AUSSI FORT QUE CE QUI DIVISAIT.
56 L’
AIGLE À DEUX TÊTES
LE COMPROMIS DE 1867 AVAIT SCELLÉ L’UNION DE L’AUTRICHE ET DE LA HONGRIE. MAIS LES DESTINÉES POLITIQUES DE L’EMPIRE FURENT TOUR À TOUR ÉBRANLÉES PAR L’ALLIANCE AVEC L’ALLEMAGNE ET LE RÉVEIL DES NATIONALITÉS, PUIS MISES À BAS PAR LE CHOC DE LA GRANDE GUERRE.
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DERNIÈRES NOUVELLES DU MONDE D’HIER
JAMAIS EMPIRE ÉPHÉMÈRE NE CONNUT MEILLEURS AMBASSADEURS. PENDANT UN SIÈCLE, LES ÉCRIVAINS DE L’AUTRICHE-HONGRIE ONT CÉLÉBRÉ SES FASTES,
l’autriche hongrie ET AUSSI
FACE À SON DESTIN SISSI, MYTHES ET LÉGENDES LE JOUR OÙ PRINCIP A ASSASSINÉ L’ARCHIDUC REQUIEM POUR UN EMPIRE EN PLACE POUR LE QUADRILLE LES ORS DE LA SÉCESSION CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE CRÉPUSCULE D’EMPIRE
© IMAGNO/ROGER-VIOLLET. © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
DÉPLORÉ SA CHUTE ET PROPAGÉ SON MYTHE.
EN AVANT, CALME ET DROIT François-Joseph Ier, empereur d’Autriche (1848-1916) et roi de Hongrie (1867-1916), par Julius von Blaas, 1898 (Vienne, château de Schönbrunn).
Ledernier des
rêve Habsbourg Décrit comme « prison des peuples » après la Grande Guerre pour justifier les choix des Alliés, l’Empire austrohongrois fut surtout le creuset d’une civilisation originale, nourrie par le sentiment d’une communauté de destin.
© AKG-IMAGES.
Par Jean-Louis Thiériot
© IMAGNO/LA COLLECTION. © FINEARTIMAGES/LEEMAGE.
EN COUVERTURE 42 h
C’
était il y a bientôt cent ans : en novembre 1918. Concomitante avec la fin de la Grande Guerre, la disparition de l’Empire austro-hongrois allait se révéler une catastrophe politique. Elle créait en effet un vide géopolitique et une instabilité tragique sur laquelle allait prospérer le IIIe Reich. L’Autriche, réduite à sa composante allemande, allait vite sombrer dans la misère et presque la guerre civile avant de se précipiter dans les bras de l’Allemagne nazie avec l’Anschluss. Maltraitée, la minorité allemande des Sudètes serait à l’origine des accords de Munich et de la disparition de la Tchécoslovaquie. Quant aux frontières de la Hongrie dessinées au traité de Trianon en 1920, elles allaient être le germe du révisionnisme territorial qui jetterait le régent Horthy dans les bras de Hitler et le conduirait à annexer, lors des arbitrages de Vienne de 1938 et 1940, la Ruthénie subcarpatique, une partie de la Slovaquie et le nord de la Transylvanie. L’empire avait moins succombé sous le poids de facteurs endogènes – les tensions entre les nationalités – que de facteurs exogènes : la guerre et, à la fin de celle-ci, la volonté des Alliés, en particulier de la France, de soutenir les causes tchécoslovaque et yougoslave pour des raisons diplomatiques – enfermer l’Allemagne dans un réseau d’alliances de revers – et des motivations idéologiques – le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », promu par le président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, le désir de détruire la « monarchie papiste », pour Clemenceau. L’histoire étant toujours écrite par les vainqueurs,
à la fin du conflit, il fallut justifier ces choix. L’image de l’Autriche-Hongrie «prisondespeuples»s’estalorsimposée.Orlaréalité est infiniment plus nuancée. Car il faut distinguer selon les époques. Il faut surtout se souvenir qu’à côté des forces centrifuges, des cas évidents d’oppression, l’empire était aussi le creuset d’une véritable civilisation, la civilisation austro-danubienne où ce qui unissait était au moins aussi fort que ce qui divisait.
Le nouvel empire
L’empire d’Autriche est à la fois un édifice multiséculaire et une construction récente. Héritier du Saint Empire romain germanique – apanage des Habsbourg, presque sans interruption, depuis Rodolphe Ier en 1273, tombé en 1806 sous les coups de boutoir des armées napoléoniennes et de la Confédération du Rhin amenée dans ses fourgons –, le nouvel empire, officiellement fondé en 1804 par François II (qui tenait à conserver la dignité impériale après la disparition prévisible du Saint Empire), rassemble les possessions patrimoniales traditionnelles des Habsbourg (grosso modo l’actuelle Autriche) et les principautés anciennement souveraines que l’histoire (leur lutte séculaire contre les Ottomans, leur participation au partage de la Pologne ou à celui des dépouilles de l’Empire napoléonien) leur avait permis de s’annexer au cours des siècles : Slovénie (1456), royaume de Bohême (1526), royaume de Hongrie – Slovaquie, Hongrie, Transylvanie, Croatie – reconquis sur les Turcs (1699), Galicie (1772),
LES CANONS DE L’EMPIRE Page de gauche : Les Troupes impériales du maréchal Windischgraetz prenant Vienne, en octobre 1848, anonyme, XIXe siècle (Vienne, Wien Museum Karlsplatz). La répression de l’insurrection ouvrière d’octobre 1848 à Vienne mit fin au mouvement révolutionnaire en Autriche. Ci-dessus : L’Auditorium du Burgtheater de Vienne, par Gustav Klimt, 1888 (Vienne, Wien Museum Karlsplatz). Lombardie, Vénétie, Dalmatie (1815). Certaines (Hongrie, Dalmatie) n’ont jamais fait partie du Saint Empire. C’est un peu plus qu’une union personnelle mais beaucoup moins qu’un Etat unitaire. Cette mosaïque de peuples divers, parlant une dizaine de langues et composé d’une douzaine de groupes ethniques, est administrée par des gouverneurs nommés par Vienne, assistés de diètes territoriales réunissant les représentants de la grande aristocratie terrienne et ceux des principaux intérêts économiques. L’administration est d’une incroyable complexité, chaque territoire possédant sa propre chancellerie à Vienne. Durant le Vormärz, la période qui va du congrès de Vienne au « printemps des peuples » de 1848, François Ier (empereur du Saint Empire jusqu’en 1806 sous le prédicat de François II), puis Ferdinand I er (à partir de 1835) règnent sur le grand ensemble. Si l’on peut alors parler de prison, c’est peut-être de prison du peuple, pas de prison des peuples. L’heure est en effet à la réaction contre les « principes délétères » venus de la Révolution française. Inspirées par Metternich, inamovible ministre des Affaires étrangères, quelques maximes réactionnaires dictent la politique autrichienne : « Que rien ne change » ou « Tout pour le peuple, rien par le peuple ! » Le temps est à la censure et aux cabinets noirs, au Ruhe und Ordnung, la paix et
l’ordre. La police de Cour (Hofstelle) traque impitoyablement les idées modernes. Heine est interdit, les pièces de Schiller ou de Goethe sont remaniées, les correspondances privées ouvertes et le chiffre des diplomates cassé. Mais ce qui se joue, c’est la chasse aux idées libérales, pas aux nationalités. Celles-ci se développent assez harmonieusement. En l’absence de perspectives politiques, chacun se replie au contraire sur le privé, à la recherche de ses racines. Un goût commun pour la petite patrie, le folklore, les scènes de genre illustrées par le peintre très en vogue Waldmüller irradie tout l’empire. L’historien tchèque Palacký publie en allemand, en 1836, L’Histoire du peuple tchèque en Bohême et en Moravie, le Slovaque Kollár compose en tchèque l’épopée La Fille de Slava dédiée à la gloire des Slaves, le grammairien Milan Hodža publie un descriptif de la langue slovaque. Avec la bénédiction des autorités et le soutien des diètes, des musées nationaux sont créés : Nemzeti Múzeum de Budapest, Národní Muzeum de Prague ou Joanneum de Graz. Aucune tentative de germanisation ! Des ordonnances de 1816 et 1818 imposent aux médecins et avocats de Bohême la maîtrise du tchèque. Si débat il y a, il ne porte pas sur la question des nationalités, plutôt sur la restauration du droit des Etats, c’est-à-dire sur la restauration dans leur plénitude du royaume de Bohême
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(la couronne de saint Wenceslas) et du royaume de Hongrie (la couronne de saint Etienne). Majoritairement allemande depuis la bataille de la Montagne blanche qui avait scellé, en 1620, la défaite des protestants tchèques et abouti à la redistribution des terres aux impériaux fidèles à la couronne catholique, la haute aristocratie de Bohême soutient le projet. Mais dans un empire très largement rural, où existe encore la corvée et où l’école est balbutiante, les masses restent à l’écart. Le débat est feutré. Rien à voir avec la passion nationale allemande, née du combat commun contre Napoléon, forgée au creuset de la « bataille des nations » à Leipzig (1813) et attisée par des intellectuels comme Fichte avec son Discours à la nation allemande. Il est vrai que les facteurs d’unité sont puissants. L’empereur, l’Eglise, l’armée, les fonctionnaires structurent solidement une société encore très paternaliste. Le slogan de cette époque « Biedermeier » – ainsi nommée en référence aux poèmes satiriques de Gottlieb Biedermeier qui raillaient la fadeur sirupeuse de ses contemporains – est la Gemütlichkeit, un mot intraduisible, entre douceur de vivre, agrément et gentillesse cultivée. La musique de Schubert et de Beethoven enchante les Viennois et se répand jusqu’aux confins de la monarchie. Les drames bourgeois de Raimund et de Nestroy à Vienne font écho à ceux
GRÈCE Limites de l’AutricheHongrie en 1914
COSMOPOLITE Ci-contre : une douzaine de groupes ethniques cohabitent dans la double monarchie austro-hongroise à la veille de la Première Guerre mondiale. On y parle une dizaine de langues et l’on écrit à l’aide de deux alphabets, le latin et le cyrillique. Les religions chrétiennes sont largement majoritaires, avec une prédominance des catholiques romains et gréco-catholiques (76,6 % de la population en 1910). On compte également des protestants (8,9 %), des orthodoxes (8,7 %), une communauté juive importante (4,4 %) et des musulmans (1,3 %). En dépit de son caractère multinational et multiculturel, l’AutricheHongrie forme, avant 1914, un ensemble relativement stable où les facteurs de cohésion, comme le loyalisme dynastique et l’Eglise catholique, l’emportent sur les facteurs de division.
de Tyl et Klicpera à Prague. Le néoclassicisme de la porte extérieure de la Hofburg à Vienne, celui de la douane de Prague, celui du château des Esterházy à Eisenstadt signent dans la pierre l’appartenance à une aire culturelle commune.
Un vent de fronde
Les révolutions de 1848 viennent briser ce fragile équilibre. L’étrange conjonction de la mythologie révolutionnaire française, de l’émergence des questions sociales liées à l’industrialisation, du romantisme national et de la lassitude engendrée par le verrouillage diplomatique du système metternichien de la Sainte-Alliance, fait souffler un vent de fronde sur le continent. En janvier, le feu prend à Palerme contre la dynastie ultraconservatrice des Bourbons de Sicile. En France, LouisPhilippe est renversé en février. Le « printemps des peuples » gagne bientôt l’Italie, le Milanais, contre l’Autriche, comme la Pologne, contre la Prusse. Il embrase l’Europe. Mais c’est d’abord de Berlin et des principautés d’Allemagne que l’Autriche va souffrir. Après des mouvements de rue à Berlin, les députés libéraux de la Confédération germanique (dont l’Autriche fait partie) convoquent pour le 31 mars 1848 une diète à l’église Saint-Paul de Francfort. Ils invitent leurs homologues de tous les Etats, dont la Bohême, à venir jeter
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avec eux les bases d’une future unité allemande. Au tout début des troubles, le Comité national de Prague, actif depuis fin février, réunissait dans un même élan Allemands et Tchèques. La convocation au Parlement de Francfort allume un foyer de discorde qui ne s’éteindra plus qu’en 1918. Les Tchèques, au premier rang desquels Palacký, leader d’un mouvement qui deviendra celui des Vieux Tchèques, refusent d’envoyer des délégués à Francfort, alors que les activistes germanistes le font sans états d’âme. Dans une lettre célèbre, Palacký développe ses arguments : « Si l’Autriche n’existait pas depuis longtemps, nous devrions dans l’intérêt de l’Europe et même de l’humanité, nous efforcer de la former le plus tôt possible. » Il réclame le rétablissement du vieux droit d’Etat. Pour lui, la défense de la cause nationale tchèque passe par l’empire des Habsbourg car « imaginons l’Autriche éclatée en quantité de républiques petites et grandes, quel appât pour la fondation d’une “monarchie russe universelle” qui réunirait tous les Slaves sous une même couronne ou pour une “puissance prussienne” ». On ne saurait mieux dire. Le protectorat de Bohême-Moravie du IIIe Reich ou l’occupation soviétique d’après 1945 révéleront combien ces craintes étaient fondées… A l’automne, les événements prennent un caractère tragique. La Hongrie se soulève. Un gouvernement révolutionnaire dirigé par Lajos Kossuth réclame l’indépendance. A Prague, un congrès des Slaves de toute la monarchie cause des troubles. L’insurrection est matée par le général Windischgraetz, qui fait donner le canon. Mais en octobre, les ouvriers de Vienne dressent des barricades. La famille royale doit fuir à Olmütz. A demibenêt et incapable de faire face à la gravité de la situation, l’empereur Ferdinand Ier, qui a succédé à son père, François Ier, en 1835, abdique. Il
REPRISE EN MAIN Ci-dessus : Julius Jacob von Haynau, par Anton Einsle, XIXe siècle (Trieste, Museo Storico del Castello di Miramare). Surnommé la « hyène de Brescia », le général von Haynau mena la répression de la révolte hongroise en 1849. En bas : L’Empereur François-Joseph Ier, par Anton Einsle, vers 1850 (Trieste, Museo Storico del Castello di Miramare). n’a pas d’héritier mâle et son frère, François-Charles, ne vaut guère mieux que lui. Le 2 décembre 1848, c’est donc son neveu François-Joseph, à peine âgé de 18 ans, qui est choisi pour monter sur le trône pour un règne qui durera près de soixantehuit ans. Par sa jeunesse et sa prestance, il incarne le renouveau. Mais dans un premier temps, il s’agit de rétablir l’ordre. Windischgraetz applique à Vienne la méthode qui lui avait réussi à Prague. La capitale est mise en état de siège. Avec l’aide de la Russie et du ban des Croates Jelačić, la Hongrie rebelle, qui avait proclamé la déchéance de la dynastie, est définitivement battue à Világos, en août 1849. La répression est menée par le général von Haynau, surnommé la « hyène de Brescia » pour sa férocité du temps qu’il était en poste en Italie. Kossuth prend la fuite. Treize généraux hongrois sont exécutés. La Lombardie rebelle, soutenue par le royaume du Piémont, est ramenée à l’obéissance après les victoires de Radetzky à Santa Lucia et à Custoza. L’ordre règne à nouveau en Autriche. Le Premier ministre, le prince Felix Schwarzenberg, peut dissoudre l’Assemblée constituante qui dans l’urgence avait été autorisée à se réunir à Kremsier. L’heure est à la reprise en main. Finies, les administrations byzantines, les subtilités héritées du passé. Le 4 mars 1849 est proclamée une Constitution unitaire. Désormais, il n’y a plus qu’un empire uni, « Gesamtösterreich », qu’une seule couronne, celle de l’empereur, sans référence aux Etats historiques. La monarchie est divisée en circonscriptions administratives. Imprudemment, François-Joseph peut écrire à sa mère en 1851 : « Nous avons jeté toute Constitution par-dessus bord et il n’y a plus qu’un maître en Autriche. »
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Les réformes ne mettent pas un terme aux revendications des nationalités – les Tchèques se divisent entre Vieux Tchèques conservateurs et Jeunes Tchèques plus libéraux ; ils créent des sociétés de gymnastique patriotiques, les Sokols, et lancent des souscriptions pour créer un théâtre national –, mais le temps est plutôt à l’apaisement. Rieger, l’un des leaders Vieux Tchèques, déclare en 1866 : « Avant tout nous voulons conserver l’empire car nous voyons dans son existence la garantie de notre existence nationale et celles des autres petites nations qui y sont rassemblées. » Il n’y a que la Hongrie à faire mauvaise figure. Toujours saignante des plaies de 1849, sa diète campe sur la colline de Pest et refuse d’envoyer des délégués au Parlement d’empire tant qu’elle n’aura pas été rétablie dans ses droits d’Etat.
La double monarchie
Le temps des réformes
Pourtant, ces années néo-absolutistes sont loin d’être des années de plomb. L’égalité de droit entre tous les citoyens est proclamée, celui d’user de sa langue nationale aussi. Le servage est aboli. La disparition des douanes à l’intérieur de la monarchie en 1851, l’unification du système fiscal, la création des chambres de commerce, le développement des chemins de fer, de la navigation sur le Danube ou d’un réseau bancaire moderne, avec la Creditanstalt à Vienne ou la Tiszavidéki Vasúttársaság à Budapest, jettent les bases d’une prospérité économique et d’une solidarité d’intérêts étendues à tout l’espace danubien. La capitale brille de mille feux. Les immeubles bourgeois du Ring, la nouvelle aile de la Hofburg, l’hôtel de ville néogothique, le parlement néoclassique, le Burgtheater, l’université donnent l’image d’une civilisation brillante, entreprenante et novatrice. Vienne est devenue une « Weltstadt », une ville mondiale, et la popularité de l’empire y trouve son compte. Ce ne sont pas des années d’immobilisme. Le ministre Thun réorganise l’enseignement et donne une place aux langues nationales. A la fin de la décennie, commence une réelle libéralisation. François-Joseph se sépare de ses ministres allemands et nomme Premier ministre un Polonais, le comte Goluchowski, avec mission de « trouver (…) des formes d’institutions qui, en développant la puissance unitaire de l’empire, selon les exigences des temps modernes, laisseraient s’épanouir librement, selon l’esprit des traditions locales, les coutumes particulières de chaque race ». Le diplôme du 20 octobre 1860 et la patente de 1861 rétablissent les anciennes diètes selon leur géographie historique. Le Parlement d’empire trouve un nouveau lustre. Il est divisé en une Chambre basse élue par les diètes et une Chambre haute représentant l’aristocratie et le clergé, complétée par des sénateurs à vie nommés par l’empereur. Les ministres ne sont pas responsables devant le Parlement, mais son aval est nécessaire pour le vote du budget.
C’est de la crise diplomatique en Allemagne que vient le choc qui imposera, en 1867, la dernière grande réforme institutionnelle de l’empire. Depuis la crise de 1848, la situation demeurait confuse. Après la dissolution rapide de la diète de Francfort (31 mai 1849), l’Autriche restait membre de la Confédération germanique. Deux perspectives à long terme s’opposaient. La solution d’une Petite Allemagne soutenue par la Prusse, qui réunirait les pays de langue allemande et eux seuls, et la solution d’une Grande Allemagne plus lâche, dans laquelle la monarchie danubienne conserverait toute sa place avec sa pléiade de peuples. Pour se débarrasser de l’Autriche et avoir les mains libres en Allemagne, la Prusse cherche une occasion. La disparition sans héritier de Frédéric VII de Danemark la lui donne.
L’Autriche politique de 1848 à 1914 st Vi
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AU-DELÀ DU FLEUVE A droite : de l’avènement de François-Joseph, le 2 décembre 1848, à 1867, l’empire des Habsbourg était un Etat unitaire, gouverné depuis Vienne. Lors du compromis austrohongrois de 1867, FrançoisJoseph devient empereur d’Autriche et roi de Hongrie. Une limite administrative est fixée entre la Cisleithanie et la Transleithanie, de part et d’autre de la rivière Leitha. La diplomatie, la défense et les finances restaient communes aux deux Etats qui avaient en revanche chacun son Parlement, son Premier ministre et son gouvernement. Page de gauche, en haut : Felix Schwarzenberg, par Anton Einsle, XIXe siècle (Trieste, Museo Storico del Castello di Miramare). En bas : Otto von Bismarck, par Franz von Lenbach, 1870 (collection particulière).
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Elle ouvre la question de la dévolution des duchés du Schleswig et du Holstein. Relevant du patrimoine personnel du souverain, soumis à la règle de primogéniture mâle, ils sont revendiqués par un prince allemand, neveu du roi défunt, Frédéric Auguste de Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg. Héritier de la couronne du Danemark au terme d’un changement de dynastie avalisé par le Parlement, Christian IX entend pourtant les conserver au pays. Faisant jouer la solidarité de la Confédération germanique, la Prusse impose à l’Autriche de participer à « la guerre des Duchés ». Le Danemark est défait. Par la convention de Gastein, signée en 1865, la gestion du Schleswig est confiée à la Prusse, celle du Holstein à l’Autriche. Mais les intérêts des deux duchés sont en réalité inextricablement liés. Leur cogestion tourne à l’enfer. Multipliant les incidents, Bismarck pousse Vienne à croiser le fer avec Berlin. La guerre est déclarée en 1866. La vénérable armée autrichienne ne fait pas le poids face aux bataillons prussiens. A Sadowa, le 3 juillet 1866, elle subit une écrasante défaite. C’est la fin de la vocation allemande de l’Autriche. Une page millénaire se tourne. Signée le 26 juillet 1866, la paix de Nikolsburg porte sur les fonts baptismaux la Confédération de l’Allemagne du Nord, prélude à la naissance de l’Empire allemand sous domination Hohenzollern, qui sera proclamé
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GRÈCE Limites de l’AutricheHongrie en 1914 100 km
en 1871, dans la galerie des Glaces, à Versailles. Pour les Habsbourg, c’est une catastrophe. On dit alors que leur pays est en retard « d’une année, d’une armée, d’une idée ». C’est paradoxalement pour eux aussi une chance, puisque c’est l’occasion de faire naître une identité autrichienne forte, austro-slavo-magyare, libérée du poids encombrant de l’hégémonie allemande. François-Joseph en est très conscient. Le problème le plus urgent est celui de l’épine hongroise. Il se rapproche de l’ennemi d’hier et accorde par le compromis de 1867 le rétablissement des droits d’Etat de la couronne de saint Etienne. Désormais, la monarchie sera impériale et royale, « kaiserlich und königlich », « kuk ». La rivière Leitha marque la frontière entre la Cisleithanie (quinze länder dont la Haute et la Basse-Autriche, la Bohême, la Moravie, la Galicie…) et la Transleithanie (Hongrie, Transylvanie, Slovaquie, Croatie). Chaque Etat aura son Parlement, son Premier ministre, son gouvernement. Des ministres communs géreront les affaires étrangères, la défense et les finances. Le reste dépendra des Parlements nationaux. Un accord économique renégociable tous les dix ans fixe la participation de chacun aux dépenses communes. En 1867, le couronnement à Budapest de François-Joseph et d’Elisabeth, elle-même acquise à la cause hongroise, est un grand moment de fidélité dynastique.
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Le dualisme a le mérite de ramener le calme en Hongrie. Mais, en réalité, il déplace le problème. La logique aurait voulu en effet que la même voie fût proposée à la Bohême. En 1871, l’empereur promet de se faire couronner à Prague. Mais le projet échoue sur la double opposition des Allemands, qui craignent de se retrouver davantage en minorité en Bohême, et des Hongrois, qui s’insurgent de la modification des grands équilibres. Les Slaves du Nord en gardent une profonde amertume. Palacký pronostique que « le jour de l’établissement du dualisme deviendra par une inéluctable nécessité de la nature celui de l’avènement du panslavisme ». C’est d’autant plus vrai que, désormais, c’est le royaume de saint Etienne qui fait figure de prison des peuples. Alors que les Magyars ne représentent que 48 % de la population de la Transleithanie, ils détiennent près de 90 % des sièges de députés grâce à un système électoral censitaire qui fait la part belle aux magnats. Les Slovaques se tournent dès lors vers leurs voisins tchèques du Nord, les Roumains de Transylvanie vers Bucarest. Quant aux Croates, malgré un statut particulier et un droit d’Etat subordonné avec leur propre Parlement, le Sabor, ils commencent de regarder vers leurs compagnons slaves du Sud, Dalmates ou Serbes. L’idée yougoslave fait son chemin.
Un équilibre fragile
Malgré des hommes d’Etat de haute qualité comme le comte Taaffe, Premier ministre de 1879 à 1893, la vie politique est agitée, violente même. En Bohême, toute tentative de réforme sérieuse est vouée à l’échec. Lorsque, en 1897, le Premier ministre, le comte Badeni, envisage d’imposer le bilinguisme par ordonnance, il doit renoncer en raison de l’intransigeance de la minorité allemande (36 % de la population) et de l’opposition de la Hongrie, alliée objective des Allemands. Le Parlement de Vienne est le théâtre de scènes épiques ainsi narrées par le correspondantduFigaro,le29novembre1897:«Jamaistroupe d’ivrognes ne s’était encore battue (…) comme ces législateurs, sous les admonestations de leur président. On discutait un “compromis provisoire” (…) lorsqu’un député allemand bondit de sa place, escalade le bureau et se met à secouer comme un fou la sonnette du président M. Abrahamowicz (…). Le député Schönerer saisit un fauteuil ministériel et en assomme ses collègues comme avec une masse d’armes. Le député Potaczek s’empare de la sonnette et frappe à tour de bras la tête du député Wolf. Le député Professeur Pfersche, étranglé par ses voisins, tire de sa poche son petit canif et le brandit pour se défendre… » Il faut cependant faire la part des choses entre l’écume des événements et les tendances de fond. Les facteurs d’unité
sont encore extraordinairement puissants. Les valeurs traditionnelles bien évidemment : la loyauté dynastique d’abord. Chacun admire le courage du « alte Herr », qui malgré les épreuves n’abandonne pas l’ouvrage. Ses effigies s’affichent partout jusqu’aux provinces les plus reculées. Les jubilés de 1898 et 1908 suscitent une immense ferveur populaire. L’Eglise ensuite. Dans ces terres de Contre-Réforme, le catholicisme façonne une spiritualité festive qui imprègne le quotidien. Face à la Prusse protestante, la foi catholique est un ciment et une armure. L’armée enfin. Avec sa devise « Viribus unitis », par nos forces unies, elle est la colonne vertébrale du pays. L’officier de cavalerie, traîneur de sabre et fort en gueule, ou le jeune lieutenant amateur de bonne fortune font partie de l’imaginaire.
Des promesses de renouveau
Paradoxalement, ce sont aussi les idées nouvelles qui apportent leur pierre au vieil édifice. En 1906, l’introduction du suffrage universel en Cisleithanie améliore les perspectives. Aux clivages nationaux s’ajoutent désormais les clivages idéologiques supranationaux. Fin tacticien, François-Joseph voit tout le bénéfice qu’il peut en tirer. Le parti social-démocrate, créé en 1888 au congrès de Hainfeld, englobe dès le départ l’empire entier. Victor Adler, l’un de ses fondateurs, théorise même l’austro-marxisme, qui suppose le maintien du grand ensemble territorial pour éviter que les luttes nationales ne paralysent l’émancipation des ouvriers. Il s’appelle lui-même en plaisantant le « Hofrat (conseiller de la Cour) de la révolution ». De son côté, le socialiste Karl Renner publie, en 1902, La Lutte des nations autrichiennes pour l’Etat, où il propose d’inscrire les électeurs sur des cadastres de nationalité, indépendamment de leur ancrage territorial. Ce bouillonnement intellectuel autour de la rénovation de la monarchie est d’autant plus fécond que l’on sait la fin de règne proche. Or, quoique profondément conservateur, l’héritier du trône, François-Ferdinand, est décidé à faire bouger les lignes et àmettreuntermeaudualisme,qu’iltientpourlargementresponsable de la défiance slave. Même s’il prend soin de ne pas se lier les mains, s’il envisage des solutions trialistes, quadrialistes ou fédéralistes, il regarde avec bienveillance les projets innovants. En 1906, il rencontre Aurel Popovici, auteur des Etats-Unis de Grande Autriche, qui suggère de transformer la monarchie en Etat fédéral. Des Croates comme le docteur Frank, des Slovaques comme Milan Hodža, des Roumains comme Maniu ont son oreille.Tousceshommesquijouerontdesrôlesessentielsaprèsguerre font bourgeonner un esprit de réforme qui ne sonne pas
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comme le glas d’un empire branlant, mais comme une promesse de renouveau. C’est si vrai que Beneš, futur président de la République tchécoslovaque, écrit, en 1913 : « L’on parle fréquemment d’un éclatement de l’Autriche. Pour moi, je n’y crois pas. Les liens historiques et économiques qui enchaînent les peuples autrichiens sont beaucoup trop forts pour que l’on puisse provoquer cet éclatement. Le suffrage universel ainsi que la démocratisation de l’Autriche et de la Bohême prépareront le terrain sur lequel s’apaiseront les luttes nationales. » Aux liens historiques, il aurait pu ajouter les liens culturels qui font de l’Empire austro-hongrois une civilisation à part entière. Hugo von Hofmannsthal a défini l’« austriacité » comme un « conceptspirituel». C’estune certaine manière d’êtreaumonde, entre la joie qu’il faut cueillir et la mort qui rôde au rythme des valses et des opérettes. De Cracovie à Dubrovnik, d’Innsbruck à Budapest, de Vienne à Prague, dans toutes les villes de la Mitteleuropa, le visiteur retrouve les mêmes églises baroques, les mêmes bâtiments officiels badigeonnés d’ocre jaune, aux frontonsdesquelssedétachel’aigleàdeuxtêtes,lesmêmesreliquaires scintillant de mille feux et les mêmes cafés où il commande un Melange, un espresso avec de la crème de lait. Au tournant du siècle, le Jugendstil dit l’unité de cette aire culturelle. Du pavillon Ver Sacrum ou de la Postsparkasse de Vienne à la maison municipale de Prague décorée par Mucha, en passant par le musée hongrois des Arts décoratifs, c’est toute la fleur cultivée de l’empire qui vibre à ce nouveau printemps du baroque.
Le destin en marche
Au-delà de la communauté de destin, la communauté de sentiments et d’expérience aurait sans doute laissé toutes ses chances à un rénovateur énergique. A la veille de la guerre, les tensions commencent de s’apaiser. En 1905, en Moravie, en 1910, en Bucovine, en 1914, en Galicie, des accords sont
SAINTE COURONNE Page de gauche : la couronne de saint Etienne de Hongrie, or, émail, perles et pierres semi-précieuses, XIe-XIIe siècles (Budapest, Musée national hongrois). La couronne doit son nom à Etienne Ier de Hongrie. Son origine est inconnue, mais une légende rapporte qu’elle aurait été envoyée par le pape Sylvestre pour le couronnement d’Etienne, qui eut lieu le 25 décembre 1000 ou le 1er janvier 1001. FrançoisJoseph la reçut à son tour, lors de son couronnement à Budapest, le 8 juin 1867. Ci-contre : timbre édité pour le jubilé des soixante années de règne de François-Joseph, en 1908, design de Koloman Moser, 1908. trouvés pour diviser les diètes en curies par nationalités. Lorsque commencent les hostilités en 1914, la mobilisation se déroule sans encombre. Même dans les provinces culturellement les plus proches de la Russie, comme la Galicie ou la Bucovine, il n’y a quasiment aucune désertion. Stefan Zweig note que les plus nombreux succombent à « la vieille magie des drapeaux et des discours patriotiques, cette inquiétante ivresse de millions d’êtres qu’on peut à peine peindre avec des mots, et qui donnait pour un instant au plus grand crime de notre époque un élan sauvage et presque irrésistible ». Malgré la dureté des combats, malgré quelques succès et beaucoup de revers, malgré la misère imposée par le blocus allié, la famine jusqu’au cœur de Vienne et les épidémies de typhus dans les rues de Prague, le grand ensemble tiendra jusqu’en 1918. Sans adhésion intime de ses peuples, aucune répression n’aurait pu le maintenir aussi longtemps uni. Avant Sarajevo, la désagrégation de la monarchie n’était qu’une hypothèse de travail. Ensuite, elle est devenue un destin.2
À LIRE de Jean-Louis Thiériot FrançoisFerdinand d’Autriche Perrin « Tempus » 552 pages 11 €
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P ORTRAIT Par Marie-Amélie Brocard
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Torturée et capricieuse, la véritable Elisabeth d’Autriche est bien éloignée de l’image édulcorée qu’en donnent les films de Romy Schneider. Décryptage.
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mythes et légendes
L’IMPÉRATRICE
lle fut considérée en son temps comme la plus belle femme d’Europe. Elle est pourtant mondialement connue aujourd’hui sous des traits qui ne sont pas les siens mais ceux de Romy Schneider, qui l’incarna en 1955 dans la célèbre trilogie d’Ernst Marischka. Pour beaucoup, le visage de l’actrice a éclipsé celui de son modèle. Face à la caméra, dans ses somptueuses robes de taffetas, elle n’incarne pas un personnage, elle est Sissi. Tant et si bien que lorsque, quinze années après le rôle qui fit sa célébrité, Luchino Visconti, le réalisateur du Guépard, projeta de faire un film sur Louis II de Bavière, Ludwig ou le Crépuscule des dieux, il apparut comme une évidence qu’elle seule pouvait à nouveau prêter ses traits à l’impériale cousine du « roi fou ».
ET SON DOUBLE
Ci-contre : Portrait posthume de l’impératrice Elisabeth d’Autriche (18371898), par Gyula Benczúr, 1899 (Budapest, Hungarian National Museum). Page de droite : Romy Schneider posant en 1958 devant le portrait d’Elisabeth d’Autriche dans le palais de la Hofburg à Vienne. Après avoir interprété l’impératrice dans trois films d’Ernst Marischka, l’actrice avouait haïr cette image de Sissi qui la poursuivit durant toute sa carrière de comédienne.
Réhabiliter l’Autriche
L’intérêt du réalisateur Ernst Marischka pour le personnage d’Elisabeth d’Autriche remonte à loin. Il avait déjà essayé de populariser l’illustre souveraine en 1932 dans une opérette. Dans les années 1950, l’Autriche panse encore les plaies de la Seconde Guerre mondiale et cherche à retrouver son prestige. Le projet de Marischka s’inscrit dans ce contexte. Pari pleinement tenu. Le premier épisode suscite en 1955 un véritable engouement en Autriche et en Allemagne, mais également dans le reste de l’Europe. Le charme de Romy Schneider n’y est pas
étranger. Assurée du succès, une suite est rapidement mise en chantier. Sissi impératrice et Sissi face à son destin voient successivement le jour en 1956 et 1957, malgré les réticences de l’actrice, qui se lasse de
ce personnage sucré auquel le public l’identifie, et qui finira par refuser de tourner un quatrième épisode. « Je hais cette image de Sissi », déclarera-t-elle même des années plus tard. Elle reprendra pourtant le rôle
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L’ÉDUCATION D’UN PRINCE L’empereur François-Joseph avec son fils Rodolphe, prince héritier du trône, en 1865. Rodolphe mourra avec sa maîtresse dans des circonstances mystérieuses (suicide ou assassinat politique ?) à Mayerling, en 1889, à l’âge de 30 ans. pour Luchino Visconti, incarnant une Elisabeth plus âgée, époustouflante de beauté et de charme, et sans doute plus proche de ce qu’était réellement l’impératrice, terriblement séduisante, objet de fascination, mais également torturée, excentrique, sujette aux sautes d’humeur, capricieuse et peu soucieuse de son entourage : tout à la fois irrésistiblement attirante et insupportable.
Libérée, délivrée
La vie d’Elisabeth d’Autriche fut tissée de trop de drames pour ne pas obliger la production à la romancer et à en présenter une version édulcorée, qui ne se concentrerait que sur les épisodes glorieux et heureux,
mettantenavantlesaspectsromantiqueset expurgeant les tragédies. La Sissi de Marischka a tout de la princesse Disney. Douce et fragile,sarencontreavecleprincecharmant, qui ignore qui elle est et la prend pour une paysanne, ressemble à un épisode de conte de fées. Elle a le pouvoir magique d’amadouer tout ennemi par la force de son seul sourire. Elle parle aux animaux. On s’attendrait presque à la voir pousser la chansonnette. Même la méchante belle-mère est là. Il ne manque que la citrouille ! D’une femme à la frontière de la neurasthénie, Marischka fait ainsi une héroïne pétillante de joie, ce qu’elle fut à n’en pas douter dans ses jeunes années, mais en oubliant que cette joie de
vivre, qui séduisit tant l’empereur, la jeune femme la perdit bien vite, laissant la place à une mélancolie dépressive et une fascination marquée pour la mort. Le premier film est entièrement consacré à la rencontre et au mariage du couple impérial. On y découvre l’univers de Possenhofen, la résidence du duc Maximilien, beau-frère du roi de Bavière, étrangère à toute convention, où Sissi grandit dans une atmosphère qui ne la prédisposa guère au rôle qu’elle allait jouer et la rendit rétive aux obligations du protocole autrichien. Elevée dans la nature, elle restera un esprit épris de liberté avec une « tendance aux caprices, sans souci des obligations de sa fonction » (Jean-Paul Bled). La rencontre, au hasard d’un hameçon lancé trop vigoureusement par la jeune fille, qui accroche l’empereur qui passait par là a tout du roman. Mais elle traduit avec pertinence à l’écran ce que fut ce coup de foudre aussi soudain qu’inattendu, qui amena François-Joseph à se détourner de celle qu’on lui destinait de façon quasi officielle, Hélène de Bavière, pour lui préférer dès le premier regard sa jeune sœur Elisabeth, à peine sortie de l’enfance – elle avait tout juste 15 ans –, dont le charme, la fraîcheur et la spontanéité le séduisirent aussitôt et à jamais. Jusqu’à la mort de Sissi, François-Joseph l’aimera en effet comme aux premiers jours. L’ironie du sort veut que ce soit justement cette spontanéité qui avait tellement plu au souverain qui fera le malheur de leur ménage, empêchant toujours son épouse de s’adapter à la vie à la Cour et à son étiquette, et qui condamnera bientôt le couple à des années de vie conjugale à distance, au gré des voyages incessants que multipliera l’impératrice : en Hongrie, en Angleterre, à Madère, à Corfou, en France et jusqu’à Genève, où elle devait trouver la mort des mains d’un anarchiste italien qui pensait frapper, à travers sa personne, tout ce qu’elle avait rejeté en réalité pendant toute sa vie.
Politique d’abord
La principale faiblesse des films de Marischka tient à ceci qu’en choisissant de se concentrer sur l’histoire intime de Franz et Sissi aux dépens de la vie politique, il oublie que, s’agissant de souverains
régnants, l’une ne va pas sans l’autre et qu’il est difficile, dans un contexte réduit à une peau de chagrin, de comprendre les rapports de Sissi avec sa belle-mère, l’archiduchesse Sophie, et son mari François-Joseph, auxquels les films accordent pourtant la première place. Quand François-Joseph épouse Sissi en 1854, cela fait six ans qu’il est monté sur le plus prestigieux trône d’Europe. Le continent est encore en pleine redéfinition après la tourmente napoléonienne. Le Saint Empire romain germanique a vécu ses derniers jours en 1806, cédant la place à un empire d’Autriche à la fois multiséculaire et bien neuf. La dynastie des Habsbourg a eu beau sortir de l’aventure napoléonienne dans le camp des vainqueurs, elle en est restée affaiblie. Partout en Europe souffle le vent des revendications nationales nées de l’exemple de la Révolution française, et l’empire multinational d’Autriche n’y échappe pas. L’accession au trône de François-Joseph lui-même, à tout juste 18 ans, a été le fruit de la révolution de 1848. Elle a fait suite à l’abdication d’un oncle débile et à la renonciation de son propre père en sa faveur. Elle s’est ouverte par une impitoyable répression, à Vienne, à Prague ou à Milan. Le nouvel empereur a pour mission de redonner du lustre à une monarchie affaiblie.
ENFANCE AU PALAIS En bas : les jeunes archiduchesses MarieValérie (à gauche) et Gisèle de HabsbourgLorraine, en 1871. Dernier enfant du couple impérial, Marie-Valérie fut aussi la seule à avoir été élevée par l’impératrice ellemême. Ses aînés, Gisèle et Rodolphe, avaient été confiés aux soins de l’archiduchesse Sophie, la mère de FrançoisJoseph (ci-contre). Durant son règne, il aura à faire face à la délicate question hongroise, à la perte de la Vénétie et de la Lombardie, aux guerres austro-prussiennes, jusqu’à ce que l’épineuse question balkanique l’entraîne dans un engrenage qui mènera à la Première Guerre mondiale.Iléchapperaàplusieurstentatives d’attentats, verra son frère Maximilien partir au Mexique pour y être couronné empereur et y finir fusillé, son fils Rodolphe, héritier du trône, mourir dans des circonstances tragiques et mystérieuses. C’est dire si l’empereur avait mieux à faire que de gérer les crises existentielles de son épouse et les scènes qu’elle faisait à sa mère, l’archiduchesse Sophie.
Les malheurs de Sophie
A l’égard de cette dernière, les films ont ancré l’image que Sissi avait voulu donner d’elle : celle d’« une méchante femme » ne cherchant qu’à martyriser sa bru. Jean-Paul Bled, qui s’apprête à publier une biographie de l’archiduchesse, est moins sévère. Dans le maître livre qu’il a consacré à FrançoisJoseph, il analyse les mauvais rapports entre la souveraine et sa belle-mère comme la confrontation de deux logiques irréconciliables, Sissi n’aspirant qu’à se réserver un espace de liberté quand Sophie met
au-dessusdetoutlaforcedusystèmemonarchique, dont elle croit intimement que le prestige passe par le respect du protocole. Elle n’oublie pas, instruite par le demi-siècle qui vient de s’écouler, que les monarchies peuvent être fragiles et considère que le premier devoir de sa belle-fille est de participer au renforcement de la solidité du trône de son mari. Sissi, au contraire, « s’accroche à son rêve impossible et refuse, pour ainsi dire, de devenir adulte. Pour Sophie, les intérêts en jeu dépassent la personne d’Elisabeth. Sa vie privée étant subordonnée aux obligations de sa fonction, une impératrice d’Autriche ne s’appartient pas. La monarchie a donc besoin, non d’une jeune fille rêveuse, mais d’une souveraine pénétrée de ses devoirs. Eu égard à l’importance des intérêts en cause, Sophie s’estime autorisée à se charger de l’éducation d’Elisabeth afin d’en faire une impératrice consciente de ses responsabilités ». Quant aux querelles entre les deux femmes pour la garde des enfants du couple impérial, qui forment le cœur de l’intrigue de Sissi impératrice, le film oublie à dessein qu’une fois que la jeune mère eut obtenu gain de cause, elle se désintéressa bien vite de ses enfants, du moins des aînés Gisèle et Rodolphe (la première fille du couple,
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Sophie, était morte à 2 ans des fatigues d’un voyage que lui avait imposé Sissi contre l’avis de Sophie : le film jette sur l’affaire un voile pudique en changeant le prénom de l’enfant d’un épisode à l’autre !). Il n’y a guère que Marie-Valérie, née dix ans plus tard, qui parviendra à obtenir l’attention de sa mère et finira par concentrer sur elle toute son affection.
seul face à la charge du pouvoir, et un peu ridicule dans son incapacité à retenir son épouse,elleacontribuéàenébranlerleprestige. Loin de l’image que donne Sissi face à son destin où, en toutes choses, son principal
Régime impérial
Sissi était d’une beauté hors du commun. Et sa vie fut ponctuée de malheurs. Voilà probablement les deux ressorts de sa popularité à travers le temps. De fait, il semble que, pendant des années, elle posséda un charme et un pouvoir d’attraction qui lui attachèrent des admirations et des affections profondes. Et on ne parvient pas à totalement accabler cette enfant propulsée par erreur dans un costume qui n’était pas taillé pour elle, cette mère qui perd sa fille aînée âgée de 2 ans alors qu’elle-même n’en a que 20, cette femme poursuivie par la maladie, régulièrement éprouvée par les deuils, notamment la mort dramatique et mystérieuse de son fils Rodolphe. Devenue impératrice par hasard, elle finira assassinée également par hasard. Doit-on pour autant s’interdire de voir qu’en des temps troublés, elle a participé à l’affaiblissement de la maison d’Autriche ? En fuyant autant qu’elle le pouvait la capitale (les Viennois ne le lui pardonneront pas et les journaux feront à plusieurs reprises le compte du peu de jours passés à Vienne dans l’année), en laissant l’empereur bien
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VILLÉGIATURE Ci-dessus : l’Achilleion, le palais que se fit construire Sissi entre 1889 et 1891 sur l’île grecque de Corfou. En bas : Karlheinz Böhm et Romy Schneider dans Sissi impératrice (1956), d’Ernst Marischka, deuxième opus de la trilogie. Romy Schneider ayant refusé de poursuivre la série, un dernier volet, Sissi face à son destin, sortira en 1957.
souci semble de soutenir son mari, elle ne sutjamaisassumerlesexigencesdesonrang. Elle refuse de tenir son rôle quand la diplomatie l’aurait voulu, jusqu’à en être grossière ; elle s’abstient ainsi de paraître aux côtés de son mari quand celui-ci accueille le tsar, ou envoie une fin de non-recevoir à une invitation de la reine Victoria lors de l’un de ses séjours dans une propriété voisine de sa villégiature. « Souveraine toujours prompte à se lamenter sur sa destinée mais rarement prête à renoncer aux avantages de sa position », elle dépense sans compter dans les plus folles excentricités : voyages dans tous les coins de l’Europe, apprentissage de l’art du cirque, chasses à courre à répétition, construction de maisons baroques dont elle se lasse à peine y est-elle installée. FrançoisJoseph ne lui refuse aucun de ses caprices. Parce qu’il l’aime follement. Par peur aussi de ses crises ou d’un départ définitif.
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Son obsession très moderne de son physique (dépasser 50 kg pour cette femme de 1,72 m était un drame) lui fait dès les premières années de mariage adopter des régimes absurdes : à tel moment elle ne se nourrit que d’oranges, à d’autres de jus de viande. Elle a refusé à François-Joseph, dans la charge écrasante qui pesait sur ses épaules, le seul réconfort qu’il aurait pu souhaiter : un foyer stable. Il y a quelque chose de terriblement pathétique dans les supplications que le plus grand souverain d’Europe adresse dans son courrier quotidien à sa femme absente, dans l’espoir des retours éphémères dont il a appris à se contenter.
La question hongroise
Il n’y a guère que le règlement de la question hongroise qui la verra réellement s’impliquer dans les affaires de l’empire et participer très largement à son dénouement, en usant de son influence auprès de son mari
INSAISISSABLE Elisabeth d’Autriche avec son chien Houseguard, vers 1865-1866. Si son époux François-Joseph semblait éperdument amoureux d’elle et acceptait toutes ses lubies et sautes d’humeur, Sissi, en revanche, ne paraissait prête à aucune concession pour l’assister. Elle passera les dernières années de sa vie le plus souvent loin de Vienne. pour lui faire accepter l’idée du compromis, plaidant l’indulgence pour les révolutionnaires, faisant entrer en force la culture magyare à la cour de Vienne. Les Hongrois ne s’y tromperont pas, qui adopteront leur reine avant même d’accepter leur roi. Est-ce par crainte de parler politique au milieu d’une romance ? Ce rôle prépondérant est résumé dans les films de Marischka parunephrasedeFrançois-Joseph:«Cepays courageux et fier tu l’as conquis avec ton seul cœur. » On cherche en vain à comprendre comment et pourquoi même il avait besoin d’être conquis. Il était manifestement plus importantdeconsacrerdutempsauxinvraisemblables vacances incognito du couple dans une auberge de montagne au Tyrol, ou à la suggestion d’une idylle impossible
avec le Hongrois Andrássy, auprès duquel l’impératrice froufroute en criant : « Comte Andrássy ! Comte Andrássy ! » C’est peut-être Paul Morand qui a finalement le mieux résumé le paradoxe du « mythe Sissi » dans La Dame blanche des Habsbourg : « Elisabeth a été très admirée dans le monde et très détestée en Autriche ; elle a étonné, stupéfié, surpris, choqué toute l’Europe, pendant quarante ans. Aujourd’hui, les historiens, les scénaristes, les dramaturges restent sous le charme : une impératrice libertaire, une tête couronnée qui étouffe sous les devoirs de sa charge et se révolte contre son rang, suffit à ravir le grand public des hebdomadaires qui veut que les reines s’habillent comme des reines et se conduisent comme des poules. » 2
aigle têtes
L’ àdeux
Par Jean-Paul Bled
Acquise au prix du compromis de 1867 avec la Hongrie, la stabilité politique de l’Empire austro-hongrois ne résista pas au choc conjugué des passions nationales et de son alliance avec l’Allemagne. La guerre de 1914 précipita sa fin.
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MARCHE FUNÈBRE Le cortège funéraire de l’empereur François-Joseph d’Autriche, près de la cathédrale Saint-Etienne, à Vienne, où serait célébré le service religieux, le 30 novembre 1916.
L lage entre les développements historiques du royaume de
e dualisme vient de loin. Il trouve son origine dans le déca-
Hongrie et des autres pays habsbourgeois. Pendant plus d’un siècle et demi, depuis le premier tiers du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la plus grande partie de la Hongrie, passée sous la souveraineté ottomane, avait été coupée du reste de la monarchie. C’est précisément durant cette période, notamment après la bataille de la Montagne blanche, en 1620, que l’ensemble austro-bohême était entré dans un processus de centralisation auquel avait échappé la Hongrie. La Pragmatique Sanction de 1713 proclama certes solennellement la solidarité des pays habsbourgeois, mais sans revenir sur le statut particulier de la Hongrie. Par la suite, Marie-Thérèse (1740-1780) avait eu le souci de respecter la personnalité institutionnelle de la Hongrie, d’autant que celle-ci lui avait apporté un soutien précieux dans la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). Dans le même temps, elle s’appliqua à élargir par petites touches l’autorité de Vienne au royaume de saint Etienne sans jamais porter atteinte à sa constitution. Empereur philosophe, Joseph II (1780-1790) rompit avec cette politique tout en subtilités. Il abroge purement et simplement la vieille Constitution, dans laquelle il voit une relique du passé en contradiction avec les impératifs de la raison. Cette tabula rasa a pour conséquence de dresser la classe politique hongroise contre Vienne. A la mort de Joseph II, le pays est au bord de la sécession. Pour prévenir ce péril, le nouvel empereur, Léopold II (1790-1792), frère cadet du défunt, s’empresse de rapporter les mesures controversées et de rétablir le statu quo ante. Les choses en restent là jusqu’à la révolution de 1848. Durant les décennies marquées par la figure de Metternich, l’Autriche connaît un dualisme de fait. Elle présente la singularité d’être une championne de l’absolutisme monarchique et de tolérer dans une de ses composantes un régime constitutionnel, fût-il non représentatif. Les années précédant
la révolution voient l’émergence d’un mouvement nationaliste qui réclame une révision des rapports avec Vienne dans le sens d’une plus grande souveraineté. A l’œuvre dès le début de la secousse révolutionnaire, il prend le dessus à l’automne. C’est la situation dont François-Joseph hérite à son avènement, le 2 décembre 1848. Le jeune souverain choisit de briser la rébellion hongroise conduite par Lajos Kossuth. Il y parvient au prix d’une guerre de plusieurs mois. Après la victoire, conseillé par son Premier ministre, le prince Felix Schwarzenberg, il opte pour le parti de la répression et abolit la Constitution hongroise. Il n’est plus question de dualisme. Désormais la Hongrie est ravalée au rang des autres provinces de l’empire et gouvernée depuis Vienne. S’il se maintient tout au long de la décennie néo-absolutiste (1849-1859), ce système est sérieusement ébranlé par les défaites subies en Italie contre la coalition franco-piémontaise en juin 1859. L’Autriche entre alors dans une longue période de tâtonnements institutionnels. François-Joseph s’engage dans la voie de concessions à la Hongrie, mais sans que le blocage existant saute. D’abord parce que ces concessions sont encore timides,maissurtoutparcequ’ils’agitdesolutionsoctroyéesqui contreviennent au principe de la souveraineté du royaume. Le tournant est pris en avril 1865 quand Ferenc Deák, la principale figure de l’opposition hongroise, souvent appelé le « sage de la nation », publie un article dans le Pesti Naplo (La Gazette de Pest) dans lequel il assure que le respect de la souveraineté hongroise est compatible avec les impératifs de la sécurité de la monarchie. C’est là un discours auquel François-Joseph ne peut être que sensible. Sur ces bases, dès lors que l’option de la sécession est écartée, un accord devient possible. D’autant que FrançoisJoseph a tiré des premières années de son règne la leçon que la monarchie ne pourra retrouver son équilibre intérieur sans une entente avec la Hongrie. Même si des écueils sont encore à franchir, la voie conduisant à un compromis paraît donc libérée.
© MUSÉE NATIONAL HONGROIS. © HEERESGESCHICHTLICHES MUSEUM/MILITÄRHISTORISCHES INSTITUT, WIEN.
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Quelle est l’origine du dualisme austro-hongrois ?
Quelles sont les conséquences de la bataille de Sadowa en 1866 ?
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urant ces mêmes années, l’Autriche est engagée dans un bras de fer avec la Prusse pour la suprématie en Allemagne. L’affaire vient de loin. Frédéric II a été le premier à dégainer en 1740. Même quand ils appartenaient au même camp, les deux Etats n’ont cessé de se surveiller pour ne pas laisser l’un prendre l’avantage sur l’autre. La Prusse a marqué un point important en réunissant en 1834 la plupart des Etats allemands dans l’union douanière du Zollverein, dans laquelle Vienne n’est pas entrée. Puis, sortie plus tôt de la crise révolutionnaire de 1848, elle a cherché à profiter des difficultés de sa rivale pour avancer ses pions. Elle a ainsi mis en avant le projet d’une union restreinte dont l’Autriche serait exclue. Finalement, le redressement de la monarchie habsbourgeoise l’a empêché d’aboutir. Plus grave, Schwarzenberg l’a contrainte à une reculade diplomatique en novembre 1850, à Olmütz. On parlera désormais de « l’humiliation d’Olmütz » qui, à l’égal d’Iéna, restera comme un traumatisme sur la conscience prussienne. Il va revenir à Otto von Bismarck de le venger. Quand il prend les fonctions de ministre-président, en septembre 1862, il est déterminé à régler la question allemande à l’avantage de la Prusse. Il est convaincu, depuis longtemps, qu’elle ne se résoudra qu’après un conflit armé avec l’Autriche. Lorsque la rupture survient en juin 1866, la plupart des experts sont d’avis que la victoire n’échappera pas à la monarchie habsbourgeoise. Et pourtant, celle-ci n’aborde pas la guerre dans les meilleures conditions. En avril 1866, Bismarck a signé un traité d’alliance avec l’Italie dont la conséquence inévitable sera que l’armée autrichienne devra se battre sur deux fronts. Vienne dispose certes d’alliés en Allemagne : le Hanovre, la Saxe, la Bavière et le Wurtemberg. Mais, en dehors de la Saxe, qui joint ses forces à celles de l’armée autrichienne sur le front nord, les autres pratiquent la tactique du chacun pour soi, avec le résultat qu’ils sont battus l’un après l’autre sans coup férir. Dans la guerre qui s’annonce, la France restera
neutre. Napoléon III a fixé à Bismarck, comme limite à ne pas franchir, la ligne du Main, celle qui sépare traditionnellement les Allemagnes du Nord et du Sud. Il compte qu’après cette guerre, l’espace germanique, plus divisé que jamais, se partagera entre trois ensembles : l’Allemagne du Nord sous direction prussienne, l’Allemagne du Sud et l’Autriche, et que la France pourra s’ériger en arbitre des destinées allemandes. Il suffit de quelques jours pour qu’il ne reste rien de ce bel édifice. Le 3 juillet 1866, l’armée autrichienne subit un revers cuisant à Sadowa, en Bohême. Plusieurs facteurs l’expliquent. Toute la vertu du monde ne peut rien contre la puissance du feu. En clair, le fusil à répétition prussien fait des ravages dans les rangs autrichiens. D’autre part, le général Benedek, commandant en chef de l’armée impériale sur le front nord, a certes été un meneur d’hommes valeureux en Italie tant en 1848-1849 qu’en 1859, mais il n’a pas l’étoffe d’un stratège. Face à Moltke, le chef d’état-major général prussien, cette insuffisance se paie au prix fort. Après cet échec, François-Joseph pourrait continuer la lutte. A cette fin, il rapatrie le gros des troupes qui se sont illustrées contre les Italiens. Il faudrait encore que Napoléon III se décide à entrer dans le conflit. Or, malgré la victoire prussienne qu’il n’avait pas prévue, celui-ci ne modifie pas son analyse. Le comte Beust, l’envoyé de François-Joseph auprès de la cour des Tuileries, essuie un refus poli, mais ferme. En conséquence, François-Joseph se résout à traiter.
Les termes de l’armistice conclu à Nikolsburg, le 26 juillet, préfigurent la paix qui est signée, le 23 août, à Prague. Bismarck a atteint son objectif : l’exclusion de l’Autriche hors d’Allemagne. Pour la vieille monarchie, c’est la fin de sa présence multiséculaire comme puissance dominante au sein du corps germanique. La voie est libre pour que la Prusse réalise l’unité de l’Allemagne. Ce n’est pas que François-Joseph ait abdiqué tout espoir d’annuler les conséquences de Sadowa, si les circonstances devaient s’y prêter. Pour cela, il lui faudrait nouer l’alliance à laquelle Napoléon III s’est refusé. Revenu de ses illusions, celui-ci y est maintenant prêt. Mais c’est au tour de François-Joseph d’hésiter à aller au-delà d’un simple rapprochement diplomatique. Aussi, quand la guerre franco-prussienne éclatera en juillet 1870, laissera-t-il passer l’ultime chance de reprendre pied en Allemagne. Ses vœux iront à la France, mais il ne pourra qu’assister en spectateur impuissant à la marche des événements. Lorsque l’Empire allemand sera proclamé, le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces de Versailles, il n’y aura plus de retour en arrière possible. GUERRES ET PAIX Page de gauche : Le Siège de Buda, du 4 au 21 mai 1849, par Than Mór, XIXe siècle (Budapest, Musée national hongrois). Ci-dessous : La Bataille de Sadowa en 1866, par Alexander Ritter von Bensa, XIXe siècle (Vienne, musée d’Histoire militaire).
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Pourquoi l’Autriche a-t-elle conclu un compromis avec la Hongrie en 1867 ?
F dications hongroises en cas de victoire contre la Prusse ? EN COUVERTURE
rançois-Joseph se serait-il montré aussi ouvert aux reven-
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Rien n’est moins sûr. Il n’était pas davantage acquis qu’après la défaite autrichienne, les Hongrois ne réviseraient pas leurs exigences à la hausse. Or, Deák a l’habileté d’assurer qu’il ne demandera rien de plus après qu’avant, s’attirant du même coup la reconnaissance du souverain. Au sortir de la guerre, deux options s’offrent à FrançoisJoseph pour la réorganisation interne de la monarchie. La première consisterait à explorer la piste ouverte en 1865 en vue d’une entente privilégiée avec la Hongrie. La seconde se proposerait de réformer la monarchie sur la base d’un système fédéral. Mais François-Joseph n’est pas long à trancher en faveur du dualisme. Il en est convaincu par le comte Beust, son nouveau ministre des Affaires étrangères, pour qui il importe de régler rapidement la question intérieure afin de permettre à la monarchie de retrouver sa liberté d’action à l’extérieur. Or, l’accord avec la Hongrie peut être conclu relativement vite sur la base du schéma élaboré en 1865. A l’inverse, l’élaboration d’une solution fédérale demanderait une période de maturation beaucoup plus longue au regard du nombre de peuples concernés par ces discussions. Il ne serait même pas certain qu’un accord puisse être trouvé, tant le risque serait grand que la Hongrie mette son veto par crainte d’un mouvement de contagion qui toucherait les peuples non hongrois à l’intérieur de ses propres frontières. L’accord est trouvé en février 1867. Comme Sadowa avait porté un coup fatal à la présence de l’Autriche en Allemagne, le compromis austro-hongrois marque la fin de l’empire unitaire. Il consacre l’union de deux Etats souverains au sein d’une même monarchie, l’organisation interne de chacune des deux composantes devant être fixée par une Constitution, qui lui sera propre. François-Joseph ne régnera plus en Hongrie en qualité d’empereur d’Autriche, mais seulement comme roi de Hongrie. C’est aussi dans l’exercice de sa souveraineté que la Hongrie a librement accepté de s’associer à l’Autriche et de se reconnaître avec elle des affaires communes. Les premières, dites « pragmatiques » par référence à la Pragmatique Sanction qui avait scellé en 1713 l’union organique de la Hongrie avec les autres pays de la monarchie, se limitent à trois : la diplomatie, la défense et les finances, ces dernières couvrant les deux premiers postes. Le second groupe se compose d’affaires dites « d’intérêt commun », telles que la monnaie, le commerce extérieur, les douanes, les transports et la fiscalité indirecte. Toutes les autres compétences sont du ressort exclusif de chacune des parties contractantes. L’une et l’autre possèdent un exécutif presque complet (Intérieur, Finances,
Justice, Instruction et Cultes, Agriculture, Commerce). Les deux gouvernements sont comptables devant des assemblées (Reichsrat à Vienne – Diète à Budapest), les rapports entre les pouvoirs étant réglés par des Constitutions. François-Joseph a longtemps hésité à accepter la formation d’un gouvernement hongrois. Il s’y est finalement résolu, sans doute sous la pression de l’urgence. Mais il a aussi rapidement compris que ce système lui laissait la haute main sur les affaires qu’il était habitué à tenir pour vitales, en clair la diplomatie et la défense, qui échapperaient au contrôle des assemblées aussi bien autrichienne que hongroise. L’accord acquis, François-Joseph se refusera par la suite à toute remise en cause substantielle. Tout au plus accepterat-il quelques aménagements. Après les crises des deux premières décennies du règne, il considère avoir atteint un point d’équilibre qu’il est désormais de son devoir de maintenir. De fait, le compromis assurera à la monarchie la stabilité qui lui avait précédemment fait défaut. La médaille a cependant un revers. En se ralliant au dualisme, François-Joseph a privilégié les Hongrois au détriment des autres peuples, notamment des Slaves. Le compromis va en particulier altérer gravement la relation entre les Tchèques
Quelles sont les conséquences du congrès de Berlin en 1878 ?
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et Vienne. Il en est de même pour les autres peuples de Hongrie (Croates, Serbes, Slovaques, Roumains), qui avaient jusqu’alors vu dans l’empereur d’Autriche leur protecteur naturel. Dorénavant, en tant que roi de Hongrie, François-Joseph transmettra leurs doléances au gouvernement de Budapest, qui n’en tiendra le plus souvent aucun compte. L’heure est cependant aux réjouissances. Le compromis permet la tenue du couronnement, qui avait été impossible aussi longtemps qu’avait duré le conflit avec la Hongrie. Maintenant qu’il a connu une issue heureuse, François-Joseph et Elisabeth sont couronnés, le 8 juin 1867, à Buda, roi et reine de Hongrie, dans la liesse populaire.
CAP AU SUD-EST Le Couronnement de FrançoisJoseph et Elisabeth, roi et reine de Hongrie, le 8 juin 1867, lithographie. A droite : L’Autrichien en Bosnie, par Pépin, caricature parue dans Le Grelot, le 29 septembre 1878. Après le congrès de Berlin, en juin-juillet 1878, l’Autriche-Hongrie se voit confier l’administration de la Bosnie-Herzégovine pour le compte du sultan ottoman. Un pas vers l’annexion qui aura lieu en 1908.
a monarchie des Habsbourg devait son statut de grande puissance européenne au corps de ses pays héréditaires, auquel s’ajoutaient ses sphères d’influence au nord, en Allemagne, et au sud, en Italie. Napoléon l’en avait dépossédée. Elle les avait toutefois récupérées en 1815, au congrès de Vienne. L’empereur d’Autriche était devenu le président de la Confédération germanique créée sur les cendres du Saint-Empire. Les positions de Vienne en Italie avaient même été renforcées, son autorité s’étendant sur des modes divers d’un bout à l’autre de la péninsule. Les révolutions de 1848 avaient gravement menacé la puissance autrichienne à l’extérieur comme à l’intérieur. Sans doute le statu quo ante avait-il été restauré sur ces deux fronts. Mais cela n’a été qu’un court répit. L’Autriche est chassée en deux temps d’Italie. Après la guerre de 1859 contre le Piémont et la France, Vienne ne conserve que la Vénétie. Pour peu de temps. En 1866, elle doit s’en défaire au profit de l’Italie, qui s’est constituée en royaume en 1861. Pour
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l’Allemagne, le processus est plus rapide. Il suffit d’une bataille pour que le destin bascule. Après Sadowa, l’Autriche cesse d’être une puissance allemande. Pour conserver son statut de grande puissance, l’Autriche, devenue l’AutricheHongrie, doit donc se chercher une nouvelle sphère d’influence. Où pourraitelle la trouver sinon dans les Balkans ? Depuis Metternich, la diplomatie viennoise s’était fixé pour postulat la défense de l’intégrité des possessions ottomanes en Europe. Non sous l’effet d’une quelconque sympathie pour le régime turc, mais par souci de faire barrage aux ambitions de la Russie dans l’espace du Sud-Est européen. Cette volonté avait déjà dicté la politique de François-Joseph durant la crise orientale de 1853-1856, qui avait culminé dans la guerre de Crimée. Mais pouvait-on continuer à s’en tenir à ce dogme alors que les bases de l’Empire ottoman en Europe se fissuraient face à la montée du mécontentement de ses sujets chrétiens ? Cette nouvelle donne géopolitique, jointe à la recherche d’une zone d’influence, conduit l’AutricheHongrie à reconsidérer sa politique. Sa présence dans la région pourra, selon les circonstances, prendre deux formes, soit l’annexion de territoires, soit l’entrée des Etats balkaniques dans sa mouvance.
Une première occasion se présente quand les chrétiens de Bosnie-Herzégovine, frontalière de l’Autriche-Hongrie, se soulèvent en 1875 contre la souveraineté ottomane. Vienne pourrait profiter des circonstances pour annexer le pays. Mais la crise ne reste pas localisée. C’est bientôt au tour des Bulgares de se joindre à l’insurrection. Plus : jusqu’alors spectatrice, la Russie déclare la guerre à la Sublime Porte. La crise pourrait encore être tenue sous contrôle, puisque Saint-Pétersbourg a signé au préalable une convention avec l’Autriche-Hongrie qui, en échange de sa neutralité, lui reconnaît le droit d’annexer la Bosnie-Herzégovine, et que l’Etat bulgare à naître en cas de victoire ne s’étendrait pas jusqu’à la mer Egée, une disposition visant à priver la Russie, par client interposé, d’un accès à la Méditerranée. Mais, arrivés aux portes de Constantinople, les Russes n’ont cure de cet accord et prétendent redessiner la péninsule balkanique à leur guise, une volonté consacrée par le traité de San Stefano imposé en mars 1878 à l’Empire ottoman. Il n’y est plus question de la cession de la Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie, alors qu’est prévue la création d’une Grande Bulgarie, sous influence russe, disposant d’un accès à la mer Egée.
L’affaire, dès lors, n’en reste pas là. La percée russe provoque une réaction de l’Autriche-Hongrie et de l’Angleterre. Vienne n’admet pas que Saint-Pétersbourg ait ignoré son engagement relatif à la Bosnie-Herzégovine. De son côté, Londres ne peut accepter l’entrée de la Russie en Méditerranée. C’est le moment pour Bismarck d’entrer en scène. Il s’est fixé pour objectif prioritaire d’empêcher la France de sortir de l’isolement où sa défaite de 1871 l’a placée. Or, elle pourrait profiter d’une guerre européenne pour revenir dans le jeu. Pour trouver une solution, il convoque un congrès, qui se tient à Berlin de la mi-juin à la mi-juillet 1878. Isolée, la Russie doit jeter du lest. La Bulgarie ne s’étendra pas jusqu’à la mer Egée. Par ailleurs, les puissances seraient prêtes à accepter que l’Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine. Pourtant, le comte Andrássy, le ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, se contente d’un statut qui confie l’administration de la province à la monarchie. Dans ce choix a prévalu le souci de l’aristocrate hongrois de ne pas augmenter le poids des Slaves à l’intérieur de la monarchie. Même si l’option finalement retenue est en retrait par rapport à l’annexion, Vienne vient bel et bien de s’engager dans les Balkans.
Quelles relations l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne entretiennent-elles à partir de 1878 ?
L tenue du congrès de Berlin, une alliance est scellée entre e 7 octobre 1879, un peu plus d’un an seulement après la
l’Autriche-Hongrie et l’Empire allemand. C’est l’aboutissement d’un long processus. Aussitôt après la victoire allemande de 1871, Vienne a pris acte de la nouvelle donne ainsi créée en Europe. En charge de la diplomatie austro-hongroise depuis la fin 1871, Andrássy s’est fixé cette alliance pour objectif dans le but de couvrir la monarchie à l’est contre les ambitions russes. Après Sadowa, se refusant à insulter l’avenir, Bismarck avait pris soin de ne pas humilier l’Autriche. A cette fin, il s’était abstenu de lui imposer une cession de territoires. La guerre ayant apuré le contentieux entre les deux puissances, il importait d’éviter toute mesure qui se mettrait en travers d’un futur rapprochement. Le chancelier n’envisageait pas pour autant, avant le congrès de Berlin, une relation privilégiée avec Vienne. Il entendait plutôt réunir l’Autriche-Hongrie et la Russie dans un même système diplomatique afin de les immuniser l’une et l’autre contre la tentation de se tourner vers la France. Il y est d’abord parvenu, mais la récente crise orientale a montré les limites de l’exercice. Celle-ci a révélé au grand jour les ambitions de la Russie. Le congrès de Berlin a certes permis de les contenir. Mais pour combien de temps ? Bismarck fait le choix de s’y opposer en concluant avec l’AutricheHongrie l’alliance à laquelle il s’était jusqu’alors dérobé. Pour FrançoisJoseph, ce traité représente une indéniable victoire, d’autant qu’il est largement écrit à ses conditions. L’Allemagne s’engage à prendre les armes contre la Russie si son allié est victime d’une agression non provoquée de la part de Saint-Pétersbourg. A l’inverse, il n’est tenu à aucune obligation contre la France, à laquelle ne l’oppose aucun contentieux. Cette alliance est appelée à devenir la pierre angulaire de la politique extérieure de la monarchie austro-hongroise. Cela posé, les deux partenaires n’en donnent pas la même interprétation. Pour Bismarck, il s’agit
prioritairement de contenir les ambitions expansionnistes de la Russie. Inversement, il n’entre pas dans ses intentions de couvrir une politique offensive de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans. Au reste, il s’est surtout proposé, par ce traité, de faire pression sur la Russie pour qu’elle revienne dans le giron de son système diplomatique à trois, ce qui sera achevé deux ans plus tard. Cette alliance associe au surplus deux partenaires de poids inégal. Au reste, Bismarck ne pose-t-il pas en axiome que, dans une alliance, il y a toujours le cheval et son cavalier ? Cette inégalité au détriment de Vienne ne cessera de s’accuser au fil des ans, au point que Guillaume II, toujours maître dans l’art de la nuance, n’hésitera pas à qualifier l’Autriche-Hongrie de son « brillant second ».
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Ci-contre : « Viens, viens avec moi… je ne t’abandonnerai pas ! » L’Allemand Guillaume II et l’Autrichien FrançoisJoseph, caricature pour une carte postale, vers 1915. Page de gauche : Le Congrès de Berlin, 13 juin-13 juillet 1878 (détail), par Anton von Werner, 1881 (Berlin, Alte Nationalgalerie). Au premier plan, au centre, le chancelier allemand Otto von Bismarck félicite le représentant russe, le comte Piotr Chouvalov, tandis qu’à gauche se tient le ministre des Affaires étrangères austro-hongrois, le comte Gyula Andrássy.
Pourquoi l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914, a-t-il entraîné le déclenchement de la Première Guerre mondiale ?
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L’
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attentat de Sarajevo est le détonateur d’une crise qui couvait depuis plusieurs années. Les graves tensions internationales provoquées par l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’AutricheHongrie en 1908, puis les guerres balkaniques de 1912 et 1913, en avaient été les inquiétantes prémices. Après les gains enregistrés par la Serbie au terme des guerres balkaniques, Vienne avait pris la décision de ne plus rien lui tolérer. Aussi, dès l’annonce de l’assassinat de l’héritier du trône, les dirigeants austro-hongrois sont-ils résolus à imposer à la Serbie une punition supposée lui retirer toute capacité de nuisance. Avant d’ordonner cette expédition punitive, François-Joseph estime indispensable d’obtenir le blancseing de Berlin. Guillaume II ayant donné à son allié un chèque en blanc, Vienne lance les préparatifs de cette opération militaire. On veut croire à Vienne comme à Berlin que le conflit restera localisé : en d’autres termes que la Russie n’interviendra pas plus qu’elle ne l’avait fait en 1909, après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, et, plus récemment encore, en 1913, quand la Serbie avait occupé l’Albanie pour s’assurer un accès à l’Adriatique. Vienne avait alors adressé un ultimatum à Belgrade qui avait dû céder, faute d’avoir DANS LA TOURMENTE Ci-contre : la cavalerie serbe prête pour la bataille dans les plaines des Balkans, entre 1914 et 1918 (Washington, Library of Congress). Page de droite : l’empereur Charles Ier, sa femme, Zita de Bourbon-Parme, et leur fils aîné, le prince héritier, Otto de Habsbourg-Lorraine, lors des funérailles de François-Joseph, le 30 novembre 1916, à Vienne. Le vieil empereur sera inhumé dans la crypte des Capucins, auprès de sa femme, Elisabeth.
obtenu de Saint-Pétersbourg la garantie d’un soutien militaire. Mais les événements suivent cette fois un autre cours. La crise s’internationalise quand l’Autriche-Hongrie remet le 23 juillet un ultimatum à la Serbie. C’est le produit de la logique implacable du système d’alliances entre lesquelles l’Europe se partage. D’un côté la Triplice, formée des puissances centrales et de l’Italie, de l’autre la Triple Entente avec la France et la Russie, alliées depuis 1892, auxquelles l’Angleterre s’est jointe en 1904 et 1907. Lors des crises précédentes de 1908-1909 et 1912-1913, la France, considérant que ses intérêts vitaux n’étaient pas engagés dans l’Europe
du Sud-Est, avait retenu son allié russe de partir en guerre. De son côté, Berlin s’était employé à empêcher l’AutricheHongrie de frapper la Serbie. Mais à quoi sert une alliance si elle n’a pour résultat que de brider l’un des alliés ? Ce qui s’est passé une fois, voire deux, ne peut se répéter indéfiniment sans que la raison d’être de l’alliance ne soit remise en question. Au début de la crise, on l’a vu, l’Allemagne a remis un chèque en blanc à son allié austrohongrois. Sur l’autre front, la France, de peur de perdre son allié russe, ne retient plus son bras. Ces obstacles levés, plus rien ne peut arrêter la marche à la guerre générale.
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La disparition de François-Joseph en 1916 a-t-elle précipité la fin de l’Autriche-Hongrie ?
A coup s’interrogent sur l’avenir. La disparition du vieil la mort de François-Joseph, le 21 novembre 1916, beau-
empereur ne sonne-t-elle pas le glas de la monarchie austrohongroise ? Le jeune Charles Ier , son successeur, reçoit en héritage une situation passablement inquiétante. Prévue pour être courte, la guerre fait rage depuis maintenant près de deux ans et demi. Et la fin ne paraît pas en vue. Ce conflit interminable a développé des conséquences lourdes de menaces. Le déséquilibre entre les puissances centrales n’a cessé de se creuser, au point que s’est clairement établi un rapport de subordination de Vienne envers son allié allemand. Dernière illustration en date, François-Joseph a dû se résoudre à accepter un commandement suprême interallié au profit du maréchal Hindenburg. La guerre avançant, l’armée et la population civile sont soumises à un régime de privations alimentaires de plus en plus sévères. Enfin, alors qu’un climat d’union sacrée avait accueilli le début du conflit, sa poursuite a réveillé les passions nationales, qui risquent de miner la cohésion de l’ensemble. Ces fléaux conjugués et retentissant naturellement les uns sur les autres, c’est l’existence même de la monarchie qui pourrait être menacée. Sans doute le mal n’est-il pas encore irréversible, mais, pour qu’il soit endigué, il faudrait un retour rapide à la paix. François-Joseph était décidé, si la providence lui avait accordé quelques mois de plus, à lancer une initiative de paix au printemps. Charles est parvenu à la même conclusion. Comme le glorieux défunt, il est convaincu que la monarchie ne pourra plus tenir au-delà de quelques mois et qu’il est donc urgent de mettre un terme aux hostilités. Ses intentions sont incontestablement louables, mais a-t-il les moyens de les mettre en œuvre ? Le problème ne se résume pas seulement à son manque d’expérience politique. Conclure la paix peut se comprendre de deux manières. Il pourrait s’agir d’une paix séparée négociée en dehors de l’Allemagne avec les Etats de l’Entente. Mais, par loyauté envers son allié, Charles exclut cette solution, se berçant de l’illusion de pouvoir le convaincre
de négocier une paix de compromis. L’autre option serait précisément une paix de compromis qui inclurait l’ensemble des belligérants. Sauf que l’Allemagne ne l’entend pas ainsi. Les dirigeants du Reich se placent dans la seule perspective d’une Siegesfrieden, c’est-à-dire d’une paix victorieuse. Dès la montée de Charles sur le trône, ils lui envoient un signal fort, en décidant au début de 1917, contre son avis, de lancer une guerre sous-marine totale. Charles ne sortira jamais de cette contradiction. Celle-ci scellera son destin et, avec le sien, celui de la monarchie austro-hongroise. Professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV), Jean-Paul Bled est spécialiste de l’histoire de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne. Il prépare une biographie de Sophie de Bavière, la mère de François-Joseph, à paraître prochainement chez Perrin.
À LIRE de Jean-Paul Bled François-Joseph, Perrin, « Tempus », 864 pages, 12,50 €. François-Ferdinand d’Autriche, Tallandier, 368 pages, 23,90 €. L’Agonie d’une monarchie. AutricheHongrie, 1914-1920, Tallandier, « Texto », 480 pages, 11 €.
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LE
JOUR OÙ
Par Jean-Christophe Buisson
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Princip a assassiné l’archiduc
Le 28 juin 1914, à Sarajevo, l’étudiant serbe Gavrilo Princip tuait de deux coups de revolver François-Ferdinand et sa femme. Récit d’une journée qui changea la face du monde.
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l est un peu plus de 10 heures, ce 28 juin 1914, et le soleil est déjà haut dans le ciel de Sarajevo, quand la foule alignée sur le long quai Appel reliant la gare à la mairie est saisie d’une agitation soudaine. Au loin se distingue la limousine noire dans laquelle l’héritier du trône austro-hongrois, François-Ferdinand de Habsbourg, et sa femme, Sophie Chotek, duchesse de Hohenberg, ont pris place. L’archiduc est arrivé quelques jours plus tôt dans la région, annexée par Vienne en 1908, pour superviser les manœuvres des XVe et XVIe armées impériales. Le programme de sa journée : inspection d’une caserne militaire, trajet en automobile jusqu’à l’hôtel de ville où les attend le conseil municipal, inauguration du premier musée de Sarajevo, déjeuner au Konak, la résidence du gouverneur de la BosnieHerzégovine, Oskar Potiorek, promenade en ville avec visite de la grande mosquée et d’une fabrique de tapis, puis retour en Autriche par le train. Immatriculée A-III-118, dotée de confortables sièges en cuir blanc, son capot avant surmonté d’un petit drapeau jaune et noir, la Gräf und Stift décapotable a fière allure. Le couple impérial aussi – quoique en ait dit Paul Morand, qui trouvait au neveu de François-Joseph un air de « flic déguisé en archiduc ». François-Ferdinand porte l’uniforme de cérémonie bleu des généraux de cavalerie avec un col trois fois étoilé, un pantalon à bandes rouges et des gants d’été
en daim. Sur sa chemise sont accrochés la Toison d’or, plusieurs médailles brillantes et un ruban tricolore hongrois. Il est coiffé d’un shako à plumes de coq bleu vert et fume une pipe de bois de rose. Sophie, elle, est tout de blanc vêtue – robe de satin, voile, capeline sur la tête. Elle agite un éventail noir : il fait déjà très chaud.
En territoire hostile
Assis dans la voiture face à eux, Oskar Potiorek et le comte Harrach, garde du corps personnel de l’archiduc, transpirent aussi, mais pas uniquement en raison de la température élevée. Ils savent Sarajevo un territoire hostile. Dans cette ville cosmopolite jadis ottomane, qui sent l’alcool de prune et le café moulu, et où cohabitent 1
COULEURS IMPÉRIALES Ci-dessus : François-Ferdinand et sa femme, la duchesse Sophie, à bord du véhicule, dont le capot est surmonté du drapeau impérial jaune et noir, qui devait les conduire à l’hôtel de ville de Sarajevo. Ils échapperont de peu à un premier attentat à la bombe. Page de droite : L’Archiduc François-Ferdinand d’Autriche (1863-1914), anonyme, XIXe siècle (collection particulière).
L’attentat de Sarajevo, 28 juin 1914 10 h 45 A la hauteur du pont Latin
Vers le musée
Rue François-Jo
seph
Mehmedbašić Ilić Cubrilović
Popović
1
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Vers Cabrinović l’hôpital et la gare
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SARAJEVO Grabež
3
Pont Pont Princip Latin re Cumurija (1 position)
Pont de l’Empereur
Hôtel de ville 2
Miljacka
10 h 30 Hôtel de ville
10 h 10 A la hauteur du pont Cumurija Premier attentat manqué : Cabrinović lance son engin explosif sur la voiture, mais il manque sa cible. L’explosion fait une dizaine de blessés, mais l’archiduc et son épouse sont indemnes.
Trajet de la gare vers l’hôtel de ville
Quai Appel
Trajet de retour modifié après l’attentat manqué
Caserne
L’archiduc et sa femme assistent à une réception en leur honneur à l’hôtel de ville. François-Ferdinand décide d’aller visiter les blessés à l’hôpital.
Trajet de retour initialement prévu
Position des conspirateurs
TRAJET MORTEL Ci-dessus : après le premier attentat à la bombe vers 10 h 10, FrançoisFerdinand décida, dès la fin de la réception à l’hôtel de ville, de se rendre à l’hôpital pour voir les blessés. Le trajet du retour fut donc modifié, mais les chauffeurs du convoi n’en furent pas informés. La voiture de François-Ferdinand suivit ainsi le trajet initial vers la rue François-Joseph, où était posté Gavrilo Princip. En bas : L’Assassinat de Sarajevo, couverture de La Domenica del Corriere, supplément illustré du Corriere della Sera, le 12 juillet 1914. musulmans (légèrement majoritaires), chrétiens et juifs, plane la double menace des révolutionnaires anarchistes ou socialistes hostiles à la monarchie et des nationalistes serbes rêvant de rattacher la Bosnie à « la mère patrie » (deux groupes aux motivations distinctes voire antagonistes mais qui se retrouvent dans des mouvements aux contours idéologiques flous comme Jeune Bosnie, créée sur le modèle mazzinien de Jeune Italie). Des rumeurs font état d’une possible attaque sur le trajet. Raison ? Les Serbes de la région considèrent comme une intolérable provocation le choix de cette journée pour la parade d’un des plus hauts représentants des « troupes d’occupation » à Sarajevo : le 28 juin n’est-il pas une date sacrée pour les Serbes, qui, en 1389, au terme d’une bataille héroïque, avaient été vaincus ce jour-là par les Turcs au champ des Merles, prélude d’une occupation de plusieurs siècles ? Les rares et timides « Vive la monarchie ! » ne suffisent pas à rassurer les services
de protection du couple impérial. Ils ont raison. Le long du quai au pied duquel s’écoule paresseusement la Miljacka, qui traverse la ville d’est en ouest, sont postés sept hommes bien décidés à faire de Sarajevo le tombeau de François-Ferdinand (et, qui sait, de l’Empire austro-hongrois). Serbes de Bosnie, ils sont tous, à l’exception de l’un d’entre eux, armés de revolvers et de petites bombes rectangulaires à percussion. Déterminés à tuer l’archiduc. Et prêts à se donner la mort ensuite – certains ont dans leurs poches des pastilles de cyanure. Mehmed Mehmedbašić, 28 ans, et Vaso Cubrilović, 17 ans, se tiennent devant le café Mostar, à l’ombre de l’immeuble abritant la banque d’Autriche-Hongrie. Face à eux, du côté ensoleillé du quai, Nedeljko Cabrinović, 19 ans et demi. Un peu plus loin, dans l’axe du pont Cumurija, pâle comme un linge, Cvetko Popović, 18 ans. Près de lui, Danilo Ilić, 23 ans : tête pensante du complot, il est là en observateur et n’a pas d’arme sur lui. Une centaine de mètres plus loin, à
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Cathédrale
Second attentat : le gouverneur militaire fait arrêter la voiture de l’archiduc qui s’est engagée dans la mauvaise rue. Devant la pâtisserie Moritz Schiller, Gavrilo Princip fait feu deux fois sur le couple, à 2 mètres de distance. Sophie meurt presque sur le coup, François-Ferdinand trois quarts d’heure plus tard. Le meurtrier est arrêté.
l’angle du quai et du pont Latin, stationne Gavrilo Princip, qui fêtera dans quelques jours ses 20 ans. Le dernier conjuré, Trifko Grabež, 18 ans et demi, attend, lui, dans l’axe du pont de l’Empereur qui enjambe la Miljacka, près de l’hôtel de ville. Il n’existe pas de plan d’action défini. N’importe lequel des sept hommes peut passer à l’action s’il le juge opportun. Chacun a fait la même promesse : abattre « le tyran » et se montrer digne de l’étudiant anarchiste serbe Bogdan Zerajić, qui, quatre ans plus tôt, s’était donné la mort sur ce même quai après avoir manqué son attentat contre le gouverneur autrichien de Bosnie de l’époque. Hier, trois des conjurés ont déposé une fleur au pied de la petite croix en bois plantée sur le lieu où le corps de Zerajić avait été enterré, dans le cimetière Saint-Marc. Gavrilo Princip a jeté en outre sur sa tombe un peu de la terre sacrée de Belgrade, d’où il est arrivé quelques jours plus tôt, grâce à l’aide logistique de l’organisation nationaliste révolutionnaire serbe la Main noire.
Première tentative
10 h 09, la voiture impériale passe devant Mehmedbašić. Qui ne bouge pas, soidisant gêné par un policier. Cubrilović non plus : il craint de toucher la duchesse de Hohenberg. Popović ? Sa mauvaise vue l’empêche de repérer le chapeau de
À BOUT PORTANT A droite : Gavrilo Princip (1894-1918), nationaliste serbe de Bosnie, n’avait pas encore 20 ans lorsqu’il tira à bout portant sur l’archiduc et son épouse. Au terme de son procès tenu en octobre 1914, il échappa à la peine de mort car il n’était pas majeur au moment des faits. Condamné à vingt ans de détention dans une forteresse de Bohême, il y mourut de la tuberculose en avril 1918. l’archiduc. En fait, tout le monde manque de courage. Sauf Cabrinović. Lui aussi est à côté d’un gendarme, mais cela ne le trouble pas. Il lui demande même, sur un ton faussement joyeux, quelle est la voiture où se trouve le futur empereur. « La troisième », s’entend-il répondre. Cabrinović se dresse sur la pointe des pieds et distingue en effet les plumes du shako de François-Ferdinand et le bout de l’ombrelle de Sophie. Il est 10 h 10. Il cogne sa bombe contre un réverbère, produisant un bruit sourd pareil à une petite détonation, compte jusqu’à trois et lance son engin de mort qui doit exploser au bout de dix secondes. La bombe rebondit sur la capote dépliée de la limousine et roule derrière elle, sous les roues du quatrième véhicule du cortège. En éclatant, elle provoque un petit cratère de 30 cm de large et 15 cm de profondeur, et blesse légèrement une dizaine de personnes dont Erich von Merizzi, l’aide de camp de l’archiduc, et Sophie, qui reçoit un petit éclat dans l’épaule. « J’étais sûr que quelque chose de ce genre se produirait », fulmine François-Ferdinand, qui ordonne au cortège de repartir rapidement jusqu’à l’hôtel de ville. Et le terroriste ? Une fois sa bombe lancée, Cabrinović a avalé son ampoule de poison et s’est jeté, depuis le quai, dans la Miljacka, où un policier musulman en civil l’a rattrapé (en cette période de l’année, la rivière se résume à un mince filet d’eau). Mal dosé, le cyanure ne lui a pas été fatal et il a subi un lynchage en règle. « Tu es serbe, n’est-ce pas ? » lui a demandé un homme en le frappant. « Je suis un héros serbe », a-t-il répondu crânement avant de recevoir un nouveau coup sur la tête. Le couple impérial arrive enfin à l’hôtel de ville où les attendent les dignitaires de la ville autour de son maire musulman, Fehim Effendi Curčić. Persuadé que l’explosion entendue tantôt était un coup de canon tiré en leur honneur, il se lance dans un
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discours d’accueil tout ce qu’il y a de plus classique : « Votre Altesse impériale et royale, nos cœurs sont remplis de joie à l’occasion de cette charmante visite que Votre Altesse nous fait l’honneur d’accorder à la capitale de notre pays et… » Rouge de colère, François-Ferdinand l’interrompt, sidéré de ne pas avoir entendu le moindre mot d’excuse pour ce qu’il vient de se passer. « C’est inadmissible ! s’emporte-t-il. On vient à Sarajevo en visite amicale et on est reçu avec des bombes. Quel outrage ! » Après quelques instants de flottement et l’intercession apaisante de sa femme, le maire est autorisé à reprendre son discours d’accueil qu’il abrège, créant un nouveau moment de flottement : on vient à peine de récupérer le texte de réponse de l’archiduc qui se trouvait dans une poche de l’uniforme de l’officier blessé dans l’attentat. Certains mots sont illisibles. Recouverts de sang.
Erreur fatale
La réception officielle qui suit se déroule
70 dans une atmosphère tendue. Chacun h s’interroge sur ce qu’il convient de faire.
Quitter immédiatement la ville ? Evacuer les rues pour rejoindre sans risque le musée puis le Konak, où doit avoir lieu le déjeuner ? Rejoindre directement le Konak, sur la rive gauchedelaMiljacka,oùsontalignésderassurants bâtiments militaires autrichiens et où ne stationne aucune foule possiblement hostile ? C’est finalement François-Ferdinand qui a le dernier mot. Quoique guère rassuré sur son proche avenir (« il me semble que nous recevrons encore quelques balles aujourd’hui »), il veut honorer de sa visite son aide de camp touché dans l’attentat. Le cortège gagnera donc d’abord l’hôpital de la ville, près de la gare, avant de reprendre l’itinéraire prévu. Sans qu’on ne change quoi que ce soit au dispositif général de sécurité – personne ne songe par exemple à ajouter une escorte à cheval. Personne, surtout, n’informe les chauffeurs qu’ils devront longer intégralement le quai Appel et non tourner à droite au niveau du pont Latin pour rejoindre la rue François-Joseph où se situe le musée, comme initialement prévu… Avec sa femme, qui refuse de « l’abandonner » bien qu’il lui suggère de se rendre directement à la résidence de Potiorek,
François-Ferdinand quitte l’hôtel de ville vers 10 h 45, après avoir adressé un télégramme à son oncle à Vienne pour l’informer de la situation. Le couple s’assoit dans la limousine, tandis que le comte Harrach grimpe sur le marchepied du côté gauche de la voiture. En cas de nouvel attentat sur le quai Appel (côté rivière, d’où est venue l’attaque plus tôt), il pourra faire barrage de son corps, assure-t-il. Les voitures s’engagent à faible allure sur le quai Appel. Gavrilo Princip s’y trouve encore. Il a assisté, impuissant et triste, à l’échec de son ami Cabrinović. Persuadé que l’archiduc voudra reprendre son programme initial, il s’est posté au croisement du quai et de la petite artère transversale qui rejoint la rue François-Joseph. Très précisément devant la pâtisserie Moritz Schiller, à l’ombre de la bouteille de vin pétillant allemand en carton qui a été installée devant sa vitrine principale – elle mesure quatre mètres de haut. Son pistolet armé, il attend. Une première voiture passe devant lui. Puis une deuxième. Harrach a le regard rivé sur les spectateurs du côté de la rivière ; Potiorek, lui, est installé dos à la route. Ni l’un ni l’autre ne voit les deux premiers véhicules du cortège tourner à droite au niveau du pont Latin. Ce n’est que lorsque son propre chauffeur bifurque à son tour que Potiorek réagit. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu te trompes de route, il faut rester sur le quai pour rejoindre l’hôpital ! » s’emporte-t-il. Le conducteur – un Tchèque du nom de Sojka – s’arrête pour enclencher la marche arrière. François-Ferdinand jette un regard sur sa droite. Un couple le salue gaiement. A côté de lui, un homme au regard sombre. Armé d’un pistolet. Gavrilo Princip. Le jeune Serbe avait d’abord envisagé de lancer sa bombe, mais il a senti que la vis du percuteur était trop serrée et la foule trop denseautourdelui pourdégagerson braset viser correctement sa cible. Il avance donc vers la voiture immobilisée juste devant lui, son Browning pointé vers le couple impérial. Il est maintenant à moins de deux mètres de François-Ferdinand. Un policier en civil le repère et se dirige en courant vers lui, mais un autre jeune Serbe tout proche de là, Mihajlo Pušara, qui a compris en un
clin d’œil la situation, lui envoie un coup de pied dans le genou pour le déstabiliser. Plus rien ni personne ne peut stopper Princip. La première balle entre par la veine jugulaire de François-Ferdinand, près du larynx, du côté droit du menton, et se loge dans une vertèbre cervicale. La deuxième déchire une artère de l’estomac de Sophie, un peu au-dessus de sa hanche droite. La troisième, Princip n’a pas le loisir de la tirer dans sa propre tête – comme naguère Zerajić : des diz aines de mains l’ont agrippé, le désarmant brutalement. Il lui reste heureusement son ampoule de cyanure, qu’il a le temps de croquer. Elle ne fera pas plus effet sur lui que sur Cabrinović. Dix minutes plus tard, après avoir été roué de coup et avoir vomi à plusieurs reprises, il est conduit en prison. Dans la voiture, Sophie a juste la force de souffler à François-Ferdinand « Par la grâce de Dieu, que t’est-il arrivé ? » avant de fermer définitivement les yeux : la balle qu’elle a reçue a touché des organes vitaux. « Sophie, ne meurs pas, reste pour mes enfants », la supplie pourtant l’archiduc. Un mince filet de sang s’écoule de sa bouche, qu’il peine à entrouvrir. Il trouve
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DERNIÈRES VOLONTÉS En haut : immédiatement arrêté après son crime, Gavrilo Princip n’aura pas le temps de retourner l’arme contre lui, et la capsule de cyanure qu’il avala sera sans effet. Il fut conduit en prison sous les menaces et les injures de la foule. En haut, à droite : l’uniforme porté par l’archiduc le jour de son assassinat (Vienne, musée d’Histoire militaire). Ci-dessus : les corps de François-Ferdinand et de Sophie lors de la veillée funèbre dans la chapelle du palais impérial, à Vienne. Selon la volonté de FrançoisFerdinand, leurs corps furent ensuite inhumés, lors d’une cérémonie privée, le 4 juillet 1914, dans une crypte qu’il avait fait aménager dans leur château d’Artstetten, en BasseAutriche. Son épouse, née Sophie Chotek, n’appartenant pas à la famille impériale, ne pouvait en effet pas reposer dans la crypte des Capucins, à Vienne.
néanmoins encore la force de répondre au comte Harrach, qui lui demande d’une voix douce s’il souffre : « Ce n’est rien. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Ce n’est rien. » Au palais du gouverneur, où il a été emmené, François-Ferdinand continue de cracher le sang qui obstrue sa gorge. On découpe son uniforme pour dégager son cou, autour duquel il porte une chaîne en or où sont accrochées sept amulettes en or et en platine pour le protéger du mauvais sort… Le père jésuite Anton Puntigam pose sur ses lèvres desséchées un crucifix et lui donne l’absolution, tandis que s’élève dans son dos la prière des agonisants : « Prends ta place aujourd’hui dans la paix et fixe ta demeure dans la sainte Sion. » A 11 h 30, tout est fini. Les cloches des églises de Sarajevo annoncent sa mort. A son procès, trois mois et demi plus tard, Gavrilo Princip, qui échappera à la peine de mort car il n’était pas majeur au moment des faits, s’exclamera : « Je ne suis pas un criminel, car j’ai supprimé un homme malfaisant. J’ai pensé bien faire. » 2
À LIRE de Jean-Christophe Buisson Assassiné(e)s Pocket 480 pages 7,80 €
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AUX CONFINS DE L’EMPIRE L’empereur Charles Ier d’Autriche passant en revue les troupes de Galicie, dans la région de Tarnopol (actuelle Ukraine), en juillet 1917. Derrière lui, le général Felix von Bothmer, commandant en chef de l’armée allemande sur le front oriental.
Requiempour un empire A rebours d’une idée reçue, la disparition de l’Autriche-Hongrie n’était pas écrite avant 1914. C’est bien la Grande Guerre qui, en laminant les fidélités historiques qui liaient entre eux ses peuples, a entraîné la mort de l’empire.
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Par Jean Sévillia
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e 11 novembre 1918, Charles Ier d’Autriche, reclus dans le palais de Schönbrunn qui n’est plus gardé que par une poignéedesentinellesetquaranteélèvesofficiersvenusspontanément assurer sa protection, signe à contrecœur cette déclaration : « Je renonce à la part qui me revient dans la conduite des affaires de l’Etat. Je relève en même temps mon gouvernement autrichien de ses fonctions. » Formellement, il ne s’agit pas d’une abdication : jusqu’à sa mort en exil, en 1922, le jeune souverain ne cessera de se considérer comme empereur. Reste que cette renonciation marque la rupture d’une chaîne nouée en 1278, lorsque Rodolphe de Habsbourg, un petit seigneur de la Suisse alémanique, était devenu le maître de l’Autriche. Ses descendants, à force d’habiles alliances matrimoniales, avaient bâti un empire sur lequel, à l’époque de Charles Quint, le soleil ne se couchait jamais. De 1438 jusqu’aux guerres napoléoniennes, les souverains de la maison d’Autriche avaient été empereurs du Saint Empire romain germanique. Dans la seconde moitié du XIX e siècle, ayant été chassés d’Allemagne par l’ascension de la Prusse et d’Italie par le Risorgimento, ils s’étaient repliés sur leur héritage danubien. Depuis 1867, le compromis austro-hongrois avait permis la stabilisation de la double monarchie. Et voilà que, à l’automne 1918, cet ensemble politique aux racines six fois séculaires venait de s’effondrer en un peu plus de quinze jours… Que s’était-il passé ? L’Autriche-Hongrie était-elle vouée à disparaître parce que, Etat multinational, elle détonait à
l’ère du nationalisme ? Etait-elle condamnée parce que, monarchie catholique, elle incarnait des principes dépassés ? Etait-elle tombée d’elle-même ou avait-elle succombé aux assauts de ses adversaires ?
Le monde d’hier
Au début des années 1910, François-Joseph, qui règne depuis 1848, est le souverain de 52 millions de sujets qui représentent une douzaine de nationalités et parlent autant de langues. Empereur en Autriche et roi en Hongrie, très attaché aux traditions de sa maison et à l’étiquette de la Cour, le « dernier monarque de la vieille école », comme il se définira lui-même devant Theodore Roosevelt, n’est pourtant pas un despote. Conformément à la Constitution de 1867, l’empire d’Autriche possède son gouvernement, ainsi que son Parlement dont la Chambre basse, élue au suffrage universel, est formée de députés appartenant à tous les partis, des sociauxdémocrates aux chrétiens-sociaux. L’Autriche est un Etat de droit qui garantit à ses citoyens toutes les libertés modernes et jouit d’une législation sociale plus avancée, sur certains points, que la France ou l’Angleterre. Quatrième puissance économique européenne, elle bénéficie, sous l’impulsion d’une bourgeoisie nouvelle qu’on trouve à Vienne, Prague ou Trieste, d’une croissance proche de celle de l’Allemagne. Le royaume de Hongrie a de même son propre gouvernement et son Parlement, celui-ci élu au suffrage censitaire. Mais l’effort
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LE BAL DE L’EMPEREUR Ci-dessus : Bal à la Hofburg, par Wilhelm Gause, vers 1906 (Vienne, Musée historique de la ville). Le palais impérial de la Hofburg, au centre de Vienne, était la résidence d’hiver de François-Joseph (ici, au centre), tandis que le château de Schönbrunn, situé à environ 6 km à l’ouest du centre de Vienne, avait sa préférence durant l’été. Page de gauche : François-Joseph se rendant à la revue des troupes annuelle de printemps, sur le champ de manœuvres de l’Auf der Schmelz, près de Vienne, en 1910. de modernisation de la société ne touche guère que Budapest, ville industrieuse qui contraste avec le reste du pays, à dominante rurale, où la noblesse haute (les magnats) ou moyenne (la gentry) conserve l’essentiel du pouvoir. L’empereur-roi et trois ministères communs (Affaires étrangères, Défense et Finances) forment le trait d’union de cet édifice austro-hongrois dont Vienne est de facto le centre politique. La Cour, avec ses règles strictement codifiées, ses uniformes, ses dignités et ses titulatures, peut donner l’impression d’un univers immobile. Mais ce n’est que la surface des choses. Sous le long règne de François-Joseph, la ville s’est transformée en métropole moderne. Dans ce foyer culturel œuvrent des architectes, des artistes, des écrivains et des médecins dont les noms, de Gustav Klimt à Stefan Zweig et de Gustav Mahler à Sigmund Freud, entreront dans la postérité. Si disparate par sa population et la variété de ses institutions et statuts nationaux, cet empire repose sur de réelles forces de cohésion. Sur des territoires dont la majorité des habitants est catholique, l’Eglise est un des piliers sur lesquels s’appuie la dynastie. L’armée commune austro-hongroise exerce la même fonction. Le service militaire y est obligatoire, permettant un réel brassage social tandis que les officiers, que
François-Joseph appelle « mes patriotes à moi », lui sont personnellement liés par leur serment de fidélité à l’empereur. Le troisième pilier de la dynastie est formé par les fonctionnaires : la bureaucratie autrichienne, si caricaturale (et caricaturée) soit-elle, fournit à l’Etat une pépinière d’hommes honnêtes et compétents, attachés à leur mission. A côté de ces lignes de force, l’Autriche-Hongrie pâtit de facteurs de faiblesse. Le premier, conjoncturel, tient à son relatif isolement international. En 1879, en conséquence de sa défaite devant la Prusse lors de la guerre de 1866, François-Joseph a été contraint de conclure une alliance militaire avec l’Allemagne. Cet accord, avec le traité des Trois Empereurs de 1881 (Allemagne-Autriche-Russie) et la Triplice de 1882 (Allemagne-Autriche-Italie), était un des éléments du système de Bismarck visant à isoler la France. Le chancelier allemand s’étant retiré en 1890, son système s’est écroulé, et l’accord franco-russe de 1892, l’Entente cordiale entre la France et l’Angleterre (1904), le rapprochement anglo-russe (1907) et le désengagement progressif de l’Italie de la Triplice ont laissé l’Autriche en tête à tête avec l’Allemagne. Situation d’autant plus paradoxale que, si les relations de l’Autriche et de la Russie sont tendues (en 1908, l’annexion
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de la Bosnie-Herzégovine a provoqué une crise majeure entre les deux pays), Vienne ne possède aucun motif de conflit avec la France ou l’Angleterre.
Une mosaïque de peuples
Le second point de faiblesse de l’Autriche-Hongrie, structurel, est la question des nationalités. En un temps où le nationalisme se répand en Europe, maintenir douze peuples sous la même couronne constitue une gageure. Depuis le XIXe siècle, des mesures progressives ont certes reconnu des droits particuliers aux groupes nationaux de l’Autriche-Hongrie. Des efforts ont été accomplis, des compromis trouvés pour certaines minorités. Globalement, si la situation des Tchèques et des Polonais est favorable en Autriche, en Hongrie, le système électoral maintient la suprématie des Magyars : alors que ceux-ci ne représentent que la moitié de la population du royaume, ils détiennent, en 1914, 407 des 413 sièges du Parlement de Budapest, provoquant le mécontentement – et des revendications croissantes – des Croates, des Slovaques et des Roumains. Parce que l’architecture de la double monarchie repose sur des équilibres subtils, François-Joseph, par prudence, est partisan de ne toucher à rien. Son neveu François-Ferdinand, héritier du trône depuis 1896, est au contraire convaincu que le temps travaille contre l’empire des Habsbourg. Aspirant à mettre en œuvre de profondes réformes dans l’organisation politique de l’Autriche-Hongrie, l’archiduc échafaude des plans qui vont du remplacement du dualisme austrohongrois par un trialisme fondé sur l’instauration d’un
royaume slave du Sud à la fédéralisation de l’ensemble de la double monarchie sur une base ethnique et géographique. François-Ferdinand, au minimum, veut introduire le suffrage universel en Hongrie, seul moyen de briser le monopole des magnats au Parlement de Budapest. Il ne faut cependant pas surestimer les tensions nationales au sein de l’Autriche-Hongrie. Outre que la question, avant 1914, agite plus les hommes politiques et les journalistes que la population, et que nombre de problèmes trouvent pacifiquement leur solution dans le cadre des institutions, ceux qui émettent des revendications nationales, en règle générale, ne remettent nullement en cause l’appartenance de leur peuple à la monarchie des Habsbourg. L’enracinement de la dynastie est si ancien, le prestige personnel de François-Joseph si grand que c’est l’arbitrage de l’empereur, au contraire, qui est souvent requis pour régler des différends de ce type. Le ciment le plus puissant de l’Autriche-Hongrie, c’est donc le loyalisme dynastique, sentiment dont un Français d’aujourd’hui ne peut mesurer la force qu’au prix d’un effort d’imagination. Même les sociaux-démocrates autrichiens, en théorie républicains, respectent l’empereur. En 1918, Tomáš Masaryk et Edvard Beneš seront les fondateurs de la Tchécoslovaquie, constituée sur les décombres de la double monarchie. Quelques années plus tôt, que disaient-ils ? Au Reichsrat, où il siège comme député, Masaryk lance cet acte de foi en 1913 : « C’est parce que je ne veux pas me laisser aller à des rêves sur l’effondrement de l’Autriche, c’est parce que je sais que l’Autriche, avec ses qualités et ses défauts, est destinée à vivre, que je prends aujourd’hui au sérieux les projets de réforme. » Vers la même époque, Beneš tient des propos identiques : « L’on parle fréquemment d’un éclatement de l’Autriche. Pour moi, je n’y crois pas. Les liens historiques et économiques qui enchaînent les peuples autrichiens sont beaucoup trop forts pour que l’on puisse provoquer cet éclatement. » Contrairement à une idée reçue, l’inéluctabilité de la fin de la double monarchie est par conséquent un thème qui ne s’exprime nulle part, en Autriche-Hongrie, avant 1914. Si inquiétude il y a, elle porte plus sur la capacité de FrançoisFerdinand à succéder à son oncle, mais encore ces doutes ne s’affichent-ils pas ouvertement. On ne saura jamais ce qu’aurait produit le règne de cet archiduc, assassiné par un révolutionnaire serbe, à Sarajevo, le 28 juin 1914. La crise internationale provoquée par l’attentat, du fait du jeu des alliances, enclenchera non pas une guerre punitive courte contre la Serbie – aventure à laquelle François-Joseph, en dépit de son scepticisme sur l’option militaire, avait consenti afin de sauver l’honneur de sa Maison – mais une conflagration mondiale qui plongera l’Europe dans l’abîme. Lors du déclenchement du conflit, le patriotisme dynastique fonctionne à plein : les peuples des Habsbourg partent au combat contre les Serbes et les Russes avec la conviction de mener une guerre juste, destinée à défendre la monarchie contre l’agression étrangère. Dès les trois premières semaines des
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FRONT DE L’EST Ci-dessus : des hussards hongrois attaquant un village de Galicie au printemps 1915. L’offensive austro-hongroise devait empêcher l’invasion de la Hongrie par les Russes. Page de gauche, en haut : l’empereur François-Joseph durant la revue militaire annuelle de printemps, en 1910. En dessous : L’Arrivée de la délégation de Bosnie-Herzégovine à la Hofburg de Vienne, lors de l’annexion de la province par l’Autriche-Hongrie, en 1908, par Leo Delitz, extrait de Viribus unitis, le livre de l’empereur François-Joseph, 1910. hostilités, cependant, le bilan est effroyable : l’armée impériale perd le tiers de ses effectifs et doit évacuer la Galicie (la partie de la Pologne qui appartient à l’Autriche depuis le XVIIIe siècle). Après une stabilisation du front, fin 1914, l’année suivante vaut aux Austro-Hongrois des opérations désastreuses en Serbie et une série de revers sur le front nord, mais une contreoffensive austro-allemande fait reculer les Russes, rétablissant la balance. En mai 1915, l’entrée en guerre de l’Italie au côté de l’Entente signifie l’ouverture d’un nouveau front pour l’Autriche. A l’automne de la même année, l’aide de la Bulgarie, entrée au contraire dans le conflit dans le camp des puissances centrales, permet aux Autrichiens d’occuper Belgrade et la majeure partie de la Serbie. Au printemps 1916, en revanche, la foudroyante offensive russe conduite par Broussilov bouscule les Centraux, tandis que la Roumanie entre à son tour dans la guerre, au cours de l’été, du côté de l’Entente. A l’automne 1916, après deux années de guerre, nulle issue militaire n’apparaît. A l’ouest, à l’est comme au sud, les forces des belligérants s’équilibrent. Pour l’Autriche, toutefois, la situation est de plus en plus périlleuse. La situation alimentaire, pour la population civile, est dramatique. Elle l’est également pour l’armée impériale, dont les pertes ne peuvent être remplacées et à qui le matériel et les munitions font défaut. Au fil des batailles, le dispositif stratégique austroallemand s’est de plus en plus imbriqué, et les Allemands se sont arrogé le commandement général des opérations,
vassalisant l’armée autrichienne. Une subordination que Hindenburg et Ludendorff, qui prennent le haut commandement allemand en août 1916, érigent en principe.
Le drame de Charles Ier
A la mort de François-Joseph, le 21 novembre 1916, son petit-neveu l’archiduc Charles, devenu l’héritier du trône lors de la disparition de François-Ferdinand, devient l’empereur Charles I er en Autriche et le roi Charles IV en Hongrie. Il a 29 ans et n’a eu que deux ans pour se préparer à cette charge. Officier sur le front depuis 1914, et ayant mené pour l’empereur des missions diplomatiques qui l’ont conduit à rencontrer à plusieurs reprises les dirigeants allemands, il est parfaitement informé de la situation de son pays. Aussi se donne-t-il pour objectif immédiat de sortir l’Autriche de la guerre et de réformer son empire, car il a compris que ce conflit qui dure met en péril l’équilibre sociopolitique sur lequel reposait la monarchie des Habsbourg. Le drame de Charles Ier, ainsi que l’a souligné l’historien britannique Gordon Brook-Shepherd, est qu’il aurait besoin de réaliser ses réformes pour imposer sa volonté de paix, et besoin de la paix pour réussir ses réformes. Equation impossible, qui le mènera à l’échec. Et pourtant quels efforts ce souverain n’a-t-il pas entrepris ! Apportant la jeunesse et une simplicité tranchant avec le formalisme de François-Joseph, soutenu par sa jeune femme, l’impératrice Zita, l’empereur Charles confère un
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COUPLE IMPÉRIAL François-Joseph en compagnie de Charles et Zita, en 1914. Après l’assassinat de FrançoisFerdinand, le 28 juin 1914, Charles devint l’héritier du trône des Habsbourg. Il succéda à son grandoncle à l’âge de 29 ans, le 21 novembre 1916. En bas : l’impératrice Zita visitant les soldats blessés sur le front russe. souffle nouveau à la vieille monarchie habsbourgeoise. Alors que son oncle ne sortait plus de ses palais, le souverain effectuera, en deux ans de règne, cinquante-six voyages à travers son empire, dont la moitié pour visiter ses troupes sur le front, donnant pour consigne d’épargner au maximum le sang des hommes. Mais ses négociations secrètes avec les Alliés, conduites dans les premiers mois de 1917 par l’intermédiaire de ses beaux-frères, les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, officiers dans l’armée belge, se heurtent à l’opposition des Italiens, à l’incrédulité des Français et à l’intérêt limité des Anglais. « Notre force militaire touche à sa fin », avertit l’empereur d’Autriche, en mai 1917, en s’adressant à Guillaume II. Hindenburg et Ludendorff, cependant, ne veulent croire qu’à la victoire finale. Au printemps 1918, Clemenceau, le chef du gouvernement français, révèle les négociations qui ont eu lieu l’année précédente. Charles Ier, dès lors, passe pour un traître aux yeux des Allemands et des Autrichiens les plus bellicistes. Il est alors contraint d’accepter un humiliant protocole militaire qui place son armée, pourtant victorieuse encore contre les Italiens, à Caporetto, en novembre 1917, sous la dépendance totale du commandement allemand. Cet assujettissement de l’Autriche par l’Allemagne est mis en avant par la propagande séparatiste menée par des émigrés tchèques, slovaques, croates ou slovènes qui, au début de la guerre, se sont établis en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Avec la complicité de réseaux qui étaient idéologiquement hostiles à l’Autriche parce que celle-ci aurait été, selon le mot de Clemenceau, une « monarchie papiste », ces émigrés présentent l’empire des Habsbourg comme une « prison des peuples ». A leur instigation, un comité yougoslave est formé à Londres en mai 1915, une armée tchécoslovaque en France en décembre 1917. Ce sont toutefois des initiatives symboliques. « Nous avions fort à faire pour convaincre les Alliés de la nécessité de détruire l’Autriche », écrira Masaryk dans ses Mémoires. En janvier 1918, le dixième des Quatorze points du président américain Wilson ne fait qu’évoquer l’autonomie des peuples d’Autriche-Hongrie. En juillet, à
Pittsburgh, Masaryk conclut un accord entre représentants tchèques et slovaques en vue de la constitution d’un Etat commun, et en août, un Conseil national tchécoslovaque est reconnu comme cobelligérant par les Alliés. Ces derniers n’ont néanmoins signé aucun texte officiel déclarant vouloir détruire l’Autriche-Hongrie : cette destruction va s’opérer avec l’approbation complice des Alliés, mais presque d’elle-même. A partir de l’été 1918, les tentatives désespérées du jeune empereur d’établir un contact avec ses adversaires n’obtiennent plus aucune réponse. En septembre, le corps expéditionnaire de Franchet d’Espèrey avance victorieusement dans les Balkans. Le 25 de ce même mois, la Bulgarie dépose les armes, découvrant le flanc sud-est de l’empire. Le 16 octobre, Charles Ier joue son va-tout en publiant un manifeste appelant l’Autriche (mais non la Hongrie, qui a bloqué le projet) à se transformer en un Etat fédéral où chaque groupe national, sur son territoire, formera sa communauté politique. Le souverain est persuadé que le mécanisme des autonomies nationales qui s’est déclenché ne peut plus être arrêté – en quoi il voit juste – et pense que les peuples danubiens sont voués, par l’histoire et la géographie,
CHEF DES ARMÉES Ci-contre : L’Empereur Charles Ier portant l’uniforme de campagne de la Première Guerre mondiale, par Wilhelm Viktor Krausz, 1917 (Vienne, Kunsthistorisches Museum). à vivre dans un cadre dont il lui appartient d’être le commun dénominateur. Sur ce dernier point, il se trompe, car il n’a pas mesuré combien les mentalités ont changé.
Le 21 octobre 1918, les députés de l’Autriche proprement dite se constituent en Assemblée nationale provisoire. Au cours des derniers mois, l’armée impériale, malgré quelques défections, a continué à se battre. Le vieux ciment dynastique tenait bon, maintenant des régiments tchèques, serbes ou italiens du Tyrol le ventre vide et les uniformes en lambeaux, sous l’étendard des Habsbourg. Mais le 26 octobre, sur le front d’Italie, un régiment hongrois refuse de monter en ligne. Cette désobéissance donne le signal d’une débandade qui touche toute l’armée impériale et permet aux Alliés de percer le dispositif autrichien. Le 28 octobre, à Prague, le Conseil national tchécoslovaque prend le pouvoir et proclame l’indépendance du pays. Le 29 octobre, l’empereur Charles doit demander un armistice, qui sera signé le 3 novembre. Le même jour, les Slovènes, les Croates et les Serbes d’Autriche-Hongrie annoncent leur rattachement à la future Yougoslavie. Le 30, la révolution éclate en Hongrie. Le 11 novembre, jour où les Allemands signent l’armistice à l’ouest, Charles renonce à exercer le pouvoir… Avant 1914, à part quelques radicaux slaves, nul n’envisageait la fin de l’empire, même en France ou en Angleterre. Mais l’interminable conflit, avec son cortège de mort et de famine, a fini par laminer les fidélités historiques qui attachaient les peuples des Habsbourg à la dynastie et les liaient entre eux. Chez les Alliés, la haine croissante contre l’Allemagne s’est reportée contre l’Autriche, perçue comme la subordonnée de Berlin. Et la propagande des émigrés slaves a fini par porter ses fruits auprès des dirigeants français, britanniques et américains. C’est bien la guerre de 1914-1918 qui a tué l’Autriche-Hongrie, dont la disparition n’était pas écrite. 2
À LIRE de Jean Sévillia Le Dernier Empereur. Charles d’Autriche, 1887-1922, Perrin, « Tempus », 408 pages, 10 €. Zita, impératrice courage, Perrin, « Tempus », 352 pages, 10 €.
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Finis Austriae
L IT T É R AT U R E Par Jean-Louis Thiériot
Dernières
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Franz Grillparzer, Robert Musil ou Stefan Zweig, les écrivains ont été les sentinelles de l’empire, chantant ses valeurs, pleurant son crépuscule et célébrant à jamais son mythe.
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du nouvelles monde d’ hier
Autriche n’est advenue que tardivement à la littérature. Né sur les décombres du Saint Empire romain germanique moribond, l’empire héréditaire d’Autriche n’a vu le jour qu’en 1804. Jusque-là, le bouillonnement littéraire du monde germanique, le Sturm und Drang, le Streben (« aspiration vitale ») faustien de Goethe,lapassionnationaledeFichteforgée au feu des canons napoléoniens ou les sortilèges tempétueux du romantisme l’avaient à peine effleuré. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’une petite voix s’est levée sur les bords du Danube, une voix singulière, qui a fini par devenir celle de l’Autriche tout entière, si incomparable que Hugo von Hofmannsthal définira plus tard sa patrie comme un geistiger Begriff, un « concept spirituel ». Au pays de Johann Strauss et de Franz Lehár, comme la valse, la littérature va à trois temps. Au premier, elle pose les valeurs de l’empire ; au deuxième, elle évoque sa mélancolique agonie au rythme d’une somptueuse fête en larmes ; au troisième, après la chute, elle en chante le mythe.
Les valeurs de l’empire
En pleine période « Biedermeier », inspirée par Metternich, l’indéboulonnable chancelier de la contre-révolution et de la Sainte-Alliance, si l’on excepte les pièces comiques de Johann Nestroy (1801-1862) et de Ferdinand Raimund (1790-1836), Franz
Grillparzer (1791-1872) est le premier à avoir donné au patriotisme noir et jaune – les couleurs des Habsbourg – une forme littéraire puissante qui ne s’éteindra pas. Dramaturge quasi officiel de l’empire, même s’il eut parfois maille à partir avec la censure, membre de la Chambre haute après les événementsde1848,iln’estpasseulementcelui qui a rédigé In deinem Lager ist Österreich – « Dans ton camp est l’Autriche » –, hymne patriotique devenu un hymne national bis 1
POÈTE PROPHÈTE Ci-dessus : Franz Grillparzer (1791-1872), lithographie par Joseph Kriehuber, vers 1841. Page de droite : Adèle BlochBauer, par Gustav Klimt, 1907 (New York, Neue Galerie).
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VIENNE FIN DE SIÈCLE Ci-dessus : Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), vers 1900. A gauche : Femme au chapeau et au boa de plume, par Gustav Klimt, 1919 (Vienne, musée du Belvédère). Page de droite, en haut, de gauche à droite : Arthur Schnitzler (1862-1931), en 1903, et Robert Musil (1880-1942), vers 1910. Page de droite, en bas : caricature de Richard Strauss (1864-1949), carte postale, vers 1910. à la gloire du maréchal Radetzky, le dernier chef militaire à avoir connu, en 1848, autre chose que la défaite. Il est le prophète qui a défini la substance de l’empire : conservatismebonteint–«Dieuainstituél’ordre»–, aurea mediocritas, soumission au destin, résignation, sens du devoir et de la fidélité, respect des hiérarchies – « et la bassesse prendra le nom de liberté, l’obscure envie se glorifiera sous le nom d’égalité ». Dans Ein treuer Diener seines Herrn (Un fidèle serviteur de son maître), le personnage de Bancbanus, qui sacrifie à son souverain honneur et bonheur, incarne la figure du « vieux serviteur » qui sera la marque de François-Joseph au soir de sa vie, premier bureaucrate de l’Etat, quotidiennement attaché à sa table de travail, malgré les épreuves. Pessimiste, Grillparzerprendlamesuredesforcesdedissolution qui minent déjà l’édifice multinational : « Vous ne voulez plus être un tout, vous voulez
être des parties. » Résister à la désagrégation est la mission même de l’Autriche. Dans Ein Bruderzwist in Habsburg (Querelle de famille dans la maison de Habsbourg), il la chante en ces termes : « Je suis le lien qui tient la gerbe nouée, stérile mais nécessaire parce qu’il la noue. » Mais il est sans illusion. « Je suis un poète des choses dernières », écrirat-il peu avant de mourir. Ces valeurs hautement proclamées au sommet de l’Etat, se traduisent par une abondante littérature du local qui reprend en miniature ce qui s’épanouit sous les ailes de l’aigle à deux têtes. Elle évoque le village, la vallée, la chasse, les tablées bien garnies des auberges, les vertus ancestrales, la chaleur de la famille, les sapins de Noël, les paysages enneigés, les maîtres féodaux nécessairement bienveillants, et au-dessus de tout, l’Eglise nécessairement protectrice. Peintre de la forêt de Bohême,
Adalbert Stifter (1805-1868) donne une tonalité douce-amère à ses idylles pastorales. « Chez les peuples en décadence, c’est le sens de la mesure, de la limite qui disparaît », écrit-il. La vie s’écoule tranquille à l’ombre des clochers à bulbe. Les amours heureuses sont des amours d’arrière-saison – du titre d’un de ses livres fameux, Der Nachsommer – où, revenue des passions, une femme un peu fanée déploie des trésors de tendresse. L’Herbstseligkeit, « le bonheur d’automne », nimbe tout d’un mélancolique brouillard. Le chantre des montagnes de Styrie, Peter Rosegger (1843-1918), psalmodie des églogues alpestres. L’intrigue est toujours la même. Après s’être perdu dans la grande ville, le héros, journaliste (Erdsegen, « inspiration de la terre ») ou maître d’école (Die Schriften des Waldschulmeisters, « les écrits du maître d’école de la forêt »), retrouve la
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paix dans le retour à la terre et la fraternelle communauté des forêts. « Et si plus tard, las de ce monde, dit l’un de ses personnages de Waldheimat (Dans ma forêt natale), je cherche la porte du ciel, où pourrais-je la découvrir, sinon dans cet angle obscur des parois en planche au-dessus de la table, là où il y avait le petit crucifix en bois ? J’ai vu des croix en or, fort vénérées, des croix d’ivoire ornées de diamants, des croix d’où descendaient la bénédiction et la rémission des péchés, et je n’ai trouvé la grâce auprès d’aucune. C’est la pauvre croix de la maison de mon père qui me rachètera. »
La mélancolique agonie
A Vienne, ces fêlures esquissées prennent une autre dimension. Sous un ciel lourd de défaites et de querelles nationales jamais purgées, la ville s’étourdit au rythme de l’opérette, cette idylle pour soir d’empire. « Quand la situation est désespérée, elle n’est jamais grave », dit-on alors. Au pays du baroque, où les Madones sont pulpeuses comme des courtisanes et où les crânes des reliquaires portent des parures de reine, c’est le temps des lieutenants irrésistiblement beaux qui culbutent les grisettes de Grinzing avant de se faire tuer fort proprement pour l’empereur, des grandes dames peu farouches qui brisent les cœurs et enchaînent les esprits, des bouquets de Makart et des Salomé vénéneuses de Klimt, c’est celui de la Fledermaus (La Chauve-Souris) de Johann Strauss dont le mot d’ordre est « Le champagne en premier » et « Heureux qui sait oublier ». Mais quand s’éteignent les feux de la rampe et que coule le maquillage, la réalité est cruelle. Hugo von Hofmannsthal (18741929) est sans doute celui qui a le mieux rendu la gaieté de l’inconsolable Vienne fin de siècle. Aristocrate de haute culture, allié pour ses œuvres majeures à Richard Strauss qui met en musique ses livrets, il donne à la fois à entendre la sensualité exacerbée de l’apocalypse joyeuse et la douloureuse tragédie qu’elle porte en germe. Face au délitement du monde, ses personnages s’adonnent au carpe diem. Andréas lance : « Oublie ce que tu ne peux pas comprendre, hier te ment, seul aujourd’hui est vrai. » A l’abri des masques, la maréchale vieillissante du
Chevalier à la rose se livre d’abord au plaisir de la frivolité et des amours interdites, mais quand frappe la dure réalité de son abandon, elle s’incline devant la caducité des choses et confie son amant à sa rivale plus jeune. Elle accomplit son devoir car « celui qui veut vivre doit se dépasser lui-même. Et toute dignité humaine est liée à la constance, au souvenir, à la fidélité ». L’œuvre de Hofmannsthal est « le bréviaire de cette voie d’or autrichienne du juste milieu et de sa sagesse avisée », écrira Claudio Magris dans son magnifique essai, Le Mythe et l’Empire. Après la chute, il en fera d’ailleurs le principal motif de l’« austriacité », rempart de civilisation contre le pangermanisme triomphant. La fête en larmes apporte souvent davantage de malheur que de félicité. Dans Mademoiselle Else ou dans Vienne au crépuscule, Arthur Schnitzler (1862-1931) dresse le tableau clinique des tragédies sentimentales qui naissent de la gaieté factice des mœurs légères de la cité impériale. Comme s’il n’était plus possible d’embrasser dans son unité un monde qui se défait, avec ses croquis cruels saisis sur le vif dans ces institutions que sont les cafés, le Central ou le Griensteidl, Peter Altenberg (18591919), figure de la bohème, feuilletonne pour les journaux et inaugure l’esthétique du fragment. Robert Musil (1880-1942) porte le scalpel là où cela fait le plus mal, au cœur des dysfonctionnements de l’Empire habsbourgeois. Dans Les Désarrois de l’élève Törless, la plume trempée
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CENDRES ET DIAMANT Ci-contre : Karl Kraus (18741936) conduisant une charrette à Bergen (Norvège), en 1901. En bas (de gauche à droite) : Stefan Zweig (1881-1942) et Joseph Roth (1894-1939) à Ostende (Belgique), en 1936. Page de droite : Judith II ou Salomé (détail), par Gustav Klimt, 1909 (Venise, Galleria Internazionale d’Arte Moderna). (…) Si les généraux étaient des corbeaux / croassant leur phrase dans les salons / Ils gisent maintenant sans sépulture / Tandis que les corbeaux sont généraux. »
Le chant du mythe
dans l’acide, il dénonce les tourments subis par le jeune cadet Törless dans une institution militaire de la double monarchie. L’apprentissage de la vie y est terrible. Le sadisme le dispute au cynisme, couverts des masques de la courtoisie, de l’impassibilité, de l’hypocrisie, du respect dû à l’institution ou à l’empereur. Dépourvus de tout sens moral, habités par le culte de la force et de la violence, les deux jeunes cadets Beineberg et Reiting préfigurent étonnamment la furie nazie qui fera tant de ravages en Autriche. L’Homme sans qualités est un autre monument. Ecrit aprèsguerre, il pointe méthodiquement l’absurdité de la bureaucratie de la « Cacanie » – de kuk, kaiserlich und königlich, « impérial et royal », « un Etat qui ne subsiste que par la force des habitudes », absorbé par ses rituels stériles, obsédé par la perfection formelle, incapable d’une vision d’ensemble à la poursuite d’une improbable « mission parallèle » patriotique dont il ne sort rien de concret et dont nul ne perçoit plus le sens et la finalité.
Avec Les Derniers Jours de l’humanité, Karl Kraus (1874-1936) remporte la palme du vitriol. Habité de toute la férocité de l’humour viennois dont la marque de fabrique est la Schadenfreude, « la joie mauvaise », ce journaliste célèbre pour ses chroniques incendiaires dans son magazine Die Fackel (« le flambeau ») publie en feuilleton, entre 1915 et 1917, une revue hallucinée des types humains les plus respectés de la monarchie. En pleine guerre, dans un pays affamé par le blocus allié, il déboulonne toutes les statues, congédie toutes les vertus établies. Nul n’échappe à ce jeu de massacre, femmes du monde ou Stubenmädchen (« femmes de chambre »), officiers, généraux, journalistes, avocats, politiques, bourgeois, profiteurs de guerre, fonctionnaires. Tous sont ridicules, incompétents, débauchés ou cyniques. A la fin, il ne reste que les corbeaux et les cadavres : « Toujours nous sommes nourris / De ceux qui sont morts pour l’honneur / Mais une alliance cordiale / Fait en sorte que les corbeaux / ne sont jamais dans le besoin
Ce grand cimetière à ciel ouvert, c’est l’Autriche. Dans cet Etat croupion, réduit à ses frontières germaniques, amputé de son arrière-cour de Bohême et de Hongrie, frappé par la crise, menacé par la guerre civile et privé de tout destin européen, le passé impérial se pare de tous les attraits. Il est l’objet d’une reconstruction a posteriori. Il devient un mythe. Les derniers feux de sa littérature seront ceux du laudator temporis acti. Deux voix exceptionnelles se lèveront pour entonner le sublime péan de la monarchie, celle de Stefan Zweig dans Le Monde d’hier et celle de Joseph Roth dans La Marche de Radetzky. Ce n’est pas un hasard si l’un et l’autre appartiennent à la communauté juive. Dans un empire que travaillent les nationalités,n’appartenantàaucuneenparticulier, celle-ci est la mieux à même de saisir l’importance et l’unité du grand ensemble. François-Joseph ne s’y trompera pas, qui refusera longtemps d’avaliser l’élection à la mairie de Vienne de Karl Lueger, fondateur du Parti chrétien social, antisémite et populiste, car « on ne touche pas à mes Juifs ». Stefan Zweig (1881-1942) évoque un temps où le monde n’avait pas encore totalement succombé à « la nationalité, ce plus court chemin qui va de l’humanité à la bestialité », qu’avait déjà dénoncée Grillparzer. Il dresse le tableau ensoleillé de la Vienne cultivée, tout entière adonnée à la musique, à l’art, aux choses de l’esprit, mais avant tout apaisée et sereine : « C’était l’âge d’or de la sécurité. Tout dans notre monarchie autrichienne, presque millénaire, semblait fondé
dépose en offrande sur l’autel du vieux monde. Les harmonies du patriotisme noir et jaune y sont tout entières. Malgré leurs différences, toutes ces plumes ont un point commun. Comme le notait, dans Une certaine idée de l’Europe, George Steiner parlant des auteurs de la Mitteleuropa : « Quelque chose nous lie, le résidu que nous portons dans notre âme de l’ancien empire. » La monarchie a vécu. La poussière et l’oubli ont recouvert les vieilles institutions. La crypte des Capucins est devenue la vallée des Rois. Mais pour faire revivre ces fantômes lointains, il ne reste que les écrivains. Ils sont d’empire. Au pays de la mémoire, ils sont même l’empire. 2
À LIRE
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sur la durée, et l’Etat lui-même paraissait le garant de cette pérennité (…). Tout, dans ce vaste empire demeurait stable et inébranlable, à sa place – et à la place la plus élevée, l’empereur, un vieillard ; mais s’il venait à mourir, on savait (ou on pensait) qu’un autre lui succéderait et que rien ne changerait dans cet ordre bien calculé. Personne ne croyait à des guerres, à des révolutions et à des bouleversements. Tout événement extrême, toute violence paraissaient presque impossibles dans une ère de raison. »
Quant à Joseph Roth (1894-1939), à travers la chronique de trois générations de la famille von Trotta, du héros de la famille anobli à Solferino pour avoir sauvé son souverain au dernier porteur du nom, l’officier tombé un peu bêtement en Galicie pour être allé chercher de l’eau à la place de ses camarades, en passant par la figure du baron, haut fonctionnaire austère et scrupuleux, incapable de survivre à son maître François-Joseph, c’est une incroyable fresque en technicolor qu’il
Vienne au crépuscule, Arthur Schnitzler, Stock, « La Cosmopolite », 480 pages, 10,15 €. Les Derniers Jours de l’humanité, Karl Kraus, Agone, 792 pages, 35 €. L’Homme sans qualités (2 vol.), Robert Musil, Points, 896 et 1 312 pages, 9,60 € et 10 €. La Marche de Radetzky, Joseph Roth, Points, 416 pages, 7,80 €. Le Monde d’hier, Stefan Zweig, Les Belles Lettres, 464 pages, 15 €. Le Mythe et l’Empire, Claudio Magris, Gallimard, « L’Arpenteur », 434 pages, 21,70 €.
D
ICTIONNAIRE
Par Hélène de Lauzun, illustrations Isabelle Dethan
En
placepour lequadrille
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Empereurs et archiducs, impératrices et archiduchesses, ils furent pendant soixante-dix ans, avec leurs ministres et leurs artistes, les piliers d’un empire et d’un art de vivre fascinants.
LA FAMILLE IMPÉRIALE FRANÇOIS-CHARLES (VIENNE, 1802-1878)
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
86 Les films Sissi de notre enfance le dépeignent comme h un sympathique vieillard, sourd d’oreille, volontiers
dans la lune et un peu dépassé par les événements. La vérité historique n’est pas si éloignée. Il naît dans une Autriche bouleversée par Napoléon Ier et il a vu sa sœur aînée, l’archiduchesse Marie-Louise, épouser celui qui mit fin au Saint Empire romain germanique de ses ancêtres. Son frère aîné Ferdinand étant jugé inapte à gouverner, il apparaît très vite comme l’héritier de l’empereur François Ier, et dès le congrès de Vienne, on le prépare à épouser la fille du roi de Bavière, l’ambitieuse Sophie. Mais en 1835, à la mort de François Ier, sous l’influence de Metternich qui se méfie de Sophie, c’est bien Ferdinand qui monte sur le trône et François-Charles voit le pouvoir s’éloigner de lui : s’il participe au Conseil de gouvernement, c’est en fait Metternich qui concentre l’essentiel du pouvoir. Au moment où éclate la révolution de 1848, Ferdinand se montre assez logiquement incapable de faire face à la situation et il abdique en faveur de son neveu, François-Joseph, le fils aîné de François-Charles, qui est tout juste âgé de 18 ans. François-Charles accepte cet arrangement et mène dès lors à la Cour une vie retirée qui sied à son tempérament et permet à son encombrante épouse de prendre toute la place dont elle rêvait depuis si longtemps près du pouvoir.
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SOPHIE DE BAVIÈRE (MUNICH, 1805-VIENNE, 1872) Le moins que l’on puisse dire de Sophie de Bavière est que c’est une maîtresse femme : Metternich disait d’elle qu’elle était « le seul homme de la famille », et elle fut mère de deux empereurs, François-Joseph d’Autriche et Maximilien du Mexique. Elle est issue d’une fratrie nombreuse ; ses sœurs firent toutes de brillants mariages auprès des plus beaux partis de la nouvelle Confédération germanique. Sa demi-sœur aînée fut même la quatrième épouse de l’empereur François Ier d’Autriche, et elle-même épouse l’un des fils de ce dernier, un homme un peu falot mais visiblement promis un jour au trône, ce qui contente ses ambitions. A la cour de Vienne, elle joue un rôle de premier plan et se heurte à la forte personnalité du prince de Metternich. Belle, brillante, elle entretient autour d’elle une cour d’artistes, reçoit Liszt et Strauss (le père). La révolution de 1848, causant le départ
de Metternich et l’abdication de l’empereur Ferdinand, lui offre l’opportunité de placer par intrigue son fils François-Joseph sur le trône au détriment de son mari, jugé par trop inconsistant. Elle échoue à faire épouser au jeune empereur la candidate de son choix, sa nièce bavaroise Hélène. Il lui préfère sa sœur cadette, Elisabeth, au caractère totalement étranger au sien. Sophie, femme de devoir, accepte mal que sa belle-fille fasse passer ses désirs personnels avant les obligations du pouvoir. C’est elle qui prend en charge l’essentiel de l’éducation des enfants du couple impérial. Autoritaire, elle n’en reste pas moins proche de ses enfants, mais aussi de tous ses petits-enfants. Tenante d’une politique conservatrice et autoritaire, elle souffre des abaissements successifs dont est victime l’Autriche : défaite de Sadowa, faillite de l’entreprise mexicaine où elle perd son fils Maximilien par la faute de Napoléon III. Ce drame l’atteint profondément et elle ne s’en remet jamais véritablement.
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
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FRANÇOIS-JOSEPH (VIENNE, 1830-1916) L’archiduc fait son éducation politique auprès de Metternich. La révolution de 1848 conduit au renvoi du ministre conservateur, mais mène François-Joseph sur le trône. Il reste marqué par cette crise originelle, qui lui a fait défendre le conservatisme politique et l’absolutisme. Son long règne – pas loin de soixantehuit ans – sera émaillé de crises politiques, de bouleversements géopolitiques majeurs et de drames familiaux. Cette durée mérite d’avoir offert, malgré les tourmentes, un sentiment de stabilité aux populations de l’empire, rassurées par une figure paternelle tutélaire, solidement appuyée sur la triade formée par l’Eglise, l’armée et la bureaucratie impériale. Mais qui dit stabilité dit aussi immobilisme, car le règne de François-Joseph se caractérise aussi par l’incapacité à prendre à bras-le-corps le problème des nationalités dans l’empire. En faisant le choix, en 1867, du compromis qui faisait la part belle aux seuls Hongrois, il courait le risque de fragiliser durablement une structure peuplée de plus de vingt millions de Slaves. Sur le plan international, après avoir été expulsé de l’espace germanique par Bismarck, l’empereur se place, bien que contre son gré, sous la dépendance de l’Allemagne, avec les conséquences que l’on sait. La personnalité complexe et instable de l’impératrice Elisabeth, le drame du suicide de Rodolphe et la douloureuse épine du mariage de François-Ferdinand auront évidemment contribué au sentiment amer d’échec qui put être le sien au crépuscule de sa vie. Mais pour l’histoire, le règne de François-Joseph correspond aussi à un véritable âge d’or, celui de l’art de vivre viennois rassemblant au tournant du siècle en un tourbillon la valse et Freud, Klimt et le Ring, Sissi et Schnitzler, ce « monde d’hier » qui fascine et attire encore aujourd’hui les foules en Autriche.
RODOLPHE (LAXENBOURG, 1858-MAYERLING, 1889) Troisième enfant de François-Joseph et Sissi, unique héritier, l’archiduc Rodolphe reçoit l’éducation d’un futur empereur, sous la direction de sa grandmère, l’archiduchesse Sophie, puis de précepteurs intransigeants qui blessent son tempérament fragile et sensible. Il aime passionnément sa mère et souffre cruellement de son absence. Elle influence néanmoins son éducation en parvenant à placer auprès de lui un précepteur libéral. Ses relations avec François-Joseph sont aussi ténues que le protocole l’autorise. Ténues, pour ne pas dire conflictuelles. Rodolphe désapprouve son conservatisme et fréquente progressistes et libéraux. Il écrit dans la presse, a des amitiés républicaines et fraie même à plusieurs reprises avec un certain Clemenceau, avec lequel il partage sa détestation de la Prusse. Tous deux se prennent même à rêver d’une alliance entre la France et l’Autriche contre l’ennemi Hohenzollern. Tout comme Sissi, Rodolphe est magyarophile et croit à la fédéralisation de l’empire. En 1879, Rodolphe épouse Stéphanie de Belgique, mariage de convenance par excellence. Le couple est mal assorti, et si Stéphanie donne une fille à Rodolphe, qui deviendra plus tard « l’archiduchesse rouge », il en vient vite à la tromper. Il mène dès lors une vie déréglée, multiplie les liaisons et contracte une grave maladie sexuelle, soignée à coup de drogues et d’alcool qui le font sombrer progressivement dans une dépression teintée de démence. Ses relations avec son père deviennent de plus en plus violentes et les disputes se multiplient. L’une d’entre elles précède de quelques jours le drame de Mayerling, au cours duquel Rodolphe se donne la mort, dans un pavillon de chasse, avec sa maîtresse d’alors, la jeune Marie Vetsera. Il a tout juste 30 ans. Drame passionnel ou complot politique ? Les circonstances, ô combien troubles, de la mort de l’archiduc entretiennent le mythe. Quoi qu’il en soit, sa mort cristallise la marche de la monarchie vers un sombre avenir.
89 h FRANÇOIS-FERDINAND (GRAZ, 1863-SARAJEVO, 1914) Celui qui, par la mort de son cousin Rodolphe en 1889 puis de celle de son père, l’archiduc Charles-Louis, frère cadet de François-Joseph, devient en 1896 l’héritier de la double monarchie, n’a, a priori, rien pour attirer la sympathie. Tumultueux, colérique, il encombre et contraste avec l’image paternelle rassurante qu’incarne François-Joseph. Mais son caractère impossible n’empêche pas une certaine vision politique, et une réelle énergie. Dans son esprit complexe, conservatisme et catholicisme fervent côtoient plans de réforme et de modernisation. Depuis le Belvédère, FrançoisFerdinand entretient une sorte de cour parallèle, réfléchit à la manière de secouer cette Schlamperei, ce laisser-aller austro-hongrois qu’il exècre. On lui prête des projets de réorganisation de l’empire sur un mode trialiste, qui diminuerait l’influence des Hongrois au profit des Slaves. Il se passionne pour la marine austro-hongroise et contribue considérablement à son développement, à une époque où elle n’était guère perçue comme prioritaire. François-Ferdinand laisse son impétuosité s’exprimer dans la chasse : c’est un redoutable tireur, peut-être l’un des plus excellents de l’Europe de son temps. Il consigne ses victimes dans ses carnets de chasse : il aurait ainsi tué pas moins de 274 889 animaux… Sa décision d’épouser en 1900 une jeune femme issue de la vieille noblesse tchèque, Sophie Chotek, quand les Habsbourg ne sont censés s’unir qu’à des membres de familles régnantes ou ayant régné, a de graves conséquences. François-Joseph est inflexible : ce sera un mariage morganatique et les enfants seront exclus de la succession. Les rapports sont tendus entre l’oncle et le neveu, l’empereur en titre et l’héritier. François-Ferdinand et Sophie, créée duchesse de Hohenberg, forment un couple très uni, béni de la naissance de quatre enfants. Leur château, à Artstetten, garde la trace d’heures familiales heureuses avant la tempête. Depuis 1908, la province de Bosnie-Herzégovine annexée fait partie de la double monarchie. La pacification est loin d’y être acquise, et les nationalistes serbes font parler d’eux. François-Ferdinand, malgré quelques mises en garde qu’il balaie d’un revers de main, y programme une inspection militaire, suivie d’une visite à Sarajevo, capitale de la province, avec son épouse. Le 28 juin 1914, il reçoit de Gavrilo Princip, militant nationaliste serbe de Bosnie, le coup de feu qui lui est fatal et qui plonge l’Europe dans le chaos.
CHARLES Ier
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(PERSENBEUG, 1887-MADÈRE, 1922)
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Tout comme son oncle François-Ferdinand, l’archiduc Charles n’aurait jamais dû être appelé à régner, mais les morts tragiques qui frappent la famille des Habsbourg et le mariage morganatique du nouvel héritier en 1900 conduisent ce petit-neveu de l’empereur (il était le petit-fils de son frère cadet Charles-Louis) à s’y préparer. D’un caractère diamétralement opposé à celui de François-Ferdinand, il s’entend néanmoins très bien avec lui et ils partagent un ardent désir de réformer l’empire. En 1914, Charles n’a aucune expérience politique mais toutes les qualités que François-Joseph attend de lui après la cohorte de ses terribles héritiers : c’est un jeune homme bon, droit, pieux et chevaleresque, et il forme un couple modèle avec son épouse, Zita. Par fidélité à François-Joseph, qui lui témoigne une affection bienveillante, et à la différence de FrançoisFerdinand, il n’a pas cherché à s’entourer d’une petite cour d’hommes de pouvoir et de conseillers en attendant son heure. Sa loyauté est totale, mais son inexpérience n’en est que plus flagrante. Il succède à François-Joseph à la fin de l’année 1916, quand la situation de l’empire sur les plans humain, économique, militaire est plus que critique. Il est très vite couronné roi de Hongrie, mais ne sera jamais couronné empereur d’Autriche. Soucieux de préserver ses peuples, exsangues, il multiplie les déplacements auprès des populations et engage des réformes sociales audacieuses, diminue le train
de vie de la Cour, préserve les familles et ménage ses soldats. Il a la vision de la réforme de l’empire, mais le contexte s’y prête très mal et une certaine forme de fermeté politique lui fait défaut. Parallèlement aux réformes, il est obsédé par l’idée de conclure au plus vite la paix, tant il sent que la poursuite du conflit peut être fatale à son empire. Pour ce faire, il utilise la médiation de ses beaux-frères, Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, qui servent dans les armées alliées, pour entrer en contact avec le gouvernement français et négocier la paix. La médiation échoue, les contreparties se révélant impossibles à négocier. Au printemps 1918, à la suite d’une maladresse du comte Czernin, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie, les négociations secrètes sont dévoilées au grand jour et déclenchent l’ire de l’alliée de la double monarchie, l’Allemagne de Guillaume II, qui envisage même l’invasion et la mise sous tutelle de l’Autriche. Tout est perdu, et l’empire sombre avec la défaite, sous le regard consentant des républicains français amis de nationalistes de tout poil, au premier rang desquels on trouve les Tchèques, prompts à quitter le navire au son d’un vibrant « Détruisez l’Autriche-Hongrie ». Charles d’Autriche n’abdique pas, mais renonce à participer aux affaires de l’Etat. Avec sa femme et ses enfants, il connaît l’humiliation de l’errance et l’exil. Il finit par trouver refuge à Madère, où il meurt, épuisé, dans la misère, en 1922, après deux tentatives avortées pour reprendre le trône de Hongrie. Il a été béatifié par Jean-Paul II en 2004, qui l’a proposé comme modèle pour tous les hommes politiques européens. Le pape portait d’ailleurs comme prénom de naissance Karol, un choix fait par son père, alors sous-officier polonais de l’Empire austro-hongrois, en hommage à un empereur bien-aimé.
ZITA DE BOURBON-PARME (CAMAIORE, ITALIE, 1892-ZIZERS, SUISSE, 1989) La dernière impératrice d’Autriche et reine de Hongrie est la fille du dernier des ducs de Parme, détrôné en 1859 par l’unification du royaume d’Italie. D’une dynastie française, les Bourbons, elle parle le français bien sûr, mais aussi l’italien, l’allemand, le portugais, l’espagnol et l’anglais, et signe son courrier « Zite ». Son enfance se partage entre la villa Pianore, dans la province de Lucques, et le château de Schwarzau, en Basse-Autriche. C’est là qu’elle rencontre, très jeune, l’archiduc Charles. Profondément amoureux, ils se marient en 1911, sous le regard bienveillant et enthousiaste de François-Joseph, qui voit enfin une union convenable se concrétiser sous ses yeux ! Quand Charles succède au vieil empereur au plus fort de la guerre, en 1916, Zita est en permanence à ses côtés, le soutient et le conseille. Le cœur déchiré par le conflit, puisque ses frères servent du côté ennemi et que l’Italie est entrée en guerre aux côtés de l’Entente, elle souhaite comme son mari mettre fin au conflit au plus vite et utilise pour cela l’entremise de son frère Sixte, officier dans l’armée belge, pour négocier avec la France, malheureusement sans succès. Elle accompagne Charles en exil, avec leurs cinq enfants. Deux autres naissent en exil, et quand Charles meurt en 1922, elle est enceinte de leur huitième enfant. Elle décide de porter le deuil de l’empereur jusqu’à sa mort. Dans les années qui suivent, elle sillonne l’Europe et le monde à la recherche d’un refuge, maintenant avec une fermeté sans faille l’exigence de l’éducation impériale pour ses enfants et tout particulièrement pour Otto, son aîné et héritier des Habsbourg. La vie est dure et bien souvent proche de la misère, car ils ont tout perdu. Après-guerre, elle revient en Suisse et y reste jusqu’à sa mort, menant une vie entièrement dédiée à sa famille, dans une profonde piété : elle était oblate de l’abbaye de Solesmes. Elle accepte mal la renonciation de son fils au trône en 1961, condition imposée pour qu’il puisse à nouveau fouler le sol de l’Autriche. Elle meurt en 1989, et pour l’occasion, le cérémonial antique des funérailles des Habsbourg est ressuscité en la crypte des Capucins, à Vienne. Depuis 2009, la cause de sa béatification est ouverte au Vatican.
LES MINISTRES
FELIX SCHWARZENBERG (KRUMMAU, 1800-VIENNE, 1852)
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ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
Originaire de Bohême, la maison des Schwarzenberg compte parmi l’une des plus éminentes familles nobles de l’ensemble habsbourgeois. Le prince Felix choisit d’embrasser la carrière diplomatique et grandit dans l’ombre de Metternich, sillonnant l’Europe au gré des plus prestigieuses ambassades. En mars 1848, il est aux côtés de Radetzky pour écraser Milan révoltée. En octobre, il est nommé ministre des Affaires étrangères d’Autriche, puis ministre-président, au moment où Ferdinand Ier est contraint d’abdiquer en faveur de son neveu François-Joseph. Il va jouer un rôle clé dans l’Europe embrasée par le « printemps des peuples », afin de mettre fin à l’épisode révolutionnaire et de restaurer l’autorité internationale de l’Autriche. La grande affaire d’alors vient d’Allemagne, où un Parlement nouvellement élu à Francfort entend bâtir une Allemagne moderne unifiée, où la place de l’Autriche est sujette à caution : le débat y fait rage entre partisans de la Grande Allemagne, avec l’Autriche, et partisans de la Petite Allemagne, sans elle. Schwarzenberg défend, lui, l’option d’une Grande Autriche, dont les provinces allemandes participeraient à une confédération d’Etats germaniques élargie. Peu désireux de voir l’Autriche se faire dicter sa conduite depuis l’Allemagne, il obtient le retrait des députés autrichiens de l’Assemblée de Francfort, lui ôtant ainsi toute légitimité à représenter « la nation allemande ». Avec l’aide des Russes, il écrase la révolte hongroise, puis établit en Autriche une Constitution centraliste et absolutiste, ce qui ne l’empêche pas dans le même temps, avec réalisme, d’abolir les privilèges, les douanes internes, et de réformer l’éducation. Il est le dernier à tenir la dragée haute à la Prusse en imposant à Frédéric-Guillaume IV, lors de la fameuse « reculade d’Olmütz », de renoncer à toute prétention impériale en Allemagne. L’Autriche est encore souveraine en Europe, mais plus pour très longtemps : quand Schwarzenberg meurt en 1852, aucun homme d’Etat de son envergure ne vient vraiment le remplacer.
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COMTE GYULA ANDRÁSSY (VLACHOVO, 1823-VOLOSKO, 1890) Issu d’une riche famille de magnats hongrois, le comte Gyula Andrássy est l’un des hérauts de l’indépendance hongroise au moment de l’insurrection de 1848, ce qui lui vaut la condamnation à mort par contumace et l’exil, en France et en Angleterre, jusqu’en 1858. En 1867, lorsque l’empire d’Autriche devient, à la suite de la défaite de Sadowa face à la Prusse (1866), l’Empire austrohongrois, Andrássy devient Premier ministre de Hongrie. Bel homme et grand séducteur, il a l’oreille de l’impératrice Elisabeth, Erzsébet pour les Hongrois, magyare de cœur, si bien qu’on lui prête pour un temps, à tort, la paternité de l’archiduchesse Marie-Valérie, née en 1868, à Budapest, dernière enfant et favorite de Sissi. Comme Premier ministre, il travaille notamment à réorganiser et à réformer la Honvéd, l’armée d’Etat hongroise. En 1870, Andrássy se prononce en faveur de la neutralité dans le conflit franco-prussien. Son habilité lui vaut, en 1871, d’être appelé à succéder au comte Beust comme ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie. Très soucieux de rétablir la place de l’Autriche-Hongrie dans le concert européen des nations, il veille à entretenir des relations cordiales avec l’Allemagne, l’Italie ou la Russie, même si cette dernière apparaît comme l’ennemi naturel d’une double monarchie désormais, depuis son éviction de l’Allemagne, toujours plus portée vers les Balkans. A la suite de l’insurrection de la Bosnie-Herzégovine en 1875, il est l’un des principaux artisans du congrès de Berlin de 1878, qui a pour effet de confier à l’Autriche-Hongrie l’administration des deux provinces, qui restent nominalement sous la domination de la Sublime Porte. Il se retire en 1879, juste après avoir signé l’alliance austroallemande, tournant qui marque la sortie de l’isolement diplomatique de l’Autriche après la cuisante humiliation de Sadowa. Une alliance qui a tout du mariage de raison et enchaîne les destinées des deux puissances germaniques pour le meilleur et pour le pire jusqu’en 1918.
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EDUARD TAAFFE (VIENNE, 1833-ELLISCHAU, BOHÊME, 1895) Le comte Taaffe exerça à plusieurs reprises la fonction de ministre-président de la partie autrichienne de l’Empire austro-hongrois (Cisleithanie), de 1868 à 1870, mais surtout de 1879 à 1893. Ami d’enfance de l’empereur François-Joseph, après un début de carrière politique essentiellement en Bohême, il entre après le compromis de 1867 au gouvernement de la nouvelle Cisleithanie, dirigé par Auersperg, avant de lui succéder de 1868 à 1870. Il revient ensuite aux affaires en 1879. Il est très proche de l’empereur, dont il se charge d’interpréter politiquement les vues. Il engage l’Autriche sur la voie de réformes sociales ambitieuses, sur le modèle de Bismarck en Allemagne, autorisant la IIe Internationale à qualifier la législation sociale autrichienne de « l’une des meilleures au monde » : limitation du travail des enfants, assurances contre les accidents du travail, représentation des travailleurs sont ainsi importées en Autriche. On lui doit aussi la réforme électorale de 1882, qui élargit considérablement le corps électoral, sans aller toutefois jusqu’au suffrage universel. Convaincu de la nécessité de rééquilibrer la place des Slaves dans l’empire, il s’appuie politiquement sur les Polonais et les Tchèques, et prépare le terrain au comte Badeni, qui lui succède peu après et s’engage sur l’épineux dossier des rapports entre les nationalités, avec notamment la question du bilinguisme en Bohême. Cette politique fut, malheureusement pour la double monarchie, un échec et cristallisa les tensions.
FRANZ CONRAD VON HÖTZENDORF
ILLUSTRATIONS : © ISABELLE DETHAN POUR LE FIGARO HISTOIRE.
(PENZING, 1852-BAD MERGENTHEIM, 1925)
De noblesse récente, il fait une carrière rapide dans l’armée et est remarqué par François-Ferdinand, qui le nomme, en 1906, chef d’état-major de l’armée impériale et royale. Stratège visionnaire, il a à cœur la réforme et la modernisation de l’armée (utilisation des transmissions, guerre aérienne) mais, d’un tempérament belliciste, il recommande l’utilisation de la guerre préventive, en particulier contre la Serbie, ce qui crée des tensions avec le pouvoir impérial : ni François-Joseph ni son neveu ne tiennent à être à l’origine d’une guerre, procédé qui n’a jamais été dans la tradition habsbourgeoise. En contradiction permanente avec l’empereur et avec son ministre des Affaires étrangères, Aehrenthal, abandonné par FrançoisFerdinand, il démissionne en 1911, avant d’être rappelé en 1913 à la faveur des guerres balkaniques. A cette occasion, il insiste sur son projet de guerre préventive contre la Serbie, pour laquelle il travaille à obtenir le soutien de l’Allemagne. Son analyse de la situation repose sur une vision impérialiste des rapports entre les peuples ; la guerre doit être le moyen privilégié pour la double monarchie de reconquérir son prestige perdu. C’est lui qui prépare le plan d’action de l’armée austro-hongroise en cas de guerre, et au moment de la crise de l’été 1914, il se montre partisan d’une action rapide contre la Serbie, d’autant qu’il ne croit pas à une mobilisation russe et pense possible de se limiter à une guerre austro-serbe. Une fois le conflit engagé, sa gestion des fronts s’avère désastreuse et entraîne de lourdes pertes pour l’armée de la double monarchie, qui paie sa très faible expérience de terrain. Les divergences sont profondes et fréquentes avec l’état-major allemand, dont l’immixtion dans la direction des opérations militaires autrichiennes va croissant. A son arrivée au pouvoir, le jeune empereur Charles Ier écarte progressivement Hötzendorf de l’état-major. Il se retire définitivement en juillet 1918. Après la guerre, il fait le choix de quitter l’Autriche pour l’Allemagne, où il meurt en 1925.
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L’ARTISTE JOHANN STRAUSS FILS (VIENNE, 1825-1899) Johann Strauss est le fils d’un musicien renommé, auteur de la célébrissime Marche de Radetzky, devenue l’équivalent d’un hymne impérial, et compositeur de grandes valses qui circulent déjà à travers l’Europe entière. Johann Strauss le père ne voit pas d’un très bon œil son fils suivre ses traces. Le drame de Johann Strauss le fils est d’avoir dû s’opposer à ce père chéri et vénéré pour pouvoir s’imposer, à son tour, comme un compositeur de génie. En 1844, encore mineur, il commence sa carrière par un coup d’éclat, en choisissant de se produire en public sans la permission de son père, mais avec la bénédiction des autorités civiles et religieuses. Il rencontre un succès foudroyant, qui ne s’arrêtera plus : on lui doit plus de cinq cents valses, la naissance de l’opérette viennoise, avec des partitions qui ont rejoint le patrimoine culturel universel, comme La Valse de l’empereur ou La Chauve-Souris. Il séduit par l’incroyable richesse de ses mélodies et incarne une joie de vivre irrésistible. Il joue à Paris, Londres, Berlin et Saint-Pétersbourg, et jusqu’à Boston. Pourtant, sa vie personnelle est faite d’une suite d’échecs douloureux. Il se marie trois fois, ce qui le fait mettre au ban de la société viennoise. Il ne sera jamais nommé citoyen d’honneur de la ville de Vienne, sa ville natale, alors même qu’il a contribué, plus qu’aucun autre peut-être, si l’on excepte Sissi, à la renommée de l’Autriche et de sa capitale à travers le monde. Il y a tout juste cent cinquante ans, il composait Le Beau Danube bleu. La partition, née à Vienne et huée par le public viennois, reçut un accueil triomphal à Paris lorsque Johann Strauss choisit de la « recycler », de guerre lasse, au moment de l’Exposition universelle de 1867. Le public parisien tomba sous le charme, le morceau fut rappelé vingt fois et Paris lança un succès mondial jamais démenti depuis.
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LE CULTE DE L’ART Le Chevalier d’or, détail de la Frise Beethoven, par Gustav Klimt (1862-1918), 1902 (Vienne, palais de la Sécession). A l’occasion de la quatorzième exposition de la Sécession, ses membres rendent hommage à la statue de Beethoven de Max Klinger, qu’ils placent au cœur d’une mise en scène mêlant architecture, œuvres d’art et musique. Pour cela, Klimt réalise une fresque de trentequatre mètres de long, narrant l’épopée de l’humanité en lutte pour une félicité que seuls la musique et l’art pourront lui apporter.
NOUVELLE RENAISSANCE Ci-dessus : vue extérieure du palais de la Sécession, édifié à Vienne par l’architecte Joseph Maria Olbrich, 18971898. Ci-contre : affiche pour la cinquième exposition de la Sécession de l’Association des artistes plasticiens d’Autriche, lithographie de Koloman Moser, imprimée par Albert Berger, 1899. En bas : Pallas Athéna ou Minerve, par Gustav Klimt, 1898 (Vienne, Wien Museum).
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Le 3 avril 1897, Gustav Klimt fonde à Vienne la Sécession, réunion d’artistes insurgés contre les pratiques d’un art officiel sclérosé, rêvant fiévreusement d’un art national authentique et moderne.
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ART TOTAL Ci-dessus : L’Hymne à la joie – les Arts, le chœur des anges et un couple s’embrassant –, détail de la Frise Beethoven, par Gustav Klimt, 1902, 220 x 240 cm (Vienne, palais de la Sécession). Ci-contre : Thésée tuant le Minotaure sous les yeux d’Athéna, lithographie de Klimt pour la couverture du n° 5/6 (mai-juin 1898) de Ver sacrum, revue mensuelle fondée en janvier 1898 et organe officiel de la Sécession (Vienne, Wien Museum Karlsplatz). En bas : Novembre, par Koloman Moser, in Ver sacrum n° 18, 1902. Page de droite : gravure de mode, carte postale n° 523 de la Wiener Werkstätte (Atelier viennois), lithographie de Mela Köhler, une élève de Kolo Moser, vers 1911.
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IVRES
Par Marie-Amèlie Brocard, François-Joseph Ambroselli, Clément Ménard, Albane Piot et Jean-Louis Thiériot
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Chronique d’unemort annoncée François-Joseph. Jean-Paul Bled
Il se définissait lui-même comme le « dernier monarque de la vieille école ». Il était monté sur le trône à l’aube de ses 18 ans pour sauver l’empire des Habsbourg. Celui-ci ne lui survivra pas, emporté deux ans après la mort du souverain par la Première Guerre mondiale. Dans une biographie monumentale, Jean-Paul Bled revient avec une science sans failles sur le long règne de François-Joseph, où finiront par se confondre, dans l’imagerie populaire, son visage barré par des favoris grisonnants et la monarchie autrichienne. Le tableau d’ensemble d’une Europe en mouvement est brossé avec une aisance souveraine, de Joseph II à l’oncle défaillant Ferdinand, en passant par le grand-père François II, chacun essayant à sa mesure de redéfinir la place de l’empire d’Autriche. Toute la vie ponctuée de drames de François-Joseph sera consacrée à tenter de maintenir cet héritage. M-AB Perrin, « Tempus », 2011, 864 pages, 12,50 €.
98 h François-Ferdinand d’Autriche. Jean-Louis Thiériot
Il naquit d’une mère tuberculeuse, traversa les affres de la vie et mourut en plein envol, sacrifié sur l’autel d’un empire sur le déclin. Sans céder à l’exaltation héroïque d’une vie romantique, Jean-Louis Thiériot nous livre le récit de la vie d’un homme de parole, prince héritier du trône austrohongrois, « l’homme des disciplines librement consenties » qui ne s’est « jamais senti heureux que parmi les soldats ». Obéissant aux inflexions de son cœur, il affronta la volonté de son oncle et prit pour épouse une « simple » comtesse, privant sa descendance de légitimité impériale. Il voulait réformer la monarchie « d’en haut ». Il tomba à Sarajevo le 28 juin 1914, entraînant, par le jeu des alliances, le monde entier dans sa chute. Ironie du sort, l’homme dont l’assassinat ouvrit la porte du siècle le plus meurtrier de l’histoire répéta avant de perdre connaissance : « Ce n’est rien. » Plus de 18 millions d’âmes le suivront dans le trépas. F-JA
Perrin, « Tempus », 2005, 552 pages, 11 €.
L’Agonie d’une monarchie. Jean-Paul Bled
Spécialiste incontesté de l’Autriche-Hongrie, Jean-Paul Bled raconte ici avec une pointe de mélancolie la fin de cet empire qu’il qualifie d’« autre malade de l’Europe » : face à la marche de l’histoire qui déboucha sur l’affrontement sanglant des Etats-nations, la chute de la double monarchie apparaît comme une tragédie. Après quarante ans de recherche sur l’Autriche-Hongrie, Jean-Paul Bled confie qu’il était « comme inscrit dans la nature des choses que viendrait le moment où [il] s’interrogerai[t] sur le dénouement de cette prestigieuse histoire ». Une batterie de cartes aide le lecteur à se situer dans l’entremêlement des fronts et des alliances de la Grande Guerre. A lire comme l’apothéose de l’œuvre d’un historien. CM Tallandier, « Texto », 2017, 480 pages, 11 €.
Requiem pour un empire défunt
François Fejtö La Première Guerre mondiale a laissé derrière elle une plaie béante de la taille d’un empire. Comment imaginer que l’Autriche-Hongrie, considérée cinq années auparavant comme l’une des plus grandes puissances d’Europe, puisse être, en quelques mois, rayée de la carte ? François Fejtö avance la thèse du glissement de la guerre classique vers une « guerre idéologique » qui décida de la « destruction » de l’Empire austrohongrois. L’odeur de cette autre guerre n’était pas celle de la poudre à canon mais celle de l’encre sèche : le traité de Versailles laissa l’Allemagne presque intacte, il fut fatal pour la double monarchie. A l’une, on conservait l’essentiel de sa puissance, à l’autre, on niait l’existence. L’Europe centrale fut morcelée par « les décideurs de l’Entente » qui, avec l’assurance des vainqueurs, semblaient guider la monarchie vers sa ruine républicaine. Avec une verve communicative, François Fejtö démontre que les décisions post 1914-1918 n’ont pas été prises en se fondant sur le respect du droit des peuples à disposer d’euxmêmes mais sur « des appétits » ignorant « les réalités ethniques ou linguistiques » d’une société multinationale. Elle qui, avant la guerre, entonnait à l’unisson, dans la diversité de ses voix, l’hymne à l’empire, et dont les soldats continuèrent en 1918 à porter les couleurs, alors même qu’elle avait officiellement disparu. F-JA Perrin, « Tempus », 2014, 656 pages, 11 €.
Zita. Impératrice courage. Jean Sévillia
Elle a connu les pires épreuves : la guerre, l’échec des plans de paix, une campagne de dénigrement dans son propre pays, l’effondrement de la monarchie, le bannissement, la relégation à Madère, la mort de son mari alors qu’à 29 ans elle attendait leur huitième enfant, un veuvage de soixante-sept ans, un exil qui la conduisit de Madère à Bruxelles et jusqu’au Québec et qui ne lui permit de retrouver l’Autriche qu’à 90 ans. Soutien indéfectible de son mari, l’empereur Charles d’Autriche, Zita demeura après sa mort et jusqu’à sa disparition en 1989 le témoin digne et courageux de tout ce qu’incarnaient la monarchie impériale et l’héritage des Habsbourg. Une grande dame que cette biographie sensible et passionnante honore admirablement. AP Perrin, « Tempus », 2016, 352 pages, 10 €.
Le Dernier Empereur. Charles d’Autriche, 1887-1922
Jean Sévillia Après son remarquable Zita, impératrice courage (Perrin), Jean Sévillia a estimé « logique » de poursuivre son œuvre avec l’empereur Charles Ier, dont le court règne mena à l’éclatement de la double monarchie. L’ouvrage est un vibrant hommage au dernier empereur d’Autriche, qui vit s’éteindre après six cents ans de règne la dynastie habsbourgeoise, en ayant tenté jusqu’à la fin de réformer les institutions de son pays. Un hommage au mari aimant, qui confia à son épouse le jour de son mariage : « Maintenant, notre devoir est de nous aider mutuellement à aller au ciel. » Enfin, un hommage au chrétien qui termina sa vie dans le dénuement mais conserva une foi inébranlable, au point de rendre l’âme en prononçant comme dernier mot : « Jésus. » CM Perrin, « Tempus », 2012, 408 pages, 10 €.
Rodolphe et Mayerling. Jean-Paul Bled
Le 30 janvier 1889, le fils de l’empereur d’Autriche, Rodolphe, se suicide à Mayerling aux côtés de sa maîtresse, Marie Vetsera. Jusqu’à la fin de la double monarchie, seule la mort du prince héritier sera connue du peuple afin que la couronne soit préservée du scandale de l’adultère. Alors que de folles légendes se sont emparées du drame de Mayerling, Jean-Paul Bled analyse dans ce court ouvrage toutes les hypothèses et ne retient que ce qui est plausible. L’historien raconte comment le drame suscita, en dépit de la censure, les rumeurs les plus inouïes et comment elles lui donnèrent une postérité cinématographique et littéraire. D’une plume sobre, il fait quant à lui le récit d’une tragédie quasi shakespearienne, pour finalement prendre de la hauteur et regretter que « le mythe se soit déjà emparé de l’histoire ». CM
François-Joseph et Sissi. Le devoir et la rébellion. Jean des Cars
Elle a été immortalisée par les films d’Ernst Marischka, qui laissent d’elle l’image sucrée d’une impératrice pleine de joie de vivre, semant paix et bonheur sur son passage. La vérité est que sa vie fut pleine de tragédies, réelles ou imaginaires. A la fois irritante et attachante, dépressive et capricieuse, Sissi ne sut jamais accepter de tenir son rang, ne se révélant que dans les drames, notamment à l’occasion des guerres où elle oublia ses lubies pour être enfin souveraine. Elle restera toutefois celle qui sut conseiller heureusement l’empereur dans ses démêlés avec la Hongrie, pour laquelle elle s’était prise de passion. Après une biographie remarquée de Sissi, Jean des Cars dresse dans ce beau livre remarquablement illustré un double portrait passionné de cette impératrice moderne avant l’heure et de son époux, François-Joseph d’Autriche, qui ne cessa jamais de l’aimer malgré ses absences et ses fragilités. M-AB Perrin, 544 pages, 25 €. A paraître le 2 novembre 2017.
Histoire de Vienne. Jean-Paul Bled
Chez Magris, le beau Danube est noir. Il est couleur d’encre, l’encre des écrivains. Dans le sang de cet universitaire originaire de Trieste coule l’esprit de la Mitteleuropa. Son maître livre fait défiler ses grandes figures littéraires : Raimund, Grillparzer, Rosegger, Kafka, Musil, Zweig… Il invite à une incroyable promenade littéraire qui montre que la monarchie austro-hongroise est aussi un édifice mythologique qui tire des livres ses racines, sa substance et sa trace mémorielle. Après le Nunc dimittis des Habsbourg, il n’était plus que les écrivains pour être les sentinelles de l’empire mort ! Magris ressuscite avec bonheur leurs figures. J-LT
Ville « blessée dans sa chair », Vienne est ce laboratoire d’histoire, cette « métropole culturelle » qui a connu l’ordre et le chaos, l’honneur et la honte, la monarchie et la république… « L’histoire de l’Europe centrale se lit au miroir de cette ville qui commande son destin », écrit Jean-Paul Bled. Ayant résisté aux assauts ottomans, elle se forge une identité de ville guerrière mais aussi de capitale des arts. L’auteur dresse le portrait, tantôt sombre tantôt lumineux, d’une Vienne intemporelle. De la Vindobona romaine à la ville martyrisée, première victime des nazis, cet ouvrage vous emmène au cœur de la métropole danubienne, qui s’est toujours relevée de ses cendres. F-JA
Gallimard, « L’Arpenteur », 1991, 434 pages, 21,70 €.
Fayard, 1998, 528 pages, 26 €.
Fayard, 1989, 308 pages, 20,90 €.
Le Mythe et l’Empire. Claudio Magris
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C HRONOLOGIE Par Albane Piot
Crépuscule d’empire La fièvre révolutionnaire du « printemps des peuples » a gagné Vienne en mars, provoqué le départ de Metternich, conduit l’empereur Ferdinand Ier à promettre l’instauration d’une Constitution pour l’empire et à autoriser, le 17 mars, la formation d’un gouvernement propre à la Hongrie. Le nationalisme gagne la Bohême, les pays allemands, l’Italie. Mais il est vite circonscrit. En Italie, où Milan et Venise se sont insurgées et où Charles-Albert de Sardaigne a pris la tête d’une croisade antiautrichienne, le maréchal Radetzky écrase l’armée piémontaise, le 25 juillet, à Custoza. En Bohême, le maréchal Windischgraetz rétablit l’ordre. L’abolition du système seigneurial, le 7 septembre, et la réforme agraire qui s’ensuit rallient les paysans au parti de l’ordre. La révolution se réduit comme peau de chagrin. Ferdinand I er charge le général croate Jelačić de museler les indépendantistes hongrois menés par Lajos Kossuth : Jelačić échoue près de Budapest. La mutinerie d’un des régiments appelés à partir en Hongrie le 6 octobre provoque l’ultime affrontement entre les forces conservatrices et la révolution viennoise. Windischgraetz fait le siège de Vienne et vainc les dernières résistances. Le prince Felix Schwarzenberg, nommé Premier ministre, présente un nouveau gouvernement, le 27 novembre, fait de partisans d’une monarchie constitutionnelle. Ferdinand Ier, lié par divers engagements envers la révolution, ne peut être le souverain de la restauration de l’ordre monarchique. Il abdique donc le 2 décembre au profit de son neveu, François-Joseph, âgé de 18 ans. 7 MARS 1849 Le Reichstag, assemblée élue après la révolution de mars 1848, prépare une Constitution consacrant le principe de la souveraineté populaire. Pour FrançoisJoseph et ses ministres, cela n’est pas tolérable. Le Reichstag est dissous le 7 mars tandis qu’est promulguée la Constitution octroyée le 4 par l’empereur, où toute référence à la
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Pièce majeure de l’architecture européenne pendant des siècles, l’empire des Habsbourg est mort d’épuisement en 1918, éprouvé par les soubresauts de l’histoire. souveraineté populaire a disparu et qui fait de l’empire un Etat unitaire. François-Joseph garde ainsi la totalité du pouvoir exécutif. 14 AVRIL 1849 Lajos Kossuth fait voter par la Diète de Hongrie l’indépendance de la république de Hongrie et la déchéance de la dynastie des Habsbourg. François-Joseph demande son aide à la Russie pour venir à bout de la révolution hongroise. Le 13 août, à Világos, la Hongrie capitule et est placée sous l’autorité d’un gouverneur militaire. 27 AU 28 NOVEMBRE 1850 A Olmütz, Schwarzenberg rencontre le Premier ministre prussien afin de régler le différend qui oppose les deux puissances sur l’hégémonie de l’Allemagne. Des négociations s’ouvrent à Dresdequiaboutissent,enavril1851,àlarestauration de la Confédération germanique dans son ancienne constitution et dans les limites territoriales d’avant les révolutions de 1848. La Prusse renonce à son projet d’une Allemagne unifiée sous l’égide de son souverain et sans l’Autriche. François-Josephestconfirmédanssonstatut de prince allemand, mais les possessions autrichiennes non allemandes ne font pas partie de la Confédération. 31 DÉCEMBRE 1851 Par la patente de la Saint-Sylvestre, François-Joseph abolit la Constitution et rétablit l’absolutisme. 5 AVRIL 1852 Mort de Schwarzenberg. 4 O C T O B R E 1 8 5 3 Parce que la Russie revendique le droit de protéger les orthodoxes des provinces européennes de l’Empire ottoman de façon à étendre son influence dans les Balkans, et après l’occupation par les
troupesrussesdesprincipautésdanubiennes de Moldavie et de Valachie, l’Empire ottoman, soutenu par la France et l’Angleterre, déclare la guerre à la Russie. François-Joseph signifie son désaccord au tsar Nicolas Ier. 27 MARS 1854 L’Angleterre et la France déclarent la guerre à la Russie. 20 AVRIL 1854 François-Joseph signe un traité d’alliance avec la Prusse. 24 AVRIL 1854 Mariage de François-Joseph avec Elisabeth de Bavière. 3 JUILLET 1854 Vienne somme la Russie de retirer ses troupes des principautés danubiennes. Quand celle-ci obtempère,
Les derniers Habsbourg François 1er (1768-1835)
Marie-Thérèse de Bourbon-Sicile (1772-1807)
Marie-Louise (1791-1847)
Napoléon 1er (1769-1821)
Ferdinand 1er le Débonnaire (1793-1875)
Marie-Anne de Sardaigne (1803-1884)
François-Charles (1802-1878)
Sophi de Bavière Sophie (1805-1872)
François-Joseph 1er (1830-1916)
Elisabeth de Bavière (Sissi) (1837-1898)
Maximilien empereur de Mexique (1832-1867)
Charlotte de Belgique (1840-1927)
Charles-Louis (1833-1896)
Marie-Annonciade des Deux-Siciles (1843-1871)
Sophie (1855-1857)
Gisèle (1856-1932)
Rodolphe (1858-1889)
Marie-Valérie (1868-1924)
François-Ferdinand (1863-1914)
Otto (1865-1906)
Léopold de Bavière (1846-1930)
Stéphanie de Belgique (1864-1945)
François-Salvator de Habsbourg-Toscane (1866-1939)
Sophie Chotek (1868-1914)
Marie-Josèphe de Saxe (1867-1944)
Charles 1er (1887-1922)
Zita de Bourbon-Parme (1892-1989)
Louis-Victor (1842-1919)
Ferdinand-Charles (1868-1915)
Maximilien (1895-1952)
Françoise de HohenloheWaldenburgSchillingsfürst (1897-1989)
Otto de Habsbourg-Lorraine (1912-2011)
l’Autriche occupe à son tour la Moldavie et la Valachie, tandis que la France et l’Angleterre assiègent Sébastopol, en Crimée, port d’attachedelamarinerussesurlamerNoire. 2 DÉCEMBRE 1854 Espérant protéger ses possessions italiennes, Vienne noue une alliance avec la France et l’Angleterre. 2 MARS 1855 Mort du tsar Nicolas Ier. 11 SEPTEMBRE 1855 La chute de Sébastopol amorce la défaite de la Russie. 30 MARS 1856 Le traité de Paris consacre la défaite de la Russie et met fin à la guerre de Crimée. Il proclame la neutralité de la mer Noire mais ne reconnaît pas à l’Autriche la possession des principautés danubiennes qui demeurent dans l’aire ottomane. L’Autriche sort isolée diplomatiquement de cette crise : son entente avec la Russie est brisée et la Prusse n’a pas apprécié que l’alliance de 1854 ait été utilisée comme moyen de pression contre la Russie. Quant à Napoléon III, loin d’être reconnaissant de l’aide indirecte que lui a apportée François-Joseph, il soutient le royaume de Piémont-Sardaigne et la cause de l’unité italienne défendue par son Premier ministre Cavour contre l’Autriche, qui contrôle alors le nord de la péninsule. 21 AOÛT 1858 Naissance de l’archiduc Rodolphe. 4 JUIN 1859 Le 19 avril, François-Joseph a adressé au Piémont, le sommant de désarmer, un ultimatum, qui est rejeté par Cavour. Mal préparées, menées par un
MAISON D’AUTRICHE Ci-dessus : la famille Habsbourg depuis François Ier d’Autriche (dernier empereur du Saint Empire sous le nom de François II). Page de gauche : FrançoisJoseph et le maréchal Radetzky, anonyme, XIXe siècle (Milan, Museo del Risorgimento). généralissime médiocre, le comte Gyulai, les armées autrichiennes sont défaites à Magenta par les forces piémontaises et françaises. Quatre jours plus tard, Napoléon III et Victor-Emmanuel II entrent dans Milan. François-Joseph décide d’assurer luimême la fonction de généralissime. 26 JUIN 1859 Seconde défaite de l’armée autrichienne à Solferino. 11 JUILLET 1859 Napoléon III et FrançoisJoseph se rencontrent à Villafranca pour conclure un armistice. François-Joseph doit céder la Lombardie au Piémont, sauf Mantoue et Peschiera, et garde la Vénétie. 14 MARS 1861 Victor-Emmanuel, qui a, depuis janvier 1860, avec l’accord de Napoléon III, étendu son influence sur Modène, Parme, la Toscane, la Romagne, Naples et la Sicile par l’entremise de Garibaldi, les Marches et l’Ombrie, proclame la naissance du royaume d’Italie. François-Joseph fulmine, et refuse de céder la Vénétie. La Prusse et la Russie reconnaissent le nouveau royaume. 29 SEPTEMBRE 1862 Otto von Bismarck devient Premier ministre de Prusse. F ÉVRIER 1864 La mort du roi Frédéric VII de Danemark a entraîné la « guerre des Duchés » : elle a opposé son successeur, Christian IX, au prince allemand Frédéric Auguste de Schleswig-Holstein-
Sonderbourg-Augustenbourg, qui revendiquaient les duchés du Schleswig et du Holstein. La Prusse et l’Autriche interviennent alors aux côtés du prince allemand. 14 AOÛT 1865 Le Danemark défait, la convention de Gastein confie la gestion du Schleswig à la Prusse et celle du Holstein à l’Autriche. 1 8 6 6 Les difficultés de cogestion des duchés du Schleswig et du Holstein fournissent à Bismarck un prétexte pour déclarer la guerre à l’Autriche. Il s’assure auparavant de la neutralité bienveillante de Napoléon III et contracte une alliance avec le roi d’Italie Victor-Emmanuel II. L’Autriche est écrasée à la bataille de Sadowa, le 3 juillet. L’armistice conclu à Nikolsburg, le 26 juillet, et la paix signée à Prague, le 23 août, prononcent l’exclusion de l’Autriche hors de l’Allemagne. La Confédération germanique disparaît, tandis qu’est créée une confédération de l’Allemagne du Nord. L’Autriche doit céder la Vénétie au royaume d’Italie. 1867 Le 1er février, François-Joseph se prononce pour un compromis austro-hongrois qui consacrerait l’union de deux Etats souverains au sein d’une même monarchie, chaque Etat disposant de sa propre Constitution. Le compromis est voté par la Diète hongroise le 29 mai, et François-Joseph et
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Elisabeth sont couronnés roi et reine de Hongrie le 8 juin, à Buda. 18 JUILLET 1870 L’Autriche-Hongrie décide de rester neutre dans le conflit franco-prussien. Le 19 juillet, la France déclare la guerre à la Prusse. Défaite, elle doit s’incliner et assister à la proclamation de l’Empire allemand, à Versailles, le 18 janvier 1871. 1875 Les chrétiens de Bosnie-Herzégovine se soulèvent contre l’Empire ottoman, suivis par les Bulgares, en 1876, et par la Serbie et le Monténégro, qui déclarent la guerre à la Sublime Porte le 2 juillet. La Russie se joint à eux le 12 avril 1877. Le 18 mars 1877, une convention militaire austro-russe avait été signée : l’Autriche-Hongrie recevra la BosnieHerzégovine en échange de sa neutralité, tandis que la Russie annexera la Bessarabie mais s’engage à ne pas créer de grand Etat slave sur les dépouilles de l’Empire ottoman. 3 MARS 1878 La Russie victorieuse impose le traité de San Stefano, qui ignore les termes de l’accord austro-russe, prévoit la création d’une Grande Bulgarie avec accès à la mer EgéeetdonneunepartiedelaBosnie-Herzégovine au Monténégro, tandis que l’autre partie hérite d’un statut indépendant. 13 JUIN-13 JUILLET 1878 A l’initiative de l’Autriche-Hongrie, Bismarck convoque un congrès à Berlin, à l’issue duquel la Russie doit renoncer à son projet de Grande Bulgarie, même si la création d’une Petite Bulgarie sous influence russe est maintenue. L’administration de la Bosnie-Herzégovine est confiée à la monarchie austro-hongroise. 7 OCTOBRE 1879 Signature d’un traité d’alliance militaire entre l’Autriche-Hongrie et l’Empire allemand, la Duplice. L’un et l’autre se promettent assistance en cas d’agression de la Russie et s’engagent à rester neutredanslecasd’uneagressiond’unautre pays européen (par exemple la France). 18 JUIN 1881 Traité des Trois Empereurs entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie, chacun assurant aux autres une bienveillante neutralité en cas de guerre. 20 MAI 1882 L’Italie, qui redoute un conflit avec la France, sa rivale en Tunisie, conclut une alliance avec l’Autriche-Hongrie et l’Empire allemand : la Triplice. L’alliance est étendue ensuite à la Roumanie. 17 AOÛT 1887 Naissance de l’archiduc Charles. Fils aîné de l’archiduc Otto de
Habsbourg-Lorraine et de Marie-Josèphe de Saxe, il est le petit-neveu de François-Joseph. 30 JANVIER 1889 L’héritier du trône, Rodolphe, se suicide à Mayerling. CharlesLouis d’Autriche, frère de François-Joseph, devient héritier du trône mais il y renonce en faveur de son fils aîné, François-Ferdinand. 18 MARS 1890 Bismarck est limogé par l’empereur Guillaume II en raison de leur mésentente. Il est remplacé par le général Leo von Caprivi. Guillaume II refuse de renouveler l’alliance avec la Russie : c’est la fin de l’alliance des Trois Empereurs. 17 AOÛT 1892 Un accord de coopération militaire est signé entre la France et la Russie, qui se promettent assistance en cas d’agression d’un pays membre de la Triplice. 10 SEPTEMBRE 1898 L’impératrice Elisabeth est assassinée par un anarchiste italien, Luigi Lucheni, à Genève. 11 JUIN 1903 Un groupe d’officiers nationalistes assassine le roi de Serbie, Alexandre Ier Obrenović, pour que monte sur le trône la dynastie rivale des Karadjordjević, en la personne de Pierre Ier. 8 AVRIL 1904 La France et le Royaume-Uni signent des accords bilatéraux, l’Entente cordiale, visant à régler leurs différends notamment en matière coloniale. 30 OCTOBRE 1905 Le tsar Nicolas II promet le suffrage universel au peuple russe. En Autriche, des réformes sont menées pour démocratiser le système électoral. 1 ER NOVEMBRE 1906 Mort de l’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine. Son fils Charles devient le deuxième héritier du trône, derrière son oncle François-Ferdinand. D ÉCEMBRE 1906 Adoption de la loi instaurant le suffrage universel en Cisleithanie, soit les Etats de la partie autrichienne. 31 AOÛT 1907 Des accords sont signés entre le Royaume-Uni et la Russie, qui délimitent leurs zones d’influence en Perse et en Afghanistan. Avec l’Alliance franco-russe de 1892 et l’Entente cordiale de 1904, ces accords forment la Triple-Entente. 5 OCTOBRE 1908 Pour contrer l‘expansionnisme de la Serbie, François-Joseph annexe la Bosnie-Herzégovine, qu’elle occupe depuis trente ans. La Russie proteste. La Serbie décrète des préparatifs militaires. La Turquie ordonne le boycott des produits austro-hongrois, mais lève son opposition
en échange de contreparties financières. Du faitdespressionsdel’Allemagnequisoutient l’Autriche, la Russie ne suit pas la Serbie, qui doits’incliner.Maislesrelationsdel’Autriche avec la Serbie, la Russie et l’Angleterre s’en trouvent considérablement détériorées. 21 OCTOBRE 1911 Mariage de Charles de Habsbourg avec Zita de Bourbon-Parme. 1912-1913 La première guerre balkanique oppose la Bulgarie, le Monténégro, la Serbie et la Grèce à l’Empire ottoman, auquel ils souhaitent reprendre les territoires européens. Mais les partages des terres acquises n’ayant satisfait personne, un second conflit oppose alors la Bulgarie à ses anciens alliés, la Serbie et la Grèce, aidées par la Roumanie. 28 JUIN 1914 Assassinat François-Ferdinand par un nationaliste serbe à Sarajevo. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. La Russie se mobilise aux côtés de la Serbie le 30. Ce qui devait être une guerre courte contre la Serbie va se muer en conflagrationmondiale:l’Allemagnedéclare la guerre à la Russie le 1er août, à la France le 3 août. L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne le 4 août, l’Autriche-Hongrie à la Russie le 6 août, l’Angleterre et la France à l’Autriche-Hongrie le 12 août. Après trois semaines de combats, le bilan est effroyable du côté austro-hongrois. Du 23 août au 12 septembre, une série de batailles laisse la Galicie aux mains des Russes. Les offensives répétées contre la Serbie sont des échecs. 2 MAI 1915 Début de la contre-offensive austro-allemande en Galicie. Le 22 juin, Lemberg (Lviv) est reprise et à la mi-juillet les Russes sont chassés de la presque totalité des territoires de la monarchie. 4 MAI 1915 L’Italie quitte la Triplice. Elle déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie le 23. AUTOMNE 1915 La Serbie est mise hors de combat par des unités germano-austrohongroises avec l’aide de la Bulgarie. 15 MAI-17 JUIN 1916 Echec de l’offensive austro-hongroise sur le front italien. 4 JUIN 1916 A la demande de la France ébranlée par la bataille de Verdun, qui a besoin d’une diversion pour que l’Allemagne relâche sa pression, le général russe Broussilov lance une offensive qui fait céder le dispositif austro-hongrois sur plusieurs points. L’arméeautrichiennedoitànouveaudemander l’aide de l’Allemagne. La progression
L’éclatement de l’Autriche-Hongrie (1920) Varsovie le stu Vi
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Gains territoriaux : de la Pologne de l’Italie
Limites de l’Autriche-Hongrie en 1914 Nouveaux Etats créés
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dont Autriche et Hongrie
de la Roumanie
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russe est stoppée à la fin septembre, mais les Russes ont repris la Bucovine et la majeure partie de la Galicie. 18 AOÛT 1916 La Roumanie rallie l’Entente pour obtenir la Transylvanie. 29 AOÛT 1916 Hindenburg est nommé chef d’état-major général de l’armée allemande, avec Ludendorff comme adjoint. Avec Guillaume II, ils imposent à FrançoisJoseph un commandement unifié des puissances centrales, confié aux Allemands. 21 NOVEMBRE 1916 Mort de François-Joseph. Charles devient l’empereur Charles Ier d’Autriche et le roi Charles IV de Hongrie. 5 DÉCEMBRE 1916 Charles rencontre Guillaume II, Hindenburg et Ludendorff. Persuadé que les puissances centrales ne peuvent plus gagner la guerre, il est partisan de la paix. Mais son allié ne partage pas ses vues. Le 12 décembre, devançant l’AutricheHongrie, l’Allemagne envoie à l’Entente une proposition de paix, sans concessions territoriales, qui est aussitôt rejetée. 9 JANVIER 1917 Contre l’avis de Charles, l’Allemagne lance une guerre sous-marine totale.Faceàlamenace, lesEtats-Unisdéclarent la guerre à l’Allemagne le 6 avril. Exaspéré par l’intransigeance allemande, Charles ouvre des négociations de paix secrètes, conduites par ses beaux-frères les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme. Mais personne,chezlesAlliés,nelesprendausérieux. 9 NOVEMBRE 1917 Au terme de cinq semaines de batailles, l’offensive austroallemande sur le front italien à Caporetto est la dernière victoire de l’armée austrohongroise qu’on disait à bout de souffle. 7 DÉCEMBRE 1917 Les Etats-Unis déclarent la guerre à l’Autriche-Hongrie. 15 DÉCEMBRE 1917 Avec le cessez-le-feu de Brest-Litovsk, la Russie se retire du conflit. La paix sera signée le 3 mars 1918. 8 J A N V I E R 1 9 1 8 Wilson présente au Congrès américain un plan de paix qui prévoit une organisation internationale fondée sur le libre-échange, la démocratie et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. 12 AVRIL 1918 Provoqué par une erreur diplomatique du ministre des Affaires étrangères autrichien Ottokar Czernin, Clemenceau révèle les « négociations Sixte ». Charles passe pour un traître aux yeux des AllemandsetdesAutrichiensbellicistes.Son
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Cracovie
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DISLOCATION Les traités de Saint-Germain avec l’Autriche (10 septembre 1919) et de Trianon avec la Hongrie (4 juin 1920) sanctionnent la fin de l’Empire austro-hongrois et la création de nouveaux Etats. Bohême, Moravie, Slovaquie et Ruthénie forment la nouvelle Tchécoslovaquie. La Galicie retourne à la Pologne, tandis que la Transylvanie et la Bucovine sont rattachées à la Roumanie. Les Slaves du sud de l’empire rejoignent quant à eux la future Yougoslavie, et l’Italie annexe les régions de Trente et de Trieste. armée est placée sous la dépendance totale du commandement allemand. 16 OCTOBRE 1918 Charles publie un manifeste appelant l’Autriche à se transformer en un Etat fédéral où chaque groupe national formera sa communauté politique. 18 OCTOBRE 1918 Wilson rejette les propositions de paix autrichiennes présentées par Berlin, Vienne et Constantinople, entre le 3 et le 5 octobre. 21 OCTOBRE 1918 Les députés de l’Autriche se constituent en Assemblée nationale provisoire. 26 OCTOBRE 1918 Sur le front d’Italie, un régiment hongrois refuse de monter en ligne, signal d’une débandade de l’armée impériale qui permet aux Alliés de percer le dispositif autrichien. 28 OCTOBRE 1918 La Tchécoslovaquie proclame son indépendance. Les Slaves du Sud se rattachent à la future Yougoslavie le 29 octobre ; la révolution éclate en Hongrie le 30 octobre. 3 NOVEMBRE 1918 L’Autriche-Hongrie dépose les armes et signe l’armistice.
Guillaume II abdique le 9 novembre. 11 NOVEMBRE 1918 Sans abdiquer, Charles renonce au pouvoir. Le lendemain, l’Autriche devient une république. 24 MARS 1919 La famille impériale se réfugie en Suisse, au château de Wartegg, puis à Prangins, sur le lac Léman. 3 AV R I L 1 9 1 9 E n Au tr i ch e , u n e l o i contraint les Habsbourg à signer une déclaration de reconnaissance du nouveau régime autrichien ou à s’exiler. OCTOBRE 1921 Après une tentative ratée de restauration en Hongrie, Charles est fait prisonnier par le régent Horthy le 25 octobre. A Paris, la conférence des ambassadeurs des principales puissances alliées et associées, organe interallié de l’Entente, réclame l’abdication de Charles et sa relégation dans un lieu lointain. Le 31 octobre, Charles et Zita quittent la Hongrie. 19 NOVEMBRE 1921 Charles et Zita débarquent à Madère, lieu de leur relégation. 1 ER AVRIL 1922 Mort de Charles, deux mois avant la naissance de son huitième enfant. Zita mourra le 14 mars 1989. 2
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© NOEL QUIDU. © SERGE MONTVAL.
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ALCOCHE, LA ROME DES CHALDÉENS
IL EST LE SIGNE TOUJOURS DEBOUT D’UNE PRÉSENCE IMMÉMORIALE. PRÉSERVÉ DES DESTRUCTIONS DE L’ÉTAT ISLAMIQUE, LE MONASTÈRE D’ALCOCHE EST RESTÉ UN PHARE POUR LES CHRÉTIENS D’IRAK.
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CONTRE TOUT ESPOIR Des chrétiens irakiens assistant à la messe dans l’église chaldéenne Notre-Dame-des-Semences, à Alcoche, le 15 juin 2014. Deux mois plus tard, la ville s’est vidée en quelques heures de ses habitants, menacés par l’avancée de l’Etat islamique depuis Mossoul.
Alcoche, la Rome des Chaldéens Au nord de Mossoul, l’antique monastère d’Alcoche et sa précieuse bibliothèque ont échappé aux destructions de l’Etat islamique. Et continuent de porter haut la présence immémoriale des chrétiens en Irak.
© UNCREDITED/AP/SIPA.
Par Sébastien de Courtois
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PHOTOS : NOËL QUIDU. © THOMAS GOISQUE.
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NID D’AIGLE Le plus ancien des deux monastères d’Alcoche, Rabban Hormez, est niché à flanc de montagne au-dessus de ce gros bourg chrétien situé à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Mossoul (en haut et en bas, à gauche). Fondé au VIIe siècle par l’ermite éponyme, il comprend une église troglodytique, qui renferme son tombeau, objet d’un pèlerinage immémorial, et les sépultures d’anciens patriarches nestoriens datant du haut Moyen Age (en bas, à droite). Alcoche est citée dans la Bible comme la patrie du prophète Nahum, dont le tombeau est lui aussi conservé dans la ville et fut longtemps un lieu de pèlerinage pour les Juifs du sud de l’Irak.
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n arrivant depuis la plaine, outre les dômes de la cathédrale, le regard est tenté de suivre le tracé d’une route qui s’échappe vers les hauteurs. Gros bourg chrétien du nord de l’Irak, situé à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Mossoul, Alcoche possède deux monastères importants : celui de Rabban Hormez, le « monastère d’en haut », et celui de Notre-Dame-desSemences, celui « du bas ». Le premier est niché à flanc de montagne, dans une sorte d’amphithéâtre où l’asphalte se termine par un sentier qui traverse vallons et rochers. Les derniers mètres sont raides pour accéder à cet ermitage tout en hauteur. En été, par les très grosses chaleurs, la fraîcheur de ses terrasses était recherchée. Dans une nef vide, des chaises empilées sur le côté, avec les objets du culte toujours en place sur l’autel, donnent l’impression étrange que la messe pourrait reprendre à tout moment alors que le monastère est vide. Après une période de grand rayonnement spirituel au Moyen Age, Rabban Hormez avait été abandonné une première fois, puis ressuscité au XIXe siècle par l’action énergique d’un jeune moine chaldéen originaire de Mardin, une ville du sud-est de l’Anatolie. Une époque où les frontières n’existaient pas, puisque c’était le temps de l’Empire ottoman. Depuis la terrasse du haut, la vue s’étend sur une vaste plaine. En contrebas, le second monastère, Notre-Dame-des-Semences, se trouve à une vingtaine de minutes de marche depuis le centre-ville. Plus classique, c’est lui qui est censé accueillir la petite communauté locale de religieux, la maison mère de la congrégation des moines chaldéens de Saint-Hormisdas –quiabritait un séminaire – et dont quelques moines reviennent désormais timidement. Alcoche se trouve au cœur d’une région de plaines et de petits sommets rocheux, posés entre les rives du Tigre – l’un des fleuves du jardin d’Eden qui « coule à l’est de l’Assyrie » – et les contreforts des monts du Kurdistan, qui s’élèvent vers la Turquie, par le massif du Hakkari. Terre ancienne de mission, la
contrée est parsemée de monastères, d’églises et de mausolées qui témoignent d’un solide foyer de christianisme d’expression syriaque. La disparition de cette langue sémitique issue de l’araméen des origines – proche parente de l’hébreu – serait une régression pour la civilisation. Avant l’arrivée de Daech dans la région, la petite agglomération chrétienne comptait plusieurs milliers d’habitants. Un lieu où le désastre d’un présent dévasté par la guerre, l’exil et l’abandon, se mélange avec le passé prestigieux d’une cité surnommée la « Rome des Chaldéens », dont le tombeau de Rabban Hormez fut une destination de pèlerinage pour la chrétienté irakienne. Au cours du mois d’août 2014, devant l’avancée de l’organisation Etat islamique – en provenance de Mossoul, tombée deux mois auparavant, le 10 juin –,
est la leur depuis toujours et où l’araméen n’a jamais cessé d’être parlé. Même si Alcoche n’a pas été conquise par l’organisation islamiste – au contraire de la proche cité de Qaracoche, qui a été occupée et profanée –, la question du retour se pose de la même manière. Quel avenir pour les chrétiens d’Irak ? « D’Alcoche, on devine Mossoul dans le lointain, explique Simon Brelaud, un jeune historien habitué de la région qui travaille sur l’histoire de l’Eglise d’Orient. Les habitants ont été les spectateurs inquiets des combats dans la région. Si Alcoche a été épargné, il semble bien difficile pour eux ou pour les chrétiens déplacés au Kurdistan et à l’étranger de concevoir une vie stable dans leurs villages. La confiance est plus que jamais fragile, tant avec le gouvernement de Bagdad qu’avec les autorités
Terre ancienne de mission, la région d’Alcoche est parsemée de monastères et d’églises. la ville s’est vidée en quelques heures dans un mouvement de panique. Par plus de 45 °C, les habitants ont pris la direction d’Erbil, la capitale de la région autonome kurde, toujours plus à l’est, rejoignant ainsi le flot de déplacés en provenance des autres villages chrétiens de la plaine, comme Qaracoche, Tellescof, Batnaya, Bartelli, Karamlaiss, Bahzani, Baachika. Des villages souvent partagés avec d’autres minorités religieuses, comme les Yézidis, non-musulmans, et les Shabaks, issus de l’islam chiite. En quelques heures, la cité riante n’était plus qu’une ville fantôme balayée par les vents brûlants du désert, les portes des maisons et des monastères restant grandes ouvertes, preuve d’un départ précipité. Fuyant l’antique province de Ninive, près de 150 000 chrétiens se sont lancés sur les routes du Kurdistan, la seule issue possible pour ces populations obligées de quitter leurs villages, leurs maisons, leurs champs, cette terre qui
kurdes, que certains accusent de n’avoir pas défendu les sites chrétiens et d’avoir profité du repli des djihadistes pour s’emparer de nouveaux territoires. » Ce sont des drames humains qui se jouent encore pour ces familles chrétiennes déplacées, car malgré l’impression d’une paix relative, conséquence de la reprise de Mossoul par l’armée irakienne, les chrétiens reviennent au compte-gouttes dans ces villages, souvent la peur au ventre. Pour se rendre à Alcoche, il faut compter une heure de route depuis Mossoul, une ville qui a joué un rôle charnière dans l’affirmation de ce christianisme oriental, situé à la rencontre des langues et des cultures. Le nom d’Alcoche apparaît dans la Bible comme la patrie du prophète Nahum. Il fait partie d’un ensemble plus vaste de villages chrétiens que l’on appelle la « vallée chaldéenne », du nom de ce rite catholique d’Orient dont le patriarcat, établi à Bagdad, se réfère à la prestigieuse titulature de Babylone.
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L’ESPRIT DES LIEUX
FORTERESSE Entreprise selon la tradition par l’apôtre Thomas, l’évangélisation de la Mésopotamie a donné naissance à la « vallée chaldéenne », ensemble de villages chrétiens dont Alcoche fait partie et qui appartenait à l’Empire perse sassanide. La conquête arabe les fit passer sous tutelle musulmane.
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D’après la tradition, l’évangélisation de la Mésopotamie aurait été entreprise par l’apôtre Thomas – alors en route vers le sud de l’Inde –, puis par ses disciples Mari et Addaï, arrivés certainement depuis la ville d’Antioche, sur la côte méditerranéenne. Cet espace des piémonts du Zagros – qui correspond approximativement à la région autonome du Kurdistan actuel – se partageait alors entre les influences romaine et perse, des empires séparés ailleurs par le désert syrien. « Les influences culturelles glissent généralement sur les frontières, reprend Simon Brelaud. L’influence perse se lit dans le nom des chrétiens, mais elle dépasse la région de l’ancien Empire
sassanide et se retrouve jusqu’à Edesse, Urfa, maintenant en Turquie. La langue liturgique des chrétiens de l’Empire perse, par exemple, était aussi le syriaque. Au VIIe siècle, tout cela fut mis à plat par la conquête arabo-musulmane qui effaça, un temps, les frontières politiques du Proche-Orient. » Les Eglises étaient alors déjà constituées, solides et nombreuses. « En Perse, contrairementàl’Empirebyzantin,continue-t-il, les chrétiens ne partageaient pas la religion de l’empereur, une situation qui fut par la suite la norme pour l’ensemble des chrétiens vivant en pays musulman. L’Eglise d’Orient, ou Eglise de Perse selon la dénomination utilisée, qualifiée
un temps de “nestorienne” par ses adversaires en théologie, s’est considérablement étendue au cours des VIIe et VIIIe siècles, pour atteindre l’Inde et la Chine par le golfe Persique et les routes de la soie. » Les régions du Kurdistan actuel ne sont redevenues des frontières qu’au XVIe siècle, au moment de l’avancée ottomane en ces parages. Sans oublier le passage de Tamerlan, qui avait ravagé un siècle auparavant l’ancienne Bagdad, en forçant ses chrétiens à émigrer vers le nord du pays, où ils rebâtirent des villages, des écoles, des églises et des martyria en mémoire des persécutions passées. A cet héritage proprement chrétien, il faut ajouter l’existence d’une synagogue
© MICHAEL RUNKEL.
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significative pour l’histoire biblique, puisqu’elle abrite la tombe du prophète Nahum, vénéré aussi par les chrétiens et les musulmans. Chaque année, en automne, pour la fête des Tabernacles, les Juifs du sud de l’Irak avaient l’habitude de venir se recueillir sur la tombe du prophète qui avait annoncé la ruine de Ninive. Il s’agit d’un petit bâtiment délabré, qui se trouve au centre de la vieille ville. Dans les années 1950, avec le départ des derniers Juifs, la tradition voulait que ce soit une famille chaldéenne qui s’en occupe. Mais les murs détériorés fondent un peu plus chaque hiver, les voûtes se fragilisent et les inscriptions hébraïques s’effacent avec le
temps. Autour de la tombe, les ornements en fer forgé rouillent, alors que les lampes à pétrole possèdent encore leur mèche. Seule l’étoffe verte qui recouvre la tombe du saint est régulièrement nettoyée des fientes de pigeon. Cependant, pour le père Jean-Marie Mérigoux, qui habita Mossoul de 1969 à 1983, et qui est resté un visiteur régulier, le monastère de Rabban Hormez demeure la gloire d’Alcoche. Le prêtre, qui réside désormais au couvent des dominicains de Marseille, s’en souvient comme d’une « vraie Sainte-Baume ! Ce monastère irakien, accroché dans la montagne, a toujours évoqué pour moi cette grotte provençale et son ermitage où l’on vénère la
présence de l’Apôtre des Apôtres, sainte Marie Madeleine, un lieu qui attira au cours des siècles des foules de pèlerins. » D’après la célèbre Chronique de Séert, c’est au VIIe siècle que l’ermite Rabban Hormez – un nom qui indique une origine persane – serait venu dans ce massif pour pratiquer une forme singulière d’ascétisme : le saint moine s’attachait au plafond par les cheveux afin de ne pas s’endormir pendant la prière. Dans sa cellule, située au bout d’un long dédale de couloirs et de cavités creusés dans la montagne et toujours accessible, on trouve encore la chaîne censée avoir été utilisée pour cette extase. Les fidèles avaient l’habitude de venir prier sur sa
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tombe, à l’est de la nef principale, dans la partie troglodytique du monastère, sous un arcosolium, une sorte de niche creusée en arc qui recouvre le sarcophage. C’est un miracle que le tombeau ait été préservé de la destruction, ainsi que les sépultures d’anciens patriarches nestoriens datant du haut Moyen Age, que l’on devine grâce à des inscriptions gravées en syriaque sur les murs de la petite église antique. Au cours de son histoire, Alcoche a en effet donné de nombreux patriarches et moines à l’Eglise d’Orient. « Le monastère de Rabban Hormez, poursuit le père Mérigoux, s’est révélé souvent inaccessible au cours de son histoire, à cause des assauts qu’il subissait
Fruit de siècles de collecte et d’accumulation, elle aurait été dissimulée pour échapper aux récentes exactions. Ce fonds est fondamental pour l’histoire de l’Irak. Jusqu’à la fin du XIX e siècle, le couvent abritait une école de copistes qui diffusait des manuscrits, devenus indispensables aujourd’hui pour la connaissance de l’Orient. « Les manuscrits qui proviennent de la tradition alcochienne sont d’une grande beauté calligraphique, précise le père Mérigoux. A la bibliothèque de Cambridge et à celle du British Museum, j’ai vu de splendides spécimens de ces livres liturgiques, dont j’ai immédiatement reconnu la provenance. » Pour Alain Desreumaux, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste du monde syriaque, il s’agit
La réputation de la bibliothèque d’Alcoche fait saliver les chercheurs du monde entier. de la part des groupes armés. Ceux-ci s’emparaient du couvent et en faisaient leur forteresse. » Les célèbres incursions de Nadir Shah le Persan, en 1743, et celles du pacha kurde d’Amadiya, en 1828, marquent encore les mémoires. La situation précaire du monastère « d’en haut » explique la construction par les moines chaldéens, dans la seconde moitié du XIX e siècle, du couvent de Notre-Dame-des-Semences. L’idée étant de ne pas attirer la convoitise sur un lieu qui permettait à une petite troupe de dominer la plaine, mais d’offrir à Alcoche un monastère plus facilement accessible. Un monastère qui ne serait pas un ermitage réservé à des moines, mais un lieu mieux ancré dans la communauté villageoise. Il s’agit d’une église à nef unique encadrée d’une cour, autour de laquelle se trouvent d’anciennes salles de classe, des chambres et des pièces dédiées à un fonds essentiel pour la mémoire de l’Orient, celui des « manuscrits d’Alcoche ». La réputation de cette bibliothèque fait saliver les chercheurs du monde entier.
« d’un trésor exceptionnel qui appartient au patrimoine de l’humanité. Ce sont des manuscrits et des livres liturgiques, des livres bibliques, des commentaires exégétiques par les Pères de l’Eglise, des ouvrages philosophiques, des livres de la littérature apocryphe chrétienne. J’oserais parler d’une “Imprimerie nationale” de l’Eglise syro-orientale ! » La bibliothèque compterait quelque 1 200 volumes, qui ont conservé parfois leur reliure syriaque originale. « Ce sont des documents historiques de première importance pour l’histoire de l’Irak, insiste le savant. Un travail de protection, de restauration et de conservation est à effectuer, sans aucun doute. » Au cours duXXe siècle,lefondss’estenrichideplusieurs centaines de manuscrits apportés depuis les villages qui se vidaient de leurs habitants, attirés par une vie meilleure à l’étranger, d’églises reculées et même de fonds particuliers. Cette bibliothèque nous rappelle que les monastères de Syrie et de Mésopotamie avaient été des lieux de recherche et d’enseignement, des écoles – au sens médiéval du terme –
et des lieux de formation intellectuelle axée sur l’interprétation, la traduction, la compréhension de l’Ecriture, de la création et de l’histoire. « Les Eglises d’Orient ne peuvent subsister, complète Alain Desreumaux, que si elles préservent leurs monastères comme des centres communautaires de recherche intellectuelle contemplée dans la liturgie. Ils peuvent être la chance des chrétiens en Syrie-Mésopotamie. Ils peuvent constituer une espérance humaine pour les pays dans lesquels ils se trouvent, où la foi en une communauté fraternelle ne signifie pas repli communautaire, mais tout au contraire signe et partage. D’anciens textes, dans de vieux manuscrits, rapportent que, pour les non-chrétiens dans le désert, la nuit, les petites lumières des laures monastiques qui apparaissent dans les collines constituaient des repères, des signes réconfortants de la présence humaine à la recherche du salut de Dieu. Ces lumières sont plus que jamais nécessaires. » Voilà pourquoi, au milieu du chaos humain et de l’incertitude pour l’avenir, les projets de restauration et de sauvegarde sont vitaux. « La conscience de partager une histoire régionale exceptionnelle anime sans conteste les chrétiens du nord de la Mésopotamie, reprend l’historien Simon Brelaud. Dans la région autonome du Kurdistan, les autorités ont longtemps été favorables à la mise en valeur du patrimoine chrétien. Mais depuis, les choses ont beaucoup changé, et vite. Daech est survenu, les querelles entre Bagdad et Erbil ont réduit les budgets. Les fonds manquent, partout. Les travaux n’ont quasiment pas commencé à Rabban Hormez. Les priorités ne sont plus les mêmes qu’il y a cinq ans. » Les appels à contributions tournés vers l’extérieur montrent que la préoccupation patrimoniale pourtant n’est pas éteinte, avec par exemple l’idée de restaurer la synagogue du prophète Nahum, celle de reprendre la restauration de la tombe de Rabban Hormez, entamée en 2012 par l’Eglise chaldéenne et abandonnée depuis, ou de redresser le monastère de Mar Behnam
À LIRE de Sébastien de Courtois Sur les fleuves de Babylone nous pleurions. Le crépuscule des chrétiens d’Orient, Gallimard, « Folio », 208 pages, 7,20 €. Le Nouveau Défi des chrétiens d’Orient, JC Lattès, 236 pages, 17,30 €.
© HENRI MÉRIGOUX, IRAK,1975 . © JEAN-MATTHIEU GAUTIER/CIRIC. © RAWSHT TWANA/METROGRAPHY.
avec l’association Fraternité en Irak, près de Mossoul, dont une partie a été dynamitée par Daech. « Il n’est pas certain, en revanche, avance Simon Brelaud, que les exigences scientifiques l’emportent sur la volonté légitime des communautés d’effacer le plus rapidement possible le souvenir des destructions et de redresser les murs de ces anciens édifices prestigieux. » Cette renaissance monastique par le patrimoine ne peut se faire qu’en association avec les Eglises locales. Leur volonté est indispensable pour mener le troupeau par le haut, par l’éducation et la conscience d’un patrimoine à transmettre aux générations futures. « Ce monde oriental n’est pas vraiment révolu, termine Alain Desreumaux, et la mission à accomplir par les monastères n’est pas compromise, si l’on en juge par ce qui est fait par les Eglises locales et notamment les moines, avec un courage admirable ! Ils ont sauvé le patrimoine manuscrit d’Alcoche, de Mar Behnam, d e Dam as , d e M a r M a t t i e t de b ie n d’autres monastères… Je garde l’espoir en des opérations de vraie coopération de l’Europe en faveur de ce patrimoine, marquées par un esprit d’humilité et de partenariat authentique. » 2
LETTRES D’ORIENT L’état précaire du monastère de Rabban Hormez a déterminé, au XIXe siècle, la construction par les moines chaldéens du couvent Notre-Dame-desSemences, plus proche de la communauté villageoise. Autour de la cour qui précède l’église (en haut), desservie par les moines de la communauté (ci-dessus), des bâtiments abritent une précieuse bibliothèque de l’Eglise syro-orientale. Fruit de siècles de collecte, elle se compose de manuscrits d’une grande beauté calligraphique, de livres liturgiques (page de gauche, en haut, manuscrit syriaque de l’église Saint-Georges à Qaracoche), bibliques ou philosophiques, qui représentent près de 1 200 volumes, fondamentaux pour l’histoire de l’Irak. Issu en partie de l’école de copistes qui existait à Alcoche jusqu’au XIXe siècle, ce fonds aurait été provisoirement dissimulé par crainte des destructions organisées dans la région par l’Etat islamique.
L IEUX
DE MÉMOIRE
PHOTOS : © SERGE MONTVAL. © RUE DES ARCHIVES/RDA.
Par François d’Orcival, de l’Institut
Hôtel deFrance
Propriété de l’Institut de France, l’hôtel Thiers abrite une bibliothèque spécialisée dans l’histoire de France au XIXe siècle. Détruit par la Commune, il fut reconstruit pour lui par la République.
«
L
a journée du 18 mars comptera parmi les plus lugubres de notre triste histoire, écrit le Journal des débats du lendemain. L’émeute est maîtresse de Paris. » C’était vrai. A la mi-journée de ce samedi 18 mars 1871, depuis le ministère des Affaires étrangères où il s’était réfugié, le chef du gouvernement, Adolphe Thiers, avait signé un ultime appel à l’adresse des gardes nationaux de Paris, dans lequel il disait : « Le gouvernement de la République n’a et ne peut avoir d’autre but que le salut de la République. Les mesures qu’il a prises étaient indispensables au maintien de l’ordre ; il a voulu et il veut en finir avec un comité insurrectionnel dont les membres, presque tous inconnus à la population, ne représentent que les doctrines communistes et mettraient Paris au pillage et la France au tombeau, si la garde nationale et l’armée ne se levaient pour défendre d’un commun accord la patrie et la République. » La situation n’était plus tenable. Il y avait déjà plusieurs jours que la capitale échappait à tout contrôle. Le gros des bataillons de la garde nationale, constitués
NOUVELLE ATHÈNES Page de gauche : l’hôtel particulier d’Adolphe Thiers, place SaintGeorges, fut donné, en 1905, à l’Institut de France par Félicie Dosne, la belle-sœur de l’ancien président de la République, « pour qu’il soit affecté à la création d’une bibliothèque moderne et plus particulièrement d’histoire de France ». Ci-dessus : la bibliothèque Thiers détient environ 156 000 volumes consacrés à l’histoire de France, depuis la Révolution jusqu’à la Première Guerre mondiale. En bas : Adolphe Thiers, par Disdéri, 1877. pour résister à l’invasion des Prussiens après la défaite de Sedan, n’obéissait plus. En face, les régiments de l’armée régulière, la « ligne », étaient fragiles, incapables de tenir bon, et l’administration complètement désorganisée. Ou bien le gouvernement cédait devant l’émeute ou bien il évacuait Paris pour y préparer la reconquête. Thiers décida de partir. Il choisit Versailles comme position de repli, parce que la ville « n’était qu’à quatre lieues de la capitale et qu’elle la dominait depuis le Mont-Valérien ». Il avait fermé son hôtel particulier de la place Saint-Georges, à Paris, pour mettre les siens à l’abri à la préfecture de Versailles. Il connaissait trop bien la révolution de 1793, dont il avait été l’historien, et celle de 1848, qu’il avait vécue, pour ne pas mesurer les risques qu’il pouvait courir – et le gouvernement avec lui.
Dès le dimanche 19 mars, les ministres étaient autour de lui à Versailles et l’Assemblée, qui siégeait jusque-là à Bordeaux, y était convoquée le lendemain. C’est cette Assemblée, issue des élections du 8 février précédent, qui l’avait désigné comme « chef du pouvoir exécutif ». « Me prenez-vous pour un cuisinier ? » avait-il répliqué. Alors les députés, même monarchistes, avaient ajouté « de la République française ». Le titre était provisoire, mais Thiers savait que l’avenir de la France et de ses institutions reposait désormais sur ses épaules. Il dominait son siècle. Né à Marseille, le 15 avril 1797, il avait fait des études de droit qui l’avaient conduit au journalisme, et du journalisme à la politique. Chroniqueur au Constitutionnel, il avait fait la connaissance de Jacques Laffitte, « le banquier des rois, roi des banquiers »,
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L’ESPRIT DES LIEUX
SALON POLITIQUE ET LITTÉRAIRE Ci-contre : Adolphe Thiers dans le salon de son hôtel particulier en compagnie de sa femme (debout), de sa belle-sœur et de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (à gauche). En bas : caricature d’Adolphe Thiers, par Amédée de Noé, dit Cham, parue dans Le Charivari, le 26 août 1871. Page de droite : l’hôtel d’Adolphe Thiers, place Saint-Georges, détruit en 1871.
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qui habitait rue de la Chaussée-d’Antin, lequel lui avait fait rencontrer un autre homme de finance à la tête d’une aussi grande fortune, Alexis Alexandre Dosne. Celui-ci avait deux filles, Elise et Félicie. A 36 ans, Thiers avait épousé l’aînée en même temps que sa fortune. Le beau-père, Alexis Dosne, agent de change, avait créé l’Immobilière Saint-Georges, au cœur de la « nouvelle Athènes », comme on disait alors, entre Pigalle et la rue de Provence. C’était un quartier d’artistes ; on y croisait les peintres Delacroix, Vernet, Géricault, les comédiens Talma ou Marie Dorval, mais aussi, Sand et Chopin, avant Hugo et Juliette Drouet… Dosne pria l’architecte Charpentier de lui construire un hôtel place Saint-Georges ; il y emménagea avec son épouse, leur fille célibataire, et le ménage Thiers en 1840. Déjà élu et réélu député, plusieurs fois ministre et même ministre de l’Intérieur,
Thiers avait également été président du Conseil ; en 1833, l’année de son mariage, l’Académie française l’avait reçu parmi ses membres (au fauteuil qui avait été celui de Renaudot et où lui succéderait Henri Martin) pour les dix tomes de son Histoire de la Révolution, qui serait suivie par son Histoire du Consulat et de l’Empire. L’hôtel particulier était tout à la fois un salon politique et littéraire – il recevait tous les soirs, sauf le jeudi –, la bibliothèque d’un amateur et d’un collectionneur d’art. Il est vrai que cette demeure avait été conçue pour recevoir ; le rez-de-chaussée était entièrement composé de salons d’apparat, meublé en Louis XV d’époque, illuminé par des étoffes luxueuses, quand le premier étage était dévoué aux appartements privés des Dosne et des Thiers, et le second aux chambres du personnel domestique. C’est ainsi que Thiers avait traversé la monarchie de Juillet puis la République et le Second Empire, dont il avait été un opposant critique et mesuré. Napoléon III ne se serait pas lancé dans l’absurde guerre avec la Prusse, il aurait certainement retrouvé Thiers dans l’un de ses gouvernements. Mais c’est la République qui l’appelle, celle qui a été proclamée le 4 septembre 1870, à la chute de l’empire et au lendemain du désastre de Sedan. Le gouvernement de défense nationale qui s’est alors constitué (Trochu, Favre, Gambetta) a démissionné lors des élections de février 1871, et c’est alors que Thiers, plébiscité par les élections, forme son gouvernement de neuf ministres. Il a 74 ans. L’armistice a déjà été signé grâce à ses talents de négociateur avec la Prusse, à Versailles (le 28 janvier), mais pas encore la paix – avec ses réparations. Pour lui, l’urgence, la seule,
est de libérer le territoire au plus vite en négociant âprement avec Bismarck. Or, pour s’assurer que le traité de paix sera bien ratifié par l’Assemblée, le chancelier de Prusse exige que ses troupes entrent dans Paris le 1er mars. Une prise de gage en quelque sorte. Cette seule menace soulève l’opinion parisienne, convaincue que le gouvernement la trahit. C’est à ce moment-là que les gardes nationaux prennent les devants et s’emparent de quelque 450 canons mal gardés et stockés au parc Monceau. Le 26 février, l’émeute éclate. Un « comité central de la garde nationale » se constitue… Thiers rapportera sa vision des choses devant la commission d’enquête parlementaire sur ces événements : « Deux cent mille ou trois cent mille individus avaient passé plusieurs mois à ne rien faire, ou à porter un fusil dont ils ne se servaient pas ; ils vivaient des secours de l’administration municipale de Paris, et trouvaient cette vie assez commode. Il y avait, à côté d’eux, les révolutionnaires, les imitateurs de 1793, qui se disaient qu’en 1848 ils avaient été trop doux, que cette fois il fallait qu’ils se comportassent autrement. Il y avait encore l’Internationale, qui jouait sa partie. Tout cela constituait une force formidable. » Et il ajoute : « Aussitôt après la signature de la paix, je vis que nous aurions une lutte terrible à soutenir contre ces gens de toute sorte, accumulés dans Paris. » Les canons dont les gardes nationaux se sont emparés ont été transportés à Montmartre et à Belleville. Thiers ne peut pas les leur laisser. C’est donc en ordonnant de les saisir par la force, à l’aube du 18 mars, qu’il fait basculer une situation qui lui échappe. L’armée flanche. Des barricades s’élèvent à Montmartre ; les 100e et 181e bataillons de la garde nationale remontent le faubourg ; des mitrailleuses sont braquées dans toutes les rues qui mènent à Pigalle et au-delà ;
© COLLECTION DUPONDT/AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES. © FONDATION DOSNE-THIERS.
la place Saint-Georges n’est plus en sûreté. Le secrétaire de Thiers et les valets de chambre de l’hôtel ont bouclé les bagages et pris le train de Versailles. C’est à la préfecture de Versailles que Thiers conçoit la reconquête de Paris, où la Commune est proclamée. Il y reconstitue avec des régiments dispersés en province et rescapés de Paris une armée solide de 150 000 hommes et ne fait pas mystère de son but : briser la Commune. En représailles, celle-ci décrète le 10 mai que l’hôtel du « parricide » sera détruit. Le 22 mai, l’Assemblée proclame au contraire que le « chef du pouvoir exécutif » a « bien mérité de la patrie » ; six jours plus tard, la Commune est écrasée – au prix d’une semaine sanglante, marquée par les incendies foudroyants qu’allument les insurgés dans tout le centre de la capitale, et notamment celui des Tuileries… L’hôtel du président du Conseil, lui aussi, est détruit. Rasé par des « paveurs », qui travaillent à la masse et au marteau, laissant des murs fantômes, des fenêtres béantes. Une chance dans ce drame, le décret de la Commune précisait que le mobilier et les collections de l’hôtel seraient mis à l’abri du saccage et confiés à l’administration des Douanes. « Ma maison est démolie, écrit Thiers à l’un de ses amis. Je n’ai plus ni feu ni lieu et cette demeure où je vous ai reçus et cultivés quarante ans est détruite jusqu’aux fondements. Mes collections sont dispersées. Ajoutez quelques calomnies et vous aurez le compte de ce que l’on gagne à servir son pays. » L’Assemblée reconnaissante lui confère alors, le 31 août 1871, le titre de « président de la République » (sans savoir encore de quelle république) ; le voilà au faîte de la gloire. Faute de pouvoir regagner l’hôtel de la place Saint-Georges, il passe deux mois à l’Elysée, résidence officielle des présidents de la République en 1848, en septembre et octobre 1872, puis il y revient pour ses vacances de Pâques de 1873. Il prolonge même son séjour. Il y prépare la rédaction d’une loi constitutionnelle. Quelle loi, pour quel régime ? Demeurée à Versailles, l’Assemblée, qui vient de saluer en lui, le 8 avril, le « libérateur du territoire » pour avoir conduit avec
succès sa négociation avec Bismarck, s’agite. Les couloirs bruissent de rumeurs de complot. La droite lui réclame une « République résolument conservatrice ». Les monarchistes conservateurs, qui rêvent de restauration, parient sur le maréchal Mac Mahon pour lui succéder, comptant qu’il réalise leur vœu. Une crise ? Deux ministres, dont un sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur, lui remettent leur démission. Alors Thiers prend le train pour Versailles ; il remanie son équipe le 18 mai 1873. Qui oserait défier son pouvoir ? Il est encore persuadé de ramener à la raison les députés rebelles. Le 24 mai, une résolution qui lui est hostile est soumise à l’Assemblée. On passe au vote. Le président de la République « libérateur du territoire » est battu par 16 voix de majorité (sur 704 votants). Il n’a plus de fonction, ni de maison à Paris… L’hôtel de 1840 est détruit, mais la même Assemblée qui vient de le démettre lui a déjà attribué la somme de 1 053 000 francs, au titre d’une souscription nationale, afin de le reconstruire. Il avait sauvé le régime en écrasant la Commune, la République l’indemnise en retour en lui rendant son hôtel. Il en a confié les plans et le chantier à l’architecte Alfred Aldrophe, que lui ont recommandé les Rothschild – on lui doit la grande synagogue de la rue de la Victoire. Les travaux ont commencé au mois de janvier 1873. L’architecte a dessiné,
en style néo-Louis XVI en vogue à l’époque, un nouveau bâtiment, pour ne pas refaire à l’identique le précédent, profané et détruit par les communards – il conserve la même superficie et les deux étages, mais avec une distribution modifiée. Le mobilier noir très à la mode y est de rigueur, comme le damas vert et rouge des tentures. Thiers s’est fait aménager un vaste cabinet de travail, éclairé par une verrière, qui deviendra une bibliothèque. La famille s’y installe au mois de mai 1874. Thiers n’y vivra que trois années. Il est emporté par une hémorragie cérébrale le 3 septembre 1877, à 80 ans. La mort l’a surpris à SaintGermain-en-Laye, où il prenait du repos. Sa dépouille est transportée place Saint-Georges et son cabinet du premier étage transformé en chambre funéraire. Une foule considérable se déplace pour signer les registres, mais l’organisation des obsèques donne lieu à une ultime polémique. Mac Mahon, qui lui a succédé à la présidence de la République, propose de les organiser solennellement aux Invalides. Mais pour sa veuve, Elise, sa sœur Félicie, son ami Jules BarthélemySaint-Hilaire, le maréchal est le traître. La cérémonie aura donc lieu en l’église la plus proche de la place Saint-Georges, NotreDame-de-Lorette, le 8 septembre à midi. Il pleut. Cela n’empêche pas cinquante mille Parisiens « reconnaissants » de venir lui rendre un dernier hommage. 2
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© MUSEO NACIONAL DEL PRADO/SP. PHOTOS : © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.
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LE GOÛT DU POUVOIR Ci-dessus : Marie de Médicis, reine mère de France, par Rubens, vers 1622 (Madrid, Museo Nacional del Prado), présenté actuellement dans l’exposition « Rubens. Portraits princiers », au musée du Luxembourg, à Paris. En 1622, alors qu’elle venait de se réconcilier avec son fils Louis XIII, Marie de Médicis passa commande au peintre anversois Pierre Paul Rubens d’un cycle de vingt-quatre tableaux pour orner ses appartements du palais du Luxembourg. Réalisé entre 1622 et 1625, le cycle comprend vingt et un tableaux célébrant la vie de la reine et régente du royaume de France, ainsi que trois portraits en pied : de Marie, de son père, François Ier de Toscane, et de sa mère, Jeanne d’Autriche. Œuvre de propagande conçue par Marie de Médicis pour servir sa propre gloire, le cycle devait donner l’image d’une souveraine toute-puissante et légitimer le retour de la reine mère dans le gouvernement. Les tableaux sont aujourd’hui conservés au musée du Louvre, à Paris, où une galerie leur est consacrée.
P ORTFOLIO Par Sylvie Nougarou
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Gloire delareine L’exposition des portraits princiers de Rubens au musée du Luxembourg, à Paris, vient rappeler l’ampleur de sa collaboration avec Marie de Médicis.
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arie de Médicis n’était pas n’importe qui. Régente de la mort d’Henri IV, en 1610, à la majorité de Louis XIII, en 1614, elle a exercé l’essentiel du pouvoir jusqu’à 1617 avec le titre de surintendante de l’Etat, avant de connaître une première brouille avec son fils, de revenir en grâce en 1621, et d’être définitivement chassée du Conseil par le roi en 1630 après d’innombrables et incessantes intrigues. Elle fut le dernier souverain en France à convoquer les états généraux avant Louis XVI, et la dernière reine de France à être couronnée, le 13 mai 1610, la veille de l’assassinat de son époux. Elle fut à la fois sacrée, selon un rituel plus simple que celui qu’on suivait pour le roi et avec un chrême différent, et couronnée. L’histoire garde le terme de couronnement, qui est aussi le titre du tableau que Rubens devait en faire. En cette occasion, le roi jugea que Marie était extraordinairement apte à « faire la reine », ajoutant qu’elle n’avait jamais eu « le teint plus beau » que ce jour-là.
Le peuple de Paris admira son maintien, sa parure, le flot de ses pierreries et l’éclat de ses suivantes qui « offusquaient les rayons du soleil ». Son « visage merveilleusement joyeux, gai et content » réjouit pour une fois le cœur de ses sujets. Quant à elle, d’ordinaire grogneuse et quinteuse contre le roi, dont les maîtresses la rendaient folle de jalousie, elle parut contente de tout, de la vie et d’elle-même. Elle en garda ce souvenir : « Oui, précisément, c’était comme le Paradis. N’est-il pas vrai que la cérémonie de mon sacre a été semblable en beauté à l’ordre divin du Paradis ? » Cette exclamation naïve manifeste à la fois le goût du pouvoir, de son apparence, du rituel, de la parade, et l’importance qu’il prenait dans l’exercice de son métier de souveraine, dans la mission dont elle se sentait investie, représentante éminente à ses yeux de la ContreRéforme catholique (sa maison italienne était le point de rencontre de tous les hispanophiles de Paris). Ce n’est qu’à son couronnement que sa vie prit sa véritable
SOUS LE SIGNE DU DESTIN Ci-dessus : Henri IV reçoit le portrait de la reine et se laisse désarmer par l’amour est le quatrième tableau du cycle peint par Rubens. Il est précédé de L’Instruction de la reine (en haut).
© COLLECTION DU MOBILIER NATIONAL. FRANÇOIS BAUSSAN. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.
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signification à ses yeux, que l’ordre des choses fut pleinement en place, qu’elle fut elle-même complètement, achevant sa dignité et son utilité. Telle est la vision d’elle-même et de son rôle qu’elle commanda de peindre à Rubens en 1622 à son retour en grâce, dans le « cycle » de vingt-quatre tableaux prévus pour orner le Luxembourg (en fait on n’en compte que vingt et un, auxquels s’ajoutent les portraits en pied de Marie, son père, François I er de Toscane, et sa mère, Jeanne d’Autriche). Le choix de ce lieu est presque aussi important que les peintureselles-mêmes:Marieavaitpasséune jeunesse malheureuse dans l’ombre d’un père fantasque au palais Pitti à Florence, avait connu un mariage malheureux entre deux absences d’un mari volage au Louvre ; elle s’était acheté en 1612 de
grands terrains pour faire bâtir une maison selon son cœur, dont elle avait posé la première pierre en 1615. Elle voulait y marier le goût italien à sa majesté de souveraine. Il n’était pas terminé lorsqu’elle le quitta en 1631 pour l’exil. Ces vingt-quatre tableaux, qui font aujourd’hui l’orgueil du Louvre et dont les déclinaisons en gravure et en tapisserie font de Marie de Médicis l’un des pivots de la belle exposition que le musée du Luxembourg consacre, en cet automne, aux portraits princiers de Pierre Paul Rubens, représentaient sans ambiguïté l’autoportrait politique, historique et religieux d’une reine extraordinaire, son destin brossé en vingt-quatre moments cruciaux. L’image qu’elle entendait propager d’elle, c’est-à-dire sa propagande. Il est fort probable
UN MARIAGE MIRACULEUX En haut : Le Mariage par procuration de Marie de Médicis et d’Henri IV, à Florence, le 5 octobre 1600, tapisserie de la Manufacture des Gobelins, d’après Rubens, présentée à l’exposition du musée du Luxembourg (Paris, Mobilier national et Manufacture nationale des Gobelins). Ci-contre et page de droite, en haut : sixième et septième tableaux du cycle, Le Débarquement de la reine à Marseille, le 3 novembre 1600 et La Rencontre du roi et de la reine à Lyon, le 9 décembre 1600 mettent en scène l’arrivée de Marie en France. Page de droite, en bas : La Remise de la régence à la reine, le 20 mars 1610, neuvième tableau.
qu’elle y croyait, qu’elle se voyait vraiment comme cela. Elle a écrit pour chaque tableau des instructions précises à Rubens. Elle dévoile donc, dans ce biopic en vingt-quatre séquences choisies dans sa vie et sa carrière, à la fois le regard qu’elle portait sur ellemême et ce qui comptait pour elle, ce qu’il lui importait de montrer. Première constatation, ses vingt-sept premières années sont expédiées en deux toiles. Sa vie ne commence vraiment que par son mariage avec Henri IV. En même temps, elle n’apparaît qu’une fois en tant qu’épouse. L’année 1610 à elle seule prend quatre tableaux. Exit Henri IV, la voilà couronnée et régente. Pour le reste, les couleurs qu’elle porte disent tout. Lors du deuil de son mari et de la rébellion contre son fils, elle est vêtue de noir, victime du destin ; lors du débarquement à Marseille, pour la naissance du Dauphin, dans tous ses actes de régente, dans la réconciliation finale avec Louis XIII, elle rayonne dans une robe blanche. La couleur, le nacré, la profusion de Rubens traduisent mieux que cent traités la pensée intime de Marie de Médicis : sa malédiction est d’être soumise à un mâle souverain de sa famille, son bonheur d’être affranchie
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/THIERRY LE MAGE.
de cette soumission. La mythologie et l’allégorie rendent la chose plus manifeste encore. Libérée, délivrée de ses hommes, elle s’apparente aux déesses de la Guerre, Pallas, Bellone, Minerve, elle apparaît l’armet en tête, prend les attributs, les attitudes, les armes et les mots du roi. Elle dirige la guerre et négocie les traités. Les statues du jardin du Luxembourg, qu’elle a choisies, confirment cette vision des choses. Aux premières places figurent Olympias, terrible mère d’Alexandre, et Blanche de Castille, mère de Saint Louis, régente toutepuissante. Le message est clair. Rubens n’était pas n’importe qui non plus. Au moment où la reine mère lui passecommande,âgéede49ans,recrue d’intrigues et soucieuse d’asseoir son retour au Conseil du roi, il a lui-même
45 ans, a multiplié les chefs-d’œuvre, est le peintre officiel des souverains des Pays-Bas espagnols, et mène au profit de ces princes catholiques des missions diplomatiques plus ou moins officielles. C’est un familier des cours et des grands événements : il a connu la reine mère bien avant qu’elle ne l’embauche, pendant son voyage de jeune peintre en Italie, il assistait à son mariage par procuration le 5 octobre 1600 dans la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence. Comme Marie de Médicis, c’est un militant de la Contre-Réforme catholique, un Européen humaniste qui n’approuve pas la politique d’alliances avec l’Angleterre et les princes protestants, menée d’abord par HenriIVpuisparLouisXIII.CetAnversois catholique regarde sans aménité les toutes proches Provinces-Unies. Il existe
© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING.
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donc une empathie, de style et de politique, entre la plantureuse et riche souveraine et le peintre de la profusion. Pour autant, cela ne garantit nulle vérité au cycle du Luxembourg. La faute n’en est pas à Rubens, qui a manifesté un souci du détail exact louable, les spécialistes l’ont montré. Il respecte la préséance des dames d’honneur, compte le nombre de rangs de fleurs de lis, n’omet pas le pallium archiépiscopal sur la chasuble du prêtre, etc. Et l’allégorie ni la mythologie n’ont rien par elles-mêmes de mensonger, c’est seulement un langage. Mais c’est celle qui parle, c’est-à-dire Marie de Médicis, qui ment, ou du moins affabule. La vie qu’elle a demandé à Rubens d’illustrer n’est qu’un rêve. Un fantasme. Orpheline de mère à 5 ans, de père à 14, elle a vécu seule au palais Pitti, jusqu’au jour où la fille d’un menuisier qu’on lui avait donnée pour compagne de jeu, presque comme animal de compagnie, Dianora Dori, qui deviendra fameuse plus tard sous le nom de la Galigaï, la fait rire, devient sa familière et prend peu à peu la direction de son esprit. C’est sous l’effet de ses prophéties que Marie, sixième enfant d’un souverain moyen, s’imagine un grand
destin. Elle est riche, elle n’est pas laide, la chair grasse et blanche plaît à l’époque, Rubens en est témoin, mais elle est difficile, elle rebute de beaux partis puis de moins beaux et se retrouve à 27 ans comme le héron de la fable. Elle a coiffé Sainte-Catherine depuis deux ans, et, à l’époque, une femme de 30 ans est sur le déclin. Enfin, une vieille négociation menée par son oncle Ferdinand, grandduc de Toscane, avec Henri de Navarre en fait sa femme : c’est le jackpot. Il y fallait tant de conditions que c’en est presque un miracle : qu’Henri vainque la Ligue, qu’il se convertisse, que son premier mariage avec Marguerite de Valois soit annulé et qu’enfin, Gabrielle d’Estrée, sa maîtresse très aimée promise à sa main, meure en couches. Marie voit dans cette réussite improbable la confirmation de ses songes. Un extraordinaire destin commence pour elle. Rubens a matérialisé rétrospectivement cette certitude en peignant sa cliente en déesse dès le premier tableau du cycle, Les Parques filant le destin de Marie de Médicis. Quatre tableaux, pas un de moins, seront consacrés au miracle : Henri IV reçoit le portrait de la reine, Le Mariage par procuration de Marie de Médicis et
d’Henri IV, Le Débarquement de la reine à Marseille et enfin La Rencontre du roi et de la reine à Lyon. Marie met les points sur les i : c’est le mariage qui l’a faite ce qu’elle est, ce qu’elle veut être, souveraine. En même temps, Rubens a illustré sa météo intérieure. La plus orageuse, la plus sombre des quatre scènes est celle de Lyon : arrivé en retard, parti en avance, le roi n’avait en tête, dans la réalité, que deux choses, sa nouvelle maîtresse, la piquante Henriette d’Entragues, et le souci d’assurer sa succession : le mariage fut consommé en toute hâte. Il n’en fut pas moins fécond. Le Dauphin devait naître moins d’un an après. La France se réjouit, elle attendait cela depuis cinquante ans, le roi était content, la dynastie était sauvée, et Marie était satisfaite, elle était enfin reine. De ses dix ans de vie conjugale, la naissance du Dauphin est la seule trace dans le cycle peint par Rubens. Le reste ne compte pas, car ce ne fut qu’une suite de désillusions, de jalousie et de disputes. Les amours d’un Henri IV vieillissant étaient de plus en plus insupportables à l’épouse bafouée. Quatre tableaux, en revanche, célèbrent la fin de leur mariage : La Remise de la régence à la reine, Le Couronnement
de la reine, L’Apothéose d’Henri IV et la proclamation de la régence, enfin, La Prise de Juliers. Tout est centré, on le voit, sur le pouvoir de Marie. Elle ne pleura pas Henri, ne fit pas même vraiment semblant. Elle était trop heureuse que le destin prédit par la Galigaï s’accomplisse. Le roi parti en apothéose, elle restait seul maître à bord sur le plancher des vaches. Jamais elle ne l’aima tant que mort. Sa qualité de veuve du roi Henri assit son pouvoir de régente. Sa hâte et sa joie transparaissent dans ce qu’elle a choisi de monter en épingle : la nomination de régente par Henri IV en mars 1610 n’était qu’un acte ordinaire avant de partir à la guerre pour résoudre une querelle de princes allemands ; La Prise de Juliers, dont elle fit si grand cas, ne fut qu’une promenade militaire décidée et organisée par son époux avant sa mort. Marie avait certes aussi commandé à Rubens une autre série de vingt-quatre tableaux consacrés à Henri IV, dont le peintre crayonna quelques esquisses. La reine ne le poussa pas. Le projet n’avait servi qu’à titre de fausse fenêtre, pour montrer le souci qu’elle prenait de son défunt époux et profiter ainsi de sa réputation, mais elle n’y tenait pas plus que
ça, et les fusains restèrent dans leurs cartons. Seule sa propre gloire l’intéressait. Trois tableaux pris ensemble célèbrent la régence proprement dite de Marie. Deux ont une portée générale, Le Conseil des dieux et La Félicité de la régence. Ils manifestent la conviction qu’avait Marie de Médicis de gouverner le royaume avec efficacité et sagesse, et de maintenir la paix en Europe par l’alliance avec l’Espagne. C’est de la propagande assez grossière : Marie n’a maintenu les grands dans une apparence (trompeuse) de paix civile qu’en les corrompant, au point de vider en trois ans un trésor royal pourtant bien garni, et l’alliance espagnole a ruiné la politique d’équilibre européen d’HenriIV.Letroisièmetableau,deportée particulière, L’Echange des deux princesses, illustre d’ailleurs cette alliance, par le double mariage d’Anne d’Autriche avec Louis XIII et d’Elisabeth de Bourbon, sœur de celui-ci, avec le futur Philippe IV d’Espagne. Marie n’y apparaît pas, elle n’en a pas besoin, car cette double union incarne toute sa politique étrangère de militante de la Contre-Réforme. Viennent ensuite les scènes de la brouille entre Marie et son fils. Rubens a vêtu la reine de noir, selon ses indications. La couleur du veuvage. Pourtant,
LE BON ORDRE DES CHOSES Page de gauche : Le Couronnement de la reine à l’abbaye de Saint-Denis, le 13 mai 1610. Ci-dessus : L’Apothéose d’Henri IV et la proclamation de la régence de la reine, le 14 mai 1610. Dixième et onzième tableaux du cycle de Rubens. Couronnée la veille de l’assassinat d’Henri IV, Marie de Médicis assura dès lors la régence du royaume pour son fils, Louis XIII, qui n’avait alors que 8 ans. Mais à sa majorité, en 1614, elle conserva le pouvoir durant encore trois ans, jusqu’au « coup de majesté » de Louis XIII, le 24 avril 1617. régente, le brocart blanc de ses robes emplissait la toile. Veuve de quoi ? De ses ambitions pourrait-on dire. Car Louis XIII n’était pas le bègue soumis qu’elle s’était longtemps plu à maintenir dans son état d’infériorité. Il finit par se révolter. Marie était froide comme les pierreries qu’elle aimait et n’avait jamais eu la moindre tendresse pour son aîné, réservant sa complaisance à son cadet, Gaston, qu’elle excitera à comploter contre son frère. Le Dauphin avait été depuis sa naissance le signe de son pouvoir, non l’objet de son amour, d’autant moins qu’il aimait son père. Elle rata son éducation, causant d’après ses biographes ses terreurs et ses manques. Elle l’humilia
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Le temps de sa splendeur était passé. Le cycle du Luxembourg en reste la trace magnifique et mensongère, un splendide monument de propagande : ses tentatives d’usurpation du pouvoir, avortées les unes après les autres, ont finalement abouti dans ce gigantesque « autoportrait » peint par Rubens. L’inverse d’un chemin de croix, un orgueilleux chemin d’autoglorification. 2 « Rubens. Portraits princiers », du 4 octobre 2017 au 14 janvier 2018. Musée du Luxembourg, Paris. Du lundi au dimanche, de 10 h 30 à 19 heures, nocturnes les vendredis jusqu’à 22 heures et les lundis 13 novembre et 18 décembre. Fermé le 25 décembre. Tarifs : 12 €/8,50 €. Rens. : museeduluxembourg.fr
À LIRE Catalogue de l’exposition Editions de la RMNGrand Palais 240 pages 35 €
Le peintre gentilhomme
Le Figaro Hors-Série « Rubens, le peintre gentilhomme » A l’occasion de l’exposition du musée du Luxembourg, Le Figaro Hors-Série se penche sur la vie trépidante et sur l’art vibrant et coloré du peintre le plus illustre de son temps dans un numéro somptueusement illustré. 106 pages, 8,90 €. RUBENS En kiosque et sur figarostore.fr F nhors-série – Rubens
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ensuite avec l’aide de la Galigaï et de son époux, Concini, le maréchal d’Ancre, principal ministre. Quand Louis XIII, âgé de 16 ans, en eut assez, il fit tuer Concini, exécuter la Galigaï, et exila sa mère à Blois. Elle s’en échappa par une échelle et commença les deux « guerres de la mère et du fils », qu’elle termina vaincue avant qu’il ne consente par piété filiale à la revoir. Elle ne devait plus jamais cesser de comploter contre lui pour conserver ou récupérer selon les jours ce qu’elle estimait « son » pouvoir et les marques de primauté dont elle pensait bizarrement qu’elles lui étaient dues. Rubens a parfaitement saisi l’intention de sa commanditaire, il lui fait la robe noireetlemaintiendessuppliantesaccablées par le sort. C’est une pure imposture, Marie étant une ambitieuse cherchant à diriger un fils qu’elle ne comprenait pas, intriguant avec tout le monde pour assouvir sa soif d’honneurs. La catastrophe dont Marie porte le deuil est le pouvoir de son fils, on le voit dans La Majorité de Louis XIII, La Fuite de Blois, Le Traité d’Angoulême, La Conclusion de la paix à Angers. Elle ne reprendra sa robe blanche que pour les deux derniers tableaux, La Parfaite Réconciliation de la reine et de son fils et Le Triomphe de la Vérité. La réconciliation n’était pas si parfaite que cela, l’événement allait le montrer, mais la vérité de la reine mère était provisoirement rétablie aux yeux de ses fidèles, sinon du pays, et de l’histoire. Tel fut d’ailleurs l’objectif de la commande passéeparMarieàRubensen1622après la paix d’Angers et la mort de Luynes, favori de Louis XIII qui avait lui-même
fait assassiner Concini : les tableaux devaient à la fois justifier son action de mère et de régente, et assurer sa position de reine douairière revenue au Conseil. Ilseraitfastidieux,complexeetlong,de narrer par le menu les nouvelles brouilles survenues entre la mère et le fils pendant les dix années qui suivirent, et les innombrables complots auxquels Marie prêta la main. Peut-être faut-il mentionner quand même ce qui causa sa chute. Son acte politique le plus avisé avait été d’amener aux affaires, en 1616, un jeune ambitieux, évêque de Luçon, Armand du Plessis. Il fut longtemps sa créature, mais devenu cardinal de Richelieu (1622) et principal ministre de Louis XIII (1624), il lui échappa. Elle crut pouvoir l’éliminer et le remplacer par un obligé, Marillac, le roi feignit d’y consentir, puis fit exécuter Marillac et la chassa en province, et rétablit Richelieu lors de ce qu’on nomma la « journée des Dupes » (10 novembre 1630). Furieuse, Marie devait encore s’agiter, au point que son fils l’exila hors du royaume en 1631. Elle errerait dès lors onze ans à travers l’Europe, abandonnée à la fin par tous ses enfants, avant de mourir à Cologne dans l’ancienne maison de Rubens. Elle s’y était arrêtée en chemin pour Florence, où consentait de l’entretenir le roi – probablement dans l’espoir de sa mort et d’un retour en France pour de nouveaux complots.
LE PEINTRE GENTILHOMME P O R T R A I T S
P R I N C I E R S
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M U S É E
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L U X E M B O U R G
© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/CHRISTIAN JEAN/HERVÉ LEWANDOWSKI. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.
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LA « VÉRITÉ » DE LA REINE MÈRE Page de gauche, en haut : La Prise de Juliers, le 1er septembre 1610. Treizième tableau du cycle. Cidessus : La Reine s’enfuit du château de Blois dans la nuit du 21 au 22 février 1619. Dix-septième tableau du cycle. Ecartée du pouvoir par son fils en 1617, Marie vivait depuis recluse dans le château de Blois. Après sa fuite spectaculaire par une échelle de corde, elle provoqua un soulèvement contre Louis XIII (les deux « guerres de la mère et du fils »). Page de gauche, en bas : La Parfaite Réconciliation de la mère et de son fils, après la mort du connétable de Luynes, le 15 décembre 1621. Vingtième tableau du cycle.
L’ESPRIT DES LIEUX
T RÉSORS
VIVANTS
Par Sophie Humann
Lesrichesheuresde
Saint-Germaindes-Prés L’église la plus célèbre de la rive gauche de Paris retrouve l’éclat de ses peintures murales. Elles étaient venues rehausser, au XIXe siècle, le décor de la plus ancienne de nos abbayes royales.
© XAVIER RICHER/PHOTONONSTOP. © MARC-ANTOINE MOUTERDE.
LUMIÈRE ET COULEURS Au VIe siècle, saint Germain, alors évêque de Paris, conseilla au roi Childebert (page de gauche, en bas) de bâtir une basilique pour abriter les reliques qu’il avait rapportées d’Espagne. Reconstruite après les invasions normandes, Saint-Germain-des-Prés possède encore son clocherporche du Moyen Age (ci-contre, en haut). Le décor intérieur coloré voulu par Hippolyte Flandrin au XIXe siècle déplut à Delacroix. Aujourd’hui apprécié à sa juste valeur par les historiens de l’art, il vient de retrouver son exubérance, redonnant toute sa gaieté à la paroisse des étudiants parisiens (page de gauche et ci-contre).
© MARC-ANTOINE MOUTERDE. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/TONY QUERREC.
D’
Hippolyte Flandrin, c’est, de l’avis général, l’œuvre la plus accomplie, ample, au dessin souple, aux couleurs riches, éloquente et inspirée. Une première partie de ses grandes fresques figuratives, qui racontent l’Ancien et le Nouveau Testament sur les murs de Saint-Germain-des-Prés, celles du chœur des Moines, vient d’être restaurée. Et déjà, l’église a retrouvé la luminosité et la gaieté que le peintre lyonnais, surnommé le « nouveau Fra Angelico », avait voulu lui donner. Les autres suivront, au gré des sommes récoltées par le Fonds de dotation pour le rayonnement de l’église. La Ville de Paris, propriétaire des lieux, a financé seulement, jusqu’à hauteur de 800 000 euros, les études préalables aux travaux, les fouilles archéologiques, l’assainissement indispensable du chevet de l’église et la réfection du lanternon de la chapelle Saint-Maur. D’ici à 2020, toutes les peintures murales, les vitraux, le mobilier, la statuaire devraient cependant être nettoyés et soignés. Les décors sont conservés, dépoussiérés, décrassés, débarrassés des sels dus aux infiltrations, au salpêtre… Les zones de blanchis
traitées, la couche picturale refixée au besoin. Les vitraux les plus abîmés sont déposés, nettoyés et restaurés en atelier. Les verrières de Lusson, du Mans et de Gérente, réalisées dans le chœur d’après des dessins d’Hippolyte Flandrin elles aussi, ont été protégées par un double vitrage… Cette campagne de restauration donne une notoriété nouvelle au groupe d’artistes réunis à partir de 1840 par l’architecte Victor Baltard à SaintGermain-des-Prés : Hippolyte Flandrin, Sébastien Cornu, Alexandre Denuelle… et dont l’œuvre était si peu considérée en 1945 que certains se sont demandés s’il était possible de détruire les parties de l’église datant du XIXe siècle ! Elle permet aussi à la Ville de Paris de rappeler au public qu’elle n’oublie pas totalement les églises parisiennes dont elle a la charge. Mais, surtout, elle est l’occasion de rappeler l’importance de Saint-Germaindes-Prés dans l’histoire de la monarchie et de la pensée. Combien d’étudiants parisiens, dont l’église est aujourd’hui la paroisse, savent qu’elle possède le plus vieux clocher de la capitale ? Peu sans doute. Pourtant son histoire remonte
à l’an 542, lorsque Childebert, l’un des fils de Clovis, rentra d’une campagne contre les Wisigoths d’Espagne avec la tunique de saint Vincent trouvée à Saragosse, et, venu de Tolède, un fragment de la croix du Christ. A ces précieuses reliques, il fallait un abri. Suivant les conseils de l’évêque de Paris, Childebert fit construire un monastère et une basilique, au milieu des prés, sur la rive gauche de la Seine, à la lisière des anciens jardins de l’empereur Julien. La croix et la tunique furent transportées dans cet édifice pavé de mosaïques, et dont les murs étaient couverts d’or et de marbre. Childebert mourut, dit-on, le 23 décembre 558, jour même de la dédicace de la basilique par l’évêque Germain. On l’y enterra et, après lui, sa femme et ses filles, puis Chilpéric Ier et son épouse Frédégonde, et à leur suite tous les souverains, jusqu’à ce que l’abbaye de Saint-Denis prenne le relais comme sépulture royale, en 638. L’évêque Germain fit ajouter un oratoire à l’emplacement de l’actuelle chapelle des catéchismes, et, lorsqu’il mourut à son tour en 576, les fidèles y déposèrent son corps, prirent l’habitude de venir prier auprès de son tombeau et nommèrent
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NÉCROPOLE L’abbaye, avant la construction du palais abbatial par Charles de Bourbon (en bas) et à la veille de la Révolution (ci-dessus, à gauche). Les restaurateurs ont décrassé les décors, extrait les sels et le salpêtre remontés à la surface et, par endroits, refixé la couche picturale (ci-dessus, à droite). Les archéologues ont découvert sous le transept la sablière qui servait à l’édification de la nouvelle église après les invasions normandes du IXe siècle, une nécropole mérovingienne et des sépultures des XIe et XIIe siècles (page de droite).
© KEN WELSH/BRIDGEMAN IMAGES. © MARC-ANTOINE MOUTERDE. © FLORENT PEY/AKG-IMAGES.
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ce lieu de dévotion Sancti Germani a Pratis (Saint-Germain-des-Prés) pour qu’on ne le confonde pas avec une autre église édifiée sur la rive droite de la Seine et dédiée à Germain, l’évêque d’Auxerre. En 754, Pépin le Bref, accompagné de son fils Charles, fit transférer les restes de Germain, devenu saint, dans la basilique même et donna au monastère la terre de Palaiseau et ses dépendances. L’abbaye de Saint-Germaindes-Prés possédait au début du IXe siècle, dix mille hectares de terres et de forêts sur lesquels vivaient vingt mille personnes. Hélas, quelques dizaines d’années plus tard, les Normands, remontant la Seine, pillèrent et incendièrent la basilique. Celle dont les toits scintillaient si fort dans le ciel de la capitale que les Parisiens l’avaient surnommée « Saint-Germain-le-Doré » fut détruite à jamais, malgré l’héroïque défense d’un moine nommé Gozlin, qui tenta de la relever. Il faudra des siècles pour reconstruire ce qui deviendra l’un des plus beaux monastères bénédictins de France. Car, à partir de 1024, ayant adopté la règle de saint Benoît, Saint-Germain-des-Prés passa sous la juridiction de l’abbaye de Cluny. Au XIIIe siècle, Saint-Germain fut un foyer monastique exceptionnel, puis, comme partout, de grands seigneurs succédèrent aux moines à la tête de l’abbaye : au XVIe siècle, Charles de Bourbon fit construire le palais abbatial, toujours présent, au chevet de l’église. Après la tourmente des guerres de Religion, le concile de Trente apporta
un renouveau ecclésiastique. En 1631, la congrégation de Saint-Maur s’installa à Saint-Germain et fit de ce quartier parisien un centre intellectuel de première importance. « On méconnaît l’intensité de cette période de Saint-Germain-des-Prés, précise Pierre-Antoine Gatier, l’architecte en chef des monuments historiques chargé de sa restauration. On ne parle plus aujourd’hui que de la vie littéraire de l’aprèsguerre alors que ce fut l’un des hauts lieux de l’esprit pendant une partie du XVIIe et tout le XVIIIe siècle. » Le travail intellectuel était en effet au cœur de la vie des mauristes. Mabillon, Montfaucon, Lobineau, Clément, Bouquet, Denis de Sainte-Marthe… tous ces moines savants menèrent des recherches approfondies sur l’histoire de l’Antiquité et l’histoire religieuse de la France et de l’ordre bénédictin. Aujourd’hui encore, leur travail inspire celui de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et celui de l’Ecole des Chartes. A la veille de la Révolution, le monastère de Saint-Germaindes-Prés s’étendait de la rue de l’Echaudé à l’est, à la rue SaintBenoît à l’ouest, de la rue Jacob
au nord, jusqu’à la rue Gozlin au sud. Née sous les Mérovingiens, l’abbaye de SaintGermain ne survivra pas aux Capétiens. Dès 1789, les travaux des mauristes sont brutalement interrompus. Les bâtiments conventuels sont réquisitionnés et mis sous scellés, une Commission des grains siège dans la chapelle de la Vierge, et la salle des Hôtes tient de lieu de réunion à un club révolutionnaire. Le 14 décembre 1791, les religieux sont dispersés. L’abbaye est fermée en février 1792. Dans la prison du bailliage, on entasse des prêtres réfractaires et des suspects. Les 2, 3 et 4 septembre 1792, plus de trois cents prisonniers sont massacrés là, entre le jardin de l’Abbaye et le carrefour Buci. L’église, à son tour, est confisquée. Les tombeaux et les statues du portail occidental sont arrachés. La nef est transformée en raffinerie de salpêtre et le réfectoire des moines en dépôt de poudre. Des forges sont installées dans le cloître, un dépôt de charbon dans le palais abbatial. Le 19 août 1794, un incendie ravage la bibliothèque, l’une des plus riches de France. Plusieurs manuscrits sont sauvés, dont l’original des Pensées de Pascal, écrit sur des fragments de papier et donné à l’abbaye par son neveu. En 1795, Saint-Germain-des-Prés redevient lieu de culte par décret. Le curé célèbre d’abord la messe dans la chapelle
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car l’église est en trop mauvais état, privée de son mobilier et même de son dallage, ses colonnes rongées à la base par des eaux blanchies de salpêtre. Bientôt, le cloître est anéanti, le palais abbatial vendu. En 1802, la chapelle étant détruite pour des raisons d’urbanisme, il faut bien rétablir le culte dans l’église. Mais elle a tant souffert qu’on envisage bientôt de la raser. Le curé de l’époque, l’abbé de Kéravenant, écrit au préfet de la Seine pour le prévenir que, si celui-ci décide de démolir son église, il fera transporter son lit dans la nef pour mourir au milieu de ses décombres. SaintGermain est sauvée, hormis les tours jumelles du transept, trop fragiles. En 1820, son sort est confié à l’architecte Hippolyte Godde, qui dirige une première campagne de travaux – controversée –, avant que, sous l’impulsion de Victor Hugo, Victor Baltard ne redonne son lustre à l’église à partir de 1842. Il confie la décoration intérieure à l’artiste mystique Hippolyte Flandrin, « qui rêvait de recréer à Paris une peinture chrétienne pour le XIXe siècle »,
précise Pierre-Antoine Gatier. Flandrin, qui avait remporté le prix de Rome en 1832, revenait d’Italie où il avait été l’élève d’Ingres. Pour peindre le sanctuaire, il s’inspire des œuvres d’art romaines du XVIe siècle et, dans le chœur, imite les peintures du XIIIe siècle byzantin qu’il a pu admirer à Saint-Marc de Venise. De santé fragile, il doit interrompre cette œuvre gigantesque. A sa mort, en 1864, son frère Paul reprend le flambeau jusqu’en 1870. Des trois tours emblématiques du Paris médiéval, il n’en reste donc aujourd’hui plus qu’une, et de l’ancienne église ne demeure à peu près intact que le chevet. Mais, dans le sol, les archéologues viennent de trouver des sarcophages et les fondations de l’abside mérovingienne, du mobilier funéraire, des traces de la sablière ouverte pour rebâtir les murs après les invasions normandes au IXe siècle, et même deux tombes datées entre les IVe et Ier siècles av. J.-C., qui prouvent que ce bord de la rive gauche de la Seine était un lieu de sépulture depuis l’Antiquité. 2
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L’ESPRIT DES LIEUX
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
Par Vincent Trémolet de Villers
Rêveuse
bourgeoisie
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© C. GUGELMANN/OPALE/LEEMAGE.
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ouble faute pour André Gide ! La famille n’est pas forcément haïssable et l’on peut faire de la très bonne littérature avec de bons sentiments. Le dernier roman d’Alice Ferney en est la preuve. Il fait voler en éclats ces lieux communs et restaure le temps d’un récit le nœud d’attachements, de noblesse et de mystère que l’on appelle famille. Alice Ferney, en effet, ne cherche pas les cafards sous les lits, un oncle peloteur, une mère cruelle, une frustration fondatrice. Elle ne gratte pas les plus petites plaies, mais élève son regard et son esprit à hauteur d’homme et met en pleine lumière le mouvement des êtres, l’harmonie des affections, la douleur des arrachements. Les Bourgeois sont bien nommés. Ils ne sont pas reçus à l’hôtel de Guermantes, ne soupent pas chez les Verdurin, mais c’est une famille aisée qui passe l’été sur la côte normande et se déploie dans les belles avenues du XVIe arrondissement. Ils peuplent les propriétés où roulent les boules de croquet, les balles de tennis et les interminables conversations. Henri et Mathilde se sont mariés après la victoire de 1918. Ils sont patriotes, catholiques, nostalgiques du roi et habités de cette morale « toute bête » dont parle Péguy et qu’Alice Ferney résume ainsi : il vaut mieux subir une injustice que la commettre. Ils auront dix enfants. Une famille nombreuse. Une famille heureuse ? On ne se posait pas la question, mais « c’était une force inouïe, la force du nombre (…). C’était exister dans dix au lieu de n’être qu’en soi. C’était avoir grandi à la source de la vie ». La vie est partout, le bruit, le mouvement, les disputes, les complicités et cet étrange privilège : n’être jamais seul. Henri travaille dans l’édition, Mathilde met au monde neuf enfants et « sans doute a-t-elle été treize ou quatorze fois enceinte ». Le tribunal contemporain aurait vite fait de la juger coupable d’inconséquence, de soumission, de bêtise sans doute. La mère au foyer entourée de nombreux enfants représente sans nul doute, aujourd’hui, la forme sociale la plus facilement moquée, la moins considérée. Or, Mathilde était tout sauf ridicule. Sous la plume d’Alice Ferney elle est magnifique.Laromancièrel’affirme:cellesquicommeelle«restaientaufoyer et ne travaillaient pas n’étaient pas pour autant bêtes à pleurer, moins curieuses, plus paresseuses, moins entreprenantes (…). Je ne m’interdis pas, poursuit la narratrice, d’imaginer Mathilde heureuse ». Les neuf enfants perdent leur mère quand naît la petite dernière. Le cortège funéraire avance jusqu’au cimetière de Montmartre. La retenue et la
prière accompagnent une douleur qui ne les quittera pas. Henri se remarie, la famille continue tandis que l’ébranlement du monde plonge la France dans la guerre,ladébâcle,l’Occupation.Il faut fuir la capitale et tenter tant bien que mal de survivre dans un pays occupé. Henri fait confiance au vainqueur de Verdun, son fils Nicolas rejoint la France libre, les voisins – une famille juive – disparaissent du jour au lendemain. Après la guerre, les Bourgeois découvriront la barbarie méthodique des camps, la déshumani-
sation industrielle, l’extermination. Les cloches de Notre-Dame sonnent, Paris est libéré et l’on retrouve bientôt des fils d’Henri, blessés dans leur corps et leur âme par la guerre d’Indochine et les événements d’Algérie. Les mariages se succèdent, les enfants naissent à un rythme impressionnant, la mort et la vie se mêlent comme la gaieté et la gravité… Interdit d’interdire ! Jouir sans entraves ! Les fils invisibles qui tenaient cette société d’ordre se distendent, les vieilles formes tombent en poussière, des pavés explosent la vitrine de l’ancienne morale. Chez les Bourgeois, cependant, la vie se poursuit de « cousinades » en déjeuners du dimanche… La romancière raconte. Elle n’enjolive rien, mais ne cède jamais à cette étrange « haine des pères » qui consiste à couvrir de boue ce qui nous précède. C’est tout l’inverse. Avec délicatesse et profondeur, elle dévoile, d’une plume élégante, cette société où hommes et femmes avançaient dignement, sans plainte et sans caprice, dans le fracas du siècle et le brouillard de l’existence. Avec une certitude ou tout au moins une espérance : demain sera comme hier.2
À LIRE Les Bourgeois Alice Ferney Actes Sud 350 pages 22 €
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VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE RUBENS, LE MAÎTRE DES PRINCES Il fut artisan de paix dans une Europe en proie aux ambitions contraires de ses souverains. Peintre de cour, il sut allier à la virtuosité de son pinceau des talents diplomatiques, dont il usa auprès des rois, des reines et des princes. Fils de la Contre-Réforme catholique à l’heure de l’iconoclasme protestant, il magnifia l’empire des sens et rechercha les palpitations de l’âme dans la volupté des corps. Beaucoup d’artistes se réclamèrent de son héritage sans parvenir à égaler celui qui mêla aux pigments de sa palette la flamme même de la vie et la puissance de la grâce. A l’occasion de la superbe exposition du musée du Luxembourg « Portraits princiers », le Figaro Hors-Série vient révéler l’art prolifique et coloré de celui qui, d’une touche inégalée, insulait la vie à ses modèles. Portfolio de l’exposition, entretien avec le commissaire, analyse stylistique de son œuvre, récit d’une vie digne d’un roman d’aventures, sur fond de guerre d’indépendance des Pays-Bas et de rivalités européennes : le Figaro Hors-Série dresse le portrait vivant et passionnant du peintre le plus illustre de son temps. Le Figaro Hors-Série Rubens, le peintre gentilhomme. 106 pages.
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